Forteresse au centre de▶ l’Europe : la Suisse (1972)ak al
Je rentrais ◀de▶ l’espace. Des heures durant, je l’avais vue qui tournait lentement, merveilleuse, éclatante, seule vivante, bleue, verte et blanche dans le noir éternel, et je l’avais aimée comme une femme qui vient, comme une patrie ◀d’▶enfance qu’on retrouve. Aimée aux larmes. Il n’y avait qu’elle au monde ! Puis une ombre innombrable vient à notre rencontre, nous entoure et nous engloutit, la nuée, la nuit, le néant. On nous transpose dans d’autres dimensions. Nous volons maintenant en orbite à la poursuite ◀d’▶une aube ◀de▶ la Terre. Où allons-nous descendre, et sur quel continent, ◀de▶ l’autre côté des nuages ? Un pays oblique apparaît, sombre encore dans le jour qui naît. Des clochers et des tours s’éclairent, touchés par le soleil rasant. Ah ! ce ne peut être que l’Europe ! Ces champs morcelés et striés dans tous les sens, et ces forêts irrégulières en tapisserie, ces villages et ces bourgs bien ramassés, ces villes bien étagées ou rayonnantes, ces chemins sinueux et ces routes bordées ◀d’▶arbres : partout s’affirme la présence humaine, son activité, sa mesure. Ni toundras, ni pampas, ni déserts. Point ◀de▶ défis brutaux à la nature, plutôt un lent dialogue amical et confiant.
Mais cette verdure largement irriguée et ◀de▶ très dense habitation, ce n’est pas l’Europe des confins dénudés et brûlés, rocailleux ou glaciaires. Devant nous s’étend l’Europe verte, fleuves, champs et forêts ◀de▶ la Lotharingie. Regardons de plus près : nous descendons au cœur ◀de▶ cette Europe la plus européenne. Même après des années ◀d’▶absence cosmique, impossible ◀de▶ s’y tromper. Au carrefour des grands axes nord-sud et est-ouest, je reconnais immédiatement la Suisse. Or, il y a vingt-cinq Suisses, vingt-cinq États souverains (selon notre Constitution) et quoi ◀de▶ commun ? Essayons ◀de▶ le voir des airs, tandis que nous descendons vers mon pays natal. Un certain éclat, des couleurs, du vert d’abord. Souvenirs ◀de▶ réveils dans un palace à Vevey, Montreux ou Clarens, devant le lac et ses envols ◀de▶ mouettes, devant un monde où les lointains sont devenus immatériels. Les Alpes du Valais et ◀de▶ la Savoie pendent verticales et sans relief visible, comme des décors translucides. Mais tout ce qui est proche sur nos rives brille ◀d’▶un vif éclat humide, repeint à neuf pendant la nuit, luisant, lustré, revêtu ◀d’▶innocence. Ensuite, un air paysan : nos bourgs et même nos villes ont l’air « à la campagne », et la campagne les pénètre. Cette vision champêtre correspond aux clichés (« Le Suisse trait sa vache et vit paisiblement », disait Hugo), mais pas du tout aux statistiques. La Suisse est l’une des régions ◀de▶ la Terre le plus intensément industrialisées, et la population paysanne représente moins ◀de▶ six pour cent ◀de▶ nos six millions ◀d’▶habitants. Étrange anachronisme ◀de▶ la photographie : vue ◀de▶ l’air, une Suisse verte et paysanne survit à l’ère industrielle. Or, traversez cette Suisse-là en chemin de fer, et vous ne verrez plus guère que maisons et fabriques, jardins bien clos et entrepôts, garages, silos. Ou parfois, dans le creux ◀d’▶un val boisé, vous devinerez dissimulée sous les ramures une longue usine blanche et vitrée, là où jadis se fût abrité un couvent. Seuls les arbres nous cachent encore la ville unique, sa présence partout imminente.
Ce qui ne trompe pas, à l’observer du ciel, c’est la structure des agglomérations : elle révèle la nature ◀de▶ la communauté civique et sociale ◀d’▶un pays. Survolez à basse altitude les gros villages et les petites villes du Plateau suisse ou des larges vallées alpestres des Grisons, du Tessin et du Valais, et vous découvrirez que leur plan s’est développé soit à partir ◀d’▶un château sur sa colline, soit autour ◀d’▶une place principale. Quand le château forme le centre, il s’agit ◀d’▶une cité féodale, et, quand c’est la place, ◀d’▶une commune, au sens très virulent que prit le mot ◀de▶ l’Ombrie au nord ◀de▶ la France et aux Flandres, au xiiie siècle. Parfois les deux structures se sont juxtaposées. Le mouvement libertaire des communes ayant pris le pouvoir dans certaines villes, le centre ◀de▶ la vie politique et sociale descend du château dans la plaine, du burg où le seigneur tenait sa cour au bourg (ou borgho) des bourgeois, qui tiennent conseil sur la Place.
Cette Place, qui définit toute vraie commune, ou communauté ◀d’▶hommes libres, a repris dans tous nos pays européens le rôle ◀de▶ l’agora des anciens Grecs et du forum ◀de▶ la Rome républicaine. Les principaux bâtiments qui l’entourent symbolisent les grandes forces ◀de▶ la Société et les tensions qui naissent ◀de▶ leur concours. Tension entre l’Église et la Mairie, tension entre l’Autorité, tant civile que religieuse, et l’humeur frondeuse des cafés où naissent les rumeurs politiques (où plus tard s’écriront les journaux), sous les portiques où l’on discute par petits groupes ; et enfin, au milieu de la place, le Marché, où s’affrontent paysans et citadins, producteurs et consommateurs.
Telle étant l’architecture ◀de▶ la cité qui a permis la démocratie, on voit que cette dernière trouve ses ennemis mortels dans deux facteurs des plus déterminants ◀de▶ la société industrielle : l’accroissement anarchique des villes, et les autos. Les grands ensembles qui n’aménagent pas leur propre centre ◀de▶ vie civique, c’est-à-dire un espace interdit aux voitures et qui assure les fonctions ◀de▶ l’agora, sont des anti-communautés, entassements ◀de▶ solitaires anxieux et mornes, citoyens ◀de▶ nulle part et prochains ◀de▶ personne. Car c’est dans la rue, sur la Place que se formait l’opinion publique, quand les hommes pouvaient se rencontrer. Or, il n’est pas ◀de▶ pays au monde que le gigantisme humain menace dans ses fondements plus que la Suisse. Car la Suisse tire sa raison ◀d’▶être et les conditions mêmes ◀de▶ ses libertés des petites dimensions du pays, et surtout ◀de▶ ses communautés. Les sociologues les plus avancés ◀d’▶aujourd’hui sont en bonne voie ◀de▶ redécouvrir les vertus des groupements restreints, à l’heure où la Suisse est tentée ◀de▶ les oublier et ◀de▶ trahir ainsi ses origines.
La Suisse est née ◀de▶ la fédération ◀de▶ trois « communes forestières » ou Waldstätten, vallées ◀d’▶Uri, ◀de▶ Schwyz et ◀de▶ Nidwald, commandant les approches du Gothard. Ce col ouvert au commencement du xiiie siècle traversait les deux chaînes des Alpes à leur seul point ◀d’▶intersection, et reliait ainsi ◀d’▶un seul trait les deux moitiés du Saint-Empire. Les communes forestières furent déclarées « immédiates à l’Empire », c’est-à-dire libérées du pouvoir des seigneurs voisins, dont les Habsbourg étaient les plus gênants. La Suisse est née du Gothard, cœur des Alpes et château ◀d’▶eau ◀de▶ l’Europe médiane. Elle est née des communes rurales qui formaient la grand-garde du col. Et ce sont les greffiers des villes lombardes, traversant le col à dos ◀de▶ mulet, qui vinrent apprendre aux premiers Suisses confédérés à rédiger leurs pactes en beau latin.
La vocation ◀de▶ la Suisse est ◀de▶ revaloriser ce qui est petit contre le gigantisme, sauvant ainsi son âme et ses paysages, en même temps que les conditions mêmes ◀d’▶une participation des citoyens aux choses publiques.