Europe divisée ou Europe fédérée ? (1972)am
La▶ participation aux responsabilités sociales, civiques et politiques
Participer (◀de▶ pars, partie, et capere, prendre), c’est « prendre part » à un ensemble. Au sens ◀le▶ plus actif, c’est « tenir sa partie », jouer son rôle, entrer dans un gouvernement, dans ◀la▶ gestion ◀d’▶une entreprise. Au sens ◀le▶ plus passif, c’est « faire partie », être inclus dans une classe ou un tout quelconque. ◀La▶ participation désigne toujours ◀le▶ fait ◀d’▶être « dans ◀le▶ coup », ◀d’▶être engagé ou concerné, avec une faculté plus ou moins actuelle ou virtuelle, mais jamais ni totale ni nulle, ◀d’▶influencer une situation ◀d’▶ensemble où ◀l’▶on est pris, et son propre destin en elle. ◀D’▶où ◀l’▶on voit que participer activement, c’est aussi se réaliser (manifester sa personne) dans et par ◀la▶ communauté, c’est donc s’autodéterminer dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶on agit en elle.
Ce sont ◀les▶ formes actives ◀de▶ ◀la▶ participation que nous aurons à considérer, puisqu’en effet il s’agit ici ◀de▶ participation à des responsabilités. Or ◀l’▶homme n’est responsable (étymologiquement : capable ◀de▶ répondre, ◀de▶ se porter garant) que s’il est sujet libre ◀de▶ son action. Un homme qui n’est pas reconnu comme libre ne peut être tenu pour responsable ◀de▶ ses actes. Inversement, un homme privé ◀de▶ ◀la▶ possibilité ◀d’▶assumer des responsabilités ne saurait être tenu pour libre ni se sentir vraiment tel.
Quant aux trois adjectifs social, civique, politique, il n’est guère possible ◀de▶ ◀les▶ distinguer théoriquement, car ils définissent tous ◀les▶ trois ◀la▶ même nature ◀d’▶activité ◀de▶ ◀l’▶homme : son activité dans ◀la▶ société, c’est-à-dire dans ◀la▶ cité. Polis en grec donne politique, civitas en latin donne civique, donc point ◀de▶ différence à ◀l’▶origine. Mais dans ◀le▶ vocabulaire ◀de▶ notre siècle, il apparaît que civisme est lié surtout à une participation active à ◀la▶ chose publique et à une attitude ◀de▶ responsabilité dans ◀la▶ cité ; que politique évoque finalité, c’est-à-dire détermination des fins et adaptation des moyens à ces fins (on parle ainsi ◀de▶ politique économique ou monétaire, ◀de▶ politique ◀de▶ ◀la▶ recherche, etc.) et que social est à la fois ce qui concerne ◀la▶ foule (dont ◀l’▶idée est présente dans polis par poly, beaucoup) et ce qui fait ◀de▶ ◀la▶ foule une société : ◀le▶ principe qui associe ◀les▶ hommes dans ◀la▶ cité — nécessité, idéal, ou religion au sens ◀de▶ religare, relier.
Dans ◀la▶ cité, ◀le▶ civisme sera donc ◀l’▶ensemble des faits ◀de▶ participation active (personnelle) à ◀la▶ vie sociale, tandis que ◀la▶ politique sera ◀la▶ définition et ◀le▶ choix des priorités, des options prospectives dans tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀la▶ vie publique : urbanisme et transports, hygiène, écologie, économie, éducation et enseignement, législation sociale, recherches.
Ainsi ◀la▶ politique n’est pas ◀la▶ fin dernière ◀de▶ ◀l’▶homme, pas plus que ne ◀le▶ sont ◀la▶ cité ou ◀la▶ Société. Elle est ◀la▶ stratégie (dont ◀le▶ civisme est ◀la▶ technique) qui permet à ◀la▶ Société ou à ◀la▶ cité ◀de▶ s’ordonner aux buts derniers ◀de▶ ◀l’▶homme. Or s’il est vrai que ces buts — universels et personnels — transcendent toute communauté, ce n’est pourtant qu’au sein de ◀la▶ communauté, dans ◀le▶ complexe des relations humaines, qu’on peut suivre à ◀la▶ trace ◀les▶ vocations, activées par un appel invisible en soi.
En tant que stratégie ◀de▶ ◀l’▶humanité, telle qu’on vient de ◀la▶ définir, ◀la▶ politique prend désormais, en ce dernier tiers du xxe siècle, une importance décisive qu’elle n’avait peut-être jamais pu revêtir dans toute ◀l’▶histoire.
C’est au xxe siècle, en effet, que, pour la première fois dans son évolution, ◀l’▶homme se voit contraint ◀de▶ choisir librement ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶humanité. Et il y est contraint du seul fait que, pour la première fois, il en a ◀la▶ possibilité — ◀la▶ liberté.
Depuis ◀les▶ origines, ◀l’▶homme n’avait pu que répondre aux durs défis ◀de▶ ◀la▶ nature. Il s’agissait pour lui ◀de▶ survivre, donc ◀de▶ continuer ce qui avait réussi à quelques-uns ◀de▶ ses ancêtres. Lorsque apparut ◀la▶ civilisation, c’est-à-dire le premier dialogue entre ◀l’▶homme et ◀la▶ Terre interrogée — labourée, fécondée, cultivée —, ◀l’▶initiative fut assumée au nom de ◀l’▶espèce par quelques héros légendaires, Prométhée ou Tubalcaïn, provocateurs toujours vaincus, en tant qu’individus libérateurs, par ◀les▶ dieux, ces gardiens jaloux des équilibres antérieurs, mais toujours victorieux pour ◀le▶ « progrès ◀de▶ ◀l’▶espèce », entendons sa relative libération des contraintes naturelles.
Vingt millénaires, au moins, ◀d’▶un effort sans relâche ◀de▶ ◀l’▶homme contre ◀le▶ destin que ◀la▶ nature lui imposait ont abouti, dans notre siècle, à une prise de conscience toute nouvelle du mouvement général des civilisations : il va « ◀de▶ ◀l’▶agriculture au paradoxe » comme ◀l’▶a si justement remarqué E. M. Cioran7. ◀L’▶agriculture fut en effet le premier moyen ◀de▶ commander à ◀la▶ nature en se conformant à ses lois. Mais à mesure que cet impérialisme humain se fait moins respectueux des dieux, tourne plus aisément ◀les▶ impératifs naturels ou ◀les▶ incline à son profit, ◀la▶ civilisation se met à retourner ses efforts sur elle-même, à travailler sur ses produits eux-mêmes plus que sur ◀les▶ contraintes naturelles, désormais partiellement neutralisées. Elle se met à créer « librement », c’est-à-dire selon ◀les▶ lois et ◀les▶ buts qu’elle se donne : c’est ◀l’▶industrie. Et alors pointent ◀les▶ questions paradoxales : pour quoi tous ces efforts, et vers quoi ◀le▶ progrès ?
◀De▶ ◀la▶ mise en question des nécessités naturelles à ◀la▶ mise en question des buts mêmes ◀de▶ ◀la▶ vie, tel est bien ◀le▶ résumé ◀de▶ ◀l’▶évolution humaine — jusqu’à nous. Ayant dépassé ◀la▶ nature, ◀l’▶homme tente ◀de▶ se dépasser lui-même, mais il ignore vers quoi. Déjà, en Occident, il est au terme ◀de▶ ◀l’▶ère qu’on a nommée néolithique, celle qui a vu ◀la▶ fixation des nomades au sol, ◀la▶ naissance des partis et des collectivités organisées par ◀l’▶addition des ressources, des règles coutumières et des savoirs au sein d’un territoire délimité — dès lors sacré. Mais nous voici au seuil ◀de▶ ◀l’▶ère électronique, dont on peut facilement imaginer qu’elle sera ◀l’▶ère des relations humaines de plus en plus indépendantes des contraintes du sol et des définitions territoriales, mais aussi des régulations naturelles, ◀d’▶où ◀le▶ risque majeur ◀de▶ violer, ◀d’▶une manière irréversible, ◀les▶ conditions ◀de▶ ◀la▶ vie sur Terre.
Aujourd’hui donc, c’est ◀le▶ succès même ◀de▶ ◀l’▶effort civilisateur qui nous force à choisir notre avenir et par là nous met en demeure ◀de▶ formuler une politique ◀de▶ ◀l’▶humanité, science ou art ◀de▶ ◀l’▶aménagement des relations humaines dans ◀la▶ cité, au service des finalités soit ◀de▶ ◀la▶ cité elle-même, pour ◀les▶ platoniciens et ◀les▶ totalitaires ◀de▶ tous ◀les▶ temps, soit ◀de▶ ◀la▶ personne, pour ◀les▶ autres.
Ainsi mis en demeure ◀de▶ choisir nos options ◀de▶ base et nos orientations globales, nous aurons à considérer non plus seulement ◀les▶ contraintes existantes et ◀la▶ marge étroite des « possibilités » qu’elles ménageaient, mais aussi et surtout ◀les▶ buts ultimes que nous visons. Car toute politique implique une idée ◀de▶ ◀l’▶homme, et par suite une vision des communautés qui ◀la▶ traduisent en structures religieuses, éthiques, juridiques, économiques et architecturales, propres ou non à ◀la▶ participation civique.
Nous voici donc soumis à ◀l’▶impératif nouveau ◀de▶ ◀la▶ prévision responsable, c’est-à-dire condamnés à ◀la▶ pratique paradoxale ◀d’▶une prospective consciente ◀de▶ ses propres effets sur ◀les▶ phénomènes qu’elle suppute, tente ◀de▶ calculer et croit seulement décrire…
Mais ◀la▶ question qui se pose alors, c’est ◀de▶ savoir si nous sommes préparés à répondre à ce défi sans précédent. Je vais avouer d’abord mes raisons ◀d’▶en douter.
I. ◀Le▶ savant et ◀le▶ citoyen
Je lis sur ◀la▶ couverture ◀d’▶un des ouvrages ◀de▶ prospective ◀les▶ plus fameux ◀de▶ ces dernières années que ce livre est « le premier qui fasse passer ◀la▶ prédiction ◀de▶ ◀l’▶ère des devins à celle des savants ». On nous dit aussi (mais je m’assure que ce ne sont pas ◀les▶ auteurs qui ont écrit cela) que « depuis 1960, ◀la▶ spéculation sur ◀le▶ futur (n’est plus) prophétique mais rationnelle et méthodique ». Sur quoi je lis ◀l’▶ouvrage et je constate que nos savants (d’ailleurs honnêtes et scrupuleux) sont en fait des devins, car, attentifs à ne pas « prophétiser », ils cherchent à prévoir objectivement, donc passivement, ce qui se fera dans tel avenir… sans eux ! J’entends sans nulle action dont ils se fassent ◀les▶ avocats, qu’ils se proposent ◀d’▶entreprendre eux-mêmes ou ◀de▶ favoriser par leurs conseils. Voilà ◀l’▶avenir, semblent-ils dire, tel qu’il peut se faire sans ◀les▶ interventions (imprévisibles) ◀de▶ ◀l’▶homme créateur, inventeur, contestataire, irrationnel, et affamé ◀d’▶incalculable qu’il va nécessairement réaliser un jour !
Cette position du problème des études ◀de▶ ◀l’▶avenir paraît aller de soi pour la plupart de mes contemporains. C’est pour cela, précisément, que j’éprouve ◀le▶ besoin ◀d’▶analyser ◀les▶ difficultés qu’elle implique, apories logiques ou antinomies réelles.
1. Antinomie entre science (objective) et politique (normative)
◀La▶ science se veut objective dans ◀la▶ prévision, ◀la▶ politique se veut normative. L’une se déclare indifférente aux fins ; toute préférence ou parti pris ne pourraient que ◀la▶ gêner dans ◀la▶ recherche et ◀la▶ prévision des cheminements possibles vers ◀l’▶avenir. L’autre, pour atteindre ses fins, veut ouvrir (par ◀la▶ force s’il ◀le▶ faut) certains chemins, et en fermer d’autres. Dans ◀la▶ devise « gouverner, c’est prévoir », ◀le▶ mot prévoir a un sens actif ◀de▶ projet, ◀de▶ projection ◀de▶ ◀la▶ volonté, ◀de▶ plan stratégique, et non pas un sens scientifique ◀de▶ prévision inerte ◀de▶ ce qui « se passera », en vertu d’on ne sait quels dynamismes anonymes, impersonnels, voire non humains.
Or, dans nos études du futur (et surtout s’agissant ◀de▶ participation, qui relève ◀de▶ ◀la▶ libre action ◀de▶ ◀l’▶homme au service ◀de▶ ses fins), nous devrions idéalement être à la fois objectifs et normatifs — plus objectifs afin d’être mieux normatifs. Mais on voit qu’il y a antinomie pratique entre ◀les▶ deux modes ◀de▶ prévoir. Il semble que Marx ait eu raison ◀de▶ considérer comme mutuellement exclusives ◀les▶ activités ◀de▶ compréhension (interprétation scientifique ou philosophique) et ◀de▶ changement du monde (politique, révolution) (Thèses sur Feuerbach, n° XI). Dans ◀la▶ mesure où ◀le▶ savant se veut observateur passif, il est mauvais citoyen, et dans ◀la▶ mesure où en tant que citoyen il refuse certains « faits », veut changer ◀les▶ données ◀d’▶un phénomène, il n’est plus « scientifique ». Objectivité et normativité, ces deux « variables conjuguées » seraient donc ici en relations ◀d’▶incertitude.
En revanche, et à ◀l’▶inverse, on pourrait aussi bien soutenir — par un raisonnement homologue à celui ◀de▶ L. ◀de▶ Broglie sur ◀le▶ dualisme onde-corpuscule et sur ◀les▶ inégalités ◀de▶ Heisenberg — que ◀les▶ aspects antinomiques « sont complémentaires en ce sens qu’il est nécessaire ◀de▶ faire intervenir ces deux aspects pour ◀l’▶interprétation ◀de▶ ◀l’▶ensemble des propriétés observables (des corpuscules)8 ».
2. Rétroaction ◀de▶ ◀la▶ prévision
Il paraît difficile ◀de▶ soutenir que « prévision rationnelle et méthodique » s’oppose à « prophétie » comme « science purement descriptive » s’opposerait à « appel à ◀l’▶action ». Car ◀la▶ prévision même se trouve dans bien des cas modifier par anticipation ◀le▶ phénomène futur qu’elle avait commencé par définir correctement à ◀l’▶aide ◀d’▶une projection méthodique et globale. Prenons ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ démographie.
◀Les▶ prévisions si souvent publiées depuis ◀le▶ milieu ◀de▶ ce siècle quant aux effets ◀de▶ « ◀l’▶explosion démographique » au xxie siècle (« 2 500 000 hommes au km2 en ◀l’▶an 2400 » selon ◀le▶ rapport Nixon paru fin 1969), exercent d’ores et déjà des effets certains, même s’ils sont malaisément mesurables, sur ◀l’▶évolution prévue : ils contribuent à ◀la▶ freiner. ◀La▶ vision angoissante projetée par ◀les▶ démographes a déclenché des processus variés ◀d’▶inhibition, dont ◀le▶ plus évident est ◀l’▶abaissement du seuil ◀de▶ résistance à ◀la▶ propagande pour ◀les▶ moyens ◀de▶ contraception en général et ◀la▶ pilule en particulier. On peut prévoir dès lors que les premières prévisions se révéleront inexactes par suite ◀d’▶un phénomène ◀de▶ régulation ◀de▶ ◀l’▶évolution démographique par ◀la▶ rétroaction ◀de▶ ◀la▶ vision ◀d’▶avenir. En d’autres termes, ◀la▶ vision deviendra fausse parce qu’elle était juste au début ; ou, pour pousser à ◀la▶ limite : ◀l’▶utilité (◀l’▶efficacité) ◀de▶ ◀la▶ prévision se mesurera à son inexactitude finale.
Des effets analogues ◀de▶ rétroaction ◀de▶ ◀la▶ prévision ont été bien souvent invoqués à propos de « ◀l’▶équilibre ◀de▶ ◀la▶ terreur atomique », ou plus simplement à propos des sondages ◀d’▶opinion publiés au cours ◀d’▶une période électorale.
Mais ◀l’▶effet ◀de▶ rétroaction ◀de▶ ◀la▶ prévision, son efficacité préventive, ou encore ◀le▶ démenti ◀de▶ ◀la▶ prévision « exacte » par son propre effet, n’est-ce pas en fin de compte un cas particulier ◀d’▶une dialectique ◀de▶ ◀l’▶information ?
Nous verrons tout à ◀l’▶heure que ◀la▶ prospective (ou futurologie, ou prévision systématique) va jouer un rôle décisif quant à ◀la▶ participation civique et politique, s’il est vrai que ◀l’▶information, dont elle fait partie, est une des conditions sine qua non ◀de▶ cette participation.
3. Rôle ◀de▶ ◀la▶ surprise
Il semble que plusieurs « futurologues » ◀de▶ ce temps accordent une valeur axiomatique à ◀la▶ thèse hégélienne : tout ce qui est réel est rationnel. Et qu’ils dénomment, à cause de cela, « cauchemars », ◀les▶ virtualités irrationnelles qu’ils détectent en germe dans ◀le▶ présent puis projettent sur ◀le▶ grand écran ◀de▶ ◀l’▶avenir. Ils ne nient pas ◀la▶ possibilité que certains cauchemars se réalisent dans ◀l’▶Histoire — il y a toujours des accidents. Mais ◀le▶ seul fait qu’ils nomment cauchemars certains complexes ◀de▶ phénomènes et pas d’autres implique une hiérarchie donnant ◀le▶ pas au rationnel, au calculable, et ◀l’▶assimilant au « normal ». Il faut indiquer ici une cause ◀d’▶erreur très générale chez ◀les▶ futurologues positivistes : ◀la▶ sous-estimation ou ◀l’▶oblitération (systématique ou naïve) des facteurs « irrationnels » ◀de▶ conduites et ◀de▶ décisions politiques, sociales et économiques.
◀Le▶ futurologue ◀de▶ 1900 cherchant ◀les▶ moyens ◀d’▶améliorer ◀la▶ circulation des fiacres dans ◀les▶ capitales ◀de▶ 1950, ou ◀le▶ futurologue ◀de▶ 1950 cherchant à empêcher ◀les▶ embouteillages ◀de▶ véhicules à moteur à explosion dans ◀les▶ mégalopolis ◀de▶ ◀l’▶an 2000, ne sont pas plus « débrayés » ◀de▶ ◀l’▶évolution historique que ◀le▶ sociologue ◀d’▶aujourd’hui qui, sur ◀la▶ base du Marx des Manuscrits ◀de▶ 1844 ou du Freud de L’Avenir ◀d’▶une illusion, sous-estime ou nie toute possibilité ◀de▶ renaissance vers ◀l’▶an 2000 des grandes religions ou ◀d’▶explosions mystiques ◀d’▶efficacité comparable à celle des taches solaires.
◀Le▶ daltonisme ou ◀la▶ cécité religieuse ◀de▶ ◀l’▶immense majorité des sociologues des années 1919 à 1939 ont oblitéré dans ◀les▶ démocraties ◀de▶ ◀l’▶Ouest toute compréhension en profondeur des mouvements totalitaires (surtout ◀de▶ ◀l’▶hitlérisme) et toute prévision quant à leurs développements, à court terme — prévision qui eût démontré ◀l’▶impossibilité ◀d’▶un long terme, et ◀la▶ nécessité ◀d’▶une catastrophe inscrite dans ◀la▶ structure dynamique du phénomène, comme j’ai tenté ◀de▶ ◀le▶ montrer dans ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident 9.
◀Le▶ positivisme bourgeois ou marxiste récusant ◀l’▶analyse jungienne ◀de▶ notre culture et des rêves qui nourrissent nos recherches, se prive ◀d’▶une des meilleures techniques ◀de▶ prévision ◀de▶ notre avenir et ◀de▶ ses « surprises ». ◀L’▶humanité n’invente pas n’importe quoi, ni rien ◀d’▶entièrement imprévu ; toutes nos grandes ou petites inventions dans tous ◀les▶ ordres sont nées ◀de▶ rêves, et ◀l’▶examen des rêves comme des tendances religieuses « aberrantes » ◀de▶ ◀l’▶époque (orientalisme et ashrams, sécularisme chrétien-social, hippies et leurs colonies, etc.) détient sûrement plus ◀de▶ secrets ◀de▶ notre avenir à déchiffrer, qu’aucune ◀de▶ nos sciences n’en pourrait chiffrer.
4. Ceux qui prévoient ◀l’▶an 2000 ne sont pas ceux qui ◀le▶ vivront
« Vous dites : Où vas-tu ? Je ◀l’▶ignore et j’y vais », osait écrire Victor Hugo. Voilà qui est beaucoup plus sensé qu’il n’y paraît à première vue. Car si je savais ce qui m’attend « là-bas » en ◀l’▶an 2000, je refuserais sans doute ◀d’▶avancer, j’irais plutôt chez ◀les▶ hippies. Mais je me tromperais : car ce « là-bas » ne m’attend pas tel que je suis.
Imaginer ◀l’▶avenir est faux et dangereux dans ◀la▶ mesure même où c’est « matériellement exact » : car nous nous y voyons en imagination tels que nous sommes aujourd’hui et c’est en tant que tels que nous jugeons « insupportable » ou « merveilleuse » ◀la▶ situation anticipée : mais ceux qui ◀la▶ vivront — même si c’est nous encore, — seront différents : ils ◀la▶ supporteront très bien, ou seront déjà blasés, occupés par des besoins et des soucis nouveaux.
Il faudrait donc prévoir non seulement cet avenir, mais plusieurs types ◀d’▶évolutions psychologiques d’ici là. Il est certain que ◀la▶ prise de conscience progressive ◀de▶ ◀la▶ nature ◀de▶ cet avenir, au fur et à mesure ◀de▶ notre avance vers lui, va modifier ◀l’▶action des hommes en qui elle s’opérera, autant qu’elle ◀les▶ modifiera eux-mêmes, opérants ; ◀d’▶où modification en retour ◀de▶ ◀l’▶avenir, rétroaction ◀de▶ ◀l’▶avenir modifié, etc. — et tout cela ◀d’▶une manière que nous ne pourrions prévoir qu’aux conditions suivantes :
— si nous pouvions sentir ◀l’▶avenir aujourd’hui comme nous ◀le▶ sentirons quand il sera présent ;
— si ◀l’▶évolution même ◀de▶ nos manières ◀de▶ pressentir ◀l’▶avenir ne ◀le▶ modifiait pas en cours ◀de▶ route, ou si nous pouvions évaluer ces modifications ;
— bref, si nous étions en mesure ◀de▶ prévoir à la fois ◀l’▶avenir, nous-mêmes en lui, ses modifications et nos modifications en variables conjuguées ; ou encore : ◀les▶ influences récurrentes à ◀l’▶infini des images projetées et ◀de▶ leur feed-back.
Ce genre ◀d’▶opération où ◀l’▶imagination va et vient sans relâche du tout aux parties en interaction créatrice évoque ce qui se passe dans ◀la▶ tête ◀d’▶un dramaturge, ou plus précisément ◀d’▶un poète écrivant : car chaque mot du poème dépend ◀de▶ ◀l’▶ensemble (intuitivement anticipé) qui valorise ◀le▶ mot, ◀le▶ colore, ◀le▶ situe, — mais chaque mot, en même temps, crée dans ◀l’▶ensemble en voie ◀d’▶actualisation par ◀l’▶écriture des surprises qui ◀le▶ modifient, et qui vont donc modifier ◀la▶ valeur, ◀la▶ couleur et ◀la▶ situation du mot lui-même ; etc.
5. Quelle Europe ?
◀Les▶ rythmes ◀d’▶évolution du lien social et ◀de▶ ◀la▶ participation du citoyen au management ◀de▶ ◀la▶ cité ne seront pas ◀les▶ mêmes, d’ici là, aux États-Unis, en URSS, en Europe, dans ◀le▶ tiers-monde. ◀Les▶ situations ◀de▶ départ en 1970 sont différentes, comme ◀le▶ seront sur ◀les▶ divers continents ◀les▶ évolutions démographiques, ◀l’▶efficacité ◀de▶ ◀la▶ lutte contre ◀les▶ nuisances, ◀la▶ saturation ◀de▶ certains besoins et ◀la▶ création concomitante d’autres besoins.
On se limitera dans ces pages à ◀l’▶Europe de l’Ouest, c’est-à-dire au seul ensemble des nations dont ◀les▶ situations ◀de▶ départ (traditions incluses) soient comparables et ◀les▶ rythmes ◀de▶ croissance démographique, urbanistique, industrielle et culturelle du même ordre.
II. ◀Les▶ invariants humains
◀La▶ prévision ne prend son sens et sa valeur que pour autant qu’il y a dans ◀le▶ domaine où on ◀l’▶opère deux classes ◀de▶ phénomènes ◀d’▶importance point trop inégale : ◀les▶ invariants et ◀les▶ variables. Si tout variait simultanément, ◀la▶ prévision n’aurait pas ◀de▶ sens ; si rien n’était variable, ◀le▶ besoin ◀de▶ prévision serait nul.
Par rapport à ◀la▶ participation sociale, civique et politique, quelques invariants doivent être reconnus, au titre ◀de▶ contraintes pour ◀l’▶imagination, mais aussi ◀de▶ repères et ◀de▶ gages ◀de▶ signification pour ◀les▶ changements possibles.
1. À ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶homme
◀La▶ taille moyenne ◀de▶ ◀l’▶homme (qui semble avoir augmenté ◀de▶ trois à quatre centimètres depuis deux-cents ans) ne variera plus guère une fois ◀l’▶urbanisation achevée et ◀les▶ nourritures égalisées. Resteront donc invariables ◀le▶ nombre ◀de▶ calories et ◀le▶ cube ◀d’▶air nécessaires par individu dans ◀les▶ climats occidentaux, ◀les▶ dimensions des chambres et ◀de▶ ◀l’▶unité individuelle dans ◀les▶ moyens ◀de▶ transport, et, ◀d’▶une façon générale, tout ce qui dépend ◀de▶ ◀la▶ taille ◀de▶ ◀l’▶homme dans ◀le▶ calcul des plans ◀d’▶alimentation ou ◀d’▶urbanisme et dans ◀le▶ cadre des relations sociales et interpersonnelles exigeant ◀la▶ proximité physique.
◀De▶ nombreuses contraintes subsisteront donc, affectant d’une part ◀la▶ tendance générale des techniques à ◀la▶ miniaturisation : on ne peut faire une chambre, une auto ou une cabine ◀de▶ transport plus petites qu’un homme, une ville plus petite qu’une maison, — et d’autre part, ◀la▶ tendance inverse au gigantisme : multiplier toutes ◀les▶ dimensions ◀de▶ nos escaliers par dix ◀les▶ rendrait impraticables sans échelles. En revanche, ◀la▶ portée des sens ◀de▶ ◀la▶ vue et ◀de▶ ◀l’▶ouïe (au moins) et des moyens individuels ◀de▶ communiquer à distance sera accrue aux dimensions ◀de▶ ◀la▶ planète.
2. Vie personnelle et sociabilité
Certains besoins fondamentaux ◀de▶ ◀l’▶homme occidental ne semblent pas susceptibles ◀de▶ disparaître sans que disparaisse en même temps tout ce qui pourrait donner un sens aux modifications ◀de▶ ◀l’▶existence ou à cette existence même. Ainsi, ◀le▶ double besoin ◀de▶ vie personnelle et ◀de▶ sociabilité, qu’exprime ◀le▶ couple ◀d’▶adjectifs cher à Hugo : solitaire et solidaire. C’est un besoin doublement frustré dans ◀les▶ villes ◀de▶ ◀la▶ société industrielle, où ◀l’▶homme cherche en vain ◀le▶ refuge paisible ou ◀la▶ vraie communauté, et ne trouve ◀d’▶autre alternance que celle ◀de▶ ◀la▶ promiscuité à domicile et ◀de▶ ◀la▶ solitude morale dans ◀la▶ foule des rues embouteillées, image même ◀de▶ ◀l’▶anti-communauté. Tenter ◀de▶ satisfaire ce double emploi permanent ◀de▶ ◀l’▶homme occidental doit être considéré comme une contrainte primordiale pour tous ◀les▶ plans ◀d’▶habitation et ◀d’▶urbanisme, dont dépendront ◀d’▶une manière décisive ◀la▶ possibilité, ◀la▶ nature et ◀la▶ qualité ◀de▶ ◀la▶ participation civique à ◀l’▶avenir.
3. Agrément du cadre
Un autre besoin qui paraît constant est celui ◀de▶ ◀l’▶agrément du cadre : « Que ◀l’▶on vive en 1768 ou en 1968, une pièce agréable, une vue reposante, une promenade plaisante, un beau lieu ◀de▶ réunion, ne sont guère différents… ◀Les▶ hommes n’ont pas tant changé10. » ◀D’▶où ◀l’▶idée du « droit ◀de▶ vivre dans un environnement décent », formulée par ◀le▶ message ◀de▶ ◀la▶ Maison-Blanche du 8 février 1965.
Mais ce droit est en fait constamment menacé ou lésé par un autre invariant humain, ◀l’▶égoïsme, qui nous rend insensibles aux désagréments que nous infligeons à nos voisins par agressions directes dans ◀les▶ villes : bruits, fumées, odeurs, bousculades ou encombrements ◀de▶ toute nature dont ◀la▶ cause est souvent ◀l’▶absence ◀de▶ courtoisie ; et dans ◀les▶ campagnes, en contribuant à ◀l’▶enlaidissement irrémédiable ◀de▶ ◀l’▶environnement : pavillons dignes des seuls « chiens méchants » qui ◀les▶ défendent, clôtures agressives, lent déferlement du ciment et des agglomérés, terrains vagues, décharges, détritus ◀de▶ camping, destruction ◀de▶ toutes ◀les▶ « retraites » naturelles, à peine ◀les▶ a-t-on repérées, par des commandos ◀de▶ touristes ou ◀d’▶agents immobiliers — autant ◀de▶ manifestations visibles et ◀d’▶effets mesurables ◀d’▶une attitude qui mine ◀les▶ bases mêmes du civisme quel que soit ◀le▶ régime.
4. Spécificité du comportement civique
Or, s’il est vrai que cet égoïsme, cet incivisme (souvent déguisé en individualisme libertaire) et ◀le▶ besoin inverse et complémentaire du bon voisinage, ◀de▶ sociabilité et par suite de civisme (qui peut cacher un besoin ◀d’▶intervention moralisante chez ◀les▶ voisins, donc un appétit ◀de▶ puissance) apparaissent comme des invariants quand on considère une communauté donnée dans ◀le▶ temps, il y a cependant ◀de▶ grandes différences ◀d’▶une communauté à l’autre dans ◀l’▶espace européen. ◀Le▶ brassage des populations dans ◀les▶ régions centrales du continent permet ◀de▶ vérifier par ◀l’▶expérience ces deux observations.
Prenons ◀l’▶exemple des cantons suisses : leurs ressortissants se mêlent de plus en plus et ◀les▶ apports ◀de▶ travailleurs étrangers accroissent très fortement ◀l’▶hétérogénéité ◀de▶ leurs populations, mais cela n’affecte guère ◀la▶ spécificité ◀de▶ leurs comportements civiques. ◀La▶ composition démographique du canton ◀de▶ Genève a varié depuis cent ans selon ◀le▶ tableau suivant :
1860 ‰ |
1968 ‰ |
|
Genevois | 49,4 | 28,9 |
Confédérés | 15,9 | 39,7 |
Étrangers | 34,7 | 31,4 |
Protestants | 50,8 | 39 |
Catholiques | 48,3 | 50,6 |
Autres et sans religions | 0,9 | 10,4 |
Cependant, ◀les▶ coutumes civiques et ◀le▶ climat des débats politiques n’ont guère changé pour ◀l’▶essentiel et rappellent davantage ◀la▶ France voisine que ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ Suisse, dont ◀les▶ ressortissants ou « Confédérés » forment pourtant ◀le▶ groupe ◀le▶ plus important des actuels citoyens ◀de▶ Genève. Certains traits typiquement genevois, comme ◀la▶ turbulence des partis et ◀la▶ faible participation aux « votations », n’ont été modifiés ni par ◀les▶ changements qualitatifs et quantitatifs ◀de▶ ◀la▶ composition du corps électoral, ni par ◀l’▶introduction du vote féminin. ◀Les▶ individus changent comme ◀les▶ cellules ◀d’▶un corps, ◀les▶ nombres absolus et ◀les▶ proportions changent, mais ◀les▶ structures restent, ◀les▶ dimensions du pays n’ont pas varié, et ◀le▶ genius loci agit (par des moyens que je n’ai pas à examiner ici) de manière à maintenir ◀l’▶invariant local et ◀les▶ différences avec d’autres invariants voisins.
◀D’▶où ◀la▶ nécessité pour ◀la▶ Suisse ◀d’▶un régime fédéraliste, c’est-à-dire ◀d’▶une union respectant ◀les▶ différences des cantons et n’ayant ◀d’▶autre fin que ◀la▶ sauvegarde ◀de▶ leurs autonomies. Mais des observations analogues peuvent être faites à ◀l’▶échelle européenne, quant aux comportements civiques des Français du Midi, ou des Tchèques, ou des Espagnols, à leur remarquable constance au travers des régimes ◀les▶ plus divers, et par suite à ◀la▶ permanence ◀de▶ leurs différences.
Nous aurons à revenir sur ◀la▶ relation nécessaire entre ◀le▶ pluralisme des invariants civiques et ◀l’▶organisation fédéraliste du continent. Mais c’est ici ◀le▶ lieu ◀de▶ signaler que ce pluralisme même différencie ◀l’▶ensemble européen des ensembles plus uniformes ou uniformisés des USA et ◀de▶ ◀l’▶URSS : toute prévision quant à ◀la▶ participation civique et politique doit en tenir compte dès ◀le▶ départ.
III. ◀Les▶ variables
◀La▶ prévision s’appuie naturellement sur ◀les▶ invariants et conseille ◀de▶ s’y adapter. Elle cherche à diminuer, quitte à ◀le▶ minimiser parfois, ◀le▶ domaine des variables, qui est en revanche celui ◀de▶ ◀la▶ stratégie et ◀de▶ ses efforts ◀d’▶optimation.
◀Les▶ principales variables intéressant ◀la▶ participation sociale, civique et politique me paraissent être ◀la▶ dimension dans ◀l’▶habitat ou ◀le▶ cadre urbain, ◀le▶ niveau ◀de▶ décision dans ◀la▶ structure étatique, enfin ◀le▶ degré ◀de▶ ◀l’▶information des citoyens.
1. ◀Les▶ dimensions dans ◀l’▶habitat ou ◀le▶ cadre urbain
◀De▶ ◀la▶ polis grecque à ◀la▶ mégalopolis des années 1970, ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀la▶ cité ont varié en raison inverse des possibilités ◀de▶ participation civique.
Dans ◀les▶ rues ◀de▶ ◀la▶ polis et sur sa place centrale ou agora se formait ◀l’▶opinion, se discutaient ◀les▶ lois, se décidait ◀la▶ destinée ◀de▶ toute communauté sociale, civique et politique digne du nom. Platon voulait une ville ◀de▶ 5000 citoyens (plus ou moins 50 000 habitants), et Aristote une ville dont ◀la▶ superficie n’excédât pas ◀la▶ portée ◀de▶ ◀la▶ voix ◀d’▶un homme criant sur ◀l’▶agora. Jusqu’à nos jours, en toutes provinces européennes, ◀de▶ Grenade à Riga, ◀d’▶Édimbourg à Istanbul, et ◀d’▶Athènes à Stockholm, rues à piétons et place centrale — piazza, plaza, praça, Platz, plein ou square, dérivés ◀de▶ ◀l’▶agora et du forum — ont été ◀le▶ lieu politique par excellence —, ◀le▶ Sénat et ◀le▶ Parlement n’étant qu’une dépendance ou délégation du forum. Là s’exerçait au maximum ◀la▶ participation civique. Autour du marché central, lieu des échanges économiques, des portiques ou terrasses ◀de▶ cafés réservés aux échanges ◀d’▶opinions et ◀de▶ nouvelles, plus tard à ◀la▶ lecture ◀de▶ ◀la▶ presse, on trouvait très généralement ◀l’▶église, ◀l’▶hôtel de ville, ◀l’▶école, ◀le▶ théâtre ou quelque salle publique. Et ◀les▶ tensions bi- ou multilatérales entre ◀les▶ entités symbolisées par ces bâtiments structuraient toute ◀la▶ vie proprement politique.
Aujourd’hui se reproduit, aggravé, ◀le▶ phénomène ◀de▶ dissociation qu’on observa dans ◀les▶ cités hellénistiques : ◀les▶ dimensions territoriales et démographiques ◀de▶ ◀la▶ polis normale (selon Platon ou Aristote) multipliées par dix, vingt ou cent, excluent en fait ◀la▶ possibilité ◀de▶ ◀l’▶agora ou du forum, auquel ◀l’▶époque absolutiste a déjà substitué, dans nos capitales, des espaces géométriques socialement stériles, voués aux seules parades militaires. Mais si ◀le▶ peuple ◀d’▶une cité trop vaste ne peut plus s’assembler pour discuter, s’il est ensuite chassé ◀de▶ ◀la▶ rue par ◀les▶ autos et perd ◀les▶ occasions quotidiennes ◀de▶ rencontres, s’il se disperse dans ◀les▶ pavillons et ◀les▶ villas ◀d’▶une banlieue dénuée ◀de▶ structures, s’il n’y a plus qu’un vide au centre ◀de▶ ◀la▶ ville — bureaux déserts dès ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶après-midi —, si ◀la▶ conduite ◀de▶ ◀la▶ cité devient en conséquence ◀l’▶affaire ◀de▶ spécialistes pratiquement anonymes, et que des élus transitoires sont censés diriger et orienter, mais qu’ils se bornent en fait à « couvrir » ou à révoquer après coup — alors il n’y a plus ◀de▶ participation, ni ◀de▶ démocratie concevables ou réelles.
Entre ces deux limites extrêmes ◀de▶ ◀la▶ polis primitive et ◀de▶ ◀la▶ mégalopolis ◀de▶ demain se jouent ◀les▶ chances ◀de▶ toute participation.
2. ◀Les▶ niveaux ◀de▶ décision dans ◀la▶ structure étatique
Dans un régime politique pluraliste, fédéraliste, ◀les▶ niveaux ◀de▶ décision sont déterminés par ◀la▶ correspondance entre ◀les▶ dimensions des communautés et ◀l’▶envergure des tâches envisagées. ◀Les▶ possibilités pratiques ◀de▶ participation des citoyens aux décisions politiques dépendent des niveaux communautaires existants : société, paroisse, club, atelier, entreprise au niveau communal, et organismes correspondants au niveau régional ou national, ou continental, ou mondial. Ces possibilités sont ◀d’▶autant plus nombreuses, plus directes et mieux garanties dans chaque domaine ◀d’▶activité que ◀le▶ niveau ◀de▶ décision est plus proche des cellules ◀de▶ base ; mais ◀d’▶autant plus rares, plus déléguées et plus aléatoires que ◀le▶ niveau ◀de▶ décision est plus éloigné — ce qu’il est au maximum dans ◀les▶ régimes stato-nationaux centralisés, dont ◀le▶ modèle fut ◀l’▶œuvre ◀de▶ Napoléon s’inspirant des principes jacobins.
◀La▶ centralisation dans un seul lieu, ou capitale, ◀de▶ tous ◀les▶ ordres ◀de▶ pouvoir (législatif, exécutif, judiciaire, mais aussi économique, monétaire, culturel, idéologique, etc.) et ◀la▶ réduction ◀de▶ tous ◀les▶ niveaux ◀de▶ décision à un seul, au sommet ministériel dans ◀la▶ capitale, rendent minimales ou nulles ◀les▶ possibilités ◀de▶ participation du citoyen : au mieux, il est appelé à voter tous ◀les▶ quatre ou sept ans pour un candidat à ◀la▶ présidence ◀de▶ ◀la▶ nation, pour un candidat député qui représente un parti national plus que des intérêts régionaux ou professionnels, ou pour un candidat au conseil municipal.
Dans un État totalitaire (réalisation presque parfaite du modèle napoléonien), ◀la▶ participation active est nulle, ◀la▶ participation passive, obligatoire et universelle, est donc totale.
◀Les▶ limites extrêmes ◀de▶ ◀la▶ participation sont ici représentées par ◀la▶ distribution pluraliste des pouvoirs à des niveaux divers en partant des cellules ◀de▶ base autonomes, et par ◀la▶ centralisation totalitaire.
3. ◀L’▶information
Enfin, ◀les▶ possibilités ◀de▶ participation active aux décisions ◀de▶ ◀la▶ cité varient a) avec ◀le▶ degré ◀d’▶information pratiquement accessible au citoyen, et b) selon ◀le▶ mode ◀d’▶action recherché par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀l’▶information.
a) ◀L’▶information sur ◀les▶ problèmes locaux étant ◀la▶ plus dense et détaillée, ◀la▶ participation aux décisions locales est ◀la▶ plus efficace et universelle.
À mesure qu’on s’élève dans ◀l’▶échelle des niveaux ◀de▶ décision correspondant à ◀l’▶envergure ◀de▶ tâches plus vastes ou plus spéciales et aux dimensions des communautés capables ◀de▶ ◀les▶ assurer, ◀l’▶information devient moins directement accessible à ◀l’▶individu, moins spontanément assimilable, et ◀la▶ participation plus rare, plus indirecte et déléguée.
Au niveau des tâches continentales (qui est aujourd’hui celui des recherches nucléaires et spatiales, des transports, ◀de▶ ◀l’▶écologie, ◀de▶ ◀la▶ défense militaire, ou ◀de▶ ◀l’▶aide au tiers-monde), une information générale peut être diffusée et assimilée sans trop ◀de▶ peine par ◀l’▶école, ◀la▶ presse et ◀les▶ mass médias, mais ◀l’▶élaboration qui doit précisément ◀la▶ rendre « utile » suppose des facultés ◀de▶ synthèse et une conscience des fins dernières ◀de▶ ◀la▶ société qu’on ne saurait exiger ni des spécialistes aux sources, ni des agents ◀de▶ présentation et ◀de▶ distribution publique (enseignants, responsables des mass médias qui préparent ◀les▶ prises ◀de▶ décisions), ni même des gouvernants qui décident finalement.
Il faut donc prévoir, entre ◀les▶ sources et ◀les▶ débouchés, entre ◀les▶ banques ◀d’▶information et ◀les▶ gouvernants, une fonction ◀de▶ mise en forme, analogue à celle qui est assurée d’ores et déjà auprès des responsables ◀de▶ ◀la▶ politique américaine par ◀les▶ conseillers privés ◀de▶ ◀la▶ Maison-Blanche.
b) ◀L’▶information (dont ◀l’▶enseignement scolaire n’est qu’un chapitre) aura des actions très différentes selon que, par une visée constante, ou par sa forme, ou par ses modes ◀de▶ diffusion, elle servira en fait à éduquer et stimuler ◀le▶ jugement libre ou, au contraire, à ◀le▶ conditionner, voire à ◀le▶ programmer.
Dans le premier cas, elle rendra ◀le▶ citoyen mieux capable ◀de▶ situer un problème dans ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ société où il vit, ◀de▶ sa culture, ◀de▶ ses valeurs communes ; ou simplement elle lui fournira ◀les▶ instructions nécessaires (au sens ◀de▶ mode ◀d’▶emploi) pour traiter un problème public sur lequel il est appelé à se prononcer.
Dans le second cas, ◀l’▶information, loin de chercher à stimuler ◀la▶ liberté du jugement personnel, visera à ◀la▶ diriger, puis à ◀la▶ limiter, puis à ◀la▶ précontraindre, enfin à lui substituer un programme défini par d’autres : État, Parti, Dictateur, Grande Machine…
◀L’▶instruction impérative, au sens des « instructions » ou ordres donnés par un supérieur à un subordonné, par un maître à son disciple, ou même par un instituteur à des enfants n’ayant pas encore atteint ◀le▶ stade réflexif-critique, n’est pas une atteinte à ◀la▶ liberté ◀de▶ jugement mais une empreinte dont ◀le▶ jugement plus tard utilisera ◀les▶ structures, réseaux ◀de▶ canaux et nervures. ◀L’▶atteinte à ◀la▶ liberté commence avec ◀la▶ propagande politique et ◀la▶ publicité commerciale, l’une empruntant ◀le▶ ton ◀de▶ ◀l’▶instruction impérative afin de mieux faire régresser ◀le▶ jugement adulte, l’autre habituant ◀les▶ masses à s’amuser du mensonge qui rapporte, et bientôt à ◀le▶ préférer à toute vérité qui ennuie. Ces deux formes ◀de▶ lésion infligées à ◀la▶ faculté ◀de▶ participation sont guérissables. Il suffit que ◀l’▶homme « se reprenne », compare ◀les▶ promesses aux réalités et déclare à ses risques et périls : « ◀Le▶ Roi est nu. » Il n’en va plus de même lorsque ◀l’▶information s’adresse à ◀l’▶inconscient (hidden persuasion), conditionne ◀les▶ réflexes, modifie ◀le▶ programme génétique ◀d’▶un individu ou uniformise celui ◀d’▶une classe pour en faire une caste.
◀Le▶ jeu des alternatives
Nos termes ◀de▶ base ainsi définis, ◀les▶ invariants et ◀les▶ variables principales repérés, il ne nous reste qu’à tenter quelques coups simples du jeu dont nous venons de poser ◀les▶ règles. Étant bien entendu qu’il ne s’agit encore que ◀d’▶essais ◀de▶ vérifier quelques groupes ◀de▶ connexions, et, comme on ◀le▶ dit à ◀l’▶armée, ◀de▶ « voir si ◀les▶ liaisons jouent ».
Posons ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu que ◀de▶ ◀l’▶option Europe unie ou non va dépendre tout ◀le▶ reste et d’abord ◀l’▶identité européenne.
I. ◀L’▶Europe divisée
Dans le premier terme ◀de▶ notre alternative, ◀l’▶Europe, autour de ◀l’▶an 2000, est restée — ou est revenue, après ◀l’▶échec des mouvements ◀d’▶union — au stade des États-nations qui se disent souverains, se veulent indépendants, et restent tout-puissants dans leurs frontières, superiorem in terris non recognoscentes, selon ◀la▶ formule mise au point par ◀les▶ légistes ◀de▶ Philippe le Bel, vers 1300. Qu’en est-il alors ◀de▶ ◀la▶ fameuse prophétie ◀de▶ Proudhon : « ◀Le▶ xxe siècle ouvrira ◀l’▶ère des fédérations, ou ◀l’▶humanité recommencera un purgatoire ◀de▶ mille ans » ? C’est la seconde proposition qui a été retenue par ◀l’▶histoire. Peut-on décrire alors ◀le▶ « purgatoire » européen ? C’est peut-être une tâche impossible, au surplus vaine, s’il est vain ◀de▶ s’interroger sur ◀les▶ remèdes aux maladies dont sera menacé après 2000 un homme né avant 1900.
◀La▶ persistance des États-nations en 2000 impliquerait ◀la▶ mort ◀de▶ ◀l’▶Europe comme entité. ◀L’▶échec définitif du Marché commun des Six par suite du refus opposé par ◀les▶ États-nations à toute forme ◀d’▶union efficace et au moins concurrentielle avec ◀les▶ Super-Grands dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀l’▶économie, ◀de▶ ◀la▶ technique et ◀de▶ ◀la▶ culture consommerait ◀la▶ double satellisation, par ◀l’▶URSS à ◀l’▶Est et en Méditerranée, par ◀les▶ USA à ◀l’▶Ouest et au Nord.
◀La▶ participation civique et politique ne saurait être alors que minimale ou nulle, tout étant dirigé, programmé ou inspiré ◀de▶ ◀l’▶extérieur : rythmes ◀de▶ production, taux ◀de▶ consommation, planification, relations avec ◀les▶ autres continents, définitions ◀de▶ ◀l’▶utilité sociale et ◀de▶ ◀la▶ rentabilité ◀d’▶une entreprise, formation professionnelle et finalement information, ce qui revient à dire éducation.
Il importe peu de savoir si ◀l’▶agent dominant est alors ◀l’▶État national, ◀le▶ Parti qui ◀l’▶utilise (« marxiste » ou « fasciste »), une Puissance lointaine, ou ◀la▶ Grande Machine, ordinateur universel et omniscient ; dans tous ces cas, ◀l’▶agent est en mesure ◀de▶ « sonder ◀les▶ reins et ◀les▶ cœurs », ◀d’▶enregistrer non seulement ◀les▶ paroles mais ◀les▶ pensées et ◀de▶ créer ◀de▶ nouvelles castes. Et ◀l’▶on peut avancer que 1984 serait ◀le▶ résultat nécessaire ◀de▶ ◀l’▶incapacité ◀de▶ « faire ◀l’▶Europe » à cette date !
En effet, « ◀l’▶intérêt supérieur ◀de▶ ◀la▶ nation », invoqué par ◀les▶ détenteurs des mécanismes ◀de▶ ◀l’▶État centralisé, permet ◀d’▶interdire arbitrairement ◀la▶ diffusion ◀de▶ toute information utilisable par ◀les▶ électeurs non prévenus.
On arrive assez vite à un clivage ◀de▶ ◀la▶ société en deux classes : celle qui reçoit ◀l’▶information en temps utile, et qui en joue à son profit ; et celle qui reçoit des « instructions » sous forme de publicité, propagande ou hidden persuasion. Classe des technocrates et classe des conditionnés.
◀La▶ classe informée (ou active) est naturellement dirigeante. ◀La▶ classe pseudo-informée (ou passive) se trouve manipulée vers un bonheur plus ou moins hilare par une minorité plus ou moins machiavélique, elle-même aux ordres ◀de▶ ◀l’▶économie ou ◀de▶ ◀l’▶idéologie dominantes. Un couple sadomasochiste domine ainsi ◀les▶ relations sociales, dans ◀l’▶Europe de l’Ouest au profit ◀de▶ ◀l’▶économie américaine, et dans celle ◀de▶ ◀l’▶est au profit des maîtres et manipulateurs ◀de▶ ◀l’▶idéologie communiste.
Cette prolétarisation civique ◀de▶ ◀l’▶Europe paraît inévitable si nos États-nations persistent à refuser toute forme ◀d’▶union fédérale et ◀de▶ distribution du pouvoir étatique conforme aux réalités vivantes plutôt qu’aux frontières « historiques » (fixées depuis moins ◀d’▶un siècle en moyenne) ; de même, si aucune révolte populaire n’arrive à ébranler ◀le▶ système. Cependant, elle ne saurait être qu’une image-limite, irréalisable à ◀l’▶état pur, car non seulement « ◀le▶ pire n’est pas toujours sûr », mais encore et surtout, ◀le▶ pire se limite par ses propres effets : ◀la▶ maladie ne peut survivre au corps qu’elle tue. Ainsi, ◀l’▶État-nation, paralysant ou mécanisant ◀la▶ vie civique, et par suite déprimant sa prospérité, se verra contraint d’une part ◀de▶ tolérer une croissante régionalisation, d’autre part ◀de▶ perdre — en voulant rester seul — ◀le▶ plus clair ◀de▶ son « indépendance » : il ne pourra longtemps survivre à cette dissolution ◀de▶ ses cadres rigides et à ◀la▶ dérision ◀de▶ ses prétentions absolues. Une autre société naîtra parmi ses ruines. Mais ◀la▶ prolétarisation civique, persistante ou potentielle, n’en devra pas moins rester présente en filigrane dans toute image plus réaliste (plus probable) que nous tenterons ◀de▶ composer.
2. ◀L’▶Europe fédérée
Si, au contraire — c’est le deuxième terme ◀de▶ notre alternative — ◀l’▶Europe a réussi à s’unir, c’est-à-dire à dépasser ◀le▶ stade des États-nations centralisés ◀de▶ modèle jacobin-napoléonien, elle offre une double possibilité ◀de▶ participation, celle précisément que ◀l’▶État-nation excluait, et qui est à la fois régionale et continentale. ◀L’▶État-nation était trop grand pour animer ◀l’▶existence économique, sociale et culturelle ◀de▶ tout son territoire : ◀les▶ régions seules peuvent ◀le▶ faire. ◀L’▶État-nation était trop petit pour jouer un rôle à ◀l’▶échelle mondiale : ◀la▶ fédération européenne peut y prétendre.
Ce second terme ◀de▶ notre alternative linéaire conduit à une nouvelle bifurcation possible : ◀l’▶Europe fédérée sur ◀la▶ base des régions réussit à s’autorégler (A), ou bien elle tente ◀de▶ rendre ses déséquilibres créateurs (B).
A. Harmonie des facteurs
On a vu que ◀l’▶harmonie civique et politique résulterait pour une communauté donnée ◀de▶ ◀la▶ co-action ou ◀de▶ ◀la▶ convergence bien tempérée des facteurs suivants : dimensions du territoire et ◀de▶ ◀la▶ population ; envergure des tâches assumées ; répartition des organes ◀de▶ décision aux niveaux déterminés par ◀l’▶envergure des tâches et par ◀les▶ communautés ◀de▶ dimensions correspondantes ; articulation avec des organes ◀de▶ compétence plus large (agences fédérales) selon ◀l’▶envergure des tâches ; information adéquate.
Un schéma ◀de▶ ◀la▶ coaction ◀de▶ nos facteurs en vue ◀d’▶une participation civique et politique optimale s’articulerait en quatre phases ou degrés ◀de▶ relations ◀d’▶implications.
1. Dimensions des communautés réelles
◀Les▶ dimensions des communautés sont ◀de▶ deux sortes, que Rousseau dénommait « nombre du peuple » et « étendue ◀de▶ ◀l’▶État ». ◀De▶ l’une et l’autre dimension dépend directement ◀la▶ participation : au très petit État correspond ◀le▶ maximum ◀de▶ liberté civique, mais « plus ◀l’▶État s’agrandit, plus ◀la▶ liberté diminue », tandis que « ◀le▶ gouvernement doit être plus fort à mesure que ◀le▶ peuple est plus nombreux » et qu’en revanche « plus ◀les▶ magistrats sont nombreux, plus ◀le▶ gouvernement est faible ». Ou encore : « ◀le▶ plus actif des gouvernements est celui ◀d’▶un seul », « ◀le▶ nombre des chefs diminue en raison de ◀l’▶augmentation du peuple ». Ou enfin : « si […] ◀le▶ nombre des magistrats suprêmes doit être en raison inverse ◀de▶ celui des citoyens, il s’ensuit qu’en général ◀le▶ gouvernement démocratique convient aux petits États », à ceux où « ◀le▶ peuple est facile à rassembler » (Contrat social, III, 1 à 3).
Rousseau en vient ainsi à formuler une loi ◀de▶ ◀la▶ participation qu’illustrent ◀les▶ exemples des petits cantons suisses à Landsgemeinde, ou ◀de▶ Genève, et avant eux des cités grecques où ◀l’▶on comptait presque autant ◀de▶ magistrats (prenant charge par rotation) que ◀de▶ citoyens : plus une communauté est petite, plus ◀le▶ gouvernement peut y être démocratique ; plus un État est populeux et étendu, et plus ◀le▶ pouvoir doit être concentré. (À ◀la▶ limite, il faudra donc un dictateur.)
◀De▶ là ◀le▶ conseil ◀de▶ Rousseau aux patriotes polonais : « Si vous voulez réformer votre gouvernement, commencez par resserrer vos limites. »
2. Répartition ◀de▶ ◀l’▶État
Ce principe admis, on s’aperçoit que ◀l’▶existence du petit État ou communauté ◀de▶ participation maximale, et son bon fonctionnement, impliquent deux conditions nécessaires :
a) ◀le▶ dépérissement des cadres stato-nationaux, c’est-à-dire : ◀la▶ dissolution progressive des grands États par décentralisation ◀de▶ ◀l’▶administration, effacement des frontières, renaissance ou formation ◀de▶ communautés organiques ◀d’▶ordres divers, non nécessairement superposables ; ou en d’autres termes : ◀la▶ substitution aux États-nations délimités par ◀les▶ arbitraires frontières politiques actuelles ◀de▶ réseaux ◀de▶ régions qu’il s’agira d’abord ◀d’▶organiser (et non pas ◀de▶ « délimiter »), en tout cas pas plus — et peut-être pas autrement — qu’on ne ◀le▶ fait pour des écosystèmes ;
b) ◀l’▶autonomie ◀de▶ régions restreintes, c’est-à-dire ◀la▶ distribution ◀de▶ ◀l’▶appareil étatique (non pas du tout sa suppression !) à des niveaux ◀de▶ décision où il ne soit plus seulement contrôleur mais surtout contrôlable par des citoyens informés ◀d’▶une manière adéquate.
3. Formules communautaires pluralistes
◀La▶ santé des régions autonomes à son tour implique nécessairement deux processus apparemment contradictoires :
a) ◀L’▶existence et ◀la▶ vitalité ◀d’▶unités ◀de▶ base ou communes ◀de▶ dimensions assez petites pour qu’en leur sein ◀la▶ participation civique soit aussi directe et aussi fréquente que possible.
Or ◀la▶ recréation ◀de▶ ◀la▶ commune (équivalent ◀de▶ ◀la▶ polis, ◀de▶ ◀la▶ civitas, ◀de▶ ◀la▶ cité libre ou universitas médiévale) est essentiellement une question ◀d’▶urbanisme. Elle dépend des possibilités ◀de▶ recréer, au sein ou à ◀l’▶écart des mégalopolis (qui continuent à se développer ◀d’▶une manière semi-anarchique, semi-planifiée et totalement catastrophique dans ◀les▶ années 1970 et 1980), ◀les▶ équivalents modernes ◀de▶ ◀la▶ polis, du village ou du bourg médiéval, soit des unités ◀d’▶habitation (quartiers, cités-satellites, ou villes neuves) ◀de▶ 5000 à 50 000 habitants, dotés au moins ◀d’▶une place centrale et ◀de▶ rues à piétons, permettant une participation réelle à ◀la▶ vie communale, pour ceux des citoyens qui en ont envie, et des contacts quotidiens, désordonnés, livrés au hasard, entre toutes ◀les▶ classes ◀de▶ ◀la▶ population11.
◀Le▶ problème des unités ◀d’▶habitation et ◀de▶ leurs dimensions à ◀la▶ mesure ◀d’▶une vie civique rénovée semble pouvoir être résolu en théorie dès ◀les▶ années 1980. Mais ◀la▶ société ◀de▶ ◀l’▶an 2000 n’en sera pas moins compromise par ◀la▶ survivance encombrante ◀de▶ quartiers ◀de▶ villes et ◀de▶ grands ensembles « invivables » et coûteux à détruire, construits dans ◀l’▶anarchie et sur ◀la▶ seule notion ◀de▶ rapport financier, par ◀les▶ soins ◀de▶ ◀la▶ génération actuelle, dans ◀les▶ années 1970 et 1980.
b) ◀L’▶établissement ◀de▶ liens interrégionaux ◀de▶ tous ordres à ◀l’▶échelle du continent, ou fédérations.
Car il est évident qu’un certain nombre ◀d’▶activités indispensables à ◀la▶ vitalité des régions et ◀de▶ leurs unités ◀de▶ participation civique (communes et entreprises) ne peuvent être exercées qu’à ◀l’▶échelle ◀d’▶une fédération continentale. Citons au nombre ◀de▶ ces activités : ◀la▶ politique industrielle, agricole, commerciale et monétaire, ◀les▶ transports, ◀la▶ documentation technique, scientifique ou écologique, ◀la▶ climatologie active, ◀la▶ concertation des recherches, ◀les▶ suprêmes instances ◀de▶ recours juridiques.
◀La▶ stimulation, ◀le▶ contrôle social et ◀la▶ stratégie globale ◀de▶ ces activités excédant ◀les▶ compétences et ◀les▶ capacités des régions devront être assumés par des agences fédérales, informées par leurs relais régionaux, et informant à leur tour ◀l’▶ensemble des gouvernants et citoyens européens. Aux trois principaux niveaux ◀de▶ décision : 1. commune ; 2. région ; 3. fédération — correspondent ◀les▶ moyens ◀d’▶information suivants : 1. école publique, presse, radio ; 2. université et TV ; 3. banques ◀d’▶informations et centres fédéraux ◀de▶ traitement ◀de▶ ◀la▶ documentation.
4. Puissance ou liberté
◀Le▶ jeu complexe mais prévisible ◀de▶ ces implications successives, des choix qu’elles entraînent et ◀de▶ leurs interactions et autorégulations, doit théoriquement permettre un maximum ◀de▶ participation. Est-ce à dire que ◀le▶ système décrit représente un modèle satisfaisant ◀d’▶harmonisation des dynamismes civiques, qu’il n’y aurait plus qu’à « faire jouer » aux différents niveaux communautaires ? Voilà qui ne me paraît ni souhaitable ni possible, non pas que j’aie des doutes sur ◀la▶ valeur du modèle — il est ◀le▶ meilleur que je puisse imaginer — mais du fait même qu’il aura pour fonction ◀de▶ conjuguer des dynamismes, et non pas ◀d’▶imposer un certain type ◀d’▶équilibre ou ◀de▶ stabilité.
Disons qu’il est méthode ◀d’▶invention permanente et non pas utopie à joindre un jour. Car il suppose ◀la▶ liberté, tandis que ◀l’▶utopie prise pour programme est une fuite devant ◀le▶ réel, devant ◀les▶ risques ◀de▶ ◀la▶ liberté, donc devant ◀la▶ liberté elle-même.
Un jeu parfait ◀de▶ notre modèle n’est pas souhaitable, car il rendrait ◀la▶ participation inévitable, obligatoire et pour ainsi dire sans « reste » ◀d’▶anarchie. On sent bien que cela serait en contradiction réelle avec ◀la▶ liberté, qui est ◀le▶ ressort du jeu en même temps que son but, puisqu’elle nourrit ◀les▶ tensions constitutives ◀d’▶une cité faite pour ◀les▶ personnes, non pour ◀la▶ rentabilité à moyen terme ◀d’▶investissements spéculatifs. (Je reviendrai plus loin sur ◀le▶ droit à ◀l’▶inadaptation comme condition dernière ◀de▶ toute vraie vie civique et ◀de▶ toute participation authentique.)
Au surplus, un jeu parfait n’est possible que s’il est limité dans ◀le▶ temps, terminé par une fin automatique ou convenue, ce qui n’est pas ◀le▶ cas dans ◀la▶ cité envisagée : ses éléments ne sont pas des pions solides en nombre déterminé mais des flux, des couples ◀de▶ forces, des antinomies en tension, dont ◀la▶ vie même se manifeste par ◀la▶ recréation perpétuelle ◀d’▶inégalités, ◀de▶ déséquilibres, ◀de▶ conflits, dont on ne peut être sûr qu’ils finiront « bien », mais dont il est certain qu’ils perdraient toute vertu créatrice s’ils pouvaient être « réglés » ou « contrôlés » ◀d’▶avance par un programme.
B. Difficultés du jeu et discordances (éventuellement) créatrices
Si nous regardons de plus près ◀les▶ conditions concrètes puis morales ◀de▶ ◀la▶ participation civique — dimensions des communautés, répartition ◀de▶ ◀l’▶État, formules communautaires pluralistes, choix (plus ou moins ambigus) entre puissance ou liberté (c’est-à-dire sécurité collective ou risques personnels) comme fin ◀de▶ ◀la▶ cité —, nous découvrons en chacune ◀d’▶elles des motifs intrinsèques ◀de▶ conflits renouvelés, ◀de▶ résistance et ◀d’▶inégalités, ◀de▶ dysfonctions ou discordances au moins virtuelles — dont il s’agit ◀de▶ tirer des résultantes positives.
Toute participation civique exige, nous ◀l’▶avons vu, des conditions précises, dont nulle n’est suffisante, mais qui sont toutes nécessaires :
1. Information des citoyens (enseignement à tous ◀les▶ degrés, mass médias, banques ◀d’▶informations, etc.)
2. Discussion publique des lois ;
3. Unités ◀d’▶action civique (unités ◀d’▶habitation et communes, ateliers et entreprises, régions, etc.) ;
4. Action : — vote des lois, élections, — possibilité ◀de▶ faire partie des conseils législatifs et des organes exécutifs — et ◀de▶ ◀les▶ contrôler ;
5. Présence personnelle aux conseils, débats, assemblées ;
6. Objectifs communs ;
Reprenons ces sept points, dont nous avons indiqué ◀les▶ coordonnées dans ◀le▶ monde grec ◀de▶ ◀la▶ polis, en essayant ◀d’▶imaginer leurs homologues possibles dans ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶an 2000 et ◀les▶ difficultés qui doivent résulter des changements prévisibles ◀d’▶échelle, ◀de▶ stade ◀d’▶évolution et ◀de▶ moyens techniques.
1. ◀L’▶information
◀L’▶information, directe, visible et tangible dans ◀la▶ polis est fournie désormais au plus grand nombre par une école améliorée, plus égalitaire à ◀la▶ base dès la première enfance et plus préoccupée ◀d’▶enseignements concrets, économique et civique notamment ; ainsi que par ◀la▶ radio-télévision.
Une minorité formée dans ◀les▶ écoles supérieures — initiés techniques —, ou dans leurs marges et contre leurs orthodoxies — initiés philosophiques —, peut accéder aux banques ◀d’▶informations et aux bibliothèques anciennes, et lit ◀la▶ presse ◀d’▶opinion et ◀les▶ revues où elle trouve commentaires, innovations et examens critiques. ◀L’▶écart qui n’a cessé ◀de▶ croître entre ◀les▶ deux clientèles ◀de▶ ◀l’▶information est devenu tel que ◀l’▶on doit parler ◀de▶ deux classes divisant ◀la▶ société européenne tout entière : au lieu des libres et des serfs du Moyen Âge, nous avons ◀les▶ initiés librement critiques et créateurs d’une part, et d’autre part ◀les▶ « masses-informées » conditionnées, donc asservies. ◀Les▶ uns et ◀les▶ autres sont fiers ◀de▶ leur supériorité, soit qualitative (opérationnelle), soit quantitative (fonctionnelle) ; soit s’autorisant ◀d’▶un « gay savoir » nietzschéen et ◀de▶ ses perpétuelles remises en question plus ou moins inactuelles et arbitraires ; soit se fondant sur des évidences tenues pour scientifiques, indiscutables, et constamment remises à ◀la▶ mode, aux yeux des masses, par ◀les▶ manipulateurs des mass médias.
Cette évolution peut avoir pour effets civiques ◀de▶ faire passer ◀les▶ « ferments révolutionnaires » et ◀les▶ « idées subversives » dans ◀les▶ seules élites dirigeantes mais non plus possédantes, ◀les▶ « masses » (ex-prolétariat ouvrier et bourgeoisie confondus dans un vaste néo-tertiaire ou quaternaire) devenant ◀la▶ base solide du conformisme civique et ◀de▶ ◀la▶ sécurité socioéconomique, en défense contre ◀l’▶aventurisme des élites, mais aussi contre leur sagesse éventuelle. (◀Le▶ pluralisme, ◀le▶ goût ◀de▶ différer et ◀de▶ refuser sont en effet ◀les▶ attributs des seules élites. ◀Le▶ passage ◀de▶ ◀la▶ masse aux élites consiste en ◀l’▶acte ◀de▶ contester valablement ◀les▶ évidences majoritaires, donc dans un dé-conditionnement.)
2. ◀La▶ discussion publique
◀La▶ discussion publique était, en Grèce antique, ◀l’▶affaire ◀de▶ ◀l’▶ensemble des citoyens (environ le dixième ◀de▶ ◀la▶ population) réunis sur ◀l’▶agora et à peu près également informés, ◀de▶ première main, sur ◀les▶ problèmes à débattre et à trancher par un vote.
Ce type ◀d’▶assemblée est devenu impraticable et impensable (sauf dans ◀de▶ très petits cantons suisses) avec ◀l’▶avènement des grandes villes ◀de▶ ◀la▶ société absolutiste, puis ◀de▶ ◀la▶ société industrielle, par suite de ◀l’▶accroissement des populations, cent ou mille fois supérieur à celui des places publiques ou des salles disponibles.
Subitement, à partir de 1960, et grâce au développement ◀de▶ ◀la▶ TV, tout change.
◀La▶ cité, dont Aristote pensait que ◀l’▶étendue devait être mesurée par ◀la▶ portée ◀de▶ ◀la▶ voix ◀d’▶un homme criant sur ◀l’▶agora, devient, en vertu de ◀la▶ même exigence et grâce à ◀la▶ radio puis à ◀la▶ TV relayée par satellites, coextensive à ◀l’▶humanité, c’est-à-dire globale. Si ◀la▶ commune est ◀l’▶aire où ma voix peut se faire entendre, alors « ◀le▶ monde est ma commune » peut dire ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ fin ◀de▶ ce siècle. Pour Teilhard de Chardin et pour Marshall McLuhan, chaque homme moderne, par certaines ◀de▶ ses dimensions, est global.
◀La▶ question demeure, évidemment, ◀de▶ savoir quelles voix peuvent pratiquement se faire entendre dans cette communauté globalisée. En effet, par analogie à ◀la▶ Loi ◀de▶ J.-J. Rousseau (citée plus haut), on vérifie que plus ◀les▶ moyens ◀de▶ communication sont puissants, moins sont nombreux ceux qui peuvent ◀les▶ utiliser. À ◀la▶ limite, un seul, qui est ◀le▶ chef de l’État, peut aujourd’hui se faire entendre ◀de▶ tous. Cependant, ◀la▶ portée moyenne des émetteurs-récepteurs individuels (son, vision en relief, toucher peut-être un jour ?) qui ne manqueront pas ◀de▶ se multiplier dans ◀les▶ prochaines décennies, viendra probablement ramener ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀la▶ commune future à un ordre ◀de▶ grandeur comparable (égal ou double) à celui des cités classiques ◀d’▶Ionie, ◀d’▶Attique ou ◀de▶ Sicile. ◀La▶ différence principale ne consistera donc pas dans ◀les▶ dimensions physiques ◀de▶ ◀la▶ cité nouvelle, mais dans ◀le▶ fait que ◀les▶ assemblées civiques pourront se tenir, sans que ◀les▶ citoyens se déplacent, sur une agora composée à distance et définie comme un carrefour ◀d’▶ondes. (Déjà, dans ◀les▶ années 1970, ◀la▶ formule du conseil d’administration « réuni » ◀de▶ ◀la▶ sorte a toutes chances ◀de▶ devenir ◀d’▶application courante.) ◀L’▶agora composée par ◀la▶ participation à distance peut recréer ◀les▶ conditions ◀de▶ ◀la▶ Landsgemeinde suisse ou ◀de▶ ◀l’▶assemblée des citoyens dans ◀la▶ cathédrale ◀de▶ Genève (Rousseau), modèles des conditions optimales ◀de▶ ◀la▶ participation civique et politique, dans ◀la▶ mesure où celle-ci dépend des dimensions ◀de▶ ◀la▶ communauté.
Il est possible que des inconvénients ◀d’▶une nature encore insoupçonnée résultent à ◀l’▶expérience du fait ◀de▶ ◀la▶ rencontre ◀d’▶hommes séparés ◀les▶ uns des autres par 3000 ou 300 ou 3 kilomètres et non par 30, ou 3, ou 0,3 mètre. On regrettera ◀les▶ couloirs des anciens parlements, ◀les▶ apartés entre deux travées… Mais ◀les▶ avantages seront certains : ◀les▶ économies ◀de▶ temps, ◀d’▶argent et ◀d’▶énergie procurées par ◀la▶ suppression des déplacements permettront une participation plus fréquente, plus longue, et dans des conditions psychologiques plus sereines, là même où ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀la▶ communauté (« nombre du peuple » et « étendue ◀de▶ ◀l’▶État ») ou ◀les▶ conditions architectoniques ne s’y prêteraient pas.
Mais d’autres phénomènes majeurs, très susceptibles ◀de▶ dominer ◀la▶ scène civique et politique d’ici deux ou trois décennies, vont peut-être rendre indispensable ◀la▶ formule des assemblées à distance : je veux parler ◀de▶ ◀la▶ pluralité des types ◀de▶ régions et des associations sans base territoriale.
Nous avons vu plus haut que ◀les▶ régions économiques, écologiques, socioculturelles et politiques, n’auront pas ◀les▶ mêmes aires ◀de▶ rayonnement et ne seront donc ni superposables ni juxtaposables ; ce qui entraînera une pluralité ◀de▶ « capitales », « métropoles », « chefs-lieux », c’est-à-dire ◀de▶ centres ◀d’▶animation, ◀de▶ gestion et ◀de▶ réunions ; tout cela se prêtant à des formules ◀d’▶ubiquité du contrôle, du conseil, ◀de▶ ◀la▶ représentation et ◀de▶ ◀l’▶assemblée, ◀les▶ exigeant même, en lieu et place des formules ◀de▶ centralisation statique dans un cadre territorial accidentel et plus ou moins arbitraire mais immuable (système ◀de▶ ◀l’▶État-nation).
3. ◀Les▶ unités ◀d’▶action civique
◀Les▶ unités ◀d’▶action civique sont aujourd’hui ◀les▶ communes ; ◀les▶ départements, ou cantons, ou provinces ; et ◀les▶ stato-nations. ◀Les▶ communes n’ont plus assez ◀de▶ compétences pour intéresser ◀le▶ citoyen, et elles en gardent trop pour ◀le▶ peu ◀d’▶informations dont disposent leurs maires. Trop petites à ◀la▶ campagne (étouffantes), trop grandes dans ◀les▶ régions urbaines (vide social), elles ne coïncident plus que par hasard avec ◀les▶ dimensions utiles ou efficaces permettant une participation civique active. ◀Les▶ départements, cantons, provinces, à ◀l’▶étage au-dessus, souffrent des mêmes défauts. Quant aux États-nations, à la fois trop grands et trop petits, leur procès n’est plus à faire : ◀le▶ verdict a été prononcé à deux reprises par ◀l’▶histoire du xxe siècle, en 1914 et en 1939. Il y a peu de chances que leur évidente inadaptation aux dynamismes et aux besoins ◀de▶ ◀la▶ société post-industrielle leur ménage un avenir de plus ◀de▶ deux ou trois décennies, au terme duquel ils seront pratiquement tombés en désuétude.
◀La▶ disparition progressive des frontières dites politiques et ◀de▶ ◀l’▶appareil tentaculaire ◀de▶ ◀l’▶État-nation libère ◀le▶ processus ◀de▶ formation ◀de▶ groupes, communes, régions, associations, que ◀l’▶État-nation prétendait interdire, ou, ce qui revient au même, unifier.
◀Les▶ unités nouvelles ◀de▶ participation se redéfinissent entre ◀la▶ limite inférieure du gang et ◀la▶ limite supérieure ◀de▶ ◀l’▶Église. Notons que ni l’un ni l’autre ne sont délimités ou définis par une frontière. L’un et l’autre rayonnent, localement ou universellement, à partir ◀d’▶un patron, ◀d’▶un chef, ◀d’▶une tête, ◀d’▶une doctrine ou ◀d’▶une Révélation.
◀La▶ participation ◀la▶ plus immédiatement active se produit dans ◀l’▶association, ◀le▶ club, ◀la▶ section ◀de▶ parti ; dans ◀l’▶atelier ou ◀la▶ cellule syndicale ; dans ◀la▶ faculté ou ◀le▶ département ; puis dans ◀la▶ commune, dans ◀l’▶entreprise, dans ◀l’▶université. Au niveau de ◀la▶ région déjà, ◀la▶ co-action des forces politiques, économiques et culturelles devient ◀le▶ souci majeur et par suite ◀la▶ responsabilité ◀de▶ délégués des « bases », cellules ou unités du premier degré. Et ainsi ◀de▶ suite, jusqu’à ◀la▶ fédération continentale.
4. ◀L’▶action ou engagement civique
Participer suppose agir. Or « nous sommes en train de devenir une race ◀de▶ spectateurs et non plus ◀d’▶hommes ◀d’▶action », comme ◀l’▶a fort bien dit A. Clarke.
J’ai rappelé divers sens du verbe participer, et que certains sont actifs, mais d’autres passifs, tels ◀les▶ « sportifs » du dimanche, qui se contentent ◀d’▶assister aux matches.
En 2000, il y aura beaucoup plus ◀de▶ possibilités ◀d’▶agir sur ◀la▶ cité (même sans être là, physiquement, nous venons de ◀le▶ voir) et ◀d’▶agir en connaissance de cause : information intensive et extensive centuplée. Mais ◀la▶ différence entre participants actifs et passifs n’en sera que plus marquée, sinon plus sensible : car la plupart des hommes s’imaginent avoir « participé » à ce qu’ils n’ont fait que voir, et se vantent ◀de▶ s’être « engagés » quand ils n’ont qu’assisté en faisant un peu de bruit.
Nous retrouvons ici ◀l’▶idée des deux classes — ◀les▶ actifs et ◀les▶ passifs — à quoi nous conduisaient nos précédentes analyses.
◀La▶ démocratie semble avoir toutes ◀les▶ chances ◀de▶ se réaliser beaucoup mieux dans ◀la▶ République européenne, grâce à ◀l’▶action ◀d’▶aristocraties culturelles (groupes ◀de▶ prestige) et politiques (groupes ◀de▶ pression) s’opposant à ◀la▶ majorité, toujours conservatrice des préjugés « progressistes » ◀d’▶hier.
Il n’est pas sans intérêt ◀de▶ relever ici que ma description des passifs et des actifs civiques recouvre assez exactement ◀la▶ distinction que je posais en débutant entre futurologues scientifiques et prophètes.
◀L’▶angoisse du futurologue devant ◀l’▶imprévu, ◀la▶ création et ◀les▶ facteurs non mesurables (dont ◀le▶ facteur religieux) correspond à ◀l’▶angoisse ◀de▶ ◀l’▶homme actuel devant ◀les▶ risques ◀de▶ ◀la▶ participation réelle, et à son désir ◀d’▶un ordre automatisé.
5. ◀La▶ présence personnelle
L’un des paradoxes ◀de▶ ◀l’▶ère actuelle tient à ce que nos possibilités ◀de▶ déplacement s’accroissent en même temps que ◀les▶ nécessités ◀de▶ se déplacer diminuent.
J’ai parlé tout à ◀l’▶heure des conseils ◀d’▶administration tenus en vidéophonie, et ◀de▶ ◀la▶ possibilité ◀d’▶étendre à bien d’autres conseils ◀de▶ ◀la▶ cité ◀le▶ procédé du multiplex.
Dans tous ces cas, inutile ◀de▶ se déplacer si ◀l’▶on peut être utilement présent par d’autres moyens.
◀L’▶obligation ◀de▶ nous déplacer dépend principalement ◀de▶ ◀la▶ courte portée ◀de▶ nos sens (toucher, ouïe, vue). Mais si cette portée se trouve allongée maintenant ◀de▶ quelques dizaines, centaines, milliers ◀de▶ kilomètres, comme c’est ◀le▶ cas déjà pour notre voix et notre vue, — quelle différence ? Serons-nous moins « présents » à 5000 kilomètres en vidéophone que dans ◀l’▶échange si difficilement combiné ◀de▶ coups ◀de▶ téléphone, ◀de▶ lettres et ◀de▶ photos dont il faut se contenter aujourd’hui, ◀le▶ plus souvent, dans ◀la▶ vie des affaires et ◀les▶ échanges personnels ?
Il est possible — et pour ma part j’y crois, sans rien pouvoir prouver — que ◀la▶ présence « en chair et en os » ◀de▶ milliers ◀d’▶hommes, dans un cadre restreint, dégage des forces qu’on pourrait enregistrer, mais qu’on ne retrouverait pas dans ◀la▶ rencontre des images sonores et visuelles émises par ces mêmes hommes séparés. Il est possible qu’il y ait un reste irréductible dans toute analyse des comportements mesurables et chiffrables ◀de▶ ◀l’▶homme. Un x ou un y dont nous n’avons encore aucune idée et qui intervient — peut-être — dans ◀les▶ relations interpersonnelles ou intersexuelles, ou interraciales. Ces effets ne pourraient être mesurés que sur ◀la▶ base ◀de▶ statistiques qu’il reste encore à imaginer et ◀de▶ mesures qui feront peut-être un jour comprendre ce qui se passe ◀de▶ différent entre deux hommes qui se serrent la main « en chair et en os » et deux images des mêmes hommes qui se tendent à distance des mains réunies sur ◀l’▶écran.
Si ◀la▶ présence-à-distance et ◀les▶ téléactivités paraissent propres à résoudre certains problèmes pratiques ◀de▶ ◀la▶ participation, elles semblent aussi devoir poser ◀de▶ nouveaux problèmes. Entre ◀les▶ domaines ◀d’▶activité qui continueront ◀d’▶impliquer « ◀l’▶enracinement », ◀les▶ rencontres « ◀d’▶homme à homme », ◀le▶ « contact physique », et ceux qui seront traités comme étant à toutes fins utiles indépendants ◀d’▶un territoire défini ou ◀de▶ ◀l’▶immédiate présence humaine, psychosomatique, « globale », il paraît probable que des discordances se feront sentir. Quelque chose se perd sans nul doute — s’il y a gain ◀d’▶efficacité — par ◀la▶ suppression des « attaches au sol » et des « liens charnels » ; mais nous ne savons pas encore quoi. Notons ici que ◀l’▶expression « contact physique » est sans doute impropre. Car ◀la▶ perception ◀d’▶une image ou ◀d’▶un son, à quelque distance qu’en soit ◀la▶ source, implique toujours un contact proprement physique. ◀La▶ différence entre ◀le▶ contact à distance et celui qui s’établit entre deux hommes « en chair et en os », c’est que le premier est sélectif, le second pouvant être « global ».
6. Objectifs communs pour ◀les▶ activités civiques et politiques
◀Les▶ modes et degrés ◀de▶ ◀la▶ participation ne dépendent pas seulement ◀de▶ ◀l’▶information, des dimensions ◀de▶ ◀la▶ communauté et des moyens techniques dont disposent ◀les▶ citoyens, mais aussi ◀de▶ ◀la▶ nature des tâches communes qu’une cité ou un groupe tiennent pour politiques.
Dans un État-nation centralisé ◀d’▶aujourd’hui, ◀la▶ participation libre et active se réduit pour ◀le▶ plus grand nombre à ◀la▶ discussion (cafés, partis, radio-télévision) et à des votes peu fréquents (élections, référendum). Pour un très petit nombre s’ajoute ◀l’▶appartenance à un conseil (municipal, départemental ou provincial, parlementaire), et pour une fraction infime ◀l’▶exercice ◀d’▶un pouvoir exécutif. Mais dans aucune des décisions ou options ◀de▶ politique étrangère, économique, fiscale, culturelle, ◀le▶ citoyen ne dispose ◀d’▶aucun moyen ◀d’▶intervenir activement ni ◀de▶ faire valoir son opinion. Même au niveau de ◀la▶ commune, ◀la▶ passivité, ◀la▶ non-participation aux mesures publiques est ◀de▶ règle pour ◀le▶ plus grand nombre.
En revanche, dans une société telle qu’on peut ◀l’▶envisager possible aux environs ◀de▶ ◀l’▶an 2000 (si ce sont les seconds termes ◀de▶ notre série ◀d’▶alternatives qui se réalisent d’ici là), ◀les▶ occasions ◀de▶ participation se multiplient, ◀la▶ notion ◀de▶ politique ayant cessé ◀de▶ correspondre essentiellement aux « affaires étrangères » ◀de▶ ◀l’▶État-nation d’une part, et aux rivalités des partis d’autre part.
◀Les▶ objectifs politiques, dans une société dont ◀les▶ structures favorisent ◀la▶ participation à tous ◀les▶ niveaux, changent ◀de▶ nature : ils concernent ◀les▶ grandes options morales qui intéressent ◀la▶ vie quotidienne, ◀la▶ santé, ◀la▶ prospérité, ◀les▶ perspectives ◀d’▶avenir ◀de▶ tous et ◀de▶ chacun :
— Options relatives à ◀l’▶éducation : spécialisée ou générale ? — égalitaire ou sélective ? — efficiente ou équilibrante ? etc.
— Options relatives aux recherches : priorité à ◀l’▶espace sidéral ou à ◀l’▶espace psychique ? — hygiène physique et mentale ou productivité ? — applications techniques : articulations des intérêts locaux, régionaux, continentaux, mondiaux.
— Options relatives aux cadres ◀de▶ ◀la▶ vie : a) ◀l’▶urbanisme ne peut être laissé ni aux architectes, ni aux ingénieurs, et encore moins aux spéculateurs immobiliers, car ses formes, structures et dimensions dépendent des idées qu’on se fait ◀de▶ ◀l’▶homme pour qui maisons et villes sont bâties, ou au contraire que ◀l’▶on entend utiliser à titre ◀d’▶acheteur, locataire, contribuable, électeur… Rien donc de plus immédiat aux options morales et philosophiques ◀d’▶une civilisation, ◀d’▶une cité, que ◀l’▶architecture ; b) ◀l’▶aménagement des campagnes ne peut être laissé ni aux maires, ni aux entrepreneurs, ni aux industriels, et encore moins aux spéculateurs fonciers. Car ◀la▶ double polarité (ou alternance) campagne-ville traduit ◀le▶ besoin fondamental ◀de▶ ◀l’▶homme : solitude-société, et doit donc être surveillée, équilibrée, normalisée avec un maximum ◀de▶ précautions sensibles. Sinon ◀la▶ solitude campagnarde conduit à ◀la▶ révolte contre ◀l’▶isolement, à ◀la▶ désertion, tandis que ◀la▶ solidarité anonyme et forcée des villes conduit à ◀la▶ révolte anarchisante contre toute forme ◀de▶ société réglée. Seule, ◀l’▶alternance bien tempérée (ou ◀la▶ coexistence actuelle-potentielle) ◀de▶ ◀la▶ vie rurale et ◀de▶ ◀la▶ vie urbaine permet ◀le▶ bon usage du couple solitaire-solidaire. C’est l’un des problèmes majeurs ◀de▶ ◀l’▶an 2000 !
— Options relatives aux libertés ◀de▶ ◀la▶ personne. ◀L’▶identité et ◀l’▶autonomie ◀de▶ ◀la▶ personne sont en butte à des menaces ◀de▶ tous ordres : pharmacopée, conditionnement psychosomatique et mass-médiumnique, et tous autres procédés ◀de▶ manipulation du libre arbitre, formes variées du viol ◀de▶ ◀la▶ conscience ◀de▶ soi. Des politiques concernant ce « domaine réservé » ◀de▶ chaque citoyen doivent être discutées et faire ◀l’▶objet ◀de▶ choix mûris en connaissance de cause. C’est complexe, mais c’est vital : on peut compter que ◀les▶ « vitalement intéressés » feront ◀l’▶effort ◀d’▶information nécessaire.
— Options relatives à ◀l’▶antinomie productivité-écologie. On peut concevoir que toutes ◀les▶ options précédentes se ramènent à celle-ci, et qu’en fin de compte ce que nous appelons aujourd’hui ◀l’▶écologie, art et science des équilibres vivants entre ◀l’▶homme, ses créations et ◀la▶ nature, soit ◀le▶ terme qui résume désormais civisme, politique et sagesse sociale.
◀La▶ question ◀de▶ savoir si ◀l’▶obsession productiviste peut être contrôlée avant qu’elle ait infligé des dommages irréversibles à ◀la▶ biosphère sera nécessairement tranchée dans ◀les▶ deux décennies à venir. Si c’est au bénéfice ◀de▶ ◀la▶ croissance économique « aveugle », sacralisée, il n’y a plus guère ◀d’▶avenir à supputer : cent ans au maximum pour ◀la▶ survie ◀de▶ ◀l’▶humanité, si ◀l’▶on ne renverse pas ◀la▶ vapeur d’ici à dix ans : c’est tout ce que nous accordent certains écologistes américains. Si c’est au bénéfice ◀d’▶une concertation ◀de▶ politiques écologiques régionales et continentales, nos grappes ◀d’▶hypothèses (ou écosystèmes) ◀de▶ participation gardent tout leur intérêt.
Car il est évident qu’une attitude humaine arrogante à l’égard de ◀la▶ nature, inconsciente ◀de▶ ◀la▶ finitude ◀de▶ ses ressources, sourde au langage des paysages, fermée à ◀la▶ leçon ◀de▶ lenteur des arbres, sans réponse à ◀l’▶affectivité bondissante du monde animal et à cette « attente ardente ◀de▶ ◀la▶ création tout entière » dont parle saint Paul, une telle attitude est également ruineuse des fondements mêmes ◀de▶ toute société politique. Celui qui ne révère plus rien, que fera-t-il pour son prochain ?
7. ◀La▶ liberté ◀d’▶inadaptation
J’ai parlé ◀de▶ dysfonctions sociales et ◀de▶ discordances chronologiques potentiellement créatrices, mais n’ai encore donné que des exemples ◀de▶ leur quasi-nécessité ou inévitabilité pratique, donc ◀de▶ leur négativité.
En conclusion ouverte sur ◀l’▶avenir, il me reste à définir, pour ◀le▶ revendiquer, ce droit suprême ◀de▶ ◀la▶ personne qui est ◀le▶ droit à ◀l’▶inadaptation.
S’il est vrai que ◀la▶ participation obligatoire est ◀la▶ négation même du civisme, il en découle que ◀la▶ reconnaissance du droit à ◀l’▶objection sociale, civique et politique est ◀la▶ condition même ◀de▶ toute participation authentique, c’est-à-dire libre et, dans cette mesure même, responsable. Il en est par exemple ainsi ◀de▶ ◀l’▶objection au dogme du travail : voir ◀Le▶ Droit à ◀la▶ paresse, par Paul Lafargue, qui était ◀le▶ gendre ◀de▶ Marx, et ◀de▶ ◀l’▶objection civique et politique : ◀les▶ hippies. Ce ne sont là que deux exemples pris au passé récent mais il est clair que, d’ici ◀l’▶an 2000, bien d’autres surgiront, dont nous n’avons aucune idée. Kierkegaard et Nietzsche ont créé, au xixe siècle, ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶objection métaphysique aux systèmes régnants.
◀La▶ faculté proprement humaine ◀de▶ refus des nécessités, ◀de▶ défi au destin, doit être à tout prix préservée. Elle est ◀le▶ signe ◀d’▶une ouverture ◀de▶ ◀l’▶homme au transcendant, à ce qui peut englober, nier et réorganiser dans ◀le▶ temps ◀de▶ ◀l’▶éclair créateur tout ◀l’▶adapté du monde social et scientifique, et donner un sens possible, ultime, vraiment humain, à ◀la▶ mise en question globale du « siècle ».
Point ◀de▶ participation civique réelle sans possibilité ◀de▶ ◀la▶ contester, ◀de▶ ◀la▶ rejeter, ◀de▶ lui opposer une objection fondamentale et absolue.
◀L’▶objecteur ◀de▶ conscience, qui refusait ◀le▶ service militaire, aura perdu sa motivation particulière avec ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ conscription universelle et obligatoire dans ◀le▶ cadre stato-national tombé en désuétude. Mais ◀l’▶objecteur social, politique, économique, ou même civique, celui qui maintiendra ◀le▶ pouvoir ◀de▶ dire non aux décrets ◀de▶ ◀la▶ Société, il faut absolument ◀le▶ tolérer car c’est lui qui empêchera nos systèmes, quels qu’ils soient, ◀de▶ devenir totalitaires, c’est-à-dire ◀de▶ trop bien réussir.
◀Le▶ nouveau prolétariat élitaire : on baptisera ◀de▶ ◀la▶ sorte ◀les▶ membres ◀de▶ ◀l’▶élite intellectuelle et spirituelle qui ne sont possesseurs ni ◀de▶ biens, ni ◀de▶ pouvoirs officiels, des Inadaptés fonctionnels et qui « bénéficient » ◀d’▶un statut comparable mutatis mutandis à celui du holy man mendiant, du gourou, ou du philosophe indépendant, ◀de▶ Diogène à Abélard, ◀de▶ Rousseau à Nietzsche. Il vivra dans ◀la▶ frange effervescente ◀de▶ notre société occidentale, avec ◀les▶ objecteurs sociaux et politiques. Il aura pour fonction civique ◀de▶ démontrer à longueur ◀de▶ journée que ◀le▶ monde ◀de▶ demain a moins besoin ◀de▶ producteurs que ◀de▶ créateurs.