De▶ l’unité ◀de▶ culture à l’union politique (17-23 avril 1972)af ag
L’unité ◀de▶ l’Europe ne se fera ni uniquement ni principalement par des institutions européennes ; leur création suivra le cheminement des esprits.
Robert Schuman
Il nous faut faire l’Europe afin de rester nous-mêmes, disons pour aller vite : ni moujiks ni yankees. Une Europe divisée en vingt-cinq nations, chacune trop petite pour se défendre seule, n’a pas la moindre chance ◀de▶ résister d’une part à la colonisation idéologique et militaire par les Russes — je songe aux pays ◀de▶ l’Est européen — d’autre part à la colonisation ◀de▶ notre économie et ◀de▶ nos coutumes sociales par les Américains.
Mais l’Europe ne pourra jamais se faire que selon la formule fédéraliste, respectueuse des diversités ◀de▶ tous ordres et des autonomies régionales. Une Europe unifiée et uniformisée, deux hommes ont essayé ◀de▶ la faire : Napoléon et Hitler. Dans les deux cas, l’expérience séculaire ou millénaire qu’ils prétendaient inaugurer n’a duré que dix à douze ans.
Or il se trouve que la formule fédéraliste, seule pratiquement possible pour l’Europe, est en même temps la seule qui corresponde aux réalités ◀de▶ la culture européenne, aux conditions ◀de▶ sa vitalité.
Mais l’obstacle majeur que l’on dresse sans relâche contre toute union fédérale, c’est l’État national ◀de▶ type xixe siècle, jacobin et napoléonien, copié par plus ◀de▶ cent pays dans le monde entier, l’État-nation à souveraineté théoriquement illimitée, sacro-sainte mais en fait toujours plus illusoire, sauf qu’elle bloque tout.
Cet obstacle politique, en retour, est fomenté par la culture. Car ce sont bien des faits ◀de▶ culture : l’école, aux trois degrés, la presse, les livres, qui nous font croire, depuis plusieurs générations ◀de▶ bons élèves et ◀de▶ maîtres eux-mêmes trop crédules, que l’État national centralisé et absolument souverain est l’aboutissement nécessaire, inévitable et naturel ◀de▶ toute l’évolution humaine. L’école, surtout secondaire, apprend depuis un siècle aux jeunes Européens ◀de▶ nos divers pays — contre toute évidence historique — que leur nation est immortelle, ce qui suggère qu’elle aurait existé ◀de▶ toute éternité ; alors qu’en vérité, pour la plupart, en tant qu’État et en moyenne, nos nations n’ont même pas cent ans ◀d’▶âge. Seules la France, l’Angleterre et l’Espagne comptent plusieurs siècles.
Même si l’on peut admettre qu’un État français existe réellement depuis Philippe le Bel, il est absolument certain que l’Italie comme État n’a que cent-dix ans, l’Allemagne cent ans, la Norvège soixante-six, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, la Hongrie, la Pologne cinquante-trois, la jeune Islande vingt-sept, et Malte, dix.
L’école nous a raconté que chacun ◀de▶ nos États-nations correspond à une langue, à une ethnie, à un ensemble à la fois économique, historique et géographique défini par des frontières naturelles. Et nous l’avons cru ! Or tout est faux dans cet enseignement.
Il n’y a pas ◀de▶ cultures nationales
La culture européenne n’est pas la somme ◀de▶ vingt-cinq cultures nationales, puisqu’elle existait bien avant la formation, récente nous venons de le voir, ◀de▶ nos États-nations.
Le mot nation, natio en latin, désignait au Moyen Âge, dans une ville universitaire, les colonies ◀d’▶étudiants venus ◀d’▶une même région ◀d’▶Europe et parlant entre eux la même langue : nation anglaise, nation flamande, nation italienne, c’était un peu comme nos maisons nationales dans une cité universitaire. Mais à l’Université même, on ne parlait qu’en latin. C’est ainsi qu’à la Sorbonne, vers 1270 — comme me le faisait observer un jour Étienne Gilson — pas un seul des grands professeurs n’était français : ils étaient napolitain comme Thomas d’Aquin, pisan comme Bonaventure, allemand comme Albert le Grand, écossais comme Duns Scot, brabançon comme Siger, ou anglais comme Roger Bacon. Tout cela formait une grande culture commune, bien antérieure à l’idée même ◀d’▶État-nation.
Mais dira-t-on, le mot « nation » désignait, dès ce temps, ceux qui parlaient même langue ? Oui, mais il n’était pas question ◀de▶ les enfermer pour autant dans les frontières ◀d’▶un même État. D’ailleurs, il n’est pas vrai que nos États-nations modernes correspondent à l’aire ◀de▶ diffusion ◀d’▶une langue. Prenez la France : on parle huit langues à l’intérieur de ses frontières actuelles ; breton et flamand au nord, allemand à l’est, basque, occitan, catalan et italien au sud, et naturellement le français, imposé comme seule langue officielle dès 1539 par l’édit ◀de▶ Villers-Cotterêts. Si la France entendait revendiquer la Wallonie, la Suisse romande et le Val ◀d’▶Aoste au nom de l’unité linguistique, elle devrait s’amputer, pour le même motif, ◀de▶ près de la moitié ◀de▶ ses territoires actuels.
Prenez la langue allemande : si elle devait coïncider avec un État-nation, il faudrait annexer à la République fédérale outre l’Allemagne de l’Est, la Suisse alémanique, les Sudètes, les minorités germanophones ◀de▶ la Belgique, ◀de▶ l’Alsace, ◀de▶ la Transylvanie, ◀de▶ la Slovénie, ◀de▶ la Pologne, des pays baltes et ◀de▶ la Volga.
On m’objecte souvent que nos langues sont trop différentes pour que nous puissions nous entendre entre Stockholm et Athènes, Édimbourg et Sofia, Varsovie et Madrid. C’est oublier que toutes (sauf le basque et le finno-ougrien) sont étroitement apparentées. Alors qu’en Chine on parle quatorze langues radicalement étrangères les unes aux autres, si bien que les Chinois ◀de▶ provinces différentes ne peuvent communiquer entre eux qu’au moyen ◀d’▶idéogrammes dessinés dans la paume ◀de▶ leur main, les Européens retrouvent sans peine dans leurs langues non seulement les formes et les mots dérivés ◀de▶ leur commune origine indo-européenne, mais encore tout ce que leur histoire y ajouta au cours des âges : notions philosophiques grecques, notions juridiques et militaires romaines, notions théologiques diffusées par l’Église du Moyen Âge, notions scientifiques et techniques aujourd’hui, à quoi viennent se superposer les influences dominantes ◀de▶ l’italien à la fin du Moyen Âge, du français au xviiie siècle, ◀de▶ l’allemand des philosophes et des savants au xixe , et ◀de▶ l’anglo-américain ◀de▶ nos jours.
Le mot « évêque », par exemple, véhiculé par l’usage ecclésiastique, se retrouve aisément dans toutes nos langues : évêque, vescovo, obispo, bispe, biskop, bishop, bischof… Il en va de même des termes militaires comme « canon », et ◀de▶ tous les termes techniques. Vues ◀de▶ loin, ◀de▶ l’Asie ou ◀de▶ l’Afrique, toutes nos langues se ressemblent comme des sœurs. Vue ◀de▶ loin, l’unité culturelle ◀de▶ l’Europe est un fait que personne ne conteste.
Enfin, il y a l’affaire des frontières naturelles, chères à l’école. Cette notion prend son origine sous Louis XIV, dans les guerres contre l’Espagne et les Allemagnes au-delà du Rhin ; elle a été mise en forme par la Révolution française, et elle a triomphé dans l’enseignement ◀de▶ la géographie au xixe , là encore contre toute évidence, mais au service dévot ◀de▶ l’État-nation. C’est ainsi qu’on nous a inculqué que le Rhin sépare les peuples ◀de▶ ses rives, mais que le Rhône les unit, allez savoir pourquoi !
De même, les Pyrénées séparent l’Espagne de la France, voilà qui est clair, à condition qu’un esprit fort (ou un naïf) ne vienne pas remarquer que l’on trouve à l’est ◀de▶ cette chaîne les mêmes Catalans sur les deux versants, et les mêmes Basques à l’ouest. Quant aux Alpes, chacun peut vérifier qu’on y parle italien des deux côtés au sud, français des deux côtés à la hauteur des vallées vaudoises et du Val ◀d’▶Aoste, plus loin l’allemand, puis le ladin, puis de nouveau l’allemand, toujours des deux côtés. Et la Suisse est née du Gothard, au cœur des Alpes.
L’unité et les vraies diversités
La vérité qu’on nous cachait, c’est que la culture ◀de▶ tous nos peuples est une, quoique tissée ◀de▶ contradictions dans sa genèse même, qu’elle s’est formée à partir ◀d’▶influences indo-européennes, gréco-latines, celtes et germaniques, arabes et slaves, souvent incompatibles entre elles — ◀de▶ là le caractère essentiellement contestataire ◀de▶ son génie — mais qui nous ont tous affectés à doses variables, et qui ont éduqué notre vision du réel, que nous le sachions ou non, que nous soyons « cultivés » ou non.
Toutes les grandes écoles ◀d’▶art, ◀d’▶architecture, ◀de▶ musique, ◀de▶ philosophie, ◀de▶ littérature et ◀de▶ doctrine sociologique ou politique, ont été paneuropéennes, et non pas nationales. Les grands courants européens, les grandes écoles ◀d’▶art et ◀de▶ pensée : c’est l’unité ◀de▶ notre culture commune. Mais qu’en est-il ◀de▶ nos diversités tant vantées, et à juste titre ? Est-il vrai, comme le disent trop souvent ◀d’▶éloquents ministres à Bruxelles ou à Strasbourg, que ces « précieuses diversités » sont celles ◀de▶ nos nations ? Je propose là-dessus deux observations faciles à vérifier.
Non, les frontières ◀de▶ nos États n’ont jamais été « naturelles ». Elles sont accidentelles et arbitraires comme les conflits armés dont elles figurent sur nos atlas les cicatrices. Elles sont encore, disait un historien français, le résultat des « viols répétés ◀de▶ la géographie par l’histoire », comme je le vois tous les jours autour de Genève, en traversant cette frontière qui ne rime à rien, ne sert à rien, ne protège contre rien, n’arrête rien ◀de▶ ce qu’il faudrait arrêter — tempêtes, épidémies, pollution ◀de▶ l’air et ◀de▶ l’eau — mais gêne les échanges qu’il faudrait promouvoir et vexe tout le monde ; beau symbole ◀de▶ la souveraineté stato-nationale, qui ne peut plus avoir ◀d’▶effets que négatifs !
En nous présentant l’Europe comme un puzzle ◀de▶ nations en teintes pâles, et la culture ◀de▶ l’Europe comme une addition ◀de▶ prétendues « cultures nationales », les manuels ◀de▶ notre enfance non seulement se trouvaient justifier les pires chauvinismes, fauteurs ◀de▶ deux guerres mondiales où l’Europe a failli périr, mais encore ils faussaient notre vision ◀de▶ l’histoire et le sens même ◀de▶ la ◀vie▶ ◀de▶ l’esprit.
1° Chacun ◀de▶ nos pays a un nord et un midi : dans chacun vous trouverez des croyants et des incroyants, des hommes ◀de▶ gauche et des hommes ◀de▶ droite, des romantiques et des classiques, des progressistes et des conservateurs. Or, je mets en fait que dans la plupart des cas, les libéraux ◀de▶ pays différents se ressemblent davantage et s’entendront mieux entre eux qu’ils ne s’entendent avec les fanatiques ◀de▶ leur propre nation ; que les hippies ◀d’▶un pays s’accorderont mieux avec ceux ◀de▶ n’importe où qu’avec les conformistes ◀de▶ leur propre nation, etc. Ce ne sont pas nos appartenances nationales qui nous diversifient vraiment, mais les écoles ◀de▶ pensée, les styles ◀de▶ ◀vie▶. Supprimez les frontières nationales, vous n’appauvrirez en rien l’Europe.
2° La création culturelle en Europe est ◀d’▶autant plus riche et plus intense qu’elle est moins centralisée et que ses foyers sont plus nombreux. Au Moyen Âge, ces foyers ◀de▶ création sont les universités, à la Renaissance les cités du Nord de l’Italie, des Flandres, ◀de▶ la Bourgogne et ◀de▶ la Rhénanie, du Languedoc et ◀de▶ la Castille. On sait le rôle merveilleusement fécondant ◀de▶ petites villes comme Tubingue, Iéna, Weimar ou Dresde dans les Allemagnes romantiques, celles ◀de▶ Hegel ou ◀de▶ Schelling, ◀de▶ Hölderlin ou ◀de▶ Humboldt, au moment même où Napoléon fait ◀de▶ la France un désert culturel en mobilisant à Paris tous les esprits distingués qu’il n’a pas bannis.
Le grand secret ◀de▶ la vitalité inégalée ◀de▶ notre culture européenne, il est dans cette interaction perpétuelle des grands courants continentaux, qui établissent une unité vivante et dynamique et des foyers locaux ◀de▶ création qui sans cesse remettent en question et renouvellent les données communes.
Or dans ce jeu entre les grands courants et les foyers locaux, entre l’unité et la diversité, l’échelon national ne joue aucun rôle, est simplement omis, inexistant.
Si maintenant je transpose en termes politiques mon équation :
Europe ◀de▶ la culture : foyers ◀de▶ création initiant des courants continentaux.
cela va donner :
Europe politique : régions autonomes composant une fédération continentale.
Voici donc le modèle fédéraliste ◀de▶ l’Europe que je préconise : la complexité des régions rendra justice à ses fécondes diversités, et l’ampleur ◀de▶ la fédération exprimera l’unité millénaire ◀de▶ sa culture.