Autopsie d’un cas : Denis de Rougemont (15 mars 1972)ao ap
Qui est Denis de Rougemont ? Quelle est son influence ? Quel fut l’▶itinéraire de cet homme depuis quarante ans, itinéraire jalonné d’expériences, de livres denses, de préoccupations ? Quel a été ◀le▶ chemin de cet homme depuis ◀la▶ publication de ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident ?
Effectivement, j’ai publié ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident au début des années 1939, mais ce n’était pas tombé du ciel. Je m’occupais de questions politiques depuis ◀les▶ années 1930, quand je suis arrivé à Paris et que j’ai tout de suite collaboré avec des groupes de jeunes écrivains, sociologues, économistes, politologues, qui lançaient deux revues : Esprit et L’Ordre nouveau , c’est-à-dire ◀les▶ revues du mouvement personnaliste.
Nous parlions déjà d’Europe. Nous avions déjà établi toute notre doctrine, commune à la plupart d’entre nous. Avec différentes nuances, naturellement, ◀les▶ uns étant catholiques, ◀les▶ autres nietzschéens. Mais, nous arrivions à nous entendre.
Qui étaient ces hommes ?
Du côté d’ Esprit , il y avait Emmanuel Mounier, Georges Izard, Jean Lacroix ; du côté de L’Ordre nouveau , Arnaud Dandieu, Alexandre Marc et Robert Aron. Moi-même, j’étais à cheval sur ◀les▶ deux groupes. J’ai collaboré aux deux premiers numéros et ensuite à la plupart des autres numéros jusqu’à ◀la▶ guerre.
Quelle était votre définition de ◀la▶ personne ?
Ce que nous appelions personne, c’est ◀l’▶homme à la fois libre et responsable. Ce n’était pas ◀l’▶individu isolé. Ce n’était pas ◀le▶ soldat politique qu’on nous montrait dans ◀les▶ pays totalitaires. Nous étions contre ◀l’▶atomisation de ◀la▶ société capitaliste ; nous étions contre ◀la▶ collectivisation de ◀la▶ société, fasciste ou stalinienne.
Nous étions pour une troisième voie, qui était celle de ◀la▶ personne, des personnes se manifestant dans des communautés. Nous opposions au dilemme individu isolé et irresponsable/collectivité où tout le monde est réuni comme des grains de poussière dans ◀le▶ ciment — c’est avec ◀la▶ poussière des individus que ◀l’▶État fait son ciment — ◀le▶ couple personne/communauté, en insistant très fort sur ◀la▶ différence entre ◀l’▶individu et ◀la▶ personne.
Sur cette base, nous faisions une traduction immédiate sur le plan politique de ce personnalisme en fédéralisme. C’est-à-dire une union librement consentie de petits groupes, de communes ou d’entreprises se liant par régions ou provinces.
Vous étiez, à cette époque, les premiers à parler de fédéralisme et de régions ?
Absolument. Nous parlions de régions dans un sens opposé à celui des régionalistes réactionnaires ou nationalistes locaux. Pour nous, ◀la▶ région était un des degrés de communauté dans lequel ◀la▶ personne peut s’enraciner mais qui ne doit pas être fermé. Qui doit toujours être ouvert vers de plus grandes communautés, jusqu’à former une communauté européenne, une fédération européenne qui, ensuite, aurait pu se fédérer avec d’autres fédérations continentales pour former une fédération mondiale.
Enfin, ce qui nous importait, c’était ◀la▶ création de régions, dans lesquelles ◀la▶ personne puisse s’insérer, trouver ses racines et participer librement. C’est-à-dire être à la fois libre et responsable, deux qualités que nous ne pouvions séparer.
Sur cette base de fédéralisme et de personnalisme, nous en sommes venus, ◀les▶ uns à faire des études plus spécialement économiques, d’autres sociologiques. Moi, je faisais des études qui étaient plus portées vers une sociologie de ◀la▶ culture ou de ◀la▶ morale. C’est ainsi que j’ai écrit un de mes premiers livres. Il est intitulé : Penser avec les mains 15 et il est, en somme, le premier livre sur ◀l’▶engagement de ◀l’▶écrivain.
Un terme dont vous êtes ◀le▶ père ?
On ne sait pas exactement qui ◀l’▶a dit en premier, de Mounier ou de moi.
En tout cas, dans un premier livre publié à Paris, en 1934, intitulé : Politique de ◀la▶ personne et qui réunissait des textes écrits au début des années 1930, il y a un premier chapitre qui s’appelle : « ◀L’▶engagement politique » ; un deuxième : « Ridicule et impuissance du clerc qui s’engage ». Et ◀l’▶ensemble du livre est un appel à ◀l’▶engagement des écrivains. Mais pas à ◀l’▶embrigadement dans un parti. Il s’agissait d’assumer sa responsabilité, ce qui est exactement ◀le▶ contraire.
Ensuite, par toutes sortes de raisons biographiques, j’ai été amené à m’intéresser beaucoup à ◀l’▶opposition entre ◀la▶ passion et ◀le▶ mariage dans ◀l’▶amour. ◀La▶ passion représentée par Tristan, qui est ◀le▶ grand mythe de ◀la▶ passion originelle en Occident. Et d’autre part, ◀le▶ mariage.
J’ai étudié cette question par une espèce de symétrie entre ◀les▶ deux grands mythes qui tourmentent et animent ◀les▶ Européens sur le plan de ◀l’▶amour : Tristan, d’un côté ; Don Juan, de l’autre. Tous deux adversaires du mariage. Tristan, parce qu’il dépasse ◀le▶ mariage vers un au-delà où il n’a plus besoin de ◀la▶ société et du monde. Il a tout dans une femme, il se sépare du monde et il meurt, joyeusement.
Puis, en deçà du mariage, Don Juan qui ne peut se fixer sur aucune femme, qui essaie toujours de trouver ◀la▶ femme qui ◀le▶ retiendra et qui ne ◀la▶ trouve pas.
Ces préoccupations étaient-elles antérieures au mouvement personnaliste ?
Non. Elles sont absolument simultanées. C’est une partie de ◀la▶ notion de ◀la▶ personne. Si vous voulez, c’est simplement une application de mes doctrines de ◀la▶ personne au domaine de ◀l’▶amour et du mariage. Je représentais ◀le▶ mariage comme ◀le▶ régime même de ◀la▶ personne, ◀la▶ manifestation parfaite de ◀la▶ personne sur le plan de ◀la▶ vie amoureuse, pas seulement sexuelle, mais aussi sentimentale dans ◀les▶ rapports quotidiens, comme étant ◀l’▶union de ces deux choses contraires, à mi-chemin entre ces deux mythes mais en en faisant une synthèse positive : ◀l’▶engagement d’un homme et d’une femme qui ont chacun leurs lois, à certains égards antinomiques, qui doivent vivre ensemble, qui doivent unir cela dans une création permanente et quotidienne.
Et chacun des deux devient personne dans ◀la▶ mesure où il agit librement, en pleine responsabilité vis-à-vis de l’autre. Toujours cette union des antinomies ou ◀les▶ maintenir en tension.
Alors, j’ai poussé plus loin. Quand j’ai été rappelé en Suisse par ◀la▶ mobilisation — j’étais officier, chargé des relations entre ◀l’▶état-major, ◀les▶ troupes et ◀le▶ public — j’ai été amené à me poser un tas de questions sur ◀la▶ politique, sur ◀la▶ formule politique de ◀la▶ Suisse : ◀le▶ fédéralisme. Et à transposer une fois de plus notre doctrine personnaliste en termes politiques, ce qui donnait ◀le▶ fédéralisme.
Alors que vous êtes Suisse, ◀le▶ fédéralisme de votre pays semble être une découverte ?
J’y pensais depuis longtemps mais je ne savais pas à quel point ◀la▶ Suisse avait réalisé ◀le▶ fédéralisme. Bien qu’élevé en Suisse, effectivement, je ne m’étais jamais intéressé à ◀la▶ vie politique du pays.
Parce que vous avez beaucoup vécu à ◀l’▶étranger ?
J’ai vécu à Paris depuis ◀l’▶âge de 25 ans. J’ai été ramené en Suisse par ◀la▶ mobilisation, en 1939 ; j’avais 33 ans. Puis, j’ai été envoyé aux États-Unis pour y faire des conférences sur ◀le▶ fédéralisme et sur ◀la▶ Suisse. Mais aussi pour y faire jouer une pièce que j’avais écrite pour ◀l’▶Exposition nationale de 1939 et qui avait été mise en musique par Arthur Honegger. Nous en avions tiré un oratorio16. ◀La▶ guerre m’a surpris là-bas et j’y suis resté six ans. Je ne suis rentré définitivement qu’en 1947. Aux États-Unis, j’ai découvert ◀l’▶Europe.
Il fallait donc s’éloigner pour ◀la▶ retrouver ?
Oui. Beaucoup de gens ont fait cette expérience. Presque tous ◀les▶ Européens qui vivaient à New York pendant ◀la▶ guerre étaient des gens extraordinairement différents et qui ne se seraient peut-être jamais connus en France ou en Allemagne ou en Italie ou en Angleterre. Étant là, réfugiés, ils se trouvaient mis en relation ◀les▶ uns avec ◀les▶ autres. C’est ainsi que je suis devenu ami d’André Breton et de tout ◀le▶ groupe des peintres surréalistes. Breton me voyait tous ◀les▶ jours, parce qu’il était un des parleurs des textes que j’écrivais pour ◀la▶ voix de ◀l’▶Amérique parle aux Français. Ainsi, à ma manière, bien que ressortissant d’un pays neutre, j’ai pu faire ◀la▶ guerre, ne fût-ce que sur ◀les▶ ondes, en écrivant des textes d’émissions.
Je suis donc rentré des États-Unis en 1947, en me disant ; je suis ◀l’▶auteur de ◀la▶ doctrine de ◀l’▶engagement, je suis fédéraliste ; il s’agit maintenant d’appliquer ces théories, de s’engager dans ◀la▶ cause du fédéralisme européen.
◀Le▶ mot engagement était alors fort à ◀la▶ mode à Paris. Et tout le monde, je ne sais pas pourquoi, ◀l’▶attribuait à Sartre. Or, Sartre, comme on ◀le▶ sait maintenant par ◀les▶ mémoires de Simone de Beauvoir, ne s’était jamais intéressé ◀le▶ moins du monde à ◀la▶ politique avant 1943-1944. Enfin, il s’est mis à parler d’engagement parce qu’il avait lu cela dans Esprit et dans mes livres.
Vous connaissiez Jean-Paul Sartre ?
Il est venu me voir à New York en 1944 ou 1945, premier journaliste français. Dans ses conférences, il répétait tout ◀le▶ temps que ◀l’▶homme est à la fois libre et responsable et que ◀l’▶homme doit s’engager. Alors, un jour, je lui ai dit : « J’espère que vous savez où vous avez pris cela. » Il m’a répondu : « Je ◀le▶ sais très bien. » Mais il ne ◀l’▶a jamais dit à personne d’autre…
Mais il est bien évident que cette définition de ◀l’▶homme et ce terme d’engagement, vous ◀les▶ retrouvez à chaque page d’ Esprit et de L’Ordre nouveau . Dix ans plus tôt.
Vous rentrez donc en Suisse. Que se passe-t-il ?
Pendant ◀la▶ guerre, je m’étais aperçu que ma doctrine du fédéralisme était illustrée par ◀la▶ pratique suisse. Que j’avais apprise à ◀l’▶école mais que je n’avais jamais très bien comprise.
Alors, je me suis dit que maintenant il fallait faire ◀l’▶Europe. Qu’on ne pouvait unifier ◀l’▶Europe sur ◀le▶ modèle hitlérien ou napoléonien, qu’on ne pouvait pas non plus faire ◀l’▶Europe avec ◀l’▶État-nation. Il fallait donc unir ◀l’▶Europe d’une manière fédéraliste, c’est-à-dire en appliquant notre doctrine, en partant des communes, des entreprises, des régions. C’est-à-dire de ◀la▶ base et en remontant de plus en plus, à mesure que ◀les▶ tâches envisagées devenaient plus vastes. Mon fédéralisme est basé, notamment, sur ◀la▶ loi de ◀l’▶extension des tâches. Il faut partir des réalités locales et régionales et monter, d’après ◀les▶ dimensions des tâches, vers des communautés de plus en plus grandes qui sont capables de résoudre ces problèmes de plus en plus grands. Ce qui peut être fait par ◀la▶ commune, doit ◀l’▶être par ◀la▶ commune. Seules ◀les▶ tâches qui sont trop vastes pour être réalisées par une commune, doivent ◀l’▶être par une région. ◀Les▶ tâches trop grandes pour une région doivent être assumées par une fédération.
En fait, vous vouliez exporter ◀le▶ système suisse ? Et ◀l’▶étendre à toutes ◀les▶ régions de ◀l’▶Europe ?
◀Les▶ communes, bien avant ◀les▶ cantons — on ne commence à parler des cantons qu’aux xviiie et xixe siècles — constituent ◀la▶ base de ◀la▶ Suisse. Et je trouve que ◀le▶ système marche très bien. Il autorise toutes ◀les▶ diversités qui tissent ◀la▶ Suisse, diversités de langues, diversités de confession, diversités sociales. J’ai compté : il y a 54 types de combinaisons existantes. Bref, une diversité considérable qui aboutit à quelque chose de créateur. Et ces tensions qu’on n’essaie pas de réduire ou d’anéantir mais qu’on conserve et qu’on tâche d’équilibrer aboutissent à une très grande vitalité civique. Mais, voilà où ◀les▶ choses se compliquent, il est impossible de réaliser ◀le▶ fédéralisme dans un seul pays. ◀La▶ Suisse ne peut pas rester un régime réellement fédéraliste si elle est seule, si elle est entourée d’États unitaires. Elle sera forcée de se présenter à eux comme un État unitaire et de se centraliser de plus en plus à cause de ◀l’▶accroissement des tâches qui résultent de ◀l’▶évolution moderne.
Vous vous êtes battu pour faire partager vos idées à propos du fédéralisme ? Dans quelles circonstances ?
Dès mon arrivée dans cette maison de Ferney, en 1947, j’ai eu ◀la▶ visite d’amis de ◀l’▶époque d’ Esprit et de L’Ordre nouveau . Ils m’ont convaincu d’aller, un mois plus tard, parler au premier congrès de ◀l’▶Union européenne des fédéralistes qui avait lieu à Montreux. J’y ai prononcé ◀le▶ discours d’introduction sur ◀le▶ thème de ◀l’▶attitude fédéraliste. Il est résulté de cette réunion de Montreux un projet de congrès qui devait se tenir avec d’autres groupements qui n’étaient pas fédéralistes mais qui voulaient aussi ◀l’▶Europe. Et nous nous sommes réunis, à La Haye, en 1948, sous ◀la▶ présidence de Churchill.
Ce fut un très grand congrès qui, au fond, a tout créé. C’est ◀le▶ grand démarrage de ◀l’▶Europe. Il y avait 800 personnes, 16 présidents du conseil, 300 députés. J’ai écrit ◀le▶ message final : « Message aux Européens » qui demandait notamment ◀la▶ création d’un véritable Conseil de l’Europe, issu des « forces vives de toutes ◀les▶ nations ». Et là, nous avons été frustrés dès ◀la▶ réalisation de notre première ambition. Puisqu’il s’est avéré que ◀le▶ Conseil de l’Europe n’était pas du tout ce que nous voulions, n’était pas du tout ◀la▶ représentation des « forces vives de nos nations ». Il était uniquement formé de délégués des parlements et était purement consultatif. Si bien que ◀le▶ Comité des ministres avait ◀la▶ haute main sur ◀le▶ Parlement, paralysant ainsi complètement cette machine.
Donc, ◀l’▶État-nation gardait une très grande importance ?
Exactement. Or, nous autres, fédéralistes, nous pensions pouvoir faire un bout de chemin avec des gens comme Churchill et utiliser son énorme popularité pour lancer ◀l’▶idée de ◀l’▶Europe. Nous avons, si je puis dire, été « refaits ». Parce que loin de faire une fédération, ◀les▶ gouvernements se sont entendus pour faire ◀le▶ moins possible en restant sur le plan des États-nations. C’est ce que j’attaque maintenant à boulets rouges. Comment voulez-vous réussir ◀l’▶Europe en ◀la▶ fondant sur ◀l’▶obstacle par excellence à toute union qu’est ◀l’▶État-nation ? C’est une tâche absolument impossible que se sont assignée ◀les▶ États.
Selon vous, ◀l’▶Europe actuelle n’est qu’une juxtaposition d’États ?
Moi, j’appelle cela ◀l’▶amicale des misanthropes. Ou bien, il y a une amicale et ◀les▶ membres de ◀l’▶amicale ne sont plus des misanthropes ; ou bien, ils restent des misanthropes et, par définition, ne feront jamais d’amicale. C’est exactement ce qui se passe avec ◀les▶ États-nations. Ils veulent garder leur souveraineté et leur indépendance comme ◀le▶ disait toujours ◀le▶ général de Gaulle. Et alors, on ne voit pas du tout ce que ces pays veulent faire ensemble. Sinon, en cas de crise, conseiller aux voisins d’appliquer des mesures raisonnables et ne pas ◀les▶ appliquer eux-mêmes et profiter de ◀la▶ crise pour faire des bénéfices aux dépens de leurs voisins. Voilà ce qu’on a vu dans ◀la▶ crise monétaire récente et ce qu’on verra chaque fois qu’il y a une crise économique. Ça, c’est ◀la▶ morale qui domine ◀l’▶Europe des nations.
Vous êtes déçu ?
Non. Je ne suis pas déçu. Je n’y ai jamais cru. Je n’ai jamais cru que cette Europe-là pouvait se faire. Mais j’ai pensé qu’il valait mieux que ◀les▶ États pratiquent cet hommage que ◀le▶ vice rend à ◀la▶ vertu, qui est cette hypocrisie de ◀l’▶union, plutôt que de se faire ◀la▶ guerre.
Quel est ◀le▶ lien entre votre doctrine du mariage et celle du fédéralisme ?
Qu’est-ce que ◀le▶ mariage ? C’est ◀la▶ coexistence de deux êtres qui, je ◀l’▶ai dit, ont chacun leurs lois, parfois antinomiques, et qui doivent vivre ensemble sur un pied d’égalité, avec toutes ◀les▶ différences possibles, chacun étant complètement supérieur à l’autre. Je préfère dire que ◀l’▶homme est supérieur à ◀la▶ femme et ◀la▶ femme supérieure à ◀l’▶homme. Plutôt que de dire qu’ils sont égaux parce que ◀l’▶égalité évoque quelque chose qui anéantit ◀la▶ différence entre ◀l’▶homme et ◀la▶ femme. Bref, deux êtres qui doivent subsister sans se confondre, sans se séparer, sans être subordonnés l’un à l’autre.
Ça, c’est ◀la▶ formule de base de toute fédération. Toute fédération est ◀l’▶art de faire vivre ensemble des êtres apparemment antinomiques ; c’est ◀l’▶art d’allier, par exemple, ◀l’▶union et ◀la▶ diversité. De créer des unions pour sauvegarder ◀les▶ autonomies. Voilà ce que j’ai découvert dans ◀l’▶histoire de ◀la▶ Suisse.
Pourquoi ce pays s’est-il fait ? ◀La▶ Suisse ne s’est pas faite pour créer une union plus forte que ◀les▶ voisins. Elle s’est fait uniquement pour maintenir ◀les▶ autonomies des parties constituantes : c’est donc une formule diamétralement opposée à celle de ◀l’▶unification d’un État pour créer une puissance. En fin de compte, ◀la▶ force créée par ◀l’▶union des Suisses devait être juste suffisante pour sauvegarder ◀les▶ différences et ◀les▶ autonomies de chacune des communes, de chacun des groupes de communes, de chacun des cantons. Voilà ◀le▶ système que je voudrais étendre de proche en proche à toute ◀l’▶Europe, en suivant ◀la▶ loi des dimensions des tâches.
Comment peut-on définir une région ?
◀Les▶ régions sont définies par des problèmes qui sont extrêmement divers. Il y a en Europe une quantité de régions qui sont définies par des problèmes. Il y a, par exemple, une cinquantaine de régions écologiques bien définies. Il faudrait donc, pour conseiller ◀les▶ autorités écologiques de chacune de ces régions, une autorité, une agence fédérale européenne de ◀l’▶écologie. Qui peut être placée n’importe où et donner des directives.
En économie, vous avez déjà un exemple existant d’une de ces agences fédérales européennes : ◀le▶ Marché commun, à condition que celui-ci reste dans ses compétences qui sont essentiellement économiques. À côté de cela, il y aurait une agence des transports, une agence de ◀l’▶énergie, une agence de ◀la▶ défense, des recherches scientifiques et de ◀l’▶université.
Prenons un exemple. Vous avez, autour de Genève, une région de 25 km de rayon. C’est une région de main-d’œuvre. Puis vous avez une région écologique qui est beaucoup plus vaste puisqu’elle va jusqu’au milieu du Valais et qu’elle descend assez bas dans ◀la▶ vallée du Rhône, à certains égards jusqu’à Marseille.
Il y a également une région économique ou d’investissements. Cette région va jusqu’à Grenoble et englobe une partie de ◀la▶ Suisse romande et une partie de ◀la▶ Franche-Comté.
Il y a aussi une région d’éducation et d’universités qui englobe une quinzaine d’universités entre Neuchâtel, Saint-Étienne, Aoste (en Italie), Besançon, en passant par Grenoble, Genève, Lausanne, Fribourg.
Chacune de ces régions devrait avoir, à mon sens, son autorité régionale et relever de ◀l’▶agence fédérale européenne correspondante. Bien entendu, sans absolument tenir compte des frontières actuelles autrement que pour des questions d’état civil.
N’est-ce pas une utopie ?
◀L’▶utopie, ce n’est pas de vouloir définir ◀les▶ régions d’après ◀les▶ fonctions et de relever de plusieurs régions selon ◀les▶ fonctions, car c’est ce que nous faisons tous dans notre vie actuelle ; nous relevons tous d’un tas de réalités différentes.
◀L’▶utopie, c’est ce qu’a fait Napoléon : ◀l’▶État-nation. C’est de ◀la▶ démence, de ◀la▶ folie. Pendant tout ◀le▶ xixe et ◀le▶ xxe siècle, on a voulu imposer ◀les▶ mêmes frontières à des réalités qui n’ont rien à voir ensemble comme ◀la▶ langue, ◀le▶ sous-sol, ◀l’▶économie, ◀l’▶histoire, ◀la▶ religion dans certains cas, ◀les▶ croyances politiques dès que ◀l’▶État est quelque peu totalitaire, bref toutes choses qui sont hétérogènes.
Très souvent, ◀les▶ gens disent que mon modèle est folie pure. Que c’est une complication ce que je veux faire. Alors, voici mon exemple personnel.
Je suis né à Neuchâtel qui, jusqu’en 1848, a été une principauté dont ◀le▶ prince était ◀le▶ roi de Prusse mais qui se gouvernait avec des familles du lieu, dont la mienne. Ce canton, différent des autres, est entré dans ◀la▶ Confédération. Donc, un citoyen de cette ancienne principauté est automatiquement Suisse. ◀La▶ Suisse est sa nation qui n’a pas ◀les▶ mêmes frontières ni ◀les▶ mêmes langues que ◀le▶ canton.
De plus, je suis écrivain français. Donc, je fais partie de ◀l’▶ensemble francophone qui a des limites tout à fait différentes du canton et de ◀la▶ Suisse puisqu’il englobe un tiers de ◀la▶ Suisse, deux tiers de ◀la▶ France, une partie de ◀la▶ Belgique, un petit bout de ◀l’▶Italie. Cet ensemble ne correspond à aucun de nos États-nations actuels.
D’autre part, je suis protestant. Voilà un autre ensemble auquel je me rattache qui ne correspond ni à ◀l’▶ensemble national, ni à ◀l’▶ensemble linguistique, ni politique, ni économique mais à un ensemble mondial qui recouvre deux petites parties de ◀la▶ France, ◀la▶ moitié de ◀la▶ Suisse, etc.
Je fais également partie d’un certain nombre de sociétés. Je paie des impôts à une dizaine de sources différentes.
Donc, rien n’est plus simple. Au fond, nous vivons dans ce que j’appelle ◀la▶ pluralité des allégeances. ◀L’▶utopie, c’est vouloir que toutes mes allégeances soient limitées par une même frontière. C’est ce qu’ont voulu tous ◀les▶ créateurs d’États totalitaires, à commencer par Napoléon qui voulait imposer ces mêmes frontières à toutes ces choses différentes. Pourquoi ? Pour pouvoir mobiliser rapidement un peuple. Pour pouvoir faire ◀la▶ guerre, qui est ◀la▶ raison fondamentale, génétique des États-nations.
Malheureusement, beaucoup de gens conçoivent avec peine que c’est de ◀la▶ folie pure. Ils croient que ◀l’▶État-nation a été créé par Dieu le septième jour de ◀la▶ création, que c’est ◀le▶ sommet de ◀l’▶histoire, qu’on ne peut pas ◀le▶ dépasser et que c’est de ◀la▶ rêverie absurde de vouloir dépasser ce stade.
Or, ◀l’▶État-nation nous empêche de faire ◀l’▶Europe. Et il nous faut faire ◀l’▶Europe ; sinon, nous serons colonisés un peu plus que nous ne ◀le▶ sommes par ◀l’▶économie américaine et nous risquons d’être colonisés par ◀la▶ politique russe.
Vous comparez ◀la▶ région au couple. Or, on constate ◀l’▶échec de plus en plus de couples. ◀Les▶ régions, dès lors, ne risquent-elles pas de connaître ◀le▶ même phénomène ?
Cette comparaison relève de ◀la▶ même forme de pensée : accepter ◀la▶ coexistence de termes antinomiques, en ◀les▶ laissant subsister chacun à sa manière et même devenant lui-même par leur mise en relation et en tension.
Cette même forme de pensée est très ancienne. On ◀la▶ retrouve chez Héraclite, dans ◀la▶ théologie des premiers conciles et notamment dans ◀la▶ définition de ◀la▶ personne du Christ où ◀l’▶on constate ces deux réalités antinomiques : Dieu et homme. D’après ◀le▶ concile de Chalcédoine, au ve siècle, ◀les▶ deux natures de Jésus-Christ doivent coexister sans confusion, sans séparation, sans subordination. Ce sont ◀les▶ mêmes termes que j’ai utilisés pour définir ◀le▶ couple et définir ◀la▶ coexistence des autonomies locales.
Voilà au nom de quelle pensée nous arriverons à faire ◀l’▶Europe.
◀Le▶ sentiment religieux joue un très grand rôle dans vos activités ?
Ma formation protestante m’a permis de mieux formuler ◀le▶ personnalisme en ajoutant ◀le▶ terme de vocation qui a été fortement souligné par Luther et Calvin. Je garde aussi du protestantisme un certain sens civique qui est très développé dans ◀les▶ pays calvinistes. J’ai fait cette observation bien avant 1939 : il y a des régimes totalitaires qui correspondent aux pays catholiques : Italie. Espagne et même ◀l’▶Allemagne. Vous avez naturellement ◀le▶ totalitarisme qui correspond à ◀l’▶orthodoxie russe, grecque, roumaine. Mais vous n’avez jamais eu de régime totalitaire dans un pays protestant. C’est assez frappant.
Cela doit tenir à quelque chose, justement à ce sens de ◀la▶ personne définie par une vocation unique. Chaque homme a sa vocation propre, c’est-à-dire qu’il part de là où il est, qui est un endroit unique au monde et doit créer son chemin vers Dieu, vers ◀l’▶unité. Ce chemin, chacun doit ◀l’▶inventer tous ◀les▶ jours.
D’autre part, je suis distingué de ◀la▶ tribu par ma vocation, et en même temps relié à ◀la▶ communauté par ◀l’▶exercice de cette vocation. C’est ce que j’ai de plus fondamentalement protestant. À part cela, je suis pour un christianisme œcuménique dépassant définitivement ◀les▶ confessions que j’estime valables dans ◀la▶ mesure où il y a des tempéraments religieux différents.
Il y a donc un rapport étroit entre fédéralisme et œcuménisme ?
◀L’▶œcuménisme, pour moi, est ◀la▶ traduction du fédéralisme sur le plan religieux. Il ne s’agit pas d’uniformiser tout le monde et de voir une seule croyance imposée à tout le monde.
Vous avez parlé d’écologie et vous donnez une conférence17 sur ce thème à Bruxelles. Pourquoi cet intérêt vis-à-vis de ◀l’▶écologie ?
Dans cette conférence, j’explique une chose qui me tient fort à cœur depuis quelques années : j’ai découvert que ◀l’▶humanité, aujourd’hui, se voit contrainte de choisir librement son avenir.
Jusqu’à présent, elle se développait un peu au hasard ; on pensait qu’il y avait des ressources naturelles, de ◀la▶ place, de ◀l’▶eau, de ◀l’▶air pour tout ◀le▶ monde, indéfiniment. On n’avait donc pas besoin de politique de développement car on pensait que ◀le▶ progrès était infini, que tout allait s’arranger si on produisait plus. Bref, c’était ◀la▶ foire d’empoigne. Chacun pour soi et Dieu pour tous et on ne croyait pas en Dieu en disant cela.
Aujourd’hui, depuis une dizaine d’années pour ceux qui avaient ◀l’▶œil ouvert, depuis trois ou quatre ans dans ◀l’▶opinion publique, on sait qu’il n’en est rien. Et que nous touchons partout des limites. ◀Les▶ ressources naturelles ne sont pas infinies. Certains calculent déjà ◀l’▶épuisement du charbon, du pétrole et, pire, ◀l’▶épuisement de ◀l’▶eau potable et de ◀l’▶oxygène.
Cette crise écologique, découverte il y a deux ou trois ans, et dont tout le monde parle, heureusement, nous oblige à avoir une politique. C’est-à-dire avoir des finalités pour ◀l’▶existence et régler ◀les▶ moyens sur ces finalités.
Or, jusqu’ici, il n’y avait d’autre politique que cette finalité générale qu’est ◀le▶ profit, ◀la▶ croissance, ◀l’▶augmentation quantitative, mesurable.
Il y a aujourd’hui un sérieux coup d’arrêt qui nous oblige à choisir nos finalités. Voilà pourquoi j’en viens à cette formule paradoxale : contraints de choisir librement nos finalités. Et pour la première fois, dans ◀l’▶histoire de ◀l’▶humanité, nous en avons ◀les▶ moyens. Mais nous avons aussi ◀les▶ moyens de tout tuer. Et nous sommes d’ailleurs en train de ◀le▶ faire.
Donc, nous en sommes à cette charnière. Voulons-nous ◀la▶ puissance collective, ◀la▶ puissance des États ou voulons-nous ◀la▶ liberté des personnes ? Suivant ◀le▶ choix que chacun doit faire librement, tout ◀le▶ reste change. Si nous choisissons ◀la▶ liberté, ◀l’▶épanouissement des personnes, alors nous choisissons un certain état d’équilibre.
Par ailleurs, nous sommes forcés de renoncer à ◀la▶ forme État-nation et aux soi-disant économies nationales qui posent des tas de problèmes radicalement faux. Pourquoi y aurait-il une économie qui correspondrait à ◀la▶ Belgique, une autre au Luxembourg et une autre aux États-Unis ? Par quel miracle ces frontières, qui sont « des cicatrices de ◀l’▶histoire », correspondraient-elles à des ensembles économiques ? C’est une idiotie ! C’est indéfendable. Et tous nos ministres travaillent sur cette idiotie.
Vous ne semblez guère apprécier ◀les▶ hommes politiques ?
Je ◀les▶ trouve funestes. En tant qu’ils sont des représentants des partis ou des États-nations, ils ne sont pas des hommes politiques, ils sont des partisans ou des nationalistes. Mais j’ai ◀le▶ plus grand respect pour des hommes qui ont une vision politique du développement de ◀l’▶humanité. Jean Monnet, par exemple.
◀Le▶ fédéralisme pourrait-il résoudre plus facilement ◀les▶ problèmes écologiques actuels ?
Oui. Parce que dans une fédération formée de régions, il y aurait des régions écologiques où ◀les▶ problèmes seraient bien connus, bien cernés et résolus d’après ◀le▶ génie du lieu.
Mais ce n’est pas possible avec ◀le▶ système de découpage des États-nations, complètement arbitraire, fait au hasard des traités et des campagnes. Et au hasard de ◀l’▶ignorance totale de ceux qui ont fait ◀les▶ traités. Et qui aujourd’hui encore délimitent ◀les▶ régions, à partir d’un bureau dans ◀la▶ capitale, sans aucune consultation locale.