V
Importance de▶ la notion ◀de▶ commune mesure
Ce raccourci ◀d’▶une évolution séculaire est sans nul doute stylisé : on n’aurait pas ◀de▶ peine à nuancer, à corriger, à compliquer ce tracé trop aisément logique des fatalités rationnelles. Mais il ne s’agissait ici que ◀de▶ mettre en relief un fait dont la simplicité peut échapper à l’historien méticuleux. Voici ce fait : la raison à la fois utilitaire et scientifique, qui fut le principe efficace ◀de▶ la culture bourgeoise militante, est aussi le principe corrupteur ◀de▶ la culture bourgeoise triomphante. En d’autres termes, la révolution bourgeoise qui était fondée sur la raison s’est résolue dès le lendemain ◀de▶ son succès, en une pratique qui est une tyrannie, tandis que la doctrine, évadée du réel, se flattait ◀d’▶une absurde liberté.
Or nous voyons que cette pratique et cette doctrine n’ont plus entre elles ◀de▶ rapport appréciable ◀de▶ hiérarchie ou ◀de▶ contradiction. L’une ignore les fins ◀de▶ l’autre : il n’y a plus ◀de▶ fin commune. Elles se craignent et elles se méprisent. Elles ne parlent plus la même langue. Et si l’on tente ◀de▶ les confronter, on s’aperçoit qu’elles ne sont plus commensurables.
L’intérêt ◀de▶ cette constatation me paraît double. Elle nous fait voir, premièrement, ◀de▶ quel complexe économique et spirituel notre culture tire son origine. Elle nous permet ainsi ◀de▶ mieux comprendre les raisons ◀de▶ la crise présente, terme fatal ◀d’▶une révolution qui a consisté dans le passage ◀d’▶une éthique ◀de▶ producteurs à une éthique ◀d’▶assurances.
Elle nous permet en second lieu ◀d’▶apercevoir qu’une culture peut être définie par son principe régulateur, pour autant que ce principe est vraiment immanent à tout progrès normal ◀de▶ la culture, dont il est seul à garantir la cohérence. Alors, la vérité ◀d’▶une culture n’est autre que la vérité ◀de▶ ce principe. Et la logique interne ◀de▶ celui-ci détermine le destin historique ◀de▶ celle-là. Connaître cette logique interne, c’est se mettre en mesure ◀de▶ prédire les développements ◀de▶ la culture. L’histoire a toujours confirmé la prophétie des véritables « clercs », c’est-à-dire des hommes consacrés à la critique et à la connaissance du principe qui domine l’action et la pensée ◀de▶ leur époque.
Nous avons vu que l’époque bourgeoise honore un principe rationnel. Or la raison dont il s’agit ici est d’abord un agent ◀de▶ division. Elle veut diviser pour régner, car c’est ainsi que l’homme soumet à son action le monde des choses. Et quand elle a décomposé l’obstacle, elle impose un ordre arbitraire, une unité qui n’est pas celle ◀de▶ la vie, et qui est ◀d’▶ordre géométrique. Tant qu’elle reste au service ◀d’▶une fin qui comporte une unité vive, la raison remplit son office qui est l’office mineur et nécessaire ◀d’▶un instrument. Mais si la vision ◀de▶ la fin s’efface ou cesse ◀d’▶être clairement perçue comme il arrive quand les premiers succès comblent nos appétits les plus violents, qui sont aussi, par malheur, les moins nobles, — aussitôt la raison s’émancipe et bientôt elle nous rend ses esclaves. Elle poursuit, sans souci des fins dernières ◀de▶ l’homme, son œuvre ◀de▶ division réelle et ◀d’▶organisation abstraite. Tout cela pouvait être prévu dès l’époque ◀de▶ la Renaissance ; il eût suffi ◀de▶ connaître un peu l’homme et la nature ◀de▶ la raison, pour prophétiser notre crise.
On voit maintenant l’importance décisive ◀de▶ ce que j’appelle la commune mesure ◀de▶ la pensée et ◀de▶ l’action. On voit que cette commune mesure est l’essence même ◀de▶ toute culture. Car si la pensée et l’action se règlent sur des lois hétérogènes, la production n’a plus ◀de▶ fins intelligibles, et ses sources tarissent bientôt. On voit aussi qu’il n’y a vraiment culture que là où règne une mesure commune. Car sans mesure il n’est pas ◀de▶ grandeur, ni par conséquent ◀de▶ valeur. On voit enfin que la vérité ◀de▶ la culture et sa chance ◀de▶ grandeur réelle résident dans la vérité ◀de▶ la commune mesure régnante.
Mais un exemple ne saurait suffire quand il s’agit ◀d’▶un phénomène aussi complexe, en apparence tout au moins. Nous considérerons alors quatre autres moments culturels qui paraissent propres à illustrer successivement certains aspects fondamentaux ◀de▶ la notion ◀de▶ commune mesure.
Le type à peu près idéal ◀d’▶une mesure à la fois souveraine et vraie, nous le trouverons chez les anciens Hébreux.
Le Moyen Âge à son déclin nous donnera l’occasion ◀de▶ saisir ◀d’▶un coup d’œil l’instant où une mesure, pourtant vraie, se corrompt.
L’anarchie ◀de▶ notre langage révélera l’anarchie spirituelle ◀d’▶un monde où la mesure est morte.
Enfin les tentatives ◀de▶ rénovation qui sont en cours en URSS et en Allemagne nous montreront le négatif ◀de▶ notre état : une culture unifiée par la force, et dont la mesure actuelle est une tactique au service ◀de▶ la force commune, et non pas ◀de la vérité…