« Un monde fini »a
L’▶historien futur — s’il y a un futur… — enseignera que vers ◀le▶ début du troisième tiers du xxe siècle, dans ◀les▶ années 1960 à 1970, se produisit ◀la▶ plus impressionnante révolution ◀de▶ toute ◀l’▶histoire : ◀la▶ découverte par ◀l’▶homme occidental qu’il atteignait un seuil réellement décisif et qu’il touchait à des limites infranchissables. Il se voyait en passe ◀de▶ se libérer par ◀la▶ science et par ◀la▶ technique industrialisée des grandes contraintes naturelles, cependant que ce succès même faisait naître une menace capitale : ◀la▶ Nature irritée lui donnait à comprendre, par certains signes dramatiques, comparables aux sept plaies ◀d’▶Égypte, qu’elle garderait le dernier mot et que ce pourrait être aux dépens de ◀la▶ vie même, non seulement ◀de▶ ◀la▶ vie végétale, mais ◀de▶ ◀la▶ vie animale et donc humaine aussi.
Jusqu’à nos jours, depuis ◀le▶ singe ou depuis ◀le▶ jardin mythique des origines, ◀l’▶homme n’avait fait que répondre tant bien que mal aux durs défis ◀de▶ ◀la▶ Nature — ceux ◀de▶ son corps et ceux ◀de▶ son environnement. Il s’agissait pour lui ◀de▶ survivre, donc ◀de▶ continuer ce qui avait réussi à quelques-uns ◀de▶ ses ancêtres.
Lorsque apparut ◀la▶ civilisation, au début ◀de▶ ◀l’▶ère néolithique, c’est-à-dire le premier dialogue entre ◀l’▶homme et ◀la▶ Terre interrogée — labourée, fécondée, cultivée —, ◀l’▶initiative fut assumée au nom de ◀l’▶espèce par quelques héros légendaires, Prométhée ou Tubal Caïn, provocateurs toujours vaincus, en tant qu’individus libérateurs, par ◀les▶ dieux, ces garants jaloux des équilibres antérieurs, mais toujours victorieux pour ◀le▶ progrès ◀de▶ ◀l’▶espèce. Vingt millénaires ◀d’▶un effort sans relâche ◀de▶ ◀l’▶homme contre ◀le▶ destin que ◀la▶ Nature lui imposait ont finalement permis chez quelques-uns, dans notre siècle, une première prise de conscience du mouvement général des civilisations : « Il va ◀de▶ ◀l’▶agriculture au paradoxe », comme ◀l’▶a justement observé un philosophe roumain contemporain, E. M. Cioran. ◀L’▶agriculture, c’est en effet le premier moyen ◀de▶ commander à ◀la▶ Nature en obéissant à ses lois : imperare parendo. Mais à mesure que cet impérialisme humain se fait moins respectueux des dieux et surmonte moins difficilement ◀les▶ résistances naturelles, ◀la▶ civilisation se met à retourner ses efforts sur elle-même, à travailler sur ses produits plus que sur ◀les▶ contraintes naturelles, neutralisées en bonne partie : il n’est plus guère que ◀les▶ tremblements ◀de▶ terre et ◀les▶ typhons que nous ayons encore du mal à contrôler — mais cela viendra. Libérée des contraintes ◀de▶ ◀la▶ faim, ◀de▶ ◀la▶ peur, du froid, ◀de▶ ◀la▶ foudre et des loups, une partie ◀de▶ ◀l’▶humanité — ◀l’▶occidentale — se met à créer ce qu’elle désire, et non plus seulement ce qu’il lui faut pour survivre, c’est-à-dire à créer librement. Mais pour quoi ? Et vers quoi va-t-elle désormais ?
Ces grandes questions fondamentales, naguère encore oblitérées par ◀l’▶effort pour vivre et survivre, se font jour désormais, altérées ◀de▶ réponse. Au pour quoi ◀de▶ nos efforts individuels, ◀la▶ réponse ancienne était : survivre. Au vers quoi ◀de▶ notre action collective, ◀la▶ réponse moderne, dès ◀le▶ xviiie siècle, a été ◀le▶ Progrès — un progrès que nous pensions indéfini.
Or nous découvrons, depuis peu, que nous sommes devenus plus forts que ◀la▶ Nature, ici et là, sectoriellement ou localement, par ◀la▶ culture accélérée, ◀le▶ trax, ◀la▶ bombe, ◀la▶ pollution, mais qu’à ◀la▶ fin ◀la▶ Nature nous vaincra, et je ne dis pas : nous survivra, puisqu’il n’y aura peut-être plus ◀de▶ vie à ◀la▶ surface ◀de▶ ◀la▶ Terre. Mais qu’elle durera sans nous, au-delà ◀de▶ toute vie. Et en même temps nous découvrons que ◀le▶ Progrès ne peut pas être « indéfini ». À cela, une raison décisive, indiscutable : ◀la▶ finitude ◀de▶ ◀l’▶espace et des ressources dont ◀l’▶homme dispose sur ◀la▶ Terre. 135 millions ◀de▶ kilomètres carrés ◀de▶ terres vierges émergées, c’est beaucoup, direz-vous, mais ce n’est pas élastique. Et bientôt, dans cent ans, ce ne sera plus assez pour une population humaine toujours plus dense et toujours plus dévorante. ◀L’▶ensemble des terres arables et des terres à bâtir est limité une fois pour toutes, et il n’offre à ◀la▶ boulimie sans cesse accrue ◀de▶ populations qui doublent tous ◀les▶ trente-cinq ans qu’un espace vital individuel sans cesse réduit, tant et si bien qu’un beau jour, vers ◀l’▶an 2450, tous ◀les▶ hommes se toucheront. (On pourra nourrir tout le monde, m’assure un spécialiste ◀de▶ ◀l’▶alimentation, mais il faudra manger debout.)
« ◀Le▶ temps du monde fini commence », disait Paul Valéry, dans ◀les▶ années 1930. Il ◀l’▶entendait au sens spatial ◀d’▶un monde rétréci par ◀la▶ vitesse et ◀la▶ facilité des déplacements. Mais c’est encore plus vrai dans bien d’autres domaines : nous pouvons désormais calculer ◀l’▶épuisement non seulement ◀de▶ ◀l’▶espace habitable, mais du pétrole existant, des forêts, ◀de▶ ◀l’▶uranium, ◀de▶ ◀l’▶air et ◀de▶ ◀l’▶eau sur ◀la▶ Terre, et partout ◀le▶ calcul prospectif nous révèle ◀les▶ limites des ressources naturelles.
Cette notion ◀de▶ limite est neuve, et demeure presque aussi scandaleuse pour ◀l’▶homme moderne qu’à ◀l’▶époque où Malthus le premier ◀l’▶a formulée, dans ◀le▶ seul domaine ◀de▶ ◀l’▶alimentation qui, selon lui, devait borner ◀la▶ croissance démographique. Elle s’impose aujourd’hui à notre esprit réticent, à cause des succès mêmes ◀de▶ ◀l’▶expansion dans tous ◀les▶ domaines — démographie, investissements, industrie, etc. — et des résultats désormais prévisibles et calculables à moyen terme ◀de▶ cette croissance exponentielle.
Mais il suffit que ◀la▶ notion ◀de▶ limite soit posée, imposée par ◀les▶ faits, pour qu’aussitôt surgissent ◀les▶ grandes questions : vers quoi, en fait, se dirige notre humanité dans ce monde fini ? Vers ◀le▶ Progrès, comme hier, ou vers ◀l’▶Apocalypse ?