Dépolitiser la politique (printemps 1971)dg
Dans Le Monde du 16 juin 1971, à propos d’élections partielles en Sicile, je lis ceci : « … la politisation à outrance de▶ la campagne électorale, bien qu’elle ne concernât que des enjeux municipaux ou provinciaux… ».
Voilà pris en flagrant délit l’abus du terme politique et ◀de▶ l’adjectif politisé, devenu courant dans nos journaux, à la TV et dans tous nos débats.
La politique, dans cette acception ridicule mais ◀de▶ très loin la plus courante du terme, ne signifie rien de plus que la rivalité des sectes ou factions dénommées « partis politiques », et n’a strictement rien à voir avec la définition correcte — dérivée ◀de▶ polis, la cité — ◀de▶ la politique comme stratégie des affaires publiques.
Politiser une campagne signifie donc réduire la lutte électorale à des slogans et mythes partisans, c’est-à-dire détourner l’attention des problèmes réels — aliéner l’intérêt civique.
Dans le cas sicilien, c’est réduire les élections à une pâle copie du « totocalcio ».
J’éprouve la nécessité ◀d’▶analyser quelques « prises » opérées sur l’immédiate réalité civique européenne, dans l’espoir ◀de▶ serrer de plus près le sens ◀de▶ quelques-uns des mots-clés notre époque.
Une approche aphoristique, me semble-t-il, s’y prêtera mieux qu’un discours ordonné.
1. L’État-nation totalitaire du xxe siècle accomplit les vœux du fascisme, chacun sait cela, mais aussi les vœux du Karl Marx d’après 1848, ce « révolutionnaire mort jeune », comme l’appelaient Aron et Dandieu, celui que Bakounine comparait à Bismarck, et qui pensait que l’État doit être fort pour servir fortement le Prolétariat, lequel ne manquera pas ◀de▶ s’en emparer un jour — après quoi, logiquement, l’État dépérira. Or, sous Lénine, c’est le contraire qui se produit : l’État conquis par le petit groupe des bolchéviques, les phagocyte séance tenante, Lénine compris96.
L’État-nation — formule Napoléon, Bismarck, Lénine, Mussolini, Staline, Hitler, Brejnev, Mao — égale Police plus Idéologie. N’importe quelle idéologie, d’ailleurs, jacobine ou fasciste, marxiste ou maoïste, socialiste ou franquiste : le contenu allégué ne change rien aux formes institutionnelles, seules contraignantes. L’État-nation s’est toujours révélé beaucoup plus fort que les mouvements qui s’en sont emparé. Et quant à leurs doctrines collectivistes, ◀de▶ droite ou ◀de▶ gauche, il a vite fait ◀de▶ les réduire à leur dénominateur commun : la bureaucratie du Parti régnant. Bismarck reste le maître « objectif » ◀de▶ Lénine. Après quoi, les fascistes vont copier sans nulle peine les modèles bolchéviques, eux-mêmes copiés sur le modèle jacobin97 ◀de▶ l’État « ultranationaliste » écrasant les autonomies et les soviets locaux ou régionaux.
2. Les idéologies ne comptent pas, au regard des structures ◀de▶ l’État. L’espagnole et la russe se veulent hostiles à mort, et par quelles différences cela s’est-il traduit dans les procès ◀de▶ Leningrad et ◀de▶ Burgos ?
On ne trouvera ◀de▶ nuances un peu marquées que dans l’esprit des communistes français, qui dénoncent les « fascistes assassins », mais murmurent « qu’ils ne peuvent manquer ◀de▶ regretter » que ne soient pas « mieux motivées » les condamnations ◀de▶ Leningrad contre des Juifs qui n’ont ◀d’▶autre tort que ◀de▶ l’être.
D’ailleurs, la bonne ou mauvaise foi des gens ◀de▶ parti ne change rien à leur action concrète. Je ne renvoie pas dos à dos ces fascistes et ces communistes, je ne dis pas qu’ils sont tous les mêmes. Ils se haïssent, non sans quelques raisons, mais cela ne compte pas. Les structures qui gouvernent ces deux nations relèvent ◀d’▶une seule et même implacable logique, celle ◀de▶ l’État totalitaire, aboutissement normal ◀de▶ l’idée ◀de▶ souveraineté revendiquée par une entité politique.
Au reste, l’État totalitaire n’est que le stade ultime du stato-nationalisme « démocratique » régnant sur tous nos pays. Nulle discontinuité des uns à l’autre, dans nul domaine. Pour passer au plus sanglant racisme, il suffirait que la France prenne au sérieux les paroles ◀de▶ son chant sacré « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! »
Duclos, Séguy et le PC français se font « champions ◀de▶ l’indépendance nationale » avec autant ◀de▶ feu que Debré. Et si la « Diane française » ◀d’▶Aragon reste moins efficace que Déroulède, cette injustice n’est due qu’aux circonstances, non à la différence des talents.
3. Ni l’Internationale ouvrière ni la catholicité ne tiennent plus devant la vraie religion ◀de▶ notre temps. Quand le pape demande la grâce des accusés ◀de▶ Burgos, et quand un PC européen s’inquiète poliment ◀de▶ la double condamnation à mort ◀de▶ Leningrad, ils se voient accusés ◀d’▶ingérence dans des affaires qui relèvent, leur dit-on, ◀de▶ la seule souveraineté nationale — c’est-à-dire ◀de▶ la seule religion qui ait encore un bras séculier et qui s’en serve. On ne brûle plus les hérétiques du christianisme mais on fusille ou pend ceux que l’on accuse ◀d’▶intelligences avec l’ennemi. On emprisonne les objecteurs. On les excommunie littéralement en les privant ◀de▶ leurs droits civiques. La gauche s’en moque et la droite s’en réjouit. Seul, un député ◀de▶ Nancy ose refuser le salut à l’État, tel Guillaume Tell.
4. Le seul problème politique sérieux ◀d’▶aujourd’hui est ◀de▶ défaire l’État-nation. Défaire l’État-nation (et je ne dis pas détruire l’État, j’y reviendrai), c’est la seule hérésie créatrice au xxe siècle.
Car avec l’État-nation relâché ou totalitaire, « démocrate » ou « populaire », « purement formel » (c’est-à-dire accordant le droit ◀de▶ grève, ◀de▶ discuter et ◀de▶ circuler sur la planète) ou « enfin concret » (c’est-à-dire refusant tous ces droits) — ni l’union ◀de▶ l’Europe, ni la participation civique, par suite, aucune révolution réelle ne sont imaginables.
Tant qu’on laissera nos États-nations affirmer en dépit de tout leur souveraineté absolue et s’en autoriser non seulement pour refuser toute mesure ◀d’▶union concrète mais pour justifier des conduites criminelles (ventes ◀d’▶armes, ◀d’▶avions et ◀de▶ sous-marins déclarés « défensifs », procès ◀de▶ Burgos et ◀de▶ Leningrad, prison pour les objecteurs ◀de▶ conscience, peine ◀de▶ mort pour les objecteurs politiques et les émigrants virtuels, etc.), l’Europe unie ne sera qu’une malingre chimère. On l’aura suffisamment empoisonnée pour prouver qu’elle n’est pas saine.
5. La véritable alternative du siècle.
En 1949, à la Conférence européenne ◀de▶ la culture, à Lausanne, j’entre à 2 heures du matin dans un salon ◀d’▶hôtel pour écrire le message final du congrès, à lire le lendemain matin. Je trouve là Carlo Schmid et des amis. Je leur demande ◀de▶ me suggérer un incipit. Carlo Schmid s’écrie sans hésiter : Il faut faire l’Europe, ou il faut faire la guerre !
Aujourd’hui, il faut faire une révolution si l’on veut « faire l’Europe, non la guerre ».
Il faut défaire et dépasser l’État-nation, fauteur ◀de▶ guerre, et seul obstacle à l’union ◀de▶ l’Europe comme à la participation des citoyens à toutes les affaires qui les regardent. Ce qui suppose nécessairement : une fédération continentale dont les régions seront les unités ◀de▶ base.
Je l’avais écrit dès 1940 et le redis au congrès fédéraliste ◀de▶ Montreux en 1947 :
Il n’y a, dans le monde du xxe siècle, que deux camps, deux politiques, deux attitudes humaines possibles. Ce ne sont pas la gauche et la droite, devenues presque indiscernables dans leurs manifestations. Ce ne sont pas le socialisme et le capitalisme, l’un tendant à se faire national et l’autre étatique. Ce ne sont pas la Tradition et le Progrès, qui prétendent également défendre la liberté. Et ce ne sont pas non plus la Justice et la Liberté, qu’il est aussi impossible ◀d’▶opposer en réalité qu’en principe. Aujourd’hui — repoussant tous ces anciens débats à l’arrière-plan — il y a le totalitarisme, et il y a le fédéralisme. Une menace et une espérance. Le totalitarisme est simple et rigide, comme la guerre, comme la mort. Le fédéralisme est complexe et souple, comme la paix, comme la vie.
Cette antithèse domine le siècle. Elle est son véritable drame. Toutes les autres pâlissent devant elle, sont secondaires ou illusoires, ou dans le meilleur des cas, lui sont subordonnées.98
6. Analyse ◀de▶ quelques clichés.
La jeunesse est l’âge des clichés, pour la grande masse, si elle est l’âge du génie pour quelques scientifiques, et ◀de▶ la grande poésie pour deux ou trois par siècle.
Certains me disent que la Jeunesse dit aujourd’hui (c’est leur écho) :
a) L’Europe, connais pas.
b) Seul compte le combat ◀de▶ la gauche.
c) Il faut garder le contact avec les masses.
d) Et que faites-vous ◀de▶ la lutte des classes ?
e) La culture est un piège bourgeois.
f) Vous tentez ◀de▶ dépolitiser le problème.
Je réponds dans cet ordre fortuit. (Tout en notant que « la Jeunesse » est une expression ◀de▶ journalistes. L’humanité ne se reproduit pas tous les vingt-cinq ans et par tranches. À tout instant ◀de▶ la société, il y a des hommes ◀de▶ tous les âges, inextricablement mêlés, et co-responsables ◀de▶ tout.)
a) « L’Europe, connais pas ! » Dommage pour vous, mais le remède est simple : un séjour en Afrique ou en Asie au titre ◀de▶ l’assistance technique ou, à défaut ◀d’▶un visa pour la Chine, un an à Milwaukee, quelques semaines à Riazan : vous comprendrez ce que tous les autres au monde ont si nettement et rageusement compris tandis que vous vous complaisiez dans cette mauvaise conscience narquoise qui est la bonne conscience du gauchiste. Quand Sartre, à la suite de Fanon, se félicite ◀de▶ ce que les Angolais « massacrent à vue les Européens », vous l’applaudissez sans remarquer qu’il vient de crever votre alibi.
b) « Seul compte le combat ◀de▶ la gauche. » La corrosion des champs, des villes, des eaux, ◀de▶ l’air, des corps et du sommeil par l’industrie et par l’auto est-elle un produit spécifique ◀de▶ notre société ◀de▶ consommation et du capitalisme ◀de▶ profit ? La destruction massive et populaire des oiseaux ◀de▶ la vallée du Yang-Tsé accusés ◀de▶ manger des graines, ◀d’▶où prolifération ◀d’▶insectes dans les récoltes, ◀d’▶où famine pour les masses chinoises, est-ce un produit spécifique du communisme ? Ces phénomènes sont décisifs pour l’avenir ◀de▶ l’humanité, mais les énervés ◀de▶ Nanterre ne veulent pas en entendre parler : ils discutent avec une rage froide des moyens théoriques et pratiques — ou mieux : théoriquement pratiques — ◀de▶ détruire un « système » dont certains ◀de▶ leurs aînés leur ont parlé à partir de Mai 68, et qui pousse la perversité jusqu’à ne pas exister comme système. (Nul ne l’a jamais défini.)
Si l’on admet que la droite se définit par le souci ◀de▶ conservation et ◀d’▶ordre, la gauche par une volonté ◀d’▶innovation et ◀de▶ progrès bousculant les équilibres traditionnels et le confort prétendu bourgeois, voyons comment cela se traduit dans la réalité du siècle. Prenons le problème majeur ◀de▶ l’écologie.
C’est décidément la droite patronale qui est responsable ◀de▶ la destruction du milieu naturel et du confort des citadins, c’est elle qui refuse encore, parce que trop coûteuses, les normes et régulations qu’il s’agit ◀d’▶imposer ◀de▶ toute urgence au développement des industries (auto, avion en premier lieu) et ◀de▶ leurs innovations plus polluantes les unes que les autres. La droite ne « conserve » rien que le pouvoir ◀de▶ s’enrichir aux dépens de la Nature qu’elle bouleverse et des populations urbaines qu’elle intoxique.
La gauche alors, dans cette affaire ? Elle proteste contre la pollution, à l’exemple et à la suite ◀d’▶intellectuels bourgeois, mais refuse elle aussi les mesures nécessaires pour arrêter la pollution, parce qu’elle redoute leurs incidences sur le pouvoir ◀d’▶achat des « masses ».
Finalement, gauche et droite politiciennes s’accordent en fait pour préférer le niveau de vie quantitatif au mode de vie qualitatif.
Il faudra bien que cela change, si l’on veut que la vie continue, mais ce ne sera qu’au prix ◀d’▶une révolution dont la gauche comme la droite feront les frais.
c) « Garder le contact avec les masses », dites-vous. Vous ne croyez pas en Dieu, que vous n’avez jamais vu. Avez-vous vu les masses, auxquelles vous croyez ? Moi, je les ai vues dans une Allemagne possédée par le verbe et le tam-tam hitlériens. De Gaulle a eu le contact, en prenant ses bains ◀de▶ foule. Mais les partis qui invoquent les masses ne rassemblent jamais que des minorités, comme on le voit dans les élections libres. Et quand un philosophe qui veut parler aux masses monte sur un tonneau devant les usines Renault, il réunit deux-cents curieux. Curieux ◀d’▶entendre un produit si typique ◀de▶ « l’élite ».
Si les masses signifient les ouvriers ◀d’▶usine, elles sont partout minoritaires, et de plus elles fondent à vue ◀d’▶œil au profit du secteur tertiaire. L’automation doit supprimer à terme la condition prolétarienne. Où seront les masses ? Dans Tel Quel.
(N. B. « Les jeunes pensent… disent… refusent… exigent… » Si l’on s’en tient aux nombres, les mouvements fédéralistes européens touchent beaucoup plus ◀de▶ jeunes que les sectes gauchistes. Et c’est cela qui comptera lors ◀d’▶élections à l’échelle ◀de▶ l’Europe. Les sondages montrent en effet que 65 % des personnes interrogées dans les pays ◀de▶ la CEE se déclarent favorables à l’union ◀de▶ l’Europe, et que les jeunes ◀de▶ 18 à 35 ans constituent 75 % ◀de▶ cette majorité.)
d) « Mais où est la lutte des classes dans tout cela ? », me disent ces dévots scandalisés, comme d’autres intégristes s’écrieraient que j’ai oublié le péché originel, tout simplement !
Eh bien, la lutte des classes est une réalité très différente ◀de▶ celle dont je traite ici. Elle me paraît indépendante du problème ◀de▶ l’État-nation, et c’est même tout ce qu’elle peut nous apprendre à son sujet. En effet, qu’en est-il aujourd’hui ◀de▶ la lutte des classes ?
En URSS d’abord. Vous me dites que le problème là-bas ne se pose plus, puisque le Prolétariat est au pouvoir, s’étant approprié les moyens ◀de▶ production. Bien. Mais chacun peut voir que ce qui est aboli, c’est la lutte, ce ne sont pas les classes 99. Chacun peut voir les différences qui subsistent entre ouvriers ◀d’▶usine, paysans des kolkhozes, apparatchiks et membres ◀de▶ ce qu’on appelle chez nous les professions libérales. En France, la condition ◀d’▶un ouvrier ◀d’▶usine nationalisée ne diffère pas ◀de▶ celle ◀d’▶un ouvrier ◀d’▶usine privée, mais diffère largement ◀de▶ la condition ◀d’▶un ouvrier des pays ◀de▶ l’Est dits « socialistes » : ce dernier étant non seulement moins bien payé (en valeur absolue et en pouvoir ◀d’▶achat) mais privé du droit ◀de▶ s’en plaindre, du droit ◀de▶ grève, et ◀de▶ toute participation aux décisions ◀de▶ l’entreprise, fixées par le Plan à Moscou. (Faut-il penser qu’« objectivement », ce serait la haine des ouvriers plus encore que ◀de▶ la bourgeoisie que traduisaient les prises ◀de▶ position pro-Est des jeunes gens ◀de▶ l’Ouest ◀de▶ Paris ?)
Mais au fait, pourquoi tenez-vous tant à la lutte des classes ? Voulez-vous entretenir la haine qui pousse à la révolte ? Voulez-vous la destruction physique ou morale des bourgeois ? ou la dictature du prolétariat ? Ou bien ne faites-vous que répéter un mot d’ordre du siècle passé ?
Entretenir la haine qui pousse à la révolte (tendance gauchiste) ? Ce serait en fait maintenir la condition prolétarienne pour mieux nourrir sa lutte, et cette politique du pire s’opposerait donc nécessairement au progrès technique, dans la mesure où il peut être libérateur.
Détruire la bourgeoisie (slogan anarchiste) ? Que resterait-il, à part une poignée ◀de▶ meurtriers, eux-mêmes bourgeois ?
Mais non, vous êtes sérieux, disciplinés et réalistes : vous voulez ce que veut le Parti, et qu’il appelle dictature du Prolétariat. C’est vouloir quelque chose ◀d’▶impossible, car ce slogan est le type même ◀de▶ l’énoncé dénué ◀de▶ sens, comme on le voit en remplaçant ses termes par leur définition. Si le Prolétariat est la classe non possédante, aliénée ◀de▶ ce fait, il cesse ◀d’▶être Prolétariat dès l’instant qu’il accède au pouvoir et à la propriété des moyens ◀de▶ production. Prolétariat et dictature sont des termes contradictoires ou mutuellement exclusifs. Ce qui existe et que l’on veut cacher derrière l’écran ◀de▶ ce pseudo-concept, c’est la réalité ◀de▶ la dictature, indépendante ◀de▶ toute idéologie et qui ne peut être, par définition, exercée par le Prolétariat100.
Cela dit, je ne vais pas esquiver la réponse.
Je suis contre la lutte des classes, parce qu’il faut supprimer la condition prolétarienne et non pas assurer sa « victoire », impossible par définition.
Dès 1933, Robert Aron et Arnaud Dandieu écrivaient dans L’Ordre nouveau :
Nous avons les moyens techniques ◀d’▶abolir la condition prolétarienne, et ni les démocraties parlementaires, ni la dictature fasciste, ni l’étatisme soviétique, n’envisagent la suppression ◀de▶ cette forme moderne ◀de▶ l’esclavage.101
Le point IV du Programme ◀de▶ base ◀de▶ l’Ordre nouveau préconisait un service civil universel prenant « la relève du Travail » :
L’Ordre nouveau est fondé sur l’abolition ◀de▶ la condition prolétarienne, la dictature comme l’esclavage du prolétariat étant également des consolidations ◀de▶ l’oppression technique dont souffrent les travailleurs. Abolir la condition prolétarienne signifie répartir sur la totalité du corps social, sans distinction ◀de▶ classe, l’ensemble du travail automatique et inhumain que le rationalisme bourgeois imposait aux seuls prolétaires.102
La condition prolétarienne créée par l’essor industriel anarchique et inhumain des débuts du xixe siècle doit être abolie par une technique enfin soumise aux possibilités libératrices ◀de▶ la machine.
Aujourd’hui, c’est l’automation qui nous permet ◀d’▶atteindre l’objectif que visait le Service civil.
La négation (Aufhebung) ◀de▶ la condition prolétarienne ne sera pas obtenue par l’étatisation des instruments ◀de▶ production — laquelle ne change rien, on vient de le voir, à l’existence concrète des ouvriers —, mais bien par l’appropriation des machines à leurs fins humaines, à leurs fins non seulement ◀de▶ profit matériel et financier, mais ◀de▶ libération morale et énergétique.
Tout le reste est mauvaise littérature, c’est-à-dire pollution idéologique ◀de▶ jeunes cervelles excitées mais incultes.
e) « La culture, qu’est-ce que c’est ? », me disent-ils encore. Si vous ne comprenez pas, voyez Mao : sa Révolution « culturelle », vous ne lui avez donc jamais demandé ce que ça veut dire ?
C’est le renversement du marxisme. Relisez Marx : ◀de▶ 1844 à la fin, il n’a pas varié sur ce point : la classe ou plutôt le parti que la révolution met en mesure ◀de▶ manipuler les mécanismes ◀de▶ production économique, ou infrastructure, du même coup se rend maître ◀de▶ déterminer les phénomènes ◀de▶ la superstructure politique, religieuse ou culturelle. Mao maintenant prétend le contraire, et sous l’étiquette « culturelle » fait attaquer le Parti qui, sous sa direction, avait tenté ◀d’▶appliquer Marx.
Mais le contraire ◀d’▶une erreur ◀de▶ Marx, même si c’est décrété par Mao, n’est pas nécessairement une vérité empiriquement vérifiable. La culture étant un ensemble ultracomplexe ◀de▶ réflexes moraux, mentaux et affectifs, et ◀de▶ systèmes ◀de▶ valeurs, donc ◀de▶ références ou ◀de▶ jugements, on ne peut agir sur elle que par la création et la diffusion efficace ◀d’▶œuvres « marquantes », et par l’éducation : procédés à moyen ou à long terme, qui ne s’accordent pas avec l’idée ◀de▶ révolution violente.
Dans un sens beaucoup moins romantique, non violent, non instantané, il est clair que la révolution qu’implique et que représentera au total l’union ◀de▶ l’Europe sera culturelle d’abord ou ne sera pas : en ce sens que l’obstacle à l’union ◀de▶ nos peuples par la fédération continentale des régions est ◀d’▶ordre culturel, éducatif ; il est dans nos manuels ◀d’▶histoire et, par là, dans la tête ◀de▶ nos politiciens. C’est l’école qui a formé des générations ◀de▶ nationalistes, c’est elle qui doit former la première génération européenne103.
f) « Vous voulez donc dépolitiser les problèmes ? »
Oui, si la politique est le jeu des partis et des États-nations étiquetés ◀de▶ gauche et ◀de▶ droite, capitalistes, socialistes et fascistes. Mais ce n’est pas là notre définition ◀de▶ la politique.
Quand on parle ◀d’▶« élargir la CEE pour englober la politique », que veut-on dire ? Que l’économie, qui est le domaine propre des Communautés, ne fait pas partie ◀de▶ la politique ? Que celle-ci serait donc « autre chose » ? Mais quelle chose ?
On parle ◀de▶ « politique » dans les journaux comme s’il allait de soi que c’est une activité distincte ◀de▶ l’économie, ◀de▶ la culture… Or, en dehors de la politique industrielle et commerciale, ◀de▶ la politique sociale, ◀de▶ la politique agricole, ou des transports, ou ◀de▶ l’éducation, ou ◀de▶ la recherche, et surtout ◀de▶ la politique écologique — quelle politique en soi est-elle imaginable ? Toutes les réalités sérieuses une fois déduites, que reste-t-il ? Les jeux, plus ou moins passionnants, ◀de▶ la rivalité des partis à l’intérieur des États-nations, et du prestige moral et militaire que les États-nations tentent ◀d’▶imposer à l’extérieur.
Il est donc clair qu’une Europe fédérée serait, selon le sens courant du terme « politique », radicalement dépolitisée.
(Je note ici que la politique au sens des relations entre États-nations n’est pas démocratique et ne peut sans doute pas l’être. Elle est encore ◀de▶ type dynastique, en tant que son but pratique reste la puissance collective, et pas du tout le libre développement des personnes. C’est que l’État-nation ne s’est pas constitué en vue de certaines tâches sociales définies, mais pour gérer l’héritage plus ou moins légitime des États royaux, sans nul rapport avec les tâches sociales ◀d’▶aujourd’hui. L’agent souverain ◀de▶ cette politique-là n’est jamais le Peuple mais l’État, substitut du roi qu’il fallait servir.)
En revanche, si l’on admet avec Aristote que la politique est l’aménagement des relations humaines dans la cité (polis), elle devient : l’art ◀de▶ formuler, composer et hiérarchiser les finalités ◀de▶ la vie publique — et c’est là sa fonction stratégique — puis l’art ◀de▶ participer aux décisions qui, aux divers niveaux communautaires (◀de▶ la municipalité aux agences continentales en passant par les régions) traduisent ces options générales — et c’est le civisme.
Politique veut dire stratégie, et civisme tactique — les deux énoncés impliquant le service des finalités que l’on assigne à la cité, et non pas le service ◀de▶ la cité comme le voulaient Platon, Maurras, Staline, Hitler et le Duce.
◀D’▶où l’on voit que le « politique d’abord » ◀de▶ Maurras ne veut rien dire, car il n’y a pas ◀de▶ politique à priori, ni ◀de▶ stratégie dans le vide ; il y faut une finalité (ou cause finale) et des contenus, plus ou moins résistants ou inertes, à organiser, orienter, dynamiser et animer.
Ou, s’il faut le redire autrement :
L’acte politique ne consiste nullement à décider en son âme et conscience et au plus près de ses intérêts, si l’on va faire le saut ◀d’▶un centre gauche modéré à un centre droit résolument progressiste, ou ◀d’▶un marxisme ◀de▶ « lecture » althussérienne à quelque néo-mao-praticisme purement théorique et telquellisant. Car ces décisions dramatiques qui absorbent le plus clair des énergies ◀d’▶une jeunesse ivre ◀de▶ vocables, sont ◀d’▶effet nul sur les actions et les réalités proprement politiques ◀d’▶aujourd’hui. Prenons l’exemple des réalités écologiques.
Dès lors que les hypothèses calculées sur les trois prochaines décennies, à partir de cinq paramètres, concluent toutes, sauf une seule, à une catastrophe générale entre 2020 et 2060, ce qu’il faut décider aujourd’hui, ce sont les conditions ◀de▶ survie du genre humain. Dans ce domaine, l’acte politique tel que je l’ai défini, qui est le choix des priorités104 en vertu d’une certaine échelle des valeurs ou finalités, consiste désormais, et pratiquement, à décider la hiérarchie des sacrifices nécessaires. Faut-il réduire la natalité ? la pollution ? le niveau de vie ? les investissements ? ou l’exploitation des ressources naturelles ? En tous les cas, il faut réduire quelque chose. Mais il apparaît assez vite que réduire tel ou tel paramètre isolément ne peut au mieux que différer, au pire que rapprocher l’échéance fatale. Les calculs prévisionnels du MIT que l’on vient de soumettre au Congrès des USA105 concluent que le seul espoir est dans une réduction simultanée, ◀de▶ 20 à 75 % selon les cas, ◀de▶ la consommation, ◀de▶ la production, ◀de▶ la natalité et des investissements, et surtout ◀de▶ la pollution et du pillage des ressources terrestres.
Voilà qui ne peut se décider dans la rue, dans ce « discours » dont les barricades sont les signes flamboyants — mais un blindé les repasserait en dix secondes et leur ôterait toute « signifiance », pour peu que la police refuse ◀de▶ jouer le jeu et ◀de▶ tenir son rôle convenu dans le rite des émeutes parisiennes.
L’acte politique par excellence va consister à prendre, au nom de l’humanité, un ensemble organique ◀de▶ décisions conservatoires ◀de▶ l’humain.
Seul un gouvernement européen, c’est-à-dire un Conseil fédéral formé des chefs des offices fédéraux, sera capable ◀de▶ prendre ◀de▶ telles décisions.
Or, il n’y aura ◀de▶ gouvernement européen que sur la base des régions, et nous voici ramenés au concept clé ◀de▶ toute révolution digne aujourd’hui ◀de▶ ce nom.
g) Personne, communauté, et leur lien politique.
« Une révolution sociale… possède un caractère ◀d’▶universalité, parce qu’elle part du point de vue ◀de▶ l’individu particulier réel, parce que la cité sociale dont l’individu refuse désormais ◀d’▶être séparé représente la vraie nature sociale ◀de▶ l’homme. » Marx, Remarques critiques…, 1844.
« Sur le plan ◀de▶ la tradition révolutionnaire, nous rencontrons, d’une part, un mouvement vers l’universel où l’individualisme agressif tend à créer une communauté révolutionnaire unique… d’autre part, un mouvement ◀de▶ libération… ◀de▶ tous les groupes naturels, ◀de▶ toutes les tendances locales opprimées par l’État despotique. Entre ces deux mouvements, il y a une corrélation nécessaire. » Arnaud Dandieu, Sur la nation, 1931.
« La conquête ◀de▶ la personne, … et l’effort qu’il nous faut entreprendre… pour situer en ce centre ◀de▶ l’homme le centre ◀de▶ la société, préfigure dès maintenant la conquête et l’effort ultime auxquels pourra jamais prétendre une révolution humaine. » D. de Rougemont, Penser avec les mains, 1933-1936.
« La révolution que j’appelle, qui fera seule l’Europe, et qui ne peut être faite que par l’Europe en train de se faire, consiste, en remarquable analogie avec la Renaissance et ses étapes, à déplacer le centre du système politique, non seulement ◀de▶ la nation vers l’Europe, mais encore vers l’humanité dans son ensemble et en même temps vers la personne. » D. de Rougemont, Lettre ouverte aux Européens, 1970.
Voilà pourquoi les libertés locales, le pouvoir régional si l’on préfère, non, ce n’est pas un truc électoral, un système plus ou moins astucieux, mais un moyen ◀de▶ créer ce qui nous manque le plus en Occident — ◀de▶ la Californie au fleuve Amour —, à savoir une communauté où la personne puisse librement participer.
C’était le défi que ma génération affrontait dans les années 1930. Les nazis, les fascistes, les communistes tentaient ◀de▶ donner des solutions, que nous jugions fausses, à ce problème fondamental que les démocraties ne voyaient même pas : le problème ◀de▶ la communauté.
La révolte des étudiants, ◀de▶ Berkeley à Paris en passant par Berlin, Prague et Madrid, a ressuscité cette angoisse et dramatisé la question, sans apporter ◀d’▶éléments ◀de▶ solution.
Devine ou je te dévore ! dit le Sphinx à Œdipe, qui n’a le droit ◀de▶ répondre que ◀d’▶un mot.
La réponse, aujourd’hui, c’est EUROPE.
Janvier 1971.