« L’▶homme se voit contraint ◀de▶ choisir librement son avenir »
Une certitude s’impose d’ores et déjà à notre esprit : c’est que ◀l’▶humanité ◀d’▶aujourd’hui se voit contrainte ◀d’▶assumer consciemment ◀la▶ responsabilité ◀de▶ son action sur ◀la▶ Nature, et qu’elle y est contrainte par ◀la▶ grandeur même des pouvoirs qu’elle s’est acquis grâce à ◀la▶ science et à ◀la▶ technologie. Ou encore, pour exprimer ◀d’▶une manière plus générale ce même paradoxe majeur ◀de▶ notre temps, nous pourrions dire : pour la première fois dans ◀l’▶histoire, ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui se voit contraint ◀de▶ choisir librement son avenir personnel et celui ◀de▶ ◀l’▶espèce humaine — et il y est contraint du seul fait qu’il en a, pour la première fois, ◀la▶ liberté.
Mais, dès lors que ◀le▶ succès même ◀de▶ ◀l’▶effort civilisateur nous force à choisir notre avenir, à ◀le▶ décider librement, du même coup il nous met en demeure ◀de▶ formuler et ◀de▶ vouloir une politique, au sens ◀le▶ plus large du terme, qui est aussi ◀le▶ sens originel : ◀l’▶aménagement des rapports humains dans ◀la▶ cité, ◀la▶ polis grecque.
◀Le▶ problème ◀le▶ plus urgent et concret devant lequel Forrester laisse son lecteur, aux dernières pages ◀de▶ son livre, est celui-ci : « Définir ◀de▶ nouveaux Buts humains — ◀de▶ nouvelles finalités — pour remplacer ◀la▶ seule poursuite ◀de▶ ◀la▶ croissance et du progrès économique. » Car désormais, ajoute-t-il, « c’est ◀l’▶avenir à long terme ◀de▶ ◀la▶ Terre que nous devons prendre pour guide ◀de▶ ◀l’▶action présente. »
Ceci revient à dire, pratiquement, que ◀les▶ prévisions désastreuses résultant des analyses ◀de▶ Forrester ne pourront être démenties que si d’abord nous y croyons, et si nous adoptons en conséquence une politique globale, au double sens ◀de▶ ◀l’▶adjectif. ◀La▶ question, pour une entreprise, une société, un groupe ou une Nation, n’est plus : comment devenir plus fort que mes voisins ? mais bien : que faire ensemble contre ◀l’▶Apocalypse ? Elle n’est plus : comment croître à tout prix et s’assurer ◀le▶ plus ◀de▶ profit, mais : comment rétablir et servir ◀l’▶équilibre entre ◀l’▶homme, ◀la▶ Société et ◀la▶ Nature. Nous sommes socialisés par ◀le▶ danger commun.
◀La▶ seule politique impossible serait alors ◀de▶ n’en pas avoir, c’est-à-dire ◀de▶ renoncer à contrôler ensemble ◀les▶ facteurs ◀de▶ croissance du système global. Car alors ◀les▶ pires prévisions calculées sur ordinateur deviendraient des fatalités. Voici donc notre grand dilemme : ou bien nous formulons une politique globale, ou bien ◀le▶ pire deviendra sûr.
Mais formuler, « avoir » une politique, cela suppose : poser ◀les▶ grandes finalités ◀de▶ ◀la▶ cité puis y adapter notre action, nos moyens, nos productions et créations…
Je voudrais bien que vous ne pensiez pas que je suis en train de noyer ◀le▶ poisson ou ◀de▶ perdre ◀de▶ vue mon sujet, en engageant votre attention dans ces perspectives globales. Je suis conscient ◀de▶ parler ici à des dirigeants ◀d’▶entreprises, c’est-à-dire à des orienteurs ; et je pense que, bien plus encore que d’autres membres ◀de▶ notre société occidentale mise en question, ils éprouveront ◀le▶ besoin ◀de▶ s’orienter eux-mêmes dans ◀la▶ situation sans précédent, si complexe et si riche en menaces ◀de▶ cette fin du xxe siècle. Mais s’orienter, c’est découvrir des points ◀de▶ repère lointains et fixes, ◀l’▶étoile polaire ◀de▶ notre marche — ◀la▶ finalité ◀de▶ notre action. Et cette orientation, une fois déterminée, va se traduire par des décisions très précises. Comme celles qu’on prend lorsqu’on établit un budget.
Car c’est dans un budget, c’est-à-dire dans ◀la▶ traduction financière ◀d’▶une politique, que se révèlent ◀les▶ vraies finalités que ◀l’▶on entend servir ; et plus encore que dans ◀les▶ chiffres absolus ou ◀le▶ pourcentage relatif des différents postes, dans ◀les▶ débats qui précèdent ◀l’▶inscription ◀d’▶une somme ou son élimination ; dans ◀les▶ choix que ◀l’▶on fait quand il y a conflit entre deux besoins, deux projets, et pas assez pour financer ◀les▶ deux à la fois, prétend-on. Là se trahissent ◀les▶ vraies fins que ◀l’▶on sert. Voilà ◀le▶ lieu délimité, ◀le▶ champ clos ◀de▶ ◀la▶ bataille proprement politique !
Or, des choix politiques ◀de▶ cet ordre, nous aurons à en faire de plus en plus dans ◀l’▶industrie. ◀Les▶ mesures ◀d’▶anti-pollution — telles que ◀l’▶absorption des fumées et gaz délétères dans ◀les▶ villes, ◀l’▶auto sans essence, ◀l’▶avion à réaction silencieux — coûteront très cher, c’est entendu, et ◀la▶ question sera ◀de▶ savoir si on leur sacrifie ◀le▶ profit, ou ◀l’▶inverse ; ou à tout ◀le▶ moins : quelles priorités ◀l’▶on respecte, donc : quelle finalité ◀l’▶on sert en vérité.
Rendant compte ◀de▶ ◀l’▶ouvrage ◀d’▶un bon écologiste américain, Barry Commoner, un magazine ◀de▶ New York écrivait l’autre jour que ◀l’▶auteur préconise ◀le▶ retour à des produits non polluants, au savon, par exemple, remplaçant ◀les▶ détergents nocifs ; et que cette politique impliquerait ◀la▶ fermeture ◀d’▶importantes industries et coûterait au moins 600 millions ◀de▶ dollars aux États-Unis. Or ◀l’▶auteur ne dit pas où on ◀les▶ trouverait, remarque ironiquement ◀le▶ magazine. Ah ◀les▶ bons apôtres ! Si ◀l’▶opinion publique posait aux grands États ◀le▶ même genre ◀de▶ question avant qu’ils entreprennent une guerre (comme celle du Vietnam, qui a déjà coûté 80 milliards ◀de▶ dollars), on se demande ce que ces États oseraient répondre quant aux moyens financiers disponibles, outre ◀la▶ finalité toujours alléguée ◀de▶ ◀la▶ « défense de ◀la▶ paix » qui justifie tous ◀les▶ sacrifices, comme chacun sait…
Mais désormais comment appeler bénéficiaire une société dont ◀le▶ profit serait acquis aux dépens de ◀la▶ santé des citoyens et ◀de▶ ◀l’▶équilibre ◀de▶ ◀l’▶environnement ? Comment appeler équilibré un budget qui ne prendrait pas en compte ◀les▶ coûts humains et ◀les▶ destructions naturelles, et qui ne ferait pas figurer aux dépenses ◀les▶ moyens nécessaires pour prévenir ou neutraliser ces nuisances ?
Au fur et à mesure ◀de▶ ◀la▶ prise de conscience des réalités écologiques, qui s’opère avec une rapidité et une ampleur étonnantes, ◀l’▶humanité contemporaine se voit ainsi confrontée à des choix de plus en plus significatifs et dramatiques.
Dans ◀l’▶établissement des budgets publics et privés, comment statuer sur ◀les▶ priorités dans ◀la▶ série ◀d’▶antinomies suivantes :
— Produire plus pour gagner plus ou produire mieux pour un meilleur équilibre ?
— Élever ◀le▶ niveau de vie (quantitatif) ou améliorer ◀le▶ mode de vie (qualitatif) ?
— Exploiter à mort ◀la▶ Nature ou conclure avec elle un nouveau concordat ?
— Assurer ◀la▶ puissance ◀de▶ ◀l’▶État ou favoriser ◀les▶ échanges ?
— Réunir ◀les▶ conditions ◀d’▶hégémonie ou essayer ◀de▶ se rendre utile, voire indispensable aux voisins ?
— Se préparer à gagner une guerre ou se mettre en mesure ◀d’▶animer ◀la▶ paix ?
— Uniformiser au maximum, broyer ◀les▶ diversités, ou unir, composer ◀les▶ diversités ?
— Réglementer, conditionner ◀la▶ nation dans ◀le▶ carcan ◀de▶ ◀l’▶État, ou créer des communautés librement liées par ◀la▶ foi ou ◀l’espoir ?