L’▶ingénieur dans ◀la▶ cité (1971-1972)w
◀La▶ question « Que faire ◀de▶ ma vie ? » définit ◀l’▶anxiété du jeune homme ◀d’▶aujourd’hui lorsqu’il atteint ◀l’▶âge des études. Cette question n’est devenue générale, et anxieuse, qu’au xxe siècle. Autrefois, ◀le▶ fils ◀d’▶un drapier devenait drapier, ◀le▶ fils ◀d’▶un paysan laboureur, ◀le▶ fils ◀d’▶un notaire héritait ◀de▶ ◀la▶ charge familiale, et ◀le▶ fils ◀d’▶un pasteur devenait pasteur — ou tournait mal, selon ◀le▶ proverbe allemand, assez bien illustré par ◀l’▶exemple ◀de▶ Nietzsche. Aujourd’hui que tout est possible, ouvert à tous, et non déterminé par ◀les▶ coutumes, choisir une profession devient un long tourment, et fort peu de jeunes gens « sûrs ◀de▶ leur vocation » peuvent se flatter ◀de▶ ne ◀l’▶avoir jamais connu. Non seulement on n’imagine plus ◀de▶ suivre ◀les▶ traces ◀de▶ son père, mais on fera ◀de▶ préférence n’importe quoi ◀d’▶autre. Or prendre ◀le▶ contre-pied ◀de▶ ◀la▶ tradition ◀de▶ famille, c’est affronter sans guide ◀l’▶infini des possibles. ◀D’▶où ◀le▶ gémissement innombrable qui monte des jeunes générations — contestataires ou non, d’ailleurs.
Autrefois, tout était tracé ◀d’▶avance. Hier, un nouveau déterminisme commençait à se dessiner, prenant ◀le▶ relais des contraintes coutumières : ◀la▶ majorité des jeunes gens ◀de▶ ma génération me paraissent avoir choisi ◀le▶ métier qui était à la fois ◀le▶ moins éloigné ◀de▶ leurs goûts (dans ◀la▶ mesure où ils avaient ◀la▶ chance ◀de▶ ◀les▶ connaître) et ◀le▶ plus près de leur idée ◀d’▶une carrière intéressante, au sens financier ◀de▶ ◀l’▶adjectif. Aujourd’hui, quelque chose de nouveau s’est produit.
Au lieu des traditions remontant au Moyen Âge, au lieu des goûts individuels et ◀de▶ ◀la▶ soif ◀de▶ profit matériel libérés par ◀la▶ Renaissance, et qui dominaient hier encore ◀le▶ comportement ◀de▶ la plupart des Occidentaux, je vois paraître une motivation aussi différente ◀de▶ ◀la▶ coutume que du profit : celle du sens ◀de▶ ma vie, du sens ◀de▶ ◀la▶ société, et du sens ◀de▶ ma participation — ou non — à cette société. Prenons ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶ingénieur.
Hier, il était ingénieur pour produire, pour bâtir et organiser, pour dominer ◀la▶ nature et ◀l’▶exploiter au maximum en vue ◀d’▶une prospérité matérielle toujours croissante. Aujourd’hui, il constate que ◀la▶ nature risque ◀de▶ succomber à ◀l’▶industrie, qui ◀la▶ pille sans ◀le▶ moindre scrupule, puis ◀l’▶empoisonne par ◀le▶ moyen des produits transformés ◀de▶ ce pillage.
Et ◀l’▶idée se fait jour en lui que ce n’est plus aux seuls « besoins ◀de▶ ◀l’▶économie » qu’il s’agit désormais ◀de▶ répondre (ils ne sont trop souvent que ◀le▶ profit des firmes et ◀le▶ dividende ◀de▶ leurs actionnaires), mais plutôt aux besoins ◀de▶ ◀la▶ société humaine, ◀de▶ ◀la▶ communauté humaine sous toutes ses formes : municipale, régionale, nationale, continentale et finalement globale, selon ◀les▶ dimensions des tâches qui ◀la▶ suscitent et ◀la▶ rassemblent. Il peut maintenant concevoir sa profession dans ◀le▶ cadre et ◀les▶ perspectives combien plus vastes et significatives ◀de▶ ◀la▶ cité, ◀de▶ ◀la▶ nature, et ◀de▶ ◀la▶ nécessité vitale désormais, ◀de▶ nouer entre elles un nouveau pacte.
◀La▶ science et ◀la▶ technique ont provoqué peut-être, et elles ont à coup sûr permis ◀l’▶essor industriel et ◀l’▶urbanisation sauvage qui sont en train de bouleverser ◀les▶ équilibres écologiques du continent européen, et des mers et des airs qui ◀l’▶entourent. Par un juste retour, n’est-ce point aux scientifiques, aux techniciens, aux urbanistes qu’il incombe ◀de▶ chercher et ◀de▶ trouver ◀d’▶urgence ◀les▶ moyens ◀de▶ restaurer ce qui fut compromis par ◀le▶ génie civil et militaire, ◀les▶ moyens ◀de▶ prévenir ◀les▶ désastres sociaux, biologiques et physiques qu’annoncent nos prospectives unanimes en sauvant du même coup ◀la▶ nature ? N’y a-t-il pas là une vocation proprement exaltante pour ◀l’▶ingénieur ? Une nouvelle manière ◀d’▶assumer ses droits et ses devoirs civiques et culturels, et ◀de▶ passer du rôle ◀d’▶expert non concerné, voire ◀de▶ simple servant ◀de▶ ◀l’▶industrie au rôle ◀de▶ créateur voisin ◀de▶ celui ◀de▶ ◀l’▶artiste, responsable ◀d’▶une cité neuve et ◀d’▶un nouveau contrat social ?
Au spécialiste « isolé » (comme un fil électrique) qui fait son job en toute conscience professionnelle mais ne veut pas chercher à comprendre ◀le▶ reste, au technicien du seul rendement (qui est en fin de compte ◀la▶ rentabilité), nous pouvons et nous devons opposer aujourd’hui un type ◀d’▶homme ◀de▶ technique et ◀de▶ science réintégré dans ◀la▶ communauté, relié à ◀l’▶ensemble social par ◀le▶ souci des fins dernières ◀de▶ ◀la▶ cité, et ◀de▶ ◀la▶ personne dans ◀la▶ communauté.
Que ◀la▶ technologie renoue ◀de▶ ◀la▶ sorte avec ◀l’▶aventure culturelle, politique et métaphysique, c’est une bonne nouvelle pour ◀la▶ science autant que pour ◀la▶ société. Car notre science est née ◀de▶ ◀la▶ culture, et doit sans cesse s’y replonger pour mieux créer. Notre technique est née des « folles » spéculations ◀de▶ moines, ◀de▶ mages, ◀de▶ « mèges » et ◀d’▶alchimistes, mais aussi ◀de▶ philosophes comme Bacon et Descartes, ◀d’▶esprits religieux comme Leibniz et Euler, ou ◀d’▶artistes comme Léonard. Rien de plus fallacieux, que ◀l’▶opposition, naguère si populaire, des « deux cultures » — ◀la▶ scientifique et ◀la▶ métaphysique (ou littéraire, ou affective) —, car ◀l’▶inventeur ◀de▶ ◀la▶ brouette et ◀de▶ ◀la▶ machine à calculer est aussi ◀l’▶auteur des Pensées. On ◀l’▶a bien dit (en Amérique) : ◀la▶ tour ◀d’▶ivoire peut être, et a parfois été, ◀le▶ bâtiment ◀le▶ plus productif ◀de▶ ◀la▶ Place du Marché. Nouveau pacte entre ◀l’▶homme et ◀la▶ nature ; nouveau contrat social répondant aux défis ◀de▶ ◀la▶ technique dissociative ; nouveau bain ◀de▶ culture pour ◀les▶ savants, et ◀de▶ science pour ◀les▶ culturels : voilà qui définit une vraie révolution au troisième tiers du xxe siècle. Elle n’est pas idéologique. C’est une opération ◀de▶ sauvetage ◀de▶ ◀la▶ Terre. Tout va vite aujourd’hui, on ◀le▶ sait. Lorsque Apollonius de Pergé, au iiie siècle avant notre ère, découvrit ◀la▶ section conique, c’était objet ◀de▶ pure spéculation, et il fallut exactement vingt siècles pour qu’on relie ce problème à ◀l’▶art ◀de▶ ◀l’▶ingénieur et aux calculs ◀de▶ ◀l’▶astronome, ou plus tard ◀de▶ ◀la▶ balistique. Mais ◀l’▶équation ◀d’▶Einstein, du vivant de son auteur, aboutit à Hiroshima. Tout va vite aujourd’hui, surtout ◀la▶ traduction ◀d’▶une découverte scientifique en pollution universelle.
On ne peut plus s’en remettre au Temps pour adapter, roder, domestiquer ◀l’▶invention née ◀d’▶un beau hasard spéculatif ou mécanique.
Si nous voulons relever ◀le▶ grand défi du xxe siècle finissant, il faut que des générations nouvelles entrent dans ◀la▶ carrière ◀de▶ ◀l’▶ingénieur, ◀de▶ ◀l’▶urbaniste et ◀de▶ ◀l’▶écologiste avec pour fins et pour motivations non plus ◀le▶ rendement à n’importe quel prix pour ◀le▶ profit privé ou collectif, mais ◀l’▶équilibre entre ◀l’▶individu et ◀la▶ cité, entre ◀le▶ groupe et ◀l’▶humanité, entre celle-ci et ◀la▶ nature.
Or ce changement ◀de▶ motivations finales, ce passage du niveau de vie quantitatif au mode de vie qualitatif, il ne faut pas rêver, comme ◀les▶ hippies, qu’il pourra s’opérer par un quelconque retour anarchisant à ◀l’▶état prétechnique des sociétés humaines. Il s’agit au contraire de ◀le▶ calculer, avec autant ◀de▶ soins et ◀de▶ précision qu’on ne ◀le▶ fit jamais pour un prix ◀de▶ revient ou une épreuve ◀de▶ résistance du matériel : à ce prix, ◀l’▶imagination deviendra créatrice ◀de▶ libertés réelles.
Loin de récuser ◀l’▶esprit ◀de▶ géométrie et ses méthodes, ◀l’▶esprit ◀de▶ finesse en fera son plus cher ennemi, et finalement son allié ◀le▶ plus sûr. ◀L’▶urbaniste écoutera ◀le▶ sociologue, ◀le▶ psychologue analysera ◀l’▶économiste, ◀l’▶écologiste défiera ◀le▶ technocrate, et ◀le▶ théologien tentera ◀de▶ déceler ◀les▶ fins réelles que ◀les▶ uns et ◀les▶ autres poursuivent sous ◀le▶ couvert ◀d’▶idéaux allégués.
◀La▶ technologie ◀de▶ demain devra combiner sa rigueur avec ◀les▶ exigences ◀de▶ ◀l’▶art ◀d’▶être homme et celles ◀de▶ ◀la▶ santé du corps social : problèmes très neufs pour ◀l’▶ingénieur ! Qu’il ◀les▶ assume, et du même coup il se verra réintégré dans ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ cité, ◀de▶ ◀la▶ communauté, et dans ◀le▶ grand dialogue dramatique ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀de▶ ◀la▶ culture qui dominera ◀la▶ fin ◀de▶ notre siècle.