Je rentrais de l’▶espace… (27-28 mai 1972)aq
Je rentrais de ◀l’▶espace. Des heures durant, je ◀l’▶avais vue qui tournait lentement, merveilleuse, éclatante, seule vivante, bleue, verte et blanche dans ◀le▶ noir éternel, et je ◀l’▶avais aimée comme une femme qui vient, comme une patrie d’enfance qu’on retrouve. Aimée aux larmes. Il n’y avait qu’elle au monde ! Puis une ombre innombrable vient à notre rencontre, nous entoure et nous engloutit, ◀la▶ nuée, ◀la▶ nuit, ◀le▶ néant. On nous transpose dans d’autres dimensions. Nous volons maintenant en orbite à ◀la▶ poursuite d’une aube de ◀la▶ Terre. Où allons-nous descendre, et sur quel continent, de l’autre côté des nuages ? Un pays oblique apparaît, sombre encore dans ◀le▶ jour qui naît. Des clochers et des tours s’éclairent, touchés par ◀le▶ soleil rasant, ah ! ce ne peut être que ◀l’▶Europe ! Ces champs morcelés et striés dans tous ◀les▶ sens, et ces forêts irrégulières en tapisserie, ces villages et ces bourgs bien ramassés, ces villes bien étagées ou rayonnantes, ces chemins sinueux et ces routes bordées d’arbres : partout s’affirment ◀la▶ présence humaine, son activité, sa mesure. Ni toundras, ni pampas, ni déserts. Point de défis brutaux à ◀la▶ nature, plutôt un lent dialogue amical et confiant.
Mais cette verdure largement irriguée et de très dense habitation, ce n’est pas ◀l’▶Europe des confins dénudés et brûlés, rocailleux ou glaciaires. Devant nous s’étend ◀l’▶Europe verte, fleuves, champs et forêts de ◀la▶ Lotharingie. Regardons de plus près : nous descendons au cœur de cette Europe ◀la▶ plus européenne. Même après des années d’absence cosmique, impossible de s’y tromper. Au carrefour des grands axes nord-sud et est-ouest, je reconnais immédiatement ◀la▶ Suisse. Or, il y a vingt-cinq Suisses, vingt-cinq États souverains (selon notre Constitution) et quoi de commun ? Essayons de ◀le▶ voir des airs, tandis que nous descendons vers mon pays natal. Un certain éclat, des couleurs, du vert d’abord. Souvenirs de réveils dans un palace à Vevey, Montreux ou Clarens, devant ◀le▶ lac et ses envols de mouettes, devant un monde où ◀les▶ lointains sont devenus immatériels. ◀Les▶ Alpes du Valais et de ◀la▶ Savoie pendent verticales et sans relief visible, comme des décors translucides. Mais tout ce qui est proche sur nos rives brille d’un vif éclat humide, repeint à neuf pendant ◀la▶ nuit, luisant, lustré, revêtu d’innocence. Ensuite, un air paysan : nos bourgs et même nos villes ont l’air « à ◀la▶ campagne », et ◀la▶ campagne ◀les▶ pénètre. Cette vision champêtre correspond aux clichés (« ◀Le▶ Suisse trait sa vache et vit paisiblement », disait Hugo), mais pas du tout aux statistiques.
◀La▶ Suisse est l’une des régions de ◀la▶ Terre ◀les▶ plus intensément industrialisées, et ◀la▶ population paysanne représente moins de six pour cent de nos six millions d’habitants. Étrange anachronisme de ◀la▶ photographie : si j’en crois mes yeux, vu de ◀l’▶air une Suisse verte et paysanne survit à ◀l’▶ère industrielle. Or, il y a plus de deux-cents ans que ◀l’▶on déplore son urbanisation dévergondée. Rousseau déjà jugeait que ◀la▶ Suisse de son temps ne constituait plus qu’une seule ville. Il ne parlait que du Plateau, ce « Pays des Collines », comme disent ◀les▶ Suisses alémaniques, qui va du Léman au Bodan, et qui représente à peine ◀la▶ moitié du pays, l’autre étant occupée par ◀les▶ déserts alpestres et ◀les▶ sombres forêts du Jura. Mais que dirait-il aujourd’hui, où sa constatation, très abusive alors, est en bon train de devenir vraie : sur ◀le▶ même territoire six fois plus d’habitants et dix fois plus de constructions. Traversez cette Suisse-là en chemin de fer, et vous ne verrez plus guère que maisons et fabriques, jardins bien clos et entrepôts, garages, silos. Ou parfois, dans ◀le▶ creux d’un val boisé, vous devinerez dissimulée sous ◀les▶ ramures une longue usine blanche et vitrée, là où jadis se fût abrité un couvent. Seuls ◀les▶ arbres nous cachent encore ◀la▶ ville unique, sa présence partout imminente.
Ce qui ne trompe pas, à ◀l’▶observer du ciel, c’est ◀la▶ structure des agglomérations : elle révèle ◀la▶ nature de ◀la▶ communauté civique et sociale d’un pays. Survolez à basse altitude ◀les▶ gros villages et ◀les▶ petites villes du Plateau suisse ou des larges vallées alpestres des Grisons, du Tessin et du Valais, et vous découvrirez que leur plan s’est développé soit à partir d’un château sur sa colline, soit autour d’une place principale. Quand ◀le▶ château forme ◀le▶ centre, il s’agit d’une cité féodale, et, quand c’est ◀la▶ place, d’une commune, au sens très virulent que prit ◀le▶ mot de ◀l’▶Ombrie au nord de ◀la▶ France et aux Flandres, au xiiie siècle. Parfois ◀les▶ deux structures se sont juxtaposées. ◀Le▶ mouvement libertaire des communes ayant pris ◀le▶ pouvoir dans certaines villes, ◀le▶ centre de ◀la▶ vie politique et sociale descend du château dans ◀la▶ plaine, du burg où ◀le▶ seigneur tenait sa cour au bourg (ou « borgho ») des bourgeois, qui tiennent conseil sur ◀la▶ place.
Cette place, qui définit toute vraie commune, ou communauté d’hommes libres, a repris dans tous nos pays européens ◀le▶ rôle de ◀l’▶« agora » des anciens Grecs et du « forum » de ◀la▶ Rome républicaine. ◀Les▶ principaux bâtiments qui ◀l’▶entourent symbolisent ◀les▶ grandes forces de ◀la▶ société et ◀les▶ tensions qui naissent de leur concours. Tension entre ◀l’▶Église et ◀la▶ mairie, tension entre ◀l’▶autorité, tant civile que religieuse, et ◀l’▶humeur frondeuse des cafés où naissent ◀les▶ rumeurs politiques (où plus tard s’écriront ◀les▶ journaux), sous ◀les▶ portiques où ◀l’▶on discute par petits groupes ; et enfin, au milieu de ◀la▶ place, ◀le▶ marché, où s’affrontent paysans et citadins, producteurs et consommateurs.
Telle étant ◀l’▶architecture de ◀la▶ cité qui a permis ◀la▶ démocratie, on voit que cette dernière trouve ses ennemis mortels dans deux facteurs des plus déterminants de ◀la▶ société industrielle : ◀l’▶accroissement anarchique des villes, et ◀les▶ autos. ◀Les▶ grands ensembles qui n’aménagent par leur propre centre de vie civique, c’est-à-dire un espace interdit aux voitures et qui assure ◀les▶ fonctions de ◀l’▶agora, sont des anti-communautés, entassements de solitaires anxieux et mornes, citoyens de nulle part et prochains de personne. Car c’est dans ◀la▶ rue, sur ◀la▶ place que se formait ◀l’▶opinion publique, quand ◀les▶ hommes pouvaient se rencontrer. Or, il n’est pas de pays au monde que ◀le▶ gigantisme humain menace dans ses fondements plus que ◀la▶ Suisse. Car ◀la▶ Suisse tire sa raison d’être et ◀les▶ conditions mêmes de ses libertés des petites dimensions du pays, et surtout de ses communautés. ◀Les▶ sociologues ◀les▶ plus avancés d’aujourd’hui sont en bonne voie de redécouvrir ◀les▶ vertus des groupements restreints, à ◀l’▶heure où ◀la▶ Suisse est tentée de ◀les▶ oublier et de trahir ainsi ses origines.
◀La▶ vocation de ◀la▶ Suisse est de revaloriser ce qui est petit contre ◀le▶ gigantisme, sauvant ainsi son âme et ses paysages, en même temps que ◀les▶ conditions mêmes d’une participation des citoyens aux choses publiques. Petit veut dire aussi mesquin, prudent, hostile à toute espèce de grandeur. ◀Les▶ Suisses qui s’en offusquent vont ailleurs, et ils y font de grandes choses. Carlo Maderno, Borromini et ◀les▶ frères Fontana, tous Tessinois et tous cousins, ont bâti ◀la▶ Rome baroque, Saint-Pierre et ◀les▶ grandes basiliques. ◀L’▶ingénieur Ammann, de Soleure, construit au xxe siècle ◀les▶ plus grands ponts du monde, ◀le▶ Golden Gate et ◀le▶ Washington Bridge. ◀Le▶ Corbusier, natif de ◀La▶ Chaux-de-Fonds, qui n’a guère fait en Suisse que ◀la▶ maison de sa mère, ira bâtir des capitales en Inde et sera ◀l’▶inspirateur de Brasilia.
Voyez grand, transformez ◀le▶ monde à votre idée et, si vous tenez à votre démesure, exportez-◀la▶, mais ne touchez pas au trésor, au mystère de ◀la▶ « pax helvetica », votre contribution à ◀l’▶aventure humaine.