Paul Valéry et l’▶Europe (29 octobre 1971)h
Ce qu’il y a de plus étonnant dans ◀la▶ phrase fameuse ◀de▶ Valéry sur ◀l’▶Europe, « petit cap de l’Asie », c’est bien qu’elle nous ait étonnés. Car ce « cap », cette « péninsule », cet « appendice occidental ◀de▶ ◀l’▶Asie » devenu « ◀la▶ partie précieuse ◀de▶ ◀l’▶univers terrestre, ◀la▶ perle ◀de▶ ◀la▶ sphère, ◀le▶ cerveau ◀d’▶un vaste corps », furent lieux communs des géographes français, ◀de▶ Moreri (1674) jusqu’à Schrader (1896) en passant par Noblet, Brun, Lapie père et fils et vingt autres qui disent, en termes très semblables, que « ◀l’▶Europe, cette étroite presqu’île qui ne figure sur ◀le▶ globe que comme un appendice à ◀l’▶Asie, est devenue ◀la▶ métropole du genre humain » (Mantelle et Brun, 1816).
Lieux communs, mais tellement obnubilés par ◀la▶ religion du seul progrès occidental et refoulés par nos nationalismes qu’il a fallu ◀l’▶esprit intrépide et sceptique ◀de▶ Valéry pour s’abstraire ◀de▶ ◀l’▶Europe physique et politique et ◀la▶ réinventer comme à partir du monde et ◀de▶ ses effets dans ◀le▶ monde.
Il s’en étonne lui-même :
Je n’avais jamais songé qu’il existât véritablement une « Europe »… Nous ne pensons que par hasard aux circonstances permanentes ◀de▶ cette vie.
Ce sont ◀les▶ crises qui nous alertent. Celle ◀de▶ 14-18 venait de provoquer dans ◀les▶ consciences des variations ◀d’▶intensité ◀d’▶une telle ampleur que ◀l’▶Europe en demeurait étonnée, comme quelqu’un qui se relève dans ◀les▶ tôles tordues et ne sait pas s’il est encore vivant.
Valéry nous parlait sans ménagements. Certes, réduire ◀l’▶Europe à sa surface physique était bien fait pour angoisser, dans un monde où nous venions « étourdiment » ◀de▶ « rendre ◀les▶ forces proportionnelles aux masses ». Mais qu’était donc encore notre Europe « en puissance », déduction faite ◀de▶ nos illusions, soit vaniteuses ou masochistes ?
Valéry constatait : « Tout est venu à ◀l’▶Europe, et tout en est venu, ou presque. » Et ce n’était nullement faire preuve ◀d’▶orgueil ni encore moins ◀d’▶impérialisme. C’était simplement une manière ◀de▶ définir ◀l’▶Europe en tant que « fonction » transformatrice universelle, ou mieux : universalisante.
◀D’▶où tirions-nous alors, Européens, ◀les▶ qualités indispensables à ◀l’▶exercice ◀de▶ cette fonction, et que Valéry énumérait, en premier examen, comme suit : « ◀L’▶avidité active, ◀la▶ curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange ◀de▶ ◀l’▶imagination et ◀de▶ ◀la▶ rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné… »
« Sur ◀de▶ muettes ruines… »
Tentant ◀de▶ développer cette « idée infuse ◀de▶ ◀l’▶Europe » — déjà très bien cristallisée, on vient de ◀le▶ voir, — Valéry en arrive à sa théorie des trois sources :
Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée, et soumise, quant à ◀l’▶esprit, à ◀la▶ discipline des Grecs, est absolument européenne.
Définition célèbre, lacunaire et féconde. ◀La▶ tendance bien connue ◀de▶ Valéry s’illustre ici : mathématiser ◀le▶ réel, géométriser ◀l’▶événement, mettre en figures, dont ◀les▶ propriétés soient énonçables en peu de mots, tout ce qui fascine son esprit. (◀L’▶élégance ◀de▶ son style est celle ◀d’▶un théorème : absence ◀d’▶ornements et réduction aux surprises ◀de▶ ◀la▶ simplicité.)
Si ◀l’▶on tient « ◀les▶ trois sources » pour ◀la▶ définition ◀d’▶un ensemble ◀de▶ caractères, point ◀d’▶objection : peu de contrées ◀de▶ ◀l’▶Europe n’y seraient pas incluses. Mais on y a vu communément une définition générale et substantielle. À qui s’applique alors sa grille, ◀d’▶une manière non pas exhaustive mais suffisamment signifiante ? À des Maltais, Marseillais, Chypriotes, Corfiotes ou Céphaloniens, mais pas à ◀la▶ Sicile, faite par ◀les▶ Vikings, Frédéric II et ◀les▶ Arabes, autant que par ◀les▶ Grecs et ◀les▶ Romains ; et pas à plus ◀de▶ ◀la▶ moitié des habitants ◀de▶ ce continent, ◀d’▶Édimbourg à Sofia, ◀de▶ Stockholm à Grenade, et ◀de▶ Lisbonne à Varsovie. Tout ce « reste » atlantique et nordique, celte ou germain, arabe ou slave, ne serait donc pas européen, ou ◀de▶ seconde zone ? Mais cela fait toute ◀la▶ poésie, toute ◀la▶ musique, des troubadours à Mallarmé et du Tristan de Béroul à celui ◀de▶ Wagner !
Il manque à ◀la▶ définition par ◀les▶ trois sources, non ◀l’▶essentiel mais bien ◀le▶ substantiel, physique, physiologique, affectif et lyrique. Tout cela qui n’était pas ◀le▶ fort ◀de▶ Valéry. Et tout cela explique peut-être son pessimisme quant à ◀l’▶issue ◀de▶ ◀l’▶aventure européenne.
Chacun se rappelle sans doute ◀les▶ pages toujours citées sur ◀la▶ mortalité des civilisations. Elles sont aux Ruines ◀de▶ Volney ce que ◀les▶ Pensées ◀de▶ Pasco sont aux Essais ◀de▶ Montaigne : une série ◀de▶ raccourcis fulgurants, ◀de▶ condensés géniaux qui n’ajoutent rien — qu’une certaine forme, une certaine brièveté décisive.
Où sont-ils, ces remparts ◀de▶ Ninive, ces murs ◀de▶ Babylone, ces palais ◀de▶ Persépolis, ces temples ◀de▶ Baalbeck et ◀de▶ Jérusalem ? … Hélas ! je ◀l’▶ai parcourue, cette terre ravagée ! J’ai visité ces lieux qui furent ◀le▶ théâtre ◀de▶ tant de splendeurs, et je n’ai vu qu’abandon et que solitude. […] Qui sait si sur ◀les▶ rives ◀de▶ ◀la▶ Seine, ◀de▶ ◀la▶ Tamise ou du Zuyderzee, là où maintenant, dans ◀le▶ tourbillon ◀de▶ tant de jouissances, ◀le▶ cœur et ◀les▶ yeux ne peuvent suffire à ◀la▶ multitude des sensations : qui sait si un voyageur comme moi ne s’assoira pas un jour sur ◀de▶ muettes ruines, et ne pleurera pas solitaire sur ◀la▶ cendre des peuples et ◀la▶ mémoire ◀de▶ leur grandeur ?
Puis relisons ◀La▶ Crise ◀de▶ ◀l’▶Esprit :
Elam, Ninive, Babylone étaient ◀de▶ beaux noms vagues, et ◀la▶ ruine totale ◀de▶ ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi ◀de▶ beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que ◀l’▶abîme ◀de▶ ◀l’▶histoire est assez grand pour tout ◀le▶ monde.
Tout peut être perdu, songe Valéry — et tout ◀l’▶est peut-être déjà — par ◀la▶ faute des disputes périmées que nous prolongeons.
◀Les▶ misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons que ◀de▶ prendre sur toute ◀la▶ terre ◀le▶ grand rôle que ◀les▶ Romains surent prendre.
Ce que Valéry voit très bien, c’est que ◀la▶ politique ◀de▶ nos États-nations, qui refusent toute espèce ◀d’▶union sous le prétexte de leur « souveraineté » — d’ailleurs de plus en plus fictive — cette politique est aussi sotte que naïve :
Il n’y aura rien eu de plus sot dans toute ◀l’▶histoire que ◀la▶ concurrence européenne en matière politique et économique… Pendant que ◀les▶ efforts des meilleures têtes ◀de▶ ◀l’▶Europe constituaient un capital immense ◀de▶ savoir utilisable, ◀la▶ tradition naïve ◀de▶ ◀la▶ politique historique ◀de▶ convoitise et ◀d’▶arrière-pensées se poursuivait, et cet esprit ◀de▶ « Petits-Européens » livrait, par une sorte ◀de▶ trahison, à ceux mêmes qu’on entendait dominer, ◀les▶ méthodes et ◀les▶ instruments ◀de▶ puissance.
À cause de nos nationalismes et ◀de▶ leur concurrence insane, qui réduit chacun ◀d’▶eux à ◀l’▶impuissance, il faut prévoir que nous préférerons aux sacrifices individuels raisonnables ◀l’▶abjecte démission générale et rentable :
◀L’▶Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige.
Valéry n’a peut-être pas envisagé que ◀l’▶État-nation était notre malheur fondamental. Et il n’a pas vécu pour constater que nos Armagnacs et Bourguignons seraient un jour nos Byzantins ◀de▶ gauche et ◀de▶ droite communiant dans ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ nation souveraine. (Communistes et gaullistes contre ◀l’▶Europe intégrée.) Mais il a été le premier, et ◀le▶ seul écrivain français ◀de▶ premier rang, au xxe siècle, à réfléchir sur ◀les▶ destins ◀de▶ ◀l’▶Europe, sur certaines « circonstances permanentes ◀de▶ nos vies » dont il reste à souhaiter que ◀l’▶interruption brusque ne soit pas seule capable ◀de▶ nous réveiller, car il serait trop tard.