Qu’est-ce que la▶ culture ? : quatre thèses et une hypothèse (juin 1972)ar
1. Ce qu’elle n’est pas
◀La▶ culture ne consiste pas à lire des romans, à parler peinture, à participer à des jeux télévisés, à organiser des échanges ◀d’▶étudiants, ◀de▶ touristes culturels et ◀d’▶experts en informatique.
Elle ne se reconnaît pas au port des cheveux longs par ◀les▶ romantiques, ◀de▶ ◀la▶ barbe par ◀les▶ naturalistes, des moustaches tombantes par ◀les▶ symbolistes, à ◀la▶ rigoureuse exclusion ◀de▶ tous ces ornements par ◀l’▶avant-garde d’entre ◀les▶ deux guerres, puis à leur accumulation sur ◀la▶ tête des gauchistes.
◀La▶ culture n’est nullement une distinction, quelque chose qui distingue du vulgaire et que ◀l’▶on acquiert par des études.
Elle n’est pas ◀l’▶affaire des « salons », comme ◀l’▶imaginent encore quelques amateurs ◀de▶ clichés, qui ne savent pas qu’il n’y a plus ◀de▶ salons, qu’ils ont été remplacés depuis ◀le▶ xviiie siècle par ◀les▶ cafés, et qu’il n’y a plus ◀de▶ cafés littéraires depuis vingt ans, même à Paris.
◀La▶ culture n’est pas faite par ◀les▶ « gens cultivés ». Elle n’est pas leur propriété, elle ne dépend pas ◀d’▶eux et ne leur doit rien (même si elle leur donne tout).
Enfin ◀la▶ culture n’est pas nécessairement sérieuse. Ceux qui n’ont pas ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶arbitraire, ◀de▶ ◀l’▶humour fût-il noir, ◀de▶ ◀la▶ désinvolture aimable ou provocante, ◀de▶ ◀l’▶absurde assumé ou ◀de▶ ◀la▶ franche rigolade sont instamment priés ◀de▶ s’abstenir, et ◀de▶ s’inscrire dans un parti.
2. Ce qu’elle est en tous cas
◀La▶ culture est ◀l’▶ensemble des valeurs (tabous et interdits, dogmes, principes moraux, critères ◀de▶ vérité, recettes ◀de▶ plaisir, jugements ◀de▶ ◀l’▶opinion, écoles et modes) ; des procédés ◀de▶ valorisation (mythes, catéchismes, éthiques politiques et privées, théories scientifiques et théologies) et des langages (langues parlées puis écrites, symboles peints ou sculptés, architectures, musique, bibliothèques, bandes magnétiques, banques ◀de▶ données, jargons et codes) dans lesquels ◀l’▶individu naît, grandit, s’intègre au long des jours, qui forment son esprit et qu’il assume plus ou moins complètement et combine plus ou moins activement selon ses dispositions innées (combinaisons chromosomiques inégalement héritées des deux géniteurs, donc aléatoirement héréditaires) et selon son éducation (il est plus ou moins dirigé, conseillé, orienté dans ses choix par sa famille, son milieu ou sa classe, ◀l’▶enseignement et ◀l’▶opinion publique, puis ◀l’▶expérience, ◀les▶ échanges sociaux, et, pour quelques-uns, ◀la▶ lecture).
3. Ce qu’il se peut qu’elle soit
« ◀La▶ culture est ce qui reste quand on a tout oublié », disait Édouard Herriot, homme politique bien oublié, mais qui reste, précisément, par cette seule phrase sur ◀la▶ culture. On ◀l’▶a prise pour une boutade. J’y vois plutôt une anticipation ◀de▶ certains résultats des recherches ◀les▶ plus récentes sur ◀le▶ cerveau.
À ◀la▶ naissance, notre cerveau est programmé par ◀le▶ code génétique des chromosomes. Mais au fur et à mesure ◀de▶ ◀l’▶acquisition ◀d’▶informations nouvelles, des connexions nouvelles s’instituent entre ◀les▶ millions ◀de▶ milliards ◀de▶ neurones composant ◀le▶ cerveau. Une structure (chimique ? électronique ?), une « voie » ou une « piste » particulière liée à ◀d’▶innombrés réseaux, se trouve créée par toute information nouvelle qui atteint un individu. Après quoi, ◀le▶ contenu ◀de▶ ◀l’▶information peut très bien disparaître, être « oublié » : il n’en sera pas moins retrouvé, « remémoré » par ◀la▶ réactivation ◀de▶ ◀la▶ structure qu’il a créée, répondant à un stimulus extérieur. ◀Le▶ message se voit ainsi restitué par ◀le▶ code, par ◀le▶ médium, dirait McLuhan. À ◀la▶ notion classique ◀d’▶une mémoire catalogique, consciente, laborieusement stratifiée et pas toujours facile à consulter, se substitue une mnémoélectronique ◀d’▶une infinie complexité et totalement présente en synchronie virtuelle à chaque instant, encore que son actualisation quasi instantanée soit souvent empêchée par des blocages psychologiques ou somatiques.
Ainsi définie, ◀la▶ culture n’est plus une affaire ◀de▶ fiches, ◀de▶ bibliothèque ou ◀d’▶œuvres, c’est-à-dire ◀d’▶objets extérieurs plus ou moins accessibles, mais une construction intérieure de plus en plus complexe, dont ◀la▶ formule structurelle, différente pour chaque individu, s’identifie progressivement à ◀la▶ personne constituée — je ne dis pas à ce qui ◀la▶ constitue, qui est ◀l’▶appel ◀de▶ sa fin, sa vocation.
4. Il n’y a pas ◀de▶ cultures nationales
Cette thèse est démontrée sans aucun doute possible par ◀la▶ date même ◀de▶ ◀la▶ formation ◀de▶ nos nations : seules ◀la▶ France, ◀l’▶Espagne et ◀la▶ Grande-Bretagne peuvent se targuer ◀de▶ quelques siècles ◀d’▶existence stato-nationale. ◀Les▶ vingt-deux autres États-nations de l’Europe ont en moyenne 25 ans ◀d’▶âge.
Or, ◀la▶ culture européenne, qui remonte à Sumer, à ◀l’▶Égypte, à ◀la▶ Crête, à ◀l’▶Iran et aux Scythes, à ◀la▶ Syrie et aux Juifs, aux Grecs et aux Romains, aux Celtes et aux Germains, au christianisme et aux religions du Proche-Orient, et à toutes ◀les▶ combinaisons et permutations ◀de▶ ces facteurs, est dix fois, ou cent fois plus ancienne que nos divisions nationales.
« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? », dit ◀l’▶Europe aux nations. Elles n’ont en propre que leurs vanités, leurs chauvinismes, partout pareils et qui ne ◀les▶ distinguent en rien. Il n’y a pas plus ◀de▶ « musique française » que ◀de▶ « mathématiques soviétiques » ou ◀de▶ « chimie allemande ». Toutes ◀les▶ branches ◀de▶ ◀la▶ science, des arts, des lettres, sont locales ou régionales dans leur genèse, continentales dans leur évolution. Elles n’ont tout de même pas pu tenir compte par anticipation ◀de▶ frontières qui ne seront tracées que plusieurs siècles plus tard au hasard des batailles et des traités conclus dans ◀la▶ confusion générale. Inutile ◀d’▶insister sur ◀le▶ fait que ces frontières ont peu de rapports avec ◀la▶ sagesse politique, aucun rapport avec ◀les▶ intérêts économiques ou ◀les▶ réalités géo-ethniques, et des rapports proprement négatifs avec ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ culture : ◀les▶ cordons douaniers par exemple ou ◀le▶ mythe des « frontières naturelles » (◀le▶ Rhin sépare, ◀le▶ Rhône unit…).
Nos « précieuses diversités » ne sont pas du tout nationales. Elles divisent et animent nos nations sans ◀le▶ moindre rapport, sauf par hasard, avec ◀le▶ tracé des frontières, ou ◀le▶ drapeau ou ◀la▶ monnaie qu’on y vénère. ◀La▶ seule culture qui puisse être sucée avec ◀le▶ lait, assimilée, vécue et contrastée avec d’autres cultures continentales, est ◀la▶ culture européenne. Voilà notre unité ◀de▶ base. Et nos diversités sont celles ◀de▶ nos écoles traditionnelles ou ◀d’▶avant-garde, ◀de▶ nos doctrines et idéologies ◀de▶ droite et ◀de▶ gauche, ◀de▶ nos confessions religieuses ou athéistes, ◀de▶ nos couleurs locales, ◀de▶ nos générations, et finalement ◀de▶ nos personnes.
Tout ◀le▶ reste est rhétorique ministérielle, clichés journalistiques, paragraphes ◀de▶ manuels.
Conséquences politiques : il faut dissoudre et dépasser ◀la▶ formule jacobine et napoléonienne ◀de▶ ◀l’▶État-nation, toute récente et criminelle — deux guerres mondiales, soixante millions ◀de▶ morts. Et il faut restituer dans leur autonomie ◀les▶ cités et régions créatrices ◀de▶ culture, sans plus tenir compte des frontières étatiques dont ◀la▶ réalité n’est plus que négative.
5. ◀La▶ contestation comme tradition centrale ◀de▶ ◀la▶ culture européenne
Dès ◀l’▶aube ◀de▶ ◀la▶ pensée des Grecs ◀d’▶Ionie — qui est théologique, cosmologique et politique ◀d’▶un seul mouvement — une grande phrase ◀d’▶Héraclite prophétise ◀le▶ comportement intellectuel, affectif et moral ◀de▶ ◀l’▶Européen en tant que tel : « Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ ◀la▶ lutte des contraires procède ◀la▶ plus belle harmonie. »
Assumer au départ ◀la▶ notion ◀de▶ conflit, c’est fonder ◀l’▶équilibre vivant et ◀l’▶harmonie ◀de▶ nos vies publiques et privées sur ◀la▶ permanente critique — étymologiquement : mise en crise — des réalités antinomiques dont nous vivons selon ◀le▶ mode européen : l’Un et ◀le▶ Divers, ◀le▶ Transcendant et ◀l’▶Immanent, ◀le▶ Féminin et ◀le▶ Masculin, ◀l’▶Ordre et ◀le▶ Désordre, ◀la▶ Puissance et ◀la▶ Liberté, ◀la▶ Sécurité et ◀le▶ Risque, ◀la▶ Régularité et ◀la▶ Surprise, ◀l’▶Orthodoxie et ◀l’▶Hérésie, ◀la▶ Tradition et ◀la▶ Contestation.
Socrate et Jésus-Christ sont ◀les▶ plus hauts modèles ◀d’▶une contestation radicale, opposant ◀la▶ morale aux règles collectives et ◀la▶ Foi personnelle à ◀la▶ Loi.
Il en résulte une valorisation par ◀les▶ élites culturelles ◀de▶ ◀l’▶originalité (contre ◀la▶ correction rituelle), ◀de▶ ◀l’▶innovation (contre ◀la▶ répétition), ◀de▶ ◀l’▶opposition (contre ◀l’▶establishment), et ◀de▶ ◀la▶ personne enfin (contre ◀l’▶arbitraire individualiste, mais aussi contre ◀la▶ tyrannie collectiviste qui lui répond mécaniquement). Toutes ◀les▶ autres cultures, antiques et asiatiques, africaines et précolombiennes (comme ◀les▶ cultures totalitaires modernes tant communistes que fascistes) visaient à ◀l’▶homogène, à ◀l’▶uniforme, à ◀l’▶orthodoxie sans défaut, et tenaient ◀l’▶originalité, ◀l’▶opposition et ◀la▶ personne pour autant ◀d’▶erreurs, ◀de▶ blasphèmes, ou ◀d’▶illusions phénoménales (voile ◀de▶ Maya).
Seule ◀l’▶Europe a osé dépasser ◀le▶ stade ◀de▶ ◀l’▶initiation (alpha et oméga des cultures jusqu’à nous) et seule elle a couru ◀le▶ risque ◀de▶ promouvoir ◀l’▶originalité ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀d’▶inciter à ◀l’▶initiative.
Mais il résulte aussi ◀de▶ ce grand paradoxe qu’une contestation qui refuse ◀de▶ discuter avec ◀la▶ tradition s’annule en supprimant tous ◀les▶ critères qui permettraient ◀de▶ mesurer ou ◀de▶ valoriser ses créations.
C’est ◀la▶ faiblesse irrémédiable des gauchistes que ◀de▶ vouloir esquiver ◀l’▶affrontement avec ◀la▶ tradition des pères, ◀de▶ peur ◀d’▶être « récupérés » par ◀le▶ fantasme qu’ils appellent « Système ». Nier ◀le▶ père ne résout pas ◀le▶ complexe ◀d’▶Œdipe dont certains, en Mai 68, revendiquaient ◀l’▶abolition ! (Rappelant ainsi — hélas sans rire ! — ◀le▶ célèbre programme électoral qui réclamait « ◀l’▶extinction du paupérisme à partir de dix heures du soir ».)
« Il vous a été dit… mais moi je vous dis… » Cette phrase évangélique ne nie pas ◀le▶ passé. Elle s’y réfère, ◀l’▶englobe, ◀le▶ situe et ◀le▶ dépasse. Elle ◀le▶ conteste comme ◀l’▶amour prévaut contre ◀l’▶indifférence, qui n’est souvent qu’angoisse refoulée. Elle ◀l’▶abolit en création. Tel est ◀le▶ sens.