III
Fatalités du rationalisme bourgeois
Si l’▶on se demande quel est ◀le▶ principe central ◀de▶ notre société bourgeoise, son lieu commun fondamental, son arme défensive et offensive, enfin sa norme ◀de▶ vérité et ◀d’▶action, il me semble qu’on ne peut éviter un mot qui rend compte ◀de▶ tout cela avec plus ou moins ◀de▶ bonheur selon ◀les▶ définitions qu’on en donne, mais avec une espèce ◀d’▶évidence jaillie ◀de▶ toutes ◀les▶ images historiques et polémiques qu’il évoque : c’est ◀le▶ mot ◀de▶ rationalisme.
De même que ◀le▶ principe central, ◀la▶ vertu décisive et première ◀de▶ ◀la▶ société féodale fut ◀l’▶honneur, vérité ◀de▶ ◀la▶ force et ◀de▶ ◀la▶ confiance jurée, de même ◀le▶ fondement du régime et ◀de▶ ◀la▶ mentalité bourgeoise, c’est ◀la▶ raison, vérité « générale » hostile à toute foi incontrôlable. Je pense que tous ◀les▶ historiens (◀de▶ gauche, ◀de▶ droite ou ◀de▶ Moscou) s’accorderont à reconnaître que ◀l’▶arme ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie, dans ses luttes sociales et morales, scientifiques et religieuses, ce fut toujours ◀la▶ raison raisonnante, méfiante et organisatrice. Et non pas cette raison que ◀les▶ Grecs savaient mystérieuse, mais au contraire une raison ennemie ◀de▶ tout ce que ◀le▶ xviiie siècle devait flétrir du nom ◀d’▶obscurantisme. ◀La▶ « philosophie des lumières » en est ◀l’▶illustration fameuse. Or c’est elle qui est à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ Révolution française, qui devait par ailleurs rendre un culte à ◀la▶ Raison déifiée.
Mais cette raison ennemie du singulier, et définie par son hostilité à tout ce qui se fonde sur ◀le▶ mystère (créateur, humain ou cosmique), cette raison du rationalisme, qui n’est pas celle ◀de▶ Platon, ni ◀d’▶Aristote, ni ◀de▶ Thomas d’Aquin, et encore moins ◀de▶ Spinoza, cette raison-là se voit soumise à une double fatalité que ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie a révélée au dernier siècle.
Née ◀de▶ ◀l’▶effort ◀de▶ ◀l’▶homme contre ◀les▶ choses et contre ◀les▶ mythes tyranniques, elle ne peut pas se libérer des souvenirs ◀de▶ cette origine. Elle a vaincu ◀les▶ choses en ◀les▶ organisant, elle ◀les▶ a réduites aux mesures ◀de▶ ◀l’▶utilité générale. C’est dans cette guerre ◀d’▶usure, millénaire, qu’elle s’est formée et clarifiée, qu’elle s’est organisée elle-même et qu’elle a pris ses habitudes, son allure géométrique, cette manière ◀de▶ passer au travers ◀d’▶un chaos sombre ou ◀d’▶un subtil réseau spirituel, sans remarquer ◀la▶ différence. Il y a toujours une sorte ◀de▶ caporalisme dans ◀les▶ décrets ◀de▶ ◀la▶ raison pratique. Hostile aux choses, de par sa fonction même, elle ne croit pourtant qu’à leurs lois : ce sont ◀les▶ seules qui ◀la▶ provoquent à des combats où elle puisse vaincre, où elle puisse se recréer dans ◀le▶ mouvement qui ◀l’▶a constituée. Elle fait siennes ◀les▶ lois dont elle a su forcer ◀le▶ secret. Elle n’en veut point connaître d’autres. Bien plus, elle veut tout y réduire. Et c’est ici que ◀l’▶on pressentira une première fatalité ◀de▶ sa nature : cette lourdeur originelle qui ◀la▶ fait retomber vers ◀les▶ choses, c’est-à-dire vers leurs mécanismes, dès qu’elle essaie ◀de▶ s’avancer au-delà, dans un monde ◀d’▶invention créatrice. Fatalité « chosiste », dirait certain langage philosophique. Disons ◀d’▶un terme moins exact, et assez équivoque mais plus courant : fatalité matérialiste.
Cet aspect à la fois rebutant et rassurant n’est pas visible à ◀l’▶origine : ◀la▶ raison lorsqu’elle entre en action prend facilement ◀l’▶allure ◀d’▶une force révolutionnaire. Elle séduit par son insolence. ◀Le▶ « bon sens » plein ◀de▶ verve et ◀de▶ saine vulgarité dont s’armait ◀le▶ bourgeois conquérant, disons Diderot pour fixer ◀les▶ idées, put triompher sans peine des conventions ◀d’▶une élite mondaine, tout ahurie qu’on vînt lui démontrer qu’elle ne croyait plus à sa force. D’ailleurs cette élite s’ennuyait, elle allait donc ◀d’▶instinct vers ceux qui s’amusaient à ◀la▶ brusquer. Ces coquetteries morbides ◀d’▶une société en mal ◀de▶ nouveauté, ces façons ◀de▶ s’offrir à ◀la▶ violence des affranchis, ce sont des signes qui n’ont jamais trompé. ◀Les▶ dames romaines aux combats ◀de▶ gladiateurs, ◀les▶ marquises encyclopédistes, et nos belles excitées des meetings communistes symbolisent non sans pittoresque ◀l’▶impudeur ◀d’▶une caste impuissante, abandonnée à des curiosités fatales. ◀Les▶ plus vibrants panégyriques ◀de▶ « ◀l’▶Ursse », ce sont des femmes du monde émancipées qui vous ◀les▶ prêchent aujourd’hui. Si vous risquez une critique du marxisme, vous serez traité ◀de▶ cornichon : ◀le▶ communisme des bourgeois, c’est une mystique, un lyrisme, ou une croyance au chambardement libérateur. On comprend aisément ◀les▶ raisons ◀de▶ cet appel anxieux à ◀la▶ santé perdue. ◀Le▶ mythe qui domine une classe à bout de nerfs et ◀de▶ divertissements, c’est peut-être ◀le▶ mythe ◀d’▶Antée. À moins qu’il ne s’agisse ◀de▶ quelque chose ◀de▶ moins sublime, et qui ressemble à ◀l’▶attrait qu’exerçait certain garde-chasse sur Lady Chatterley… Mais faut-il beaucoup de cynisme, ou simplement un peu de lucidité, pour distinguer ◀la▶ vraie nature ◀d’▶un mouvement qui, libertin, se fait passer pour libertaire ? C’est ◀la▶ passion qui entraîne ◀les▶ hommes, et qui séduit leur générosité ou leur bassesse, et c’est parce qu’elle revêt un masque passionné que ◀la▶ raison peut duper notre foi. Mais il n’est pas dans sa nature ◀de▶ composer longtemps avec ◀les▶ illusions qu’elle sait utiliser dans ◀la▶ période conquérante. Diderot amuse, on ne veut voir que sa verve, mais ce n’est pas elle, c’est sa plate raison qui prépare ◀les▶ lendemains ◀de▶ ◀la▶ révolution. ◀Le▶ sentimentalisme auquel s’abandonne Rousseau peut tromper des frivoles ou des naïfs sur cette absence ◀de▶ sentiment profond des choses, ◀de▶ pouvoir poétique9 et ◀de▶ tendresse virile qui est ◀la▶ rançon ◀de▶ son orgueil rationaliste. Certaine élite française enthousiasmée par ◀l’▶idéal ◀d’▶exportation ◀de▶ ◀l’▶URSS est en train de commettre une erreur toute semblable sur ◀la▶ raison finale du communisme et sur ◀la▶ fatalité morne qu’elle comporte : ◀la▶ réduction ◀de▶ ◀l’▶homme à des mesures chiffrées.
Mais ◀la▶ raison n’est pas seulement cet instrument ◀de▶ notre domination sur ◀les▶ choses. Elle est aussi une défense nécessaire contre ◀la▶ tyrannie des mythes. C’est peut-être elle qui nous a délivrés ◀de▶ ◀l’▶empire des magies primitives10. Il y a une santé authentique dans sa révolte et dans son scepticisme, tant qu’elle ◀les▶ met au service ◀de▶ ◀l’▶homme, tant qu’elle combat pour un idéal supérieur ◀d’▶autonomie personnelle, ◀d’▶invention. Raison contre superstition : ◀le▶ schéma est peut-être primaire, il n’en traduit pas moins dans ses grandes lignes ◀l’▶histoire ◀d’▶une libération du genre humain. Aux yeux du moins ◀de▶ ceux qui croient, comme je ◀le▶ crois, que ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶homme implique son effort pour surmonter ◀les▶ illusions ◀de▶ ◀la▶ panique primitive, et ◀les▶ fantasmes cruellement utilisés par tous ◀les▶ prêtres des faux dieux et même du Vrai. Cette raison sceptique et purificatrice soutient ◀la▶ bourgeoisie moyenâgeuse dans sa lutte contre ◀les▶ tabous ◀d’▶une féodalité qui se survit. Là encore, elle est légitime dans ◀la▶ mesure où elle s’ordonne à un idéal plus « humain », j’entends plus favorable au développement normal ◀de▶ ◀la▶ personne11. ◀La▶ lutte des hommes contre certains mystères despotiques peut être un moment héroïque ◀de▶ notre lutte contre ◀la▶ mort. Imposer ◀l’▶ordre et ◀la▶ mesure humaine à ◀l’▶anarchie des forces naturelles, voilà ◀l’▶affirmation, ou pour mieux dire ◀l’▶agressivité originelle ◀de▶ ◀la▶ raison.
Mais encore, ◀de▶ cette origine, ◀la▶ raison tire un penchant pernicieux dont ◀les▶ effets commencent ◀d’▶être visibles dès que l’ordre nouveau s’établit. Si ◀la▶ fatalité ◀de▶ ◀la▶ raison pratique est cette lourdeur matérialiste qui finit par soumettre ◀l’▶homme lui-même aux lois du nombre, qui sont ◀les▶ lois des choses, ◀la▶ fatalité parallèle ◀d’▶une raison ennemie des mythes, c’est ◀la▶ rationalisation, ◀la▶ manie ◀de▶ tout unifier, ◀l’▶esprit ◀de▶ géométrie, qui est ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ dictature et qui conduit à ◀l’▶étatisme. Dès que ◀l’▶idéal humaniste qui animait ◀le▶ scepticisme rationnel paraît avoir atteint ses objectifs au gré des ambitions du siècle ; quand ◀le▶ combat s’apaise et quand retombent ◀les▶ passions, ◀l’▶agressivité primitive se retourne soudain contre ◀l’▶homme. ◀La▶ raison, qui n’est plus soutenue par un enthousiasme vital pour des fins qui lui soient transcendantes, usurpe ◀les▶ pouvoirs des royautés obscures qu’elle nous avait permis ◀de▶ vaincre. Elle se met à régner à leur place, et sa tyrannie se révèle plus inhumaine encore que n’étaient leurs caprices. ◀Le▶ savant et ◀le▶ technicien tuent mieux que ◀le▶ mage et ◀le▶ sorcier. ◀L’▶étatisme dictatorial stérilise bien plus ◀d’▶entreprises que ◀l’▶anarchie n’en menaçait.
◀L’▶histoire ◀de▶ cette fatalité est celle du monde contemporain. Son mécanisme est simple, et son rythme constant. ◀La▶ raison joue ◀le▶ rôle ◀d’▶une force ◀d’▶émancipation tant qu’elle met au service ◀d’▶un idéal à conquérir ses puissances conjuguées ◀de▶ critique et ◀de▶ mise en ordre ; mais une fois ◀l’▶idéal conquis, et ◀le▶ combat rompu, elle se dissocie fatalement, et ◀l’▶ordre abstrait prenant ◀le▶ pas sur ◀les▶ facultés ◀d’▶invention, il en résulte une tyrannie, qui s’appellera selon ◀les▶ cas rationalisation, rationalisme, raison ◀d’▶État ou dictature.
◀L’▶examen des doctrines ◀les▶ plus puissantes du dernier siècle nous fournira ◀l’▶illustration ◀de▶ cette thèse.