L’▶absence ◀d’▶une « culture nationale », facteur du développement intellectuel (26-27 septembre 1971)g
Il n’y a pas ◀de▶ « culture suisse », parce que nos cantons fédérés relèvent par ◀la▶ langue, ◀l’▶ethnie, ◀la▶ confession, ◀d’▶ensembles très divers et très variablement combinés. ◀Les▶ Suisses se trouvent ainsi protégés contre ◀l’▶illusion — propagée par ◀l’▶école pour ◀le▶ compte ◀de▶ ◀l’▶État, dès ◀le▶ milieu du xixe siècle — selon laquelle ◀l’▶Europe serait une addition ◀de▶ « cultures nationales » coïncidant comme par miracle avec ◀les▶ frontières politiques des États nationaux post-napoléoniens, remaniés et multipliés au xxe siècle.
En revanche, ◀la▶ vie culturelle atteint en Suisse une densité probablement inégalée par n’importe quel autre ensemble ◀de▶ six millions ◀d’▶habitants que ◀l’▶on choisirait dans l’un des grands pays voisins. Quelques indications chiffrées peuvent étayer cette hypothèse. ◀Le▶ sociologue belge Léo Moulin s’étant avisé ◀de▶ calculer « ◀l’▶indice Nobel » ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ pays, c’est-à-dire ◀le▶ nombre des prix Nobel ◀de▶ sciences par million ◀d’▶habitants, ◀de▶ 1901 à 1960, a dressé ◀le▶ tableau suivant :
1. Suisse 2,62 ; 2. Danemark 1,43 ; 3. Autriche 1,19 ; 4. Pays-Bas 1,15 ; 5. Suède 1,13 ; 6. Allemagne 0,71 ; 7. Royaume-Uni 0,67 ; 8. USA 0,41 ; 9. France 0,40 ; … 19. Russie-URSS 0,03.
Lisons dans ce tableau ◀l’▶avantage des petits pays (ils occupent ◀les▶ cinq premiers rangs), et, parmi eux, ◀l’▶avantage exceptionnel ◀d’▶une fédération pluraliste intégrant ◀les▶ apports ◀de▶ toute ◀l’▶Europe. Parmi ◀les▶ douze prix Nobel suisses ◀de▶ sciences, quatre sont ◀d’▶origine étrangère.
Contrastés et rapprochés
Il m’a toujours semblé que ◀l’▶absence ◀de▶ « culture nationale », synthétique ou imposée, et ◀la▶ très forte densité culturelle n’étaient pas sans relations ◀d’▶interaction, sinon même ◀de▶ cause à effet. Libres ◀de▶ ◀la▶ tutelle ◀d’▶une capitale qui veut tout uniformiser, ◀les▶ foyers régionaux se développent, ◀d’▶autant plus contrastés en esprit qu’ils sont plus rapprochés dans ◀l’▶espace. ◀La▶ vie culturelle suisse n’a pas ◀d’▶autre secret. Ni d’ailleurs ◀la▶ vie culturelle ◀de▶ ◀l’▶Europe tout entière dans ◀l’▶espace et dans ◀le▶ temps, mais en Suisse, cela se voit mieux, se vérifie plus aisément.
Sans même parler ◀de▶ ◀l’▶abbaye ◀de▶ Saint-Gall, source principale ◀de▶ ◀la▶ musique européenne (séquences et tropes ◀de▶ Notker le Bègue, dès ◀le▶ viiie siècle), ni ◀de▶ ◀l’▶Université ◀de▶ Bâle au xve siècle (Érasme, Paracelse, Holbein et Frobenius), ni ◀de▶ ◀la▶ Genève de Calvin (ce Picard venu de Strasbourg et qui agira sur ◀les▶ élites intellectuelles et politiques ◀de▶ ◀la▶ France, ◀de▶ ◀l’▶Écosse et ◀de▶ ◀l’▶Angleterre, des Pays-Bas et ◀de▶ ◀la▶ Rhénanie, ◀de▶ ◀la▶ Hongrie, ◀de▶ ◀la▶ Pologne, puis ◀de▶ ◀l’▶Amérique), regardons s’allumer successivement ◀les▶ foyers locaux ◀de▶ culture qui rayonneront sur ◀l’▶Occident moderne.
◀Les▶ sources ◀de▶ trois grands courants ◀d’▶idées
Au xviiie siècle, Zurich et Bâle, puis Genève, seront ◀les▶ sources ◀de▶ trois grands courants ◀d’▶idées neuves en Europe, dans ◀les▶ lettres, ◀les▶ sciences, ◀les▶ doctrines politiques.
◀De▶ Zurich, « ◀l’▶École suisse » inspirée par J.-J. Bodmer révolutionne ◀la▶ littérature allemande, qu’elle dominera sans conteste jusqu’aux floraisons géniales ◀de▶ ◀la▶ fin du siècle et du romantisme. Lessing, Herder, Goethe et Schiller vont découvrir par elle Homère, Dante, Shakespeare et Milton, mais aussi ◀les▶ Nibelungen et ◀les▶ minnesänger. ◀Les▶ célèbres Idylles ◀de▶ Salomon Gessner, ◀la▶ physiognomonie ◀de▶ Lavater, ◀la▶ pédagogie ◀de▶ Pestalozzi et ◀la▶ peinture ◀de▶ Füssli (qui deviendra « Fuseli, the Wild Swiss », lorsqu’il régira ◀la▶ vie artistique ◀de▶ Londres au temps de William Blake) sont nées et se sont constituées dans ◀le▶ cercle du grand Bodmer.
Bâle, dans ◀le▶ même temps, voit naître, héritiers imprévus mais fidèles ◀de▶ ses traditions humanistes et piétistes, une pléiade ◀de▶ mathématiciens, physiciens et astronomes qui rivalisent ◀de▶ génie : Léonard Euler et ◀les▶ huit Bernouilli, ses cousins, font ◀de▶ leur ville « ◀la▶ capitale des sciences exactes » ◀de▶ leur époque. Ils propagent au loin par leur enseignement, en Hollande, en Prusse, en Russie, ◀le▶ rayonnement ◀de▶ leurs découvertes et ◀de▶ leurs méthodes.
Genève assiste alors aux combats homériques entre celui qui signe ses lettres « ◀le▶ Suisse Voltaire » et celui qui signe ses livres « Rousseau, citoyen ◀de▶ Genève ». ◀La▶ dynastie des Saussure de Genève, durant un siècle, tiendra dans ◀les▶ sciences naturelles une place comparable à celle des Bernouilli de Bâle dans ◀les▶ mathématiques. Et puis, après Necker, Genève donne à ◀la▶ France ◀les▶ principaux secrétaires ◀de▶ ◀la▶ Révolution dans sa première phase libérale. C’est en effet, selon Herbert Lüthy, du « brain trust ◀de▶ Mirabeau, formé ◀d’▶avocats, ◀de▶ pasteurs et ◀de▶ politiciens genevois émigrés — Dumont, Reybaz, Du Roveray, Clavière, — comité ◀de▶ rédaction et usine idéologique qu’allaient sortir ◀les▶ grands discours du tribun et jusqu’au texte ◀de▶ ◀la▶ Déclaration des droits de l’homme ».
Un peu plus tard, c’est par Coppet, château ◀de▶ Necker où Germaine de Staël tient sa cour, que vont passer ◀d’▶est en ouest ◀les▶ grands courants du romantisme et du libéralisme politique et économique, par Schlegel, Benjamin Constant et Simonde de Sismondi.
Cinquante ans plus tard, c’est à Bâle que s’allume un nouveau foyer : Bachofen inaugure par son Matriarchat une conception ethnologique ◀de▶ ◀la▶ sociologie ; Jacob Burckhardt restitue ◀la▶ virtu ◀de▶ ◀la▶ Renaissance ; et toute ◀l’▶œuvre ◀de▶ son jeune collègue et fervent disciple, Nietzsche, sera marquée par cet enseignement.
Entre ◀la▶ « civilisation » et ◀la▶ « Kultur »
Au xxe siècle, face aux nationalismes culturels, prise d’abord entre une « civilisation » et une « Kultur » qui s’expliquaient à coups ◀de▶ canon, puis entièrement cernée par ◀les▶ totalitaires, qu’a pu donner ◀la▶ petite Suisse à ◀l’▶Europe et au monde ?
Il faudrait parler ◀de▶ Dada, qui explose à Zurich au moment où Lénine s’y prépare à partir en wagon plombé pour ◀la▶ Gare ◀de▶ Finlande et ◀la▶ révolution ◀d’▶Octobre, tandis qu’à l’autre bout de ◀la▶ Suisse et aux antipodes ◀de▶ ◀l’▶esprit Ramuz, Stravinski, Auberjonois et Ansermet écrivent, composent, peignent et dirigent ◀L’▶Histoire du Soldat, inaugurant ◀le▶ « spectacle total ». Il faudrait parler ◀de▶ ◀la▶ musique, ◀d’▶Arthur Honegger et ◀de▶ Frank Martin à Rolf Liebermann ; des arts plastiques, ◀de▶ Ferdinand Hodler, Paul Klee et Max Bill à Giacometti et Tinguely ; du théâtre ◀de▶ Dürrenmatt, et des romans ◀de▶ Max Frisch… Mais je dois me réduire à ◀l’▶essentiel : ◀la▶ Suisse est ◀le▶ pays des grandes « premières » alpestres mais aussi intellectuelles — j’en citerai cinq dans la première moitié du xxe siècle.
C’est à Berne et à Zurich qu’Einstein, alors naturalisé suisse, élabora sa première théorie ◀de▶ ◀la▶ relativité.
C’est à Zurich qu’au retour ◀de▶ longs séjours chez ◀les▶ Africains C. G. Jung crée ◀les▶ notions ◀de▶ complexe, ◀d’▶archétype et ◀d’▶inconscient collectif.
C’est à Bâle que Karl Barth, refoulé par Hitler, rénove ◀la▶ théologie du xxe siècle — pas seulement chez ◀les▶ protestants — et lui ouvre ◀les▶ voies ◀de▶ ◀l’▶aggiornamento, où un autre Suisse, Hans Küng, continue ◀de▶ faire œuvre ◀de▶ pionnier — pas seulement chez ◀les▶ catholiques.
C’est à Genève que Ferdinand de Saussure fonde ◀la▶ linguistique générale et inaugure ◀la▶ sémiologie, dont on connaît ◀l’▶impact sur toutes ◀les▶ sciences humaines — et pas seulement sur ◀les▶ récents structuralismes français.
◀De▶ Genève encore vont se répandre ◀les▶ théories ◀de▶ ◀l’▶institut Rousseau (Claparède et Bovet), puis ◀l’▶épistémologie génétique ◀de▶ Jean Piaget, qui révolutionneront ◀la▶ psychologie ◀de▶ ◀l’▶enfant et par suite ◀la▶ pédagogie dans ◀le▶ monde entier.
Si ◀l’▶on cherche ◀les▶ traits communs aux esprits créateurs qu’a engendrés ◀la▶ Suisse, on trouve presque toujours une recherche ◀de▶ ◀la▶ connaissance active, éducatrice ou curative, fondée dans ◀les▶ relations ◀d’▶interaction sujet-objet, jamais dans ◀le▶ subjectivisme pur ni dans ◀l’▶à priori ◀d’▶une objectivité systématique. Et ◀de▶ là viennent sans doute ◀le▶ pragmatisme, ◀la▶ morale ◀de▶ ◀la▶ coopération dans ◀la▶ différence cultivée et ◀le▶ goût du dialogue qui caractérisent à la fois ◀les▶ sciences humaines, ◀le▶ civisme et ◀la▶ vie culturelle en Suisse.
Stendhal voyait dans ◀le▶ cénacle ◀de▶ Coppet, rassemblé par Mme de Staël, « ◀les▶ états généraux ◀de▶ ◀l’▶opinion européenne », et c’est bien là ◀le▶ rôle que rêvaient ◀de▶ reprendre, dès 1946, ◀les▶ Rencontres internationales ◀de▶ Genève — aujourd’hui dirigées par Jean Starobinski, brillant initiateur ◀de▶ ◀la▶ nouvelle critique.
Sens ◀de▶ ◀la▶ coopération dans ◀la▶ diversité et besoin vital du dialogue expliquent enfin ce que je voudrais appeler ◀la▶ seule création nationale des Suisses, je veux dire ◀le▶ fédéralisme — terme clé ◀de▶ notre existence, et qui signifie beaucoup plus que ◀l’▶union politique des cantons souverains : un way of life, une éthique, une culture, dont ◀la▶ valeur suprême n’est ni ◀l’▶individu ni ◀la▶ nation, mais ◀la▶ personne librement reliée, ◀l’▶autonomie des solidaires.