« La▶ religion du Progrès »
C’est ici qu’intervient toute ◀la▶ littérature consacrée depuis une décennie aux problèmes ◀de▶ ◀la▶ protection ◀de▶ ◀la▶ Nature, ◀de▶ ◀l’▶environnement naturel et urbain, ◀de▶ ◀la▶ pollution, des nuisances et des catastrophes écologiques qu’il s’agit ◀de▶ prévoir si ◀l’▶on veut ◀les▶ prévenir. Une revue paraît, qui s’intitule Survivre, dirigée par deux grands mathématiciens et un biologiste. Des livres paraissent, qui s’intitulent, par exemple, ◀Le▶ Jugement dernier ou Réflexions au bord du gouffre, le premier ayant pour auteur un sociologue réputé, le second un philosophe et théologien, devenu conseiller du gouvernement allemand pour ◀la▶ recherche scientifique. Ils nous décrivent, non sans passion dans leur souci ◀d’▶objectivité scientifique, ◀les▶ catastrophes que menace ◀de▶ provoquer notre génie occidental, par ◀les▶ succès mêmes ◀de▶ sa science, ◀de▶ sa technique et ◀de▶ ◀l’▶efficacité ◀de▶ ses méthodes.
Contre eux se dressent ◀les▶ champions du Progrès indéfini et ◀de▶ ◀la▶ société ◀de▶ consommation, qui voit ◀le▶ bonheur dans ◀la▶ multiplication des objets offerts à ◀l’▶homme. ◀Les▶ livres ◀de▶ deux porte-paroles récents ◀de▶ cette tendance optimiste portent eux aussi des titres qui suffisent à ◀les▶ décrire : Lettre ouverte aux gens heureux, et qui ont bien raison ◀de▶ ◀l’▶être et Vive ◀la▶ société ◀de▶ consommation !
◀Les▶ auteurs ◀de▶ cette seconde école traitent ceux ◀de▶ la première ◀de▶ lugubres farceurs. Pire encore : dans sa Lettre ouverte aux gens heureux, M. Louis Pauwels ose écrire, à propos de ◀la▶ pollution et des savants qui s’en occupent : « Je donne aux inventeurs ◀de▶ cette psychose ◀le▶ Nobel ◀de▶ ◀l’▶escroquerie. » Quand on lui demande ce qu’il pense du commandant Cousteau, fondateur ◀d’▶un Institut ◀d’▶études sous-marines et champion ◀de▶ ◀la▶ lutte contre ◀la▶ pollution des océans, il répond (dans ◀de▶ nombreuses interviews) qu’il ne s’agit là que ◀d’▶une « opération publicitaire destinée à recueillir des fonds ».
On pourrait lui rétorquer que lorsqu’il se fait ◀le▶ champion ◀de▶ ◀la▶ lutte contre ce qu’il nomme ◀la▶ « sinistrose », c’est-à-dire ◀l’▶attirance morbide, qu’il attribue à ◀la▶ gauche, pour ◀les▶ désastres et ◀les▶ Apocalypses provoqués par ◀la▶ technologie, eh bien ! il ne s’agit que ◀d’▶une opération publicitaire destinée à faire vendre sa dextrose — dextrose étant synonyme, je ◀le▶ rappelle, ◀de▶ glucose, liquide sucré qui facilite ◀le▶ sommeil des personnes âgées. ◀Le▶ succès ◀de▶ son livre me paraît d’ailleurs plus significatif que ◀le▶ livre lui-même et voici comment je me ◀l’▶explique.
◀L’▶année 1970, consacrée par ◀le▶ Conseil de l’Europe à ◀la▶ Préservation ◀de▶ ◀la▶ Nature, a provoqué dans ◀le▶ grand public européen deux réactions contradictoires : tout d’abord, une prise de conscience des réalités écologiques et des dangers ◀de▶ ◀la▶ pollution beaucoup plus générale qu’on n’osait ◀l’▶espérer, surtout dans ◀la▶ jeunesse ; — et puis une sorte ◀de▶ rumeur ◀de▶ ricanements irrités ou moqueurs, révélant une réaction ◀de▶ refus ◀de▶ cette prise de conscience, analogue au rejet ◀d’▶une greffe, réaction ◀de▶ scepticisme qui cache probablement une certaine anxiété, ou ◀la▶ peur, et qui explique ◀le▶ succès du pamphlet ◀de▶ Pauwels : beaucoup de personnes, surtout âgées, ne demandent qu’à se réfugier avec un soulagement profond et jubilant dans ◀les▶ illusions ◀d’▶hier, et voilà ce bon Monsieur qui vient leur dire, dans son titre même, qu’ils ont bien raison ◀de▶ ◀le▶ faire ! Ah ! ◀l’▶habile homme ! ◀De▶ ◀la▶ fenêtre du vingtième étage ◀d’▶un gratte-ciel, il tend son livre à ceux qui tombent du quarantième en leur criant : « Jusqu’ici tout va bien, continuez ! »
Mais lorsqu’il attaque ceux qu’il traite ◀de▶ bouffons ◀de▶ ◀la▶ contestation et ces lugubres farceurs qui font métier ◀de▶ dénoncer ◀la▶ pollution, je ne puis m’empêcher ◀de▶ penser à une merveilleuse petite parabole ◀de▶ Kierkegaard, ◀le▶ plus grand penseur religieux du siècle dernier, que je vais vous lire :
Il arriva que ◀le▶ feu prît dans ◀les▶ coulisses ◀d’▶un théâtre. ◀Le▶ bouffon vint en avertir ◀le▶ public. On pensa qu’il voulait amuser et on applaudit ; il insista ; on rit de plus belle. C’est ainsi, je pense, que périra ◀le▶ monde : dans ◀la▶ joie générale des malins qui croiront à une farce.
Je parlais des « Sept plaies ◀d’▶Égypte » qui aujourd’hui nous avertissent non pas ◀de▶ ◀l’▶irritation ◀de▶ Jéhovah, mais ◀d’▶une espèce ◀d’▶allergie ◀de▶ ◀la▶ Nature et ◀de▶ ◀l’▶homme naturel aux produits ◀de▶ notre industrie. Ces sept plaies sont ◀la▶ pollution ◀de▶ ◀l’▶air, des eaux, des sols et des aliments, et ◀la▶ pollution ◀de▶ ◀l’▶homme par ◀le▶ bruit, par ◀le▶ stress urbain (ou densité excessive ◀de▶ ◀la▶ population) et par ◀les▶ propagandes. Ces sept plaies nous annoncent ◀l’▶Apocalypse prochaine du monde occidental.
Sur quoi ◀les▶ partisans ◀de▶ ◀l’▶« apaisement » dans ◀la▶ bataille ◀de▶ ◀l’▶environnement nous disent, et je ◀les▶ cite : « qu’il faut faire confiance au Progrès », ou au contraire qu’il faut écouter ◀les▶ « leçons du Passé », lesquelles montrent que ◀l’▶humanité a toujours surmonté ses crises ◀les▶ plus graves depuis ◀le▶ Déluge, et qu’en conséquence, « ◀d’▶une manière ou ◀d’▶une autre, il faudra bien que ça s’arrange », cette fois encore : ils en ont « ◀l’▶intuition », ces apaiseurs !
Hélas ! Faire confiance au Progrès, ce serait faire confiance au virus pour nous tirer ◀de▶ ◀la▶ maladie qu’il cause, aussi longtemps que ◀la▶ religion du Progrès aura pour dogme ◀l’▶expansion indéfinie à n’importe quel coût humain et naturel, et pour unique article ◀de▶ foi ◀la▶ croyance en ◀l’▶éternelle, inconditionnelle et absolue nécessité en soi ◀de▶ ◀la▶ croissance industrielle — et celui qui oserait ◀la▶ mettre en doute un seul instant, qu’il soit anathème ! anathema sit !
Faire confiance aux « leçons du Passé » ne paraît guère moins illusoire. Comment ◀l’▶expérience des pères pourrait-elle encore servir aux fils, quand ceux-ci doivent affronter des situations sans précédent dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶humanité, situations créées par ◀l’▶approche ◀de▶ limites auxquelles personne ne pouvait croire hier encore, limites, je ◀le▶ répète, ◀de▶ ◀l’▶espace habitable mais aussi des ressources naturelles qui soudain se révèlent bel et bien épuisables, et limites ◀de▶ ◀la▶ tolérance tant animale que végétale à ◀la▶ pollution sous toutes ses formes.
Faut-il en désespoir ◀de▶ cause faire confiance à ◀la▶ fameuse intuition ? Je reste convaincu qu’elle est ◀la▶ voie royale ◀de▶ ◀la▶ recherche fondamentale et ◀de▶ ◀la▶ création tant scientifique qu’artistique, ◀de▶ ◀la▶ saisie du réel par notre esprit. Mais dans ◀la▶ crise présente ◀de▶ notre civilisation, elle ne peut plus suffire à nous guider dans ◀le▶ système ultracomplexe des interactions dont dépend notre avenir. Il est trop clair qu’on ne peut pas conduire un Boeing 747 en faisant confiance à ◀l’▶intuition, et qu’il est préférable ◀d’▶analyser d’abord ◀les▶ effets combinés que ◀l’▶on obtient en manipulant ◀les▶ commandes et ◀les▶ boutons du tableau ◀de▶ bord.
Il y a plus : ◀les▶ facteurs dynamiques ◀de▶ notre civilisation sont devenus tellement interdépendants qu’il est fréquent qu’une action donnée entraîne, outre ◀l’▶effet désiré et prévu à court terme, une série ◀de▶ conséquences à long terme aussi indésirables qu’imprévues. Par exemple, « tel programme partiel pour améliorer ◀la▶ santé publique a pour conséquence un accroissement ◀de▶ ◀la▶ population et donc une diminution ◀de▶ ◀la▶ qualité ◀de▶ vie. Telle élévation du niveau de vie par un effort ◀d’▶industrialisation se trouve ensevelie sous ◀la▶ pollution subitement accrue » — qui à son tour entraînera une diminution ◀de▶ ◀la▶ qualité ◀de▶ vie, puis une mortalité accrue, et ainsi ◀de▶ suite. Il convient donc aujourd’hui ◀de▶ prendre des décisions en fonction de ◀la▶ dynamique du système social, et non ◀d’▶un secteur particulier. « Autrement nous ne ferons que prolonger ◀les▶ tendances du passé et nous continuerons à traiter ◀les▶ symptômes plutôt que ◀les causes. » 1