Autopsie d’▶un cas : Denis de Rougemont (15 mars 1972)ao ap
Qui est Denis de Rougemont ? Quelle est son influence ? Quel fut ◀l’▶itinéraire ◀de▶ cet homme depuis quarante ans, itinéraire jalonné ◀d’▶expériences, ◀de▶ livres denses, ◀de▶ préoccupations ? Quel a été ◀le▶ chemin ◀de▶ cet homme depuis ◀la▶ publication ◀de▶ ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident ?
Effectivement, j’ai publié ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident au début des années 1939, mais ce n’était pas tombé du ciel. Je m’occupais ◀de▶ questions politiques depuis ◀les▶ années 1930, quand je suis arrivé à Paris et que j’ai tout de suite collaboré avec des groupes ◀de▶ jeunes écrivains, sociologues, économistes, politologues, qui lançaient deux revues : Esprit et L’Ordre nouveau , c’est-à-dire ◀les▶ revues du mouvement personnaliste.
Nous parlions déjà ◀d’▶Europe. Nous avions déjà établi toute notre doctrine, commune à la plupart d’entre nous. Avec différentes nuances, naturellement, ◀les▶ uns étant catholiques, ◀les▶ autres nietzschéens. Mais, nous arrivions à nous entendre.
Qui étaient ces hommes ?
Du côté ◀d’▶ Esprit , il y avait Emmanuel Mounier, Georges Izard, Jean Lacroix ; du côté de L’Ordre nouveau , Arnaud Dandieu, Alexandre Marc et Robert Aron. Moi-même, j’étais à cheval sur ◀les▶ deux groupes. J’ai collaboré aux deux premiers numéros et ensuite à la plupart des autres numéros jusqu’à ◀la▶ guerre.
Quelle était votre définition ◀de▶ ◀la▶ personne ?
Ce que nous appelions personne, c’est ◀l’▶homme à la fois libre et responsable. Ce n’était pas ◀l’▶individu isolé. Ce n’était pas ◀le▶ soldat politique qu’on nous montrait dans ◀les▶ pays totalitaires. Nous étions contre ◀l’▶atomisation ◀de▶ ◀la▶ société capitaliste ; nous étions contre ◀la▶ collectivisation ◀de▶ ◀la▶ société, fasciste ou stalinienne.
Nous étions pour une troisième voie, qui était celle ◀de▶ ◀la▶ personne, des personnes se manifestant dans des communautés. Nous opposions au dilemme individu isolé et irresponsable/collectivité où tout le monde est réuni comme des grains ◀de▶ poussière dans ◀le▶ ciment — c’est avec ◀la▶ poussière des individus que ◀l’▶État fait son ciment — ◀le▶ couple personne/communauté, en insistant très fort sur ◀la▶ différence entre ◀l’▶individu et ◀la▶ personne.
Sur cette base, nous faisions une traduction immédiate sur le plan politique ◀de▶ ce personnalisme en fédéralisme. C’est-à-dire une union librement consentie ◀de▶ petits groupes, ◀de▶ communes ou ◀d’▶entreprises se liant par régions ou provinces.
Vous étiez, à cette époque, les premiers à parler ◀de▶ fédéralisme et ◀de▶ régions ?
Absolument. Nous parlions ◀de▶ régions dans un sens opposé à celui des régionalistes réactionnaires ou nationalistes locaux. Pour nous, ◀la▶ région était un des degrés ◀de▶ communauté dans lequel ◀la▶ personne peut s’enraciner mais qui ne doit pas être fermé. Qui doit toujours être ouvert vers de plus grandes communautés, jusqu’à former une communauté européenne, une fédération européenne qui, ensuite, aurait pu se fédérer avec d’autres fédérations continentales pour former une fédération mondiale.
Enfin, ce qui nous importait, c’était ◀la▶ création ◀de▶ régions, dans lesquelles ◀la▶ personne puisse s’insérer, trouver ses racines et participer librement. C’est-à-dire être à la fois libre et responsable, deux qualités que nous ne pouvions séparer.
Sur cette base ◀de▶ fédéralisme et ◀de▶ personnalisme, nous en sommes venus, ◀les▶ uns à faire des études plus spécialement économiques, d’autres sociologiques. Moi, je faisais des études qui étaient plus portées vers une sociologie ◀de▶ ◀la▶ culture ou ◀de▶ ◀la▶ morale. C’est ainsi que j’ai écrit un ◀de▶ mes premiers livres. Il est intitulé : Penser avec les mains 15 et il est, en somme, le premier livre sur ◀l’▶engagement ◀de▶ ◀l’▶écrivain.
Un terme dont vous êtes ◀le▶ père ?
On ne sait pas exactement qui ◀l’▶a dit en premier, ◀de▶ Mounier ou ◀de▶ moi.
En tout cas, dans un premier livre publié à Paris, en 1934, intitulé : Politique ◀de▶ ◀la▶ personne et qui réunissait des textes écrits au début des années 1930, il y a un premier chapitre qui s’appelle : « ◀L’▶engagement politique » ; un deuxième : « Ridicule et impuissance du clerc qui s’engage ». Et ◀l’▶ensemble du livre est un appel à ◀l’▶engagement des écrivains. Mais pas à ◀l’▶embrigadement dans un parti. Il s’agissait ◀d’▶assumer sa responsabilité, ce qui est exactement ◀le▶ contraire.
Ensuite, par toutes sortes ◀de▶ raisons biographiques, j’ai été amené à m’intéresser beaucoup à ◀l’▶opposition entre ◀la▶ passion et ◀le▶ mariage dans ◀l’▶amour. ◀La▶ passion représentée par Tristan, qui est ◀le▶ grand mythe ◀de▶ ◀la▶ passion originelle en Occident. Et d’autre part, ◀le▶ mariage.
J’ai étudié cette question par une espèce ◀de▶ symétrie entre ◀les▶ deux grands mythes qui tourmentent et animent ◀les▶ Européens sur le plan ◀de▶ ◀l’▶amour : Tristan, ◀d’▶un côté ; Don Juan, ◀de▶ l’autre. Tous deux adversaires du mariage. Tristan, parce qu’il dépasse ◀le▶ mariage vers un au-delà où il n’a plus besoin ◀de▶ ◀la▶ société et du monde. Il a tout dans une femme, il se sépare du monde et il meurt, joyeusement.
Puis, en deçà du mariage, Don Juan qui ne peut se fixer sur aucune femme, qui essaie toujours ◀de▶ trouver ◀la▶ femme qui ◀le▶ retiendra et qui ne ◀la▶ trouve pas.
Ces préoccupations étaient-elles antérieures au mouvement personnaliste ?
Non. Elles sont absolument simultanées. C’est une partie ◀de▶ ◀la▶ notion ◀de▶ ◀la▶ personne. Si vous voulez, c’est simplement une application ◀de▶ mes doctrines ◀de▶ ◀la▶ personne au domaine ◀de▶ ◀l’▶amour et du mariage. Je représentais ◀le▶ mariage comme ◀le▶ régime même ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀la▶ manifestation parfaite ◀de▶ ◀la▶ personne sur le plan ◀de▶ ◀la▶ vie amoureuse, pas seulement sexuelle, mais aussi sentimentale dans ◀les▶ rapports quotidiens, comme étant ◀l’▶union ◀de▶ ces deux choses contraires, à mi-chemin entre ces deux mythes mais en en faisant une synthèse positive : ◀l’▶engagement ◀d’▶un homme et ◀d’▶une femme qui ont chacun leurs lois, à certains égards antinomiques, qui doivent vivre ensemble, qui doivent unir cela dans une création permanente et quotidienne.
Et chacun des deux devient personne dans ◀la▶ mesure où il agit librement, en pleine responsabilité vis-à-vis de l’autre. Toujours cette union des antinomies ou ◀les▶ maintenir en tension.
Alors, j’ai poussé plus loin. Quand j’ai été rappelé en Suisse par ◀la▶ mobilisation — j’étais officier, chargé des relations entre ◀l’▶état-major, ◀les▶ troupes et ◀le▶ public — j’ai été amené à me poser un tas de questions sur ◀la▶ politique, sur ◀la▶ formule politique ◀de▶ ◀la▶ Suisse : ◀le▶ fédéralisme. Et à transposer une fois de plus notre doctrine personnaliste en termes politiques, ce qui donnait ◀le▶ fédéralisme.
Alors que vous êtes Suisse, ◀le▶ fédéralisme ◀de▶ votre pays semble être une découverte ?
J’y pensais depuis longtemps mais je ne savais pas à quel point ◀la▶ Suisse avait réalisé ◀le▶ fédéralisme. Bien qu’élevé en Suisse, effectivement, je ne m’étais jamais intéressé à ◀la▶ vie politique du pays.
Parce que vous avez beaucoup vécu à ◀l’▶étranger ?
J’ai vécu à Paris depuis ◀l’▶âge ◀de▶ 25 ans. J’ai été ramené en Suisse par ◀la▶ mobilisation, en 1939 ; j’avais 33 ans. Puis, j’ai été envoyé aux États-Unis pour y faire des conférences sur ◀le▶ fédéralisme et sur ◀la▶ Suisse. Mais aussi pour y faire jouer une pièce que j’avais écrite pour ◀l’▶Exposition nationale ◀de▶ 1939 et qui avait été mise en musique par Arthur Honegger. Nous en avions tiré un oratorio16. ◀La▶ guerre m’a surpris là-bas et j’y suis resté six ans. Je ne suis rentré définitivement qu’en 1947. Aux États-Unis, j’ai découvert ◀l’▶Europe.
Il fallait donc s’éloigner pour ◀la▶ retrouver ?
Oui. Beaucoup de gens ont fait cette expérience. Presque tous ◀les▶ Européens qui vivaient à New York pendant ◀la▶ guerre étaient des gens extraordinairement différents et qui ne se seraient peut-être jamais connus en France ou en Allemagne ou en Italie ou en Angleterre. Étant là, réfugiés, ils se trouvaient mis en relation ◀les▶ uns avec ◀les▶ autres. C’est ainsi que je suis devenu ami ◀d’▶André Breton et ◀de▶ tout ◀le▶ groupe des peintres surréalistes. Breton me voyait tous ◀les▶ jours, parce qu’il était un des parleurs des textes que j’écrivais pour ◀la▶ voix ◀de▶ ◀l’▶Amérique parle aux Français. Ainsi, à ma manière, bien que ressortissant ◀d’▶un pays neutre, j’ai pu faire ◀la▶ guerre, ne fût-ce que sur ◀les▶ ondes, en écrivant des textes ◀d’▶émissions.
Je suis donc rentré des États-Unis en 1947, en me disant ; je suis ◀l’▶auteur ◀de▶ ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶engagement, je suis fédéraliste ; il s’agit maintenant ◀d’▶appliquer ces théories, ◀de▶ s’engager dans ◀la▶ cause du fédéralisme européen.
◀Le▶ mot engagement était alors fort à ◀la▶ mode à Paris. Et tout le monde, je ne sais pas pourquoi, ◀l’▶attribuait à Sartre. Or, Sartre, comme on ◀le▶ sait maintenant par ◀les▶ mémoires ◀de▶ Simone de Beauvoir, ne s’était jamais intéressé ◀le▶ moins du monde à ◀la▶ politique avant 1943-1944. Enfin, il s’est mis à parler ◀d’▶engagement parce qu’il avait lu cela dans Esprit et dans mes livres.
Vous connaissiez Jean-Paul Sartre ?
Il est venu me voir à New York en 1944 ou 1945, premier journaliste français. Dans ses conférences, il répétait tout ◀le▶ temps que ◀l’▶homme est à la fois libre et responsable et que ◀l’▶homme doit s’engager. Alors, un jour, je lui ai dit : « J’espère que vous savez où vous avez pris cela. » Il m’a répondu : « Je ◀le▶ sais très bien. » Mais il ne ◀l’▶a jamais dit à personne ◀d’▶autre…
Mais il est bien évident que cette définition ◀de▶ ◀l’▶homme et ce terme ◀d’▶engagement, vous ◀les▶ retrouvez à chaque page ◀d’▶ Esprit et ◀de▶ L’Ordre nouveau . Dix ans plus tôt.
Vous rentrez donc en Suisse. Que se passe-t-il ?
Pendant ◀la▶ guerre, je m’étais aperçu que ma doctrine du fédéralisme était illustrée par ◀la▶ pratique suisse. Que j’avais apprise à ◀l’▶école mais que je n’avais jamais très bien comprise.
Alors, je me suis dit que maintenant il fallait faire ◀l’▶Europe. Qu’on ne pouvait unifier ◀l’▶Europe sur ◀le▶ modèle hitlérien ou napoléonien, qu’on ne pouvait pas non plus faire ◀l’▶Europe avec ◀l’▶État-nation. Il fallait donc unir ◀l’▶Europe ◀d’▶une manière fédéraliste, c’est-à-dire en appliquant notre doctrine, en partant des communes, des entreprises, des régions. C’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ base et en remontant de plus en plus, à mesure que ◀les▶ tâches envisagées devenaient plus vastes. Mon fédéralisme est basé, notamment, sur ◀la▶ loi ◀de▶ ◀l’▶extension des tâches. Il faut partir des réalités locales et régionales et monter, d’après ◀les▶ dimensions des tâches, vers des communautés de plus en plus grandes qui sont capables ◀de▶ résoudre ces problèmes de plus en plus grands. Ce qui peut être fait par ◀la▶ commune, doit ◀l’▶être par ◀la▶ commune. Seules ◀les▶ tâches qui sont trop vastes pour être réalisées par une commune, doivent ◀l’▶être par une région. ◀Les▶ tâches trop grandes pour une région doivent être assumées par une fédération.
En fait, vous vouliez exporter ◀le▶ système suisse ? Et ◀l’▶étendre à toutes ◀les▶ régions ◀de▶ ◀l’▶Europe ?
◀Les▶ communes, bien avant ◀les▶ cantons — on ne commence à parler des cantons qu’aux xviiie et xixe siècles — constituent ◀la▶ base ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Et je trouve que ◀le▶ système marche très bien. Il autorise toutes ◀les▶ diversités qui tissent ◀la▶ Suisse, diversités ◀de▶ langues, diversités ◀de▶ confession, diversités sociales. J’ai compté : il y a 54 types ◀de▶ combinaisons existantes. Bref, une diversité considérable qui aboutit à quelque chose ◀de▶ créateur. Et ces tensions qu’on n’essaie pas ◀de▶ réduire ou ◀d’▶anéantir mais qu’on conserve et qu’on tâche ◀d’▶équilibrer aboutissent à une très grande vitalité civique. Mais, voilà où ◀les▶ choses se compliquent, il est impossible ◀de▶ réaliser ◀le▶ fédéralisme dans un seul pays. ◀La▶ Suisse ne peut pas rester un régime réellement fédéraliste si elle est seule, si elle est entourée ◀d’▶États unitaires. Elle sera forcée ◀de▶ se présenter à eux comme un État unitaire et ◀de▶ se centraliser de plus en plus à cause de ◀l’▶accroissement des tâches qui résultent ◀de▶ ◀l’▶évolution moderne.
Vous vous êtes battu pour faire partager vos idées à propos du fédéralisme ? Dans quelles circonstances ?
Dès mon arrivée dans cette maison ◀de▶ Ferney, en 1947, j’ai eu ◀la▶ visite ◀d’▶amis ◀de▶ ◀l’▶époque ◀d’▶ Esprit et ◀de▶ L’Ordre nouveau . Ils m’ont convaincu ◀d’▶aller, un mois plus tard, parler au premier congrès ◀de▶ ◀l’▶Union européenne des fédéralistes qui avait lieu à Montreux. J’y ai prononcé ◀le▶ discours ◀d’▶introduction sur ◀le▶ thème ◀de▶ ◀l’▶attitude fédéraliste. Il est résulté ◀de▶ cette réunion ◀de▶ Montreux un projet ◀de▶ congrès qui devait se tenir avec d’autres groupements qui n’étaient pas fédéralistes mais qui voulaient aussi ◀l’▶Europe. Et nous nous sommes réunis, à La Haye, en 1948, sous ◀la▶ présidence ◀de▶ Churchill.
Ce fut un très grand congrès qui, au fond, a tout créé. C’est ◀le▶ grand démarrage ◀de▶ ◀l’▶Europe. Il y avait 800 personnes, 16 présidents du conseil, 300 députés. J’ai écrit ◀le▶ message final : « Message aux Européens » qui demandait notamment ◀la▶ création ◀d’▶un véritable Conseil de l’Europe, issu des « forces vives ◀de▶ toutes ◀les▶ nations ». Et là, nous avons été frustrés dès ◀la▶ réalisation ◀de▶ notre première ambition. Puisqu’il s’est avéré que ◀le▶ Conseil de l’Europe n’était pas du tout ce que nous voulions, n’était pas du tout ◀la▶ représentation des « forces vives ◀de▶ nos nations ». Il était uniquement formé ◀de▶ délégués des parlements et était purement consultatif. Si bien que ◀le▶ Comité des ministres avait ◀la▶ haute main sur ◀le▶ Parlement, paralysant ainsi complètement cette machine.
Donc, ◀l’▶État-nation gardait une très grande importance ?
Exactement. Or, nous autres, fédéralistes, nous pensions pouvoir faire un bout ◀de▶ chemin avec des gens comme Churchill et utiliser son énorme popularité pour lancer ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶Europe. Nous avons, si je puis dire, été « refaits ». Parce que loin de faire une fédération, ◀les▶ gouvernements se sont entendus pour faire ◀le▶ moins possible en restant sur le plan des États-nations. C’est ce que j’attaque maintenant à boulets rouges. Comment voulez-vous réussir ◀l’▶Europe en ◀la▶ fondant sur ◀l’▶obstacle par excellence à toute union qu’est ◀l’▶État-nation ? C’est une tâche absolument impossible que se sont assignée ◀les▶ États.
Selon vous, ◀l’▶Europe actuelle n’est qu’une juxtaposition ◀d’▶États ?
Moi, j’appelle cela ◀l’▶amicale des misanthropes. Ou bien, il y a une amicale et ◀les▶ membres ◀de▶ ◀l’▶amicale ne sont plus des misanthropes ; ou bien, ils restent des misanthropes et, par définition, ne feront jamais ◀d’▶amicale. C’est exactement ce qui se passe avec ◀les▶ États-nations. Ils veulent garder leur souveraineté et leur indépendance comme ◀le▶ disait toujours ◀le▶ général de Gaulle. Et alors, on ne voit pas du tout ce que ces pays veulent faire ensemble. Sinon, en cas ◀de▶ crise, conseiller aux voisins ◀d’▶appliquer des mesures raisonnables et ne pas ◀les▶ appliquer eux-mêmes et profiter ◀de▶ ◀la▶ crise pour faire des bénéfices aux dépens de leurs voisins. Voilà ce qu’on a vu dans ◀la▶ crise monétaire récente et ce qu’on verra chaque fois qu’il y a une crise économique. Ça, c’est ◀la▶ morale qui domine ◀l’▶Europe des nations.
Vous êtes déçu ?
Non. Je ne suis pas déçu. Je n’y ai jamais cru. Je n’ai jamais cru que cette Europe-là pouvait se faire. Mais j’ai pensé qu’il valait mieux que ◀les▶ États pratiquent cet hommage que ◀le▶ vice rend à ◀la▶ vertu, qui est cette hypocrisie ◀de▶ ◀l’▶union, plutôt que ◀de▶ se faire ◀la▶ guerre.
Quel est ◀le▶ lien entre votre doctrine du mariage et celle du fédéralisme ?
Qu’est-ce que ◀le▶ mariage ? C’est ◀la▶ coexistence ◀de▶ deux êtres qui, je ◀l’▶ai dit, ont chacun leurs lois, parfois antinomiques, et qui doivent vivre ensemble sur un pied ◀d’▶égalité, avec toutes ◀les▶ différences possibles, chacun étant complètement supérieur à l’autre. Je préfère dire que ◀l’▶homme est supérieur à ◀la▶ femme et ◀la▶ femme supérieure à ◀l’▶homme. Plutôt que ◀de▶ dire qu’ils sont égaux parce que ◀l’▶égalité évoque quelque chose qui anéantit ◀la▶ différence entre ◀l’▶homme et ◀la▶ femme. Bref, deux êtres qui doivent subsister sans se confondre, sans se séparer, sans être subordonnés l’un à l’autre.
Ça, c’est ◀la▶ formule ◀de▶ base ◀de▶ toute fédération. Toute fédération est ◀l’▶art ◀de▶ faire vivre ensemble des êtres apparemment antinomiques ; c’est ◀l’▶art ◀d’▶allier, par exemple, ◀l’▶union et ◀la▶ diversité. ◀De▶ créer des unions pour sauvegarder ◀les▶ autonomies. Voilà ce que j’ai découvert dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ Suisse.
Pourquoi ce pays s’est-il fait ? ◀La▶ Suisse ne s’est pas faite pour créer une union plus forte que ◀les▶ voisins. Elle s’est fait uniquement pour maintenir ◀les▶ autonomies des parties constituantes : c’est donc une formule diamétralement opposée à celle ◀de▶ ◀l’▶unification ◀d’▶un État pour créer une puissance. En fin de compte, ◀la▶ force créée par ◀l’▶union des Suisses devait être juste suffisante pour sauvegarder ◀les▶ différences et ◀les▶ autonomies ◀de▶ chacune des communes, ◀de▶ chacun des groupes ◀de▶ communes, ◀de▶ chacun des cantons. Voilà ◀le▶ système que je voudrais étendre ◀de▶ proche en proche à toute ◀l’▶Europe, en suivant ◀la▶ loi des dimensions des tâches.
Comment peut-on définir une région ?
◀Les▶ régions sont définies par des problèmes qui sont extrêmement divers. Il y a en Europe une quantité ◀de▶ régions qui sont définies par des problèmes. Il y a, par exemple, une cinquantaine ◀de▶ régions écologiques bien définies. Il faudrait donc, pour conseiller ◀les▶ autorités écologiques ◀de▶ chacune ◀de▶ ces régions, une autorité, une agence fédérale européenne ◀de▶ ◀l’▶écologie. Qui peut être placée n’importe où et donner des directives.
En économie, vous avez déjà un exemple existant ◀d’▶une ◀de▶ ces agences fédérales européennes : ◀le▶ Marché commun, à condition que celui-ci reste dans ses compétences qui sont essentiellement économiques. À côté de cela, il y aurait une agence des transports, une agence ◀de▶ ◀l’▶énergie, une agence ◀de▶ ◀la▶ défense, des recherches scientifiques et ◀de▶ ◀l’▶université.
Prenons un exemple. Vous avez, autour de Genève, une région ◀de▶ 25 km ◀de▶ rayon. C’est une région ◀de▶ main-d’œuvre. Puis vous avez une région écologique qui est beaucoup plus vaste puisqu’elle va jusqu’au milieu du Valais et qu’elle descend assez bas dans ◀la▶ vallée du Rhône, à certains égards jusqu’à Marseille.
Il y a également une région économique ou ◀d’▶investissements. Cette région va jusqu’à Grenoble et englobe une partie ◀de▶ ◀la▶ Suisse romande et une partie ◀de▶ ◀la▶ Franche-Comté.
Il y a aussi une région ◀d’▶éducation et ◀d’▶universités qui englobe une quinzaine ◀d’▶universités entre Neuchâtel, Saint-Étienne, Aoste (en Italie), Besançon, en passant par Grenoble, Genève, Lausanne, Fribourg.
Chacune ◀de▶ ces régions devrait avoir, à mon sens, son autorité régionale et relever ◀de▶ ◀l’▶agence fédérale européenne correspondante. Bien entendu, sans absolument tenir compte des frontières actuelles autrement que pour des questions ◀d’▶état civil.
N’est-ce pas une utopie ?
◀L’▶utopie, ce n’est pas ◀de▶ vouloir définir ◀les▶ régions d’après ◀les▶ fonctions et ◀de▶ relever ◀de▶ plusieurs régions selon ◀les▶ fonctions, car c’est ce que nous faisons tous dans notre vie actuelle ; nous relevons tous ◀d’▶un tas de réalités différentes.
◀L’▶utopie, c’est ce qu’a fait Napoléon : ◀l’▶État-nation. C’est ◀de▶ ◀la▶ démence, ◀de▶ ◀la▶ folie. Pendant tout ◀le▶ xixe et ◀le▶ xxe siècle, on a voulu imposer ◀les▶ mêmes frontières à des réalités qui n’ont rien à voir ensemble comme ◀la▶ langue, ◀le▶ sous-sol, ◀l’▶économie, ◀l’▶histoire, ◀la▶ religion dans certains cas, ◀les▶ croyances politiques dès que ◀l’▶État est quelque peu totalitaire, bref toutes choses qui sont hétérogènes.
Très souvent, ◀les▶ gens disent que mon modèle est folie pure. Que c’est une complication ce que je veux faire. Alors, voici mon exemple personnel.
Je suis né à Neuchâtel qui, jusqu’en 1848, a été une principauté dont ◀le▶ prince était ◀le▶ roi de Prusse mais qui se gouvernait avec des familles du lieu, dont la mienne. Ce canton, différent des autres, est entré dans ◀la▶ Confédération. Donc, un citoyen ◀de▶ cette ancienne principauté est automatiquement Suisse. ◀La▶ Suisse est sa nation qui n’a pas ◀les▶ mêmes frontières ni ◀les▶ mêmes langues que ◀le▶ canton.
De plus, je suis écrivain français. Donc, je fais partie ◀de▶ ◀l’▶ensemble francophone qui a des limites tout à fait différentes du canton et ◀de▶ ◀la▶ Suisse puisqu’il englobe un tiers ◀de▶ ◀la▶ Suisse, deux tiers ◀de▶ ◀la▶ France, une partie ◀de▶ ◀la▶ Belgique, un petit bout ◀de▶ ◀l’▶Italie. Cet ensemble ne correspond à aucun ◀de▶ nos États-nations actuels.
D’autre part, je suis protestant. Voilà un autre ensemble auquel je me rattache qui ne correspond ni à ◀l’▶ensemble national, ni à ◀l’▶ensemble linguistique, ni politique, ni économique mais à un ensemble mondial qui recouvre deux petites parties ◀de▶ ◀la▶ France, ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀la▶ Suisse, etc.
Je fais également partie ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ sociétés. Je paie des impôts à une dizaine ◀de▶ sources différentes.
Donc, rien n’est plus simple. Au fond, nous vivons dans ce que j’appelle ◀la▶ pluralité des allégeances. ◀L’▶utopie, c’est vouloir que toutes mes allégeances soient limitées par une même frontière. C’est ce qu’ont voulu tous ◀les▶ créateurs ◀d’▶États totalitaires, à commencer par Napoléon qui voulait imposer ces mêmes frontières à toutes ces choses différentes. Pourquoi ? Pour pouvoir mobiliser rapidement un peuple. Pour pouvoir faire ◀la▶ guerre, qui est ◀la▶ raison fondamentale, génétique des États-nations.
Malheureusement, beaucoup de gens conçoivent avec peine que c’est ◀de▶ ◀la▶ folie pure. Ils croient que ◀l’▶État-nation a été créé par Dieu le septième jour ◀de▶ ◀la▶ création, que c’est ◀le▶ sommet ◀de▶ ◀l’▶histoire, qu’on ne peut pas ◀le▶ dépasser et que c’est ◀de▶ ◀la▶ rêverie absurde ◀de▶ vouloir dépasser ce stade.
Or, ◀l’▶État-nation nous empêche ◀de▶ faire ◀l’▶Europe. Et il nous faut faire ◀l’▶Europe ; sinon, nous serons colonisés un peu plus que nous ne ◀le▶ sommes par ◀l’▶économie américaine et nous risquons ◀d’▶être colonisés par ◀la▶ politique russe.
Vous comparez ◀la▶ région au couple. Or, on constate ◀l’▶échec de plus en plus ◀de▶ couples. ◀Les▶ régions, dès lors, ne risquent-elles pas ◀de▶ connaître ◀le▶ même phénomène ?
Cette comparaison relève ◀de▶ ◀la▶ même forme ◀de▶ pensée : accepter ◀la▶ coexistence ◀de▶ termes antinomiques, en ◀les▶ laissant subsister chacun à sa manière et même devenant lui-même par leur mise en relation et en tension.
Cette même forme ◀de▶ pensée est très ancienne. On ◀la▶ retrouve chez Héraclite, dans ◀la▶ théologie des premiers conciles et notamment dans ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ personne du Christ où ◀l’▶on constate ces deux réalités antinomiques : Dieu et homme. D’après ◀le▶ concile ◀de▶ Chalcédoine, au ve siècle, ◀les▶ deux natures ◀de▶ Jésus-Christ doivent coexister sans confusion, sans séparation, sans subordination. Ce sont ◀les▶ mêmes termes que j’ai utilisés pour définir ◀le▶ couple et définir ◀la▶ coexistence des autonomies locales.
Voilà au nom de quelle pensée nous arriverons à faire ◀l’▶Europe.
◀Le▶ sentiment religieux joue un très grand rôle dans vos activités ?
Ma formation protestante m’a permis ◀de▶ mieux formuler ◀le▶ personnalisme en ajoutant ◀le▶ terme ◀de▶ vocation qui a été fortement souligné par Luther et Calvin. Je garde aussi du protestantisme un certain sens civique qui est très développé dans ◀les▶ pays calvinistes. J’ai fait cette observation bien avant 1939 : il y a des régimes totalitaires qui correspondent aux pays catholiques : Italie. Espagne et même ◀l’▶Allemagne. Vous avez naturellement ◀le▶ totalitarisme qui correspond à ◀l’▶orthodoxie russe, grecque, roumaine. Mais vous n’avez jamais eu ◀de▶ régime totalitaire dans un pays protestant. C’est assez frappant.
Cela doit tenir à quelque chose, justement à ce sens ◀de▶ ◀la▶ personne définie par une vocation unique. Chaque homme a sa vocation propre, c’est-à-dire qu’il part ◀de▶ là où il est, qui est un endroit unique au monde et doit créer son chemin vers Dieu, vers ◀l’▶unité. Ce chemin, chacun doit ◀l’▶inventer tous ◀les▶ jours.
D’autre part, je suis distingué ◀de▶ ◀la▶ tribu par ma vocation, et en même temps relié à ◀la▶ communauté par ◀l’▶exercice ◀de▶ cette vocation. C’est ce que j’ai de plus fondamentalement protestant. À part cela, je suis pour un christianisme œcuménique dépassant définitivement ◀les▶ confessions que j’estime valables dans ◀la▶ mesure où il y a des tempéraments religieux différents.
Il y a donc un rapport étroit entre fédéralisme et œcuménisme ?
◀L’▶œcuménisme, pour moi, est ◀la▶ traduction du fédéralisme sur le plan religieux. Il ne s’agit pas ◀d’▶uniformiser tout le monde et ◀de▶ voir une seule croyance imposée à tout le monde.
Vous avez parlé ◀d’▶écologie et vous donnez une conférence17 sur ce thème à Bruxelles. Pourquoi cet intérêt vis-à-vis de ◀l’▶écologie ?
Dans cette conférence, j’explique une chose qui me tient fort à cœur depuis quelques années : j’ai découvert que ◀l’▶humanité, aujourd’hui, se voit contrainte ◀de▶ choisir librement son avenir.
Jusqu’à présent, elle se développait un peu au hasard ; on pensait qu’il y avait des ressources naturelles, ◀de▶ ◀la▶ place, ◀de▶ ◀l’▶eau, ◀de▶ ◀l’▶air pour tout ◀le▶ monde, indéfiniment. On n’avait donc pas besoin ◀de▶ politique ◀de▶ développement car on pensait que ◀le▶ progrès était infini, que tout allait s’arranger si on produisait plus. Bref, c’était ◀la▶ foire ◀d’▶empoigne. Chacun pour soi et Dieu pour tous et on ne croyait pas en Dieu en disant cela.
Aujourd’hui, depuis une dizaine ◀d’▶années pour ceux qui avaient ◀l’▶œil ouvert, depuis trois ou quatre ans dans ◀l’▶opinion publique, on sait qu’il n’en est rien. Et que nous touchons partout des limites. ◀Les▶ ressources naturelles ne sont pas infinies. Certains calculent déjà ◀l’▶épuisement du charbon, du pétrole et, pire, ◀l’▶épuisement ◀de▶ ◀l’▶eau potable et ◀de▶ ◀l’▶oxygène.
Cette crise écologique, découverte il y a deux ou trois ans, et dont tout le monde parle, heureusement, nous oblige à avoir une politique. C’est-à-dire avoir des finalités pour ◀l’▶existence et régler ◀les▶ moyens sur ces finalités.
Or, jusqu’ici, il n’y avait ◀d’▶autre politique que cette finalité générale qu’est ◀le▶ profit, ◀la▶ croissance, ◀l’▶augmentation quantitative, mesurable.
Il y a aujourd’hui un sérieux coup ◀d’▶arrêt qui nous oblige à choisir nos finalités. Voilà pourquoi j’en viens à cette formule paradoxale : contraints ◀de▶ choisir librement nos finalités. Et pour la première fois, dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶humanité, nous en avons ◀les▶ moyens. Mais nous avons aussi ◀les▶ moyens ◀de▶ tout tuer. Et nous sommes d’ailleurs en train de ◀le▶ faire.
Donc, nous en sommes à cette charnière. Voulons-nous ◀la▶ puissance collective, ◀la▶ puissance des États ou voulons-nous ◀la▶ liberté des personnes ? Suivant ◀le▶ choix que chacun doit faire librement, tout ◀le▶ reste change. Si nous choisissons ◀la▶ liberté, ◀l’▶épanouissement des personnes, alors nous choisissons un certain état ◀d’▶équilibre.
Par ailleurs, nous sommes forcés ◀de▶ renoncer à ◀la▶ forme État-nation et aux soi-disant économies nationales qui posent des tas ◀de▶ problèmes radicalement faux. Pourquoi y aurait-il une économie qui correspondrait à ◀la▶ Belgique, une autre au Luxembourg et une autre aux États-Unis ? Par quel miracle ces frontières, qui sont « des cicatrices ◀de▶ ◀l’▶histoire », correspondraient-elles à des ensembles économiques ? C’est une idiotie ! C’est indéfendable. Et tous nos ministres travaillent sur cette idiotie.
Vous ne semblez guère apprécier ◀les▶ hommes politiques ?
Je ◀les▶ trouve funestes. En tant qu’ils sont des représentants des partis ou des États-nations, ils ne sont pas des hommes politiques, ils sont des partisans ou des nationalistes. Mais j’ai ◀le▶ plus grand respect pour des hommes qui ont une vision politique du développement ◀de▶ ◀l’▶humanité. Jean Monnet, par exemple.
◀Le▶ fédéralisme pourrait-il résoudre plus facilement ◀les▶ problèmes écologiques actuels ?
Oui. Parce que dans une fédération formée ◀de▶ régions, il y aurait des régions écologiques où ◀les▶ problèmes seraient bien connus, bien cernés et résolus d’après ◀le▶ génie du lieu.
Mais ce n’est pas possible avec ◀le▶ système ◀de▶ découpage des États-nations, complètement arbitraire, fait au hasard des traités et des campagnes. Et au hasard ◀de▶ ◀l’▶ignorance totale ◀de▶ ceux qui ont fait ◀les▶ traités. Et qui aujourd’hui encore délimitent ◀les▶ régions, à partir ◀d’▶un bureau dans ◀la▶ capitale, sans aucune consultation locale.