« Passer de▶ la croissance à l’équilibre »
La finitude des ressources naturelles (où l’on peut inclure l’espace habitable et cultivable) nous oblige désormais à passer ◀de▶ l’expansion sauvage à l’équilibre dynamique, c’est-à-dire à un système global ◀d’▶interrégulations. Compte tenu du fantastique enchevêtrement des interactions que je viens de rappeler, ni l’intuition, ni le gros bons sens, ni l’aveugle foi dans le Progrès ne sauraient suffire à déterminer les conditions ◀d’▶un tel équilibre.
C’est dans cette vue que le club de Rome, créé par quelques industriels et savants européens, et appuyé par les fondations Volkswagen et Agnelli, s’est adressé en 1970 à un économiste américain, J. W. Forrester, qui étudiait au MIT depuis une dizaine ◀d’▶années la « dynamique industrielle » — et le résultat ◀de▶ cette recherche vient de paraître en un volume intitulé World Dynamics.
Je tiens beaucoup à vous donner au moins un aperçu ◀de▶ ce travail — dont il me paraît impossible ◀d’▶exagérer la portée pour notre siècle, quelles que soient les réserves que l’on puisse formuler sur sa démarche.
S’étant donné pour objectif général ◀de▶ répondre au défi du monde moderne, qui est, dit-il, ◀de▶ passer ◀de▶ la croissance à l’équilibre, M. Forrester a commencé par établir un modèle simple du système mondial (par quoi il entend : l’humanité, les systèmes sociaux, la technologie et l’environnement). Modèle simple constitué par le jeu ◀de▶ cinq paramètres mondiaux : population, investissements, ressources naturelles, pollution et qualité ◀de▶ vie. (Ce dernier paramètre étant dérivé à la fois du niveau de vie matériel, ◀de▶ l’alimentation et des nuisances dues à la surpopulation.) Puis, sur la base ◀d’▶observations et ◀de▶ données ◀d’▶expérience, il a établi un tableau des multiples relations entre ces cinq paramètres et des « boucles » formées par leurs interactions, réactions et contre-réactions. La figure que l’on voit ci-contre2 donne les courbes ◀d’▶évolution prévisible des cinq paramètres, si les tendances actuelles ne sont pas contrariées ou modifiées, donc si on les laisse au libre jeu ◀de▶ leurs interactions.
Il convient ◀de▶ noter la diminution rapide des ressources naturelles correspondant à l’accroissement ◀de▶ la population, des investissements et ◀de▶ la pollution durant les quarante, ou soixante, ou quatre-vingts années qui viennent, puis la diminution rapide, en cascade, ◀de▶ ces trois derniers facteurs. Quant à la « qualité ◀de▶ vie », elle a atteint son maximum vers 1960, puis se met à décroître aussi rapidement que la population croît.
Forrester se demande alors comment prévenir la décadence générale annoncée par ce modèle ◀de▶ base. Que se passerait-il si l’on diminuait la pollution ? ou la natalité ? ou les investissements ? ou l’exploitation des ressources naturelles ? Il le demande à l’ordinateur. Il joue à augmenter ou à diminuer l’un ou l’autre, ou deux contre un ◀de▶ ses paramètres, et à chaque coup les résultantes s’annoncent de plus en plus catastrophiques.
Voici, par exemple, ce qui se passerait, selon le modèle Forrester, si l’on réduisait ◀de▶ 75 % l’exploitation des ressources naturelles dès 1970, tout en augmentant ◀de▶ 20 % les investissements, et en diminuant ◀de▶ 50 % le taux ◀d’▶accroissement ◀de▶ la pollution :
On notera que la population croît parallèlement aux investissements, ce qui déclenche une montée critique ◀de▶ la pollution, laquelle entraîne une mortalité proprement catastrophique : les cinq sixièmes ◀de▶ la population meurent dans l’espace ◀d’▶une vingtaine ◀d’▶années — c’est-à-dire, à supposer que cela se passe entre 2040 et 2060, 9 à 10 milliards ◀de▶ cadavres en deux décennies, catastrophe sans précédent dans l’histoire ; après quoi la qualité ◀de▶ vie, qui était tombée très bas, fait une remontée en flèche pour les 2 milliards ◀de▶ survivants.
Ayant ainsi joué — en simulation et sur ordinateur — une vingtaine ◀de▶ combinaisons résultant ◀de▶ l’augmentation ou ◀de▶ la réduction ◀d’▶un seul ou ◀de▶ deux ou ◀de▶ trois paramètres, Forrester aboutit à une conclusion que ni l’intuition, ni le bon sens, ni l’expérience acquise n’eussent été capables ◀d’▶imaginer et encore moins ◀de▶ nous faire accepter :
— Si nous voulons réussir la transition ◀de▶ la croissance à l’équilibre, qui serait le seul salut ◀de▶ notre société, il faudra tout réduire, et simultanément.
On notera que l’aplanissement, c’est-à-dire la stabilisation des courbes, ne saurait être obtenu selon le modèle que par les taux ◀de▶ réduction suivants, appliqués par hypothèse dès 1970 :
Exploitation des ressources naturelles | 75 % |
Production ◀de▶ pollution | 50 % |
Investissements | 40 % |
Natalité | 30 % |
Production ◀d’▶aliments (« qualité ◀de▶ vie ») | 20 % |
Ces conditions — évidemment draconiennes — seront-elles acceptables et acceptées ? se demande Forrester. Il paraît exclu qu’un gouvernement mondial, encore inexistant, arrive jamais à les imposer par la force. Et puisqu’elles sont, comme l’auteur le répète, « contre-intuitives », elles demanderaient à être étudiées, testées, et surtout expliquées à tous pendant des années, « peut-être plus ◀d’▶années qu’il ne nous en reste… », ajoute-t-il sombrement, avant de conclure par ces mots :
« Un équilibre mondial est théoriquement concevable. Savoir s’il pourra se réaliser est une autre histoire… Probablement, une pression accrue ◀de▶ l’environnement sur l’humanité sera-t-elle nécessaire avant que l’on prenne conscience du sérieux ◀de▶ la situation. Mais alors, le temps qui nous restera pour agir sera encore plus court… » Ces conclusions relativement pessimistes, et si contraires aux idées reçues, ne manqueront pas ◀de▶ provoquer — provoquent déjà — des objections plus ou moins irritées. J’entends dire, par exemple (et je me suis dit à moi-même) : comment croire à des prédictions basées sur une réduction si brutale des complexités du réel à quelques facteurs purement quantitatifs, et si arbitrairement codés ?
Sur ce point, Forrester répond lui-même que si son modèle n’était pas simplifié à l’extrême il ne serait pas utilisable : le propre ◀d’▶un modèle est ◀d’▶être infiniment plus simple que la réalité infiniment complexe dont il ne veut figurer que certaines interactions, mécanismes. Au surplus, il faut se garder ◀de▶ prendre ses résultats pour des prédictions, notamment quant aux dates des événements décrits : il ne s’agit pour Forrester que ◀de▶ mettre en lumière les interactions dynamiques ◀de▶ quelques facteurs ◀de▶ base ◀de▶ notre société industrielle. Il ne dit pas « voilà ce qui se passera en 2020 », mais « voilà ce qui se passerait en 2020 si nous prenions telle ou telle mesure en 1970, par exemple ».
J’entends dire aussi qu’après tout les ordinateurs ne sont pas infaillibles et qu’il serait dangereux ◀de▶ les croire quand ils contredisent diamétralement les expériences acquises et l’intuition.
À quoi l’on peut répondre qu’il n’est pas ◀de▶ domaine où l’intuition trompe davantage que celui ◀de▶ la prospective ; on y est plus que partout ailleurs en danger ◀de▶ prendre ses désirs ou ses craintes pour des réalités. Si les ordinateurs se trompent, c’est précisément dans la mesure où ils sont informés selon nos intuitions ; mais à égalité ◀d’▶information il y a toutes les chances pour qu’ils se trompent moins que les politiciens.
Pour ma part, je formulerais deux réserves sur le choix des paramètres ◀de▶ Forrester.
Tout d’abord, sa définition ◀de▶ la « qualité ◀de▶ vie » comme résultante ◀de▶ l’alimentation, du niveau de vie matérielle et des nuisances dues à la surpopulation, me paraît négliger des facteurs psychosociologiques qui peuvent être décisifs, tels que la peur ◀de▶ l’avenir en général, ou du chômage en particulier, capables ◀de▶ déclencher ◀de▶ graves troubles sociaux ; le sentiment ◀de▶ liberté ou ◀de▶ manque ◀de▶ liberté (« La liberté est une sensation. Cela se respire », écrivait Paul Valéry — donc cela ne se mesure pas) ; et aussi la possibilité ◀d’▶éprouver jusqu’au désespoir et à la révolte une pénurie ◀de▶ sens ◀de▶ la vie au milieu de la surabondance des machines, des objets offerts et des sollicitations ◀de▶ consommer.
En second lieu, Forrester ne tient pas compte ◀d’▶un facteur qui me paraît responsable plus que tout autre ◀de▶ l’expansion à outrance, je veux parler ◀de▶ la menace ◀de▶ guerre. Elle est ◀de▶ nature à modifier tous nos paramètres : c’est en son nom que tel ministre de la guerre favorise une forte natalité, alors que son collègue ◀de▶ l’hygiène sociale cherche à la diminuer ; c’est elle qui pousse aux investissements industriels, à l’exploitation maximale des ressources naturelles (comme le pétrole), donc à la pollution ; et finalement le seul facteur qu’elle fasse diminuer, c’est la qualité ◀de▶ vie. Si bien qu’on peut se demander si le dogme ◀de▶ la croissance industrielle n’est pas devenu sacro-saint dans la mesure même où il participait ◀de▶ la finalité guerrière ◀de▶ nos États-nations ◀de▶ modèle napoléonien…
Quoi qu’il en soit d’ailleurs ◀de▶ ces critiques, des améliorations ◀de▶ méthode et des corrections ◀de▶ résultats que l’on peut attendre ◀de▶ la poursuite ◀de▶ ces travaux par l’Institut Battelle, sous la direction ◀de▶ M. Hugo Thiemann, et par le professeur Dennis Meadows et son équipe du MIT3, Forrester aura été le premier à montrer l’interdépendance des paramètres ◀de▶ base ◀de▶ notre société, et par suite la nécessité ◀d’▶une concentration globale, au-delà du stade ◀de▶ croissance industrielle sauvage, dominée par la maxime utopique : « Chacun pour soi et la Nature pour tous. »