II
D’une culture qui parle dans le vide
Un critique allemand, E. R. Curtius, écrit6 : « Il y a dans notre langue peu de mots aussi usés, aussi éventés que celui de▶ culture ; il y en a peu que l’on emploie avec autant ◀d’▶irréflexion. Une société ◀de▶ gymnastique tenant sa réunion annuelle inscrit à son programme ◀de▶ discussion : “la gymnastique est ◀de▶ la culture”, voilà où nous en sommes. La majeure partie ◀de▶ ce que l’on dit aujourd’hui sur la culture est du même niveau. » La situation est-elle plus réjouissante en France ? Et ne faut-il pas craindre que certaines tentatives ◀de▶ restauration culturelle qui s’amorcent ici depuis peu ne soient rapidement déprimées par la difficulté qu’il y a à définir simplement la culture ? Sait-on bien ◀de▶ quoi il s’agit quand on dit : la culture se meurt, ou : il faut sauver la culture ?
Le mot culture évoque dans l’esprit du Français moyen l’idée ◀de▶ l’université, ◀de▶ la Bibliothèque nationale et des œuvres complètes des classiques. C’est un corpus ◀d’▶œuvres classées dont il s’agit ◀de▶ prendre connaissance si l’on veut être un « homme cultivé ». C’est aussi un ensemble ◀de▶ disciplines scolaires. C’est enfin, ◀d’▶une manière encore plus vague et générale, une sorte ◀de▶ distinction que l’on acquiert en partie par l’étude, en partie par le rang social. L’adjectif culturel se voit le plus souvent accouplé au substantif héritage : « sauver notre héritage culturel ». Cet automatisme en dit long sur la notion courante ◀de▶ la culture, non seulement dans la bourgeoisie mais encore chez les ennemis marxistes ◀de▶ cette classe. En somme, tout le monde s’accorde, ou s’accorderait le cas échéant — car la plupart n’ont jamais réfléchi à ce problème —, pour définir la culture comme un acquis spirituel à transmettre. C’est-à-dire comme une chose faite, et non pas comme une chose à faire, ou qui se fait. À l’idée ◀de▶ culture s’associe tout naturellement dans notre esprit l’idée ◀de▶ l’homme cultivé, plutôt que celle du créateur ; l’idée ◀de▶ luxe plutôt que celle ◀de▶ travail, ◀de▶ combat spirituel et ◀de▶ puissance en marche. Pour reprendre les termes ◀de▶ Sorel, disons qu’on en est arrivé à considérer la culture comme un produit ◀de▶ consommation, et non comme une activité ◀de▶ production.
Or si tout le monde commence à distinguer que le secret ◀de▶ la crise économique réside dans l’inadaptation ◀de▶ la production à la consommation, il nous reste à prendre conscience ◀d’▶un parallélisme frappant entre la crise économique et la crise ◀de▶ la culture. Disons parallélisme, simplement, sans préjuger ◀de▶ la nature du phénomène qui lie l’économique et la culture : interaction, subordination ◀de▶ l’une à l’autre ou origine commune. Nous y reviendrons.
Prendre conscience ◀de▶ la crise culturelle, c’est d’abord ressentir la foncière inadaptation ◀de▶ la culture, telle qu’elle nous est transmise, aux besoins que l’époque nous crée. Surproduction ou sous-consommation ? C’est bien le même dilemme que nous pose le capitalisme sur le plan ◀de▶ la quantité. Sur le plan ◀de▶ la qualité qui est celui ◀de▶ la culture, surproduction signifiera : production ◀de▶ valeurs inassimilables ; et sous-consommation : inaptitude des masses à vivre des valeurs qu’on leur transmet, soit par la presse, soit par l’école, ou plus rarement, par le livre.
En d’autres termes, la culture ne « rend » plus. Elle n’est plus à notre mesure, elle nous offre des nourritures ◀de▶ luxe, et nous avons besoin ◀de▶ pain ◀de▶ ménage. Elle nous offre des spécialités pharmaceutiques et nous avons besoin ◀de▶ tonifiants élémentaires, ◀de▶ vitamines naturelles. Laissons là ces images qui pourraient encore égarer : la culture qu’on nous donne ne nous commande plus rien. Elle parle dans le vide. Elle parle dans les auditoires ◀d’▶une université vieillie, dans les revues ◀d’▶une élite bourgeoise raréfiée, dans des rencontres ◀d’▶initiés qui se considèrent les uns les autres avec méfiance et qui n’ont pas ◀de▶ contact avec le grand public. Le peuple ne se soucie pas ◀de▶ comprendre cette langue étrangère, algébrique, aristocratique. Il s’en tient à ses préjugés, tout en souffrant vaguement ◀de▶ se sentir exclu ◀de▶ mystères dont il croit encore qu’ils détiennent les secrets du pouvoir. Cependant que les vrais pouvoirs, libérés eux aussi du contrôle et des mesures ◀de▶ l’esprit, se débattent dans l’opportunisme, ballottés entre l’opinion, qui traduit l’ignorance commune, et quelques principes sacro-saints dont ils ont perdu le secret : c’était le secret ◀d’▶une culture qui est morte.
Séparation du peuple et des « gens cultivés », séparation ◀de▶ l’esprit et des pouvoirs réels, voilà le terme ◀d’▶une évolution, ou mieux ◀d’▶une décomposition dont nous sommes les victimes, par surcroît ◀de▶ malheur, inconscientes. On peut résumer ◀d’▶un seul mot les effets ◀de▶ cette décadence : c’est un dessaisissement ◀de▶ la culture.
Je ne vois qu’un seul ◀de▶ nos contemporains qui ait étudié sérieusement les causes historiques ◀de▶ cette situation : Henri de Man, dans L’Idée socialiste. Cet ouvrage fort compact, indigeste comme la plupart de ceux qui ont exercé une action ◀de▶ quelque durée sur leur temps, — qu’il suffise ◀de▶ citer Marx et Sorel — restera le premier témoignage important ◀de▶ notre prise de conscience culturelle, j’entends ◀de▶ notre prise ◀de▶ mauvaise conscience. C’est aussi qu’il est le premier à définir une conscience nouvelle ◀de▶ la culture créatrice — conscience dont je n’ai pas encore à critiquer la qualité ou la valeur, mais dont je me borne à constater, pour le moment, qu’elle existe et que c’est grâce à elle que de Man a pu découvrir les vices constitutifs ◀de▶ la culture décadente7.
Prenons acte, en passant, ◀de▶ ce fait : le prophète est le seul historien clairvoyant. Séparer prophétie et histoire comme le font les mauvais savants, c’est prétendre étudier la nuit sans le secours ◀de▶ la lumière. Le sens du passé n’apparaît qu’aux yeux de qui sait voir les aboutissements actuels dans une perspective ouverte ; celle des décisions qui engagent les développements futurs et le télos, ou but dernier, ◀de▶ l’homme. C’est toujours l’« utopie », qu’on choisit par un acte ◀de▶ foi, qui détermine notre vision rétrospective. C’est elle seule qui donne aux faits passés une vie actuelle, un pouvoir et un sens. Toute connaissance des origines est incluse dans celle des fins, et c’est pourquoi la vigueur ◀de▶ nos prises sur les documents ◀de▶ l’histoire n’est qu’un aspect ◀de▶ notre puissance personnelle ◀d’▶anticipation. L’histoire n’est qu’une prophétie qui se retourne.
De Man part donc du conflit qui oppose au xxe siècle une culture bourgeoise décontenancée et une culture socialiste encore utopique ou mythique, mais qui agit déjà comme telle, ne fût-ce qu’en précisant les traits réels ◀de▶ la culture qu’elle prétend remplacer.
Dans la mesure où la culture bourgeoise est liée aujourd’hui aux conditions économiques qui définissent la classe bourgeoise, on est en droit ◀de▶ supposer que cette culture procède dès l’origine ◀de▶ la puissance qui porta cette bourgeoisie au pouvoir. Il faut situer vers le début du xive siècle la première accession ◀d’▶une bourgeoisie urbaine aux charges gouvernementales. Dès le xiiie siècle était apparue une conception du travail et ◀de▶ la culture qui va caractériser la nouvelle classe opposée à la noblesse féodale. Pour les auteurs bourgeois ◀de▶ cette époque « la dignité ◀de▶ l’homme ne dépend ni ◀de▶ la naissance ni ◀de▶ la fortune, mais ◀de▶ son activité et ◀de▶ sa culture ». Culture et travail se trouvent ainsi liés dans un même mouvement ◀de▶ révolte contre la féodalité. « Que ce fait nouveau, le respect du travail, ait la signification ◀d’▶une révolution sociale, c’est ce que l’on aurait peine à exagérer. Il n’implique pas seulement qu’une nouvelle classe bourgeoise exige désormais le respect et le pouvoir, parce qu’elle vit du travail ◀de▶ ses mains. La mentalité ◀de▶ cette classe implique en outre une exigence morale, adressée à la société tout entière ; et l’Église, en tant que directrice du devoir universel, fait ◀sienne▶ cette exigence. Ainsi il n’est plus seulement dit : “Celui qui travaille doit être honoré” mais il est encore dit : “Chacun doit travailler pour être honoré en ce monde et être sauvé dans l’autre” » (page 137).
Ce principe nous est devenu familier. Mais au déclin du Moyen Âge il apparaît comme une révolution radicale. Alors que le travail du paysan asservi était pour lui « un destin qu’il subissait », le travail du bourgeois devient « une réalisation voulue par lui-même ». Le travail du paysan asservissait, le travail du bourgeois libérait. Le bourgeois désormais possède l’arme morale qui lui permettra ◀de▶ construire. À ce moment, la culture est travail, revendication constructive ; elle mesure à la fois la pensée et l’action. Elle est comme la mesure vivante ◀de▶ la société rénovée.
Mais la situation se renverse au siècle suivant, c’est-à-dire dès l’instant où la bourgeoisie s’établit, triomphante, dans le domaine conquis. La charnière doit être située aux confins du xiiie et du xive siècle, pendant la brève suprématie ◀de▶ la classe révolutionnaire. Je cite encore de Man, un peu longuement, la page en vaut la peine :
Tant que cette classe (bourgeoise) fut au pouvoir, elle fit ◀de▶ la séparation entre la propriété et le travail le fondement ◀de▶ ses prétentions à la suprématie. Elle se servit à cette fin du moyen toujours utilisé par les parvenus qui, ayant réussi à émerger ◀de▶ leur milieu originel ◀de▶ travailleurs, ont acquis la possibilité ◀de▶ mener une existence oisive ◀de▶ consommateurs : elle s’adapta au style ◀de▶ vie du milieu non producteur, antérieurement accédé au pouvoir, c’est-à-dire dans ce cas-là, au style ◀de▶ vie ◀de▶ la noblesse.
Les « grandes familles » bourgeoises, surtout pendant les deux dernières générations qui précédèrent leur chute, se mirent en majeure partie à placer leurs fortunes en biens-fonds, et à tirer leurs ressources ◀de▶ charges politiques, ◀de▶ prébendes, ◀de▶ l’affermage des impôts et des douanes, ou ◀d’▶affaires ◀de▶ prêts, le tout strictement réservé aux familles dirigeantes… Les nouveaux maîtres s’appelaient en Flandre ervachtige lieden (gens héréditaires), ils se firent qualifier ◀de▶ here (monsieur), se bâtirent en ville des « steenen » (manoirs en pierre), servirent dans l’armée comme cavaliers, marièrent leurs filles de préférence à des nobles, et acquirent autant que possible un titre ◀de▶ noblesse en achetant une terre nobiliaire. En revanche le peuple les traitait ◀de▶ « lediggangers » (oisifs). Tant qu’ils exercèrent une fonction productive (tout aussi capitaliste qu’elle fût), leur pouvoir resta inébranlable ; dès qu’ils passèrent ◀de▶ l’ascétisme bourgeois au luxe féodal, ils subirent le jugement ◀de▶ la révolution.
Ils pouvaient ◀d’▶autant moins l’éviter qu’ils avaient dès le début considéré le fait ◀de▶ s’adonner à un travail physique et productif comme un motif suffisant pour être exclus ◀de▶ la participation au pouvoir politique. Tant qu’ils furent au pouvoir, le droit ◀de▶ vote et l’accès aux fonctions administratives municipales restèrent réservés à ceux « dont les ongles n’étaient pas bleus ». C’est à leurs ongles bleus que l’on reconnaissait les travailleurs ◀de▶ la laine, celle-ci étant toujours teinte d’abord au pastel. Or la différence entre la main ouvrière et la main non ouvrière a depuis toujours été un des symboles les plus usités ◀de▶ la distinction entre les classes 8. L’appel au « poing calleux », que la bourgeoisie reproche depuis le xixe siècle aux ouvriers socialistes comme un manque ◀de▶ goût démagogique, n’est vraiment pas une invention socialiste. Ce n’est que la réplique prolétarienne à une thèse qui date des premiers efforts ◀de▶ la bourgeoisie pour s’élever, en qualité ◀de▶ classe « instruite et aisée » au-dessus ◀de▶ la classe des travailleurs.
Interprétons maintenant ces faits économiques ◀de▶ notre point de vue culturel.
L’éthique générale des bourgeois, qui les a portés au pouvoir, considérait le travail comme une valeur en soi, comme une valeur culturelle donnant le droit ◀de▶ gouverner aux travailleurs. Mais dès que la bourgeoisie se voit nantie, elle oublie l’aspect héroïque ◀de▶ la puissance qui l’a soulevée. Elle dissocie cette puissance, née ◀de▶ l’union du travail et ◀de▶ la culture, ◀de▶ la main ouvrière et ◀de▶ la pensée. Elle garde la culture et rabaisse le travail. Ce faisant elle adopte une attitude nouvelle vis-à-vis de la culture. Elle transforme ce qui était ses outils en propriété assurée. La culture n’est plus un combat, elle devient une distinction ; c’est-à-dire une fin en soi, non plus un instrument ◀de▶ lutte. Elle cesse ◀d’▶être une production pour devenir une consommation réservée aux bourgeois « oisifs » qui la « cultivent » pour elle-même.
Que nous enseigne cette évolution ? Il me semble qu’on peut en tirer une constatation des plus graves : c’est qu’il y a dans l’éthique bourgeoise une espèce ◀de▶ fatalité qui la fait se retourner contre elle-même dès qu’elle parvient à s’établir. Il y a dans ses postulats ◀de▶ départ, à la base ◀de▶ ses conceptions provisoirement réunies en vue ◀d’▶une conquête précise, un vice profond que le succès révèle.
Cette fatalité, ce vice, de Man ne les a pas nommés. Préoccupé exclusivement par les aspects économiques et moraux, il semble bien qu’il n’ait pas vu que si la puissance bourgeoise était promise à la dissociation dès l’instant même ◀de▶ sa victoire, c’était en vertu d’une erreur non point accidentelle mais initiale, et ◀de▶ l’ordre du spirituel. La description historique ◀de▶ de Man se fonde en dernière analyse sur une thèse ◀d’▶origine marxiste : elle aboutit à mettre en évidence le vieux conflit des exploiteurs et des exploités. Il est vrai que de Man pousse « au-delà du marxisme ». Il refuse ◀de▶ s’en tenir à la simple constatation ◀d’▶antagonismes économiques. Il accorde autant ◀d’▶importance aux facteurs moraux ◀de▶ l’histoire, et par là même sa critique se révèle plus féconde du point de vue ◀de▶ la culture. Mais on peut se demander sérieusement si ce premier progrès suffit, et si cette analyse morale conduit au cœur du conflit véritable. Là où Marx se contente ◀d’▶opposer des intérêts contradictoires — ceux des patrons et ceux des employés, selon le schéma hégélien ◀de▶ la dialectique du maître et du serviteur — de Man oppose des éthiques, des styles ◀de▶ vie, des conceptions ◀d’▶ordre moral. C’est ici qu’une question plus profonde me paraît devoir être posée : l’éthique des maîtres oisifs est-elle vraiment la négation ◀de▶ l’éthique des travailleurs, qui les a enrichis ? Serait-il absurde ◀de▶ soutenir que c’est au fond la même éthique qui fait la force du bourgeois-travailleur et la faiblesse du bourgeois-propriétaire ? Ne pourrait-on pas en déduire que l’erreur ◀d’▶une telle éthique est commune aux uns et aux autres ?
L’examen des triomphes ultérieurs, beaucoup plus complets et durables, ◀de▶ la bourgeoisie ◀d’▶Occident, nous permettra peut-être ◀de▶ répondre à cette question décisive. L’établissement légal des classes bourgeoises ne date que du xixe siècle. Mais il a revêtu aussitôt une ampleur et une assurance qui ont permis aux écrivains bourgeois ◀d’▶exprimer sans aucun scrupule les fondements secrets ◀de▶ leur puissance. Aussi les écrits des grands clercs du xixe et des débuts du xxe siècle vont-ils sans doute nous révéler plus aisément la nature spirituelle ◀de▶ l’erreur qui, peut-être, affecta dès le principe l’éthique et la culture bourgeoises.
Quelques remarques préliminaires nous aideront à interpréter les illustrations qui vont suivre.