X
La mesure soviétique
La plupart des erreurs que l’▶on commet lorsqu’on se mêle ◀de▶ porter un jugement sur ◀l’▶immense aventure soviétique, proviennent ◀de▶ ce qu’on oublie ou méconnaît ◀le▶ rôle ◀de▶ l’un ou ◀de▶ l’autre des deux facteurs qui ◀la▶ commandent : ◀la▶ réalité russe et ◀la▶ doctrine marxiste. Tantôt ◀l’▶on reproche au marxisme des erreurs qu’il condamne lui-même, et dont ◀l’▶apparition dans ◀le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶URSS est ◀le▶ fait des seules circonstances, là où elles sont plus fortes que ◀les▶ hommes. Tantôt on lui attribue des succès colossaux qui ne furent rendus possibles que par ◀la▶ nature du pays, ou ◀de▶ ses habitants. Mais d’autre part, soit qu’on ◀l’▶attaque ou qu’on ◀la▶ loue, on est souvent tenté ◀de▶ méconnaître dans ◀la▶ construction soviétique ◀le▶ rôle qu’y joua ◀la▶ doctrine marxiste, tout au moins comme choc initial, et par ◀la▶ direction qu’elle imprima, dans les premières années, à ◀l’▶entreprise.
Certes ◀la▶ décadence du régime tsariste, ◀la▶ guerre perdue, ◀la▶ misère du peuple, ◀l’▶absence ◀de▶ tout esprit civique dans ◀les▶ masses, ◀les▶ popes bornés, enfin ◀l’▶état très arriéré ◀de▶ ◀la▶ production industrielle expliquent, dans une large mesure, ◀les▶ directions qu’a prises dès ◀le▶ début « ◀l’▶édification socialiste ». On peut concevoir que des Américains, chargés ◀de▶ coloniser ces terres immenses, n’eussent pas adopté des mesures très différentes ◀de▶ celles que décréta Lénine. Mais d’autre part, on ne peut nier que ◀l’▶« esprit » des pionniers soviétiques (◀la▶ doctrine marxiste-léniniste) n’ait marqué toute ◀l’▶entreprise, et ne ◀l’▶ait orientée et élancée ◀de▶ telle manière qu’on omettrait ◀l’▶essentiel du Plan si ◀l’▶on se bornait à décrire ◀les▶ faits. ◀Le▶ Plan, ce n’est pas seulement des tracteurs, des barrages, des kolkhozes et des manuels à ◀l’▶usage des moujiks : c’est d’abord un certain esprit, une certaine ambition humaine, une certaine religion fanatique ; et tout cela ne va pas sans doctrine.
Lorsqu’on critique ◀les▶ fondements doctrinaux du régime ◀de▶ ◀l’▶URSS, ◀l’▶on s’attire ◀d’▶ordinaire ◀les▶ reproches ◀de▶ tout un groupe ◀d’▶intellectuels bourgeois qui sympathisent avec ◀la▶ jeune révolution. Angoissés par ◀la▶ crise occidentale et ◀l’▶isolement où ils se voient ; séduits par certains résultats matériels et même moraux, et par ◀l’▶euphorie juvénile qui paraît bien s’être emparée ◀d’▶une partie au moins du peuple russe ; assez ignorants au surplus des théories ◀de▶ Marx et ◀de▶ Lénine, ces intellectuels estiment qu’il est injuste et ridicule ◀de▶ reprocher au régime des soviets certaines erreurs ◀d’▶ordre métaphysique, qui leur paraissent sans gravité pratique. (J’ai dit sur quelle notion ◀de▶ ◀l’▶esprit se fonde une pareille indulgence.) ◀L’▶important, à leurs yeux, c’est ◀l’▶enthousiasme populaire, ◀la▶ prospérité que ◀l’▶on promet, ◀la▶ productivité accrue ; et que ◀les▶ ouvriers se mettent à lire leurs livres, et viennent acclamer leurs discours, au lieu de croire aux sornettes des popes. En somme, ce qu’ils croient pouvoir admirer dans ◀la▶ Russie nouvelle, c’est une santé énorme, une « joie au travail » dont rien ici ne peut donner ◀l’▶idée ; mais c’est aussi, et ◀d’▶une manière fort imprévue, ◀la▶ renaissance ◀d’▶un certain humanisme, ◀d’▶un certain orgueil humaniste, ◀d’▶une certaine insolence joyeuse à nier ◀les▶ valeurs transcendantes, ◀d’▶une certaine âpreté rationaliste qui rappelle ◀les▶ solides vertus ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie conquérante. Ce n’est point par hasard que ces amis ◀de▶ ◀l’▶URSS citent souvent Diderot, Voltaire, à l’appui de leur foi nouvelle. Ce n’est pas sans raison qu’ils se remettent à glorifier ◀les▶ mythes du Progrès indéfini et du Bonheur : ◀la▶ révolution russe a eu ce résultat, au moins curieux, ◀de▶ rendre à certains clercs bourgeois, honteux ◀de▶ ◀l’▶être, ◀l’▶orgueil ◀de▶ leurs origines culturelles, ◀la▶ bonne conscience « bourgeoise » au sens originel, qu’ils étaient justement en train de perdre.
Et pourtant Marx avait été un peu plus loin ! Et ◀l’▶on s’interdirait ◀de▶ rien comprendre à ◀l’▶évolution nécessaire ◀de▶ ◀la▶ culture soviétique, si ◀l’▶on se refusait à ◀l’▶examen critique des doctrines qui sont à sa base. Je ne dis pas qu’elles n’aient été souvent trahies. Ni qu’elles soient actuellement plus importantes et plus dignes ◀de▶ nous retenir que ◀l’▶élan titanique du Troisième Plan. Je comprends très bien qu’en présence des « réalisations » impressionnantes que ◀l’▶URSS étale aux yeux des visiteurs, ceux-ci reviennent persuadés37 que ◀la▶ critique ◀d’▶un clerc y perd ses droits et n’est plus à ◀l’▶échelle du phénomène… Raison de plus, chance de plus, dirai-je, ◀d’▶essayer ◀d’▶élargir cette critique, et notre idée ◀de▶ ◀la▶ culture s’il ◀le▶ faut. Quand ◀l’▶esprit « perd ses droits », c’est à nous ◀de▶ ◀les▶ lui rendre.
Poussé par ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀la▶ polémique antispiritualiste38, Marx avait affirmé que ◀la▶ culture n’était rien qu’un « reflet » du processus économique, et ◀de▶ ◀la▶ lutte des classes qui en résulte. ◀De▶ là sa théorie ◀de▶ ◀la▶ culture, considérée comme une simple superstructure du dynamisme matériel. On sait à quel échec conduisit cette théorie, étroitement respectée aux débuts. Trotski fut le premier à s’en apercevoir : on ◀l’▶exila, quitte à suivre bientôt ◀les▶ conseils qualifiés ◀de▶ réactionnaires qu’il avait eu ◀le▶ courage ◀de▶ donner. Ainsi se termina, en principe du moins, ◀l’▶épisode du Proletkult, autrement dit ◀de▶ ◀la▶ culture prolétarienne, censée naître automatiquement, et comme un produit accessoire, ◀de▶ ◀la▶ dictature économique des prolétaires. « Au début, on avait représenté ◀les▶ masses comme ◀la▶ force impulsive ◀de▶ ◀l’▶évolution politique ; on reconnut alors peu à peu que ◀la▶ révolution est au fond ◀l’▶œuvre ◀d’▶une minorité, que ◀le▶ gouvernement du prolétariat est au fond un gouvernement pour ◀le▶ prolétariat… Dans ◀la▶ théorie ◀de▶ ◀la▶ culture, ◀l’▶idée ◀d’▶« avant-garde » supplanta, elle aussi, sous ◀la▶ pression ◀de▶ ◀la▶ réalité, ◀l’▶idée ◀de▶ masse. ◀La▶ culture soi-disant prolétarienne se révéla finalement ce qu’elle était dès ◀le▶ début : culture socialiste, configuration ◀d’▶une Idée par des hommes qui y croient, et qui, à cause de cette foi, voudraient en remplir ◀le▶ prolétariat39. » C’était en somme introduire ◀la▶ tactique ◀de▶ Lénine dans ◀le▶ plan culturel. C’était substituer aux lois ◀les▶ hommes, ◀les▶ petits groupes ◀d’▶hommes qui font ◀la▶ loi. C’était substituer au dogme ◀de▶ ◀la▶ toute-puissance des faits économiques ◀la▶ croyance au pouvoir créateur ◀d’▶une élite guidant ◀les▶ masses. Et cette évolution s’est trouvée confirmée par ◀les▶ récents congrès ◀d’▶écrivains soviétiques ou favorables aux Soviets. ◀De▶ toutes ◀les▶ confusions sentimentales ou idéologiques, généreuses ou cyniques, volontaires ou touchantes, qui passionnèrent ◀les▶ débats ◀de▶ ces congrès, il se dégage une seule conclusion claire, à vrai dire ◀de▶ première importance : « ◀Le▶ rapport ◀de▶ ◀la▶ lutte des classes au mouvement culturel n’obéit pas à ◀la▶ loi ◀de▶ cause à effet. Leur unité n’est pas quelque chose ◀de▶ donné, mais quelque chose qu’il faut créer, quelque chose qu’il faut vouloir. Elle ne peut être réalisée que si ◀l’▶on ordonne ◀les▶ deux tâches, lutte des classes et configuration ◀de▶ ◀la▶ vie, sous ◀la▶ même loi supérieure ◀de▶ ◀la▶ fin proposée par ◀le▶ socialisme. »
Il faut alors définir ◀la▶ culture comme « une forme commune ◀de▶ ◀la▶ vie, dont ◀l’▶activité économique et politique ne constitue qu’une partie, tout comme ◀la▶ production scientifique et artistique »40.
Cela revient à dire que ◀la▶ lutte des classes — considérée comme symbole ◀de▶ ◀l’▶action — et ◀la▶ configuration ◀de▶ ◀la▶ vie, — qui requiert surtout ◀la▶ pensée — doivent s’ordonner à une mesure commune en vue de réaliser cette fin commune qu’est ◀l’▶univers socialisé.
On connaît ◀le▶ nom ◀de▶ cette mesure, son incarnation très visible et ses moyens ◀d’▶action ou même ◀de▶ contrainte : c’est ◀le▶ plan 41. J’insiste : ◀la▶ mesure effective à quoi s’ordonne toute ◀la▶ construction russe n’est plus ◀la▶ doctrine orthodoxe dont ◀les▶ marxistes ◀d’▶Occident se sont faits ◀les▶ conservateurs. C’est un plan beaucoup plus opportuniste que doctrinal, plus « russe » et plus léniniste que marxiste, et qui comporte même une négation précise ◀de▶ ◀la▶ croyance des militants en ◀l’▶évolution « mécanique ».
On doit admettre que ◀les▶ définitions ◀de▶ ◀la▶ culture que je viens de citer selon de Man rendent compte ◀de▶ ce qu’il y a de plus vivant dans ◀la▶ réalité soviétique actuelle. Comment, alors, ne pas être frappé par leur exacte coïncidence avec ◀les▶ éléments formels, tout au moins, ◀de▶ mes deux définitions ◀de▶ ◀la▶ mesure42. À vrai dire, ◀l’▶aspect schématique que revêtent toutes ◀les▶ entreprises ◀de▶ Staline, favorise peut-être à ◀l’▶excès ◀les▶ généralisations ◀de▶ ◀la▶ critique, ◀les▶ rapprochements et ◀les▶ oppositions sommaires. Mais un fait demeure hors de doute et surpasse ◀l’▶ordre des erreurs possibles : c’est que ◀le▶ Plan est ◀l’▶instrument forgé par ◀la▶ dictature communiste pour unifier ◀la▶ pensée et ◀l’▶action du peuple et ◀de▶ ses conducteurs, en vue ◀d’▶une fin à laquelle tout doit s’ordonner. Je ne sais si dans ◀l’▶histoire universelle, on trouverait une mesure commune qui apparaisse à première vue plus strictement, plus arithmétiquement conforme aux critères que j’en donnais.
◀L’▶assimilation ◀de▶ ◀la▶ culture (et donc ◀de▶ sa mesure) au Plan, est même si radicale, ou si naïve, que ◀les▶ Soviets en sont venus à confondre, sans ◀l’▶ombre ◀d’▶un doute, culture et production en général. Étonnante réaction contre ◀les▶ conceptions bourgeoises, qui assimilaient de plus en plus ◀la▶ culture à ◀la▶ « jouissance » ◀d’▶un consommateur distingué. Mais ici, ◀l’▶équivoque matérialiste se manifeste avec une impudeur gênante pour ◀les▶ subtils « dialecticiens »43. ◀Les▶ écrivains délégués par ◀les▶ Soviets au congrès ◀de▶ Paris pour ◀la▶ défense de ◀la▶ culture, en 1935, citèrent tous, comme exemple impressionnant ◀de▶ ◀l’▶ascension culturelle des masses, ◀la▶ construction du métro ◀de▶ Moscou ; ◀le▶ plus beau du monde, disaient-ils. Et ◀l’▶on peut lire chaque jour dans ◀la▶ presse russe des déclarations ◀de▶ ce genre : « ◀Le▶ niveau culturel a été élevé par ◀le▶ Torgsin (magasin ◀de▶ produits étrangers). ◀Le▶ Torgsin en effet a répandu dans toute ◀l’▶URSS ◀l’▶usage des semelles-crêpe. » C’est très bien ◀d’▶établir un rapport entre ◀la▶ qualité des semelles et ◀la▶ culture générale. C’est très bien ◀de▶ pousser jusque-là ◀le▶ fanatisme ◀de▶ ◀l’▶harmonisation — ou Gleichschaltung comme diraient ◀les▶ nazis — des activités spirituelles et manuelles. Mais ◀la▶ conception qui assimile ◀l’▶élévation du niveau ◀de▶ ◀la▶ culture à celui ◀de▶ ◀l’▶épaisseur des semelles, n’a rien ◀de▶ révolutionnaire, si toutefois ◀l’▶on refuse ◀de▶ confondre révolution et stupidité crasse. Or, ◀le▶ danger ◀de▶ cette assimilation n’est pas niable. Il est clair que ◀les▶ masses soviétiques sont toujours plus tentées ◀de▶ ◀l’▶opérer, avec une sorte ◀de▶ bonne volonté qui devrait empêcher que ◀l’▶on en rie…
Poursuivons donc avec sérieux notre examen ◀de▶ ◀la▶ valeur du Plan considéré comme mesure culturelle, sans plus tenir compte ◀de▶ ces énormités peut-être inévitables au début ◀de▶ ◀l’▶œuvre.
Essayons en particulier ◀d’▶appliquer au plan quinquennal nos deux critères objectifs ◀de▶ vérité ◀de▶ ◀la▶ mesure.
1° ◀Le▶ Plan joue-t-il parmi ◀les▶ communistes russes ◀le▶ rôle ◀d’▶un permanent rappel ◀de▶ ◀la▶ finalité commune à toutes ◀les▶ œuvres tant spirituelles que matérielles ?
◀La▶ réponse me paraît évidente. Tous ◀les▶ témoignages que nous possédons sur ◀l’▶état d’esprit des membres du Parti communiste d’une part, sur ◀la▶ puissance ◀de▶ ◀l’▶inquisition intellectuelle, morale et policière exercée par ce Parti, d’autre part, nous permettent ◀d’▶affirmer que, ◀de▶ gré ou ◀de▶ force, ◀le▶ Plan est bien ce rappel permanent des fins dernières conçues par ◀le▶ Parti : ◀l’▶établissement dans cent ans ou mille ans ◀d’▶un paradis universel. C’est au nom de ces fins dernières, et ◀de▶ ◀la▶ conscience aiguë qu’ils en possèdent, que ◀les▶ jeunes komsomols et brigadiers ◀de▶ choc s’imposent une morale ascétique, acceptent des privations ◀de▶ toute nature, et supportent avec enthousiasme un régime ◀de▶ travail parfois beaucoup plus dur que celui qui existe encore dans ◀les▶ pays capitalistes. ◀L’▶avantage ◀d’▶une commune mesure donnant un sens aux moindres tâches individuelles, qu’elle situe dans un tout grandiose et colore ainsi ◀d’▶héroïsme, éclate à tous ◀les▶ yeux. Si ◀les▶ Russes sont officiellement ◀de▶ bonne humeur et si nous sommes ◀de▶ mauvaise humeur, c’est qu’ils savent pourquoi ils travaillent et que nous ◀l’▶ignorons généralement ; c’est qu’ils acceptent ◀les▶ buts ◀de▶ leur travail et que nous nous méfions généralement des buts obscurs, peut-être criminels, du nôtre.
2° Mais ◀le▶ Plan possède-t-il vraiment cette actualité intrinsèque, cette puissance animatrice qui doit être, en tous ◀les▶ domaines, ◀le▶ caractère ◀d’▶une mesure vivante ?
◀L’▶idéal du Plan soviétique, qui est ◀le▶ monde intégralement socialisé, embrasse-t-il réellement ◀le▶ tout ◀de▶ ◀l’▶homme ? ◀Le▶ rappel permanent, et ◀la▶ conscience actuelle ◀de▶ ce but final, suffisent-ils à animer toutes ◀les▶ facultés humaines ◀de▶ création, ◀d’▶espérance, ◀d’▶amour ?
Pour nous borner à un exemple : ◀les▶ disciplines imposées par ◀le▶ Plan à ◀la▶ création artistique sont-elles vraiment des disciplines fécondes, ou au contraire, des conformismes et des poncifs ?
Il ressort des aveux mêmes faits à titre ◀d’▶autocritique par divers écrivains communistes, que ◀la▶ littérature conforme au Plan n’est pas un art, mais une forme assez basse ◀de▶ propagande politique et ◀de▶ publicité industrielle. ◀La▶ seule littérature digne du nom qu’ait produite ◀la▶ nouvelle Russie s’est développée en marge du Plan, par anticipation ou régression sur ◀les▶ « décrets culturels » ◀de▶ Staline ; et je ne dis pas, ou pas encore, contre ◀le▶ Plan, mais en vertu de tout autres raisons.
Ce hiatus inquiétant, cette première faille dans ◀la▶ construction si rigoureuse du stalinisme, commence seulement ◀d’▶apparaître aux yeux des partisans sincères du régime.
On comprend fort bien ◀les▶ raisons qui ◀les▶ empêchaient jusqu’ici ◀de▶ prendre conscience du danger. ◀La▶ littérature soviétique est née ◀de▶ ◀la▶ révolution. Elle s’est constituée en même temps que son public. Autrement dit, ◀les▶ « écrivains ◀de▶ choc » ont appris à écrire en même temps qu’un peuple immense apprenait à ◀les▶ lire. Cette situation exceptionnelle et provisoire a créé une communauté ◀d’▶intérêts immédiats et vitaux entre ◀les▶ producteurs et ◀les▶ consommateurs ◀de▶ ◀la▶ culture. Tant qu’il ne s’agissait que ◀de▶ construire des tracteurs, ◀les▶ poètes du tracteur et ceux qui ◀le▶ conduisaient parlaient naturellement ◀le▶ même langage, qui était ◀le▶ langage du Plan. Mais cet accord était en somme très limité, et ce langage essentiellement technique. Car ◀le▶ Plan était avant tout, conformément à ◀la▶ doctrine marxiste, un schéma ◀de▶ ◀la▶ production industrielle, quantitative. ◀Le▶ succès même des premiers plans ◀de▶ cinq ans devait manifester ◀l’▶insuffisance ◀d’▶un principe ◀de▶ communion aussi pauvre. Car une fois ◀le▶ pain assuré, quand ◀les▶ poètes se virent enfin libres ◀de▶ chanter ◀l’▶homme tout entier, non plus seulement ◀l’▶homme technicien, on éprouva naturellement ◀le▶ besoin ◀d’▶une langue plus riche et plus vivante, apte à décrire ◀les▶ passions, et ◀la▶ nature, et ◀la▶ diversité des êtres. Il fallait désormais recourir à une mesure qualitative que ◀le▶ Plan ne pouvait fournir, n’ayant pas voulu en prévoir ◀l’▶irrationnelle nécessité. Faute ◀d’▶expressions orthodoxes pour ◀l’▶exprimer ou ◀l’▶inventer, on chercha des modèles et des trucs dans ◀les▶ littératures bourgeoises, au hasard des tendances politiques affichées par leurs grands auteurs. C’était réintroduire ◀l’▶anarchie culturelle dans ◀le▶ monde ◀le▶ moins fait pour ◀l’▶intégrer, dans ◀le▶ monde ◀le▶ plus dépourvu ◀de▶ principes spirituels ordonnateurs. Qu’on baptise cette nouvelle anarchie « humanisme révolutionnaire » ou « réalisme socialiste », ◀l’▶échec du Plan en tant que tel, dans ◀le▶ domaine littéraire, n’en est pas moins en évidence.
◀Les▶ écrivains soviétiques ◀l’▶ont compris. Aussi ◀les▶ voit-on condamner ◀la▶ théorie marxiste originelle, qui veut que ◀la▶ culture socialiste naisse comme une production automatique du triomphe ◀de▶ ◀la▶ classe ouvrière. ◀La▶ phrase ◀de▶ de Man que nous citions plus haut donne ◀la▶ formule ◀de▶ ce changement ◀de▶ méthode : pour ◀la▶ nouvelle école soviétique, ◀l’▶unité du peuple et des clercs n’est pas « quelque chose ◀de▶ donné », mais « quelque chose qu’il faut vouloir ». ◀D’▶où ◀l’▶exaltation emphatique ◀de▶ ce qu’ils appellent ◀la▶ « volonté des hommes »44, mythe nietzschéen sournoisement introduit dans une société marxiste, dont il trahit ◀les▶ présuppositions fondamentales.
Ainsi ◀l’▶idée ◀d’▶un Homme nouveau, imprévisible, en vue duquel ◀la▶ culture communiste devrait dorénavant s’organiser (◀le▶ paradoxe est soutenable) se substitue dans ◀les▶ esprits ◀les▶ plus vivants à ◀l’▶idée du Plan scientifique. Mais avec cette idée nietzschéenne, c’est ◀l’▶aventure, ◀le▶ romantisme et ◀l’▶utopie, enfin ◀le▶ risque créateur qui reviennent tenter ◀l’▶esprit. Il serait vain ◀de▶ ◀le▶ nier : ◀la▶ mesure imposée par ◀le▶ Plan et qui régit encore ◀l’▶action pratique des communistes, est d’ores et déjà combattue par une mesure spirituelle toute différente, et à certains égards, contraire. C’est tout ◀le▶ drame ◀de▶ ◀la▶ culture ◀d’▶opposition, ◀de▶ ◀la▶ culture séparée, qui, sous nos yeux, vient de se renouer au cœur ◀de▶ ◀la▶ construction socialiste. ◀La▶ théorie économiste subsiste encore, officiellement appuyée sur ◀le▶ Plan dont ◀les▶ succès aveuglent ◀la▶ grande masse. Mais elle est réfutée dans son principe par ◀la▶ création culturelle, dès lors que cette création vint s’« insérer ◀de▶ ◀l’▶extérieur » ; en dépit de ◀la▶ Force des Choses ; en vertu d’un esprit étranger…
Résumons ◀les▶ données ◀de▶ ce drame.
◀Le▶ communisme est parti ◀d’▶un principe qu’il tirait logiquement ◀de▶ Marx, et dont il entendait faire ◀la▶ mesure commune ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀l’▶action : « Donnez d’abord ◀le▶ pain à tous, et ◀le▶ reste viendra par-dessus. » Telle fut ◀la▶ grande maxime du Plan. Car, disait-on, il faut parer au plus pressé, et ◀la▶ culture ne vient qu’après. Ainsi, tout se trouva soumis à des fins purement matérielles, dont on espérait qu’il naîtrait spontanément une culture populaire. C’était viser trop court, et sous-estimer ◀l’▶ennemi : j’entends ◀la▶ part ◀de▶ ◀l’▶homme qui résiste, en créant, à toute espèce ◀de▶ dictature. ◀De▶ cette insuffisance ◀de▶ ◀l’▶idéal — et non par des moyens mis en œuvre pour ◀l’▶atteindre — devait résulter une scission, et ◀le▶ désir ◀d’▶une mesure plus vivante. ◀La▶ scission vient de s’opérer, et seule ◀l’▶inquisition intellectuelle exercée par ◀les▶ chefs soviétiques réussit à masquer son étendue. ◀Le▶ désir ◀d’▶une mesure plus vivante se manifeste bien souvent à ◀l’▶insu ◀de▶ ceux qu’il tourmente. C’est ici ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀l’▶homme nouveau qui lui fournit son expression en même temps que son déguisement. Mythe plus vaste et plus vague que celui des économistes, mythe créé par ◀l’▶angoisse et ◀l’▶orgueil des prisonniers ◀d’▶une raison brutale : il aura sans doute ◀la▶ vie dure, comme tout ce qui est irrationnel, et c’est ◀la▶ faute de ◀la▶ raison. Car cette raison, simple servante ◀de▶ ◀l’▶action, s’est voulue maîtresse ◀de▶ tout ◀l’▶homme. Mais ◀l’▶homme résiste à son emprise et à sa prétention totalitaire. Il ne veut pas se laisser mutiler, fût-ce au prix de salaires merveilleux45. Il découvre que ◀la▶ mesure qu’on voulait imposer à son orgueil n’est encore qu’une immense caricature ; et que ◀les▶ fins qu’elle lui propose ne valent pas ◀le▶ prix qu’on ◀les▶ paye. Mais, d’autre part, il ne peut renoncer à ses conquêtes sociales et matérielles. Alors il met son espoir et sa foi dans ce miracle qui résoudrait seul ◀le▶ conflit du calcul et du rêve, du matériel et ◀de▶ ◀l’▶humain, ◀de▶ ◀la▶ nécessité et ◀de▶ ◀l’▶orgueil46 : ◀l’▶apparition ◀d’▶un homme nouveau au faîte ◀de▶ ◀l’▶édifice matérialiste.
Est-ce que tout ◀le▶ progrès acquis par une si dure révolution n’aura été que ◀de▶ donner aux hommes, avec quelques milliers ◀de▶ tracteurs, ◀d’▶avions, ◀de▶ tanks et ◀de▶ parachutes, cette illusion philosophique ? Il est vrai que ◀le▶ monde bourgeois n’a même plus ◀l’▶énergie ◀de▶ concevoir une illusion, une démesure ou une mesure qui fasse battre pendant cinq ans ◀le▶ cœur ◀d’▶un peuple. Cela suffira sans doute à rendre vaines toutes mes critiques, aux yeux des intellectuels bourgeois justement tourmentés dans leur conscience, et qui se rassurent en glorifiant ◀l’▶URSS. Pour moi, je me bornerai à tirer ◀de▶ tout cela une conclusion concrète qui peut nous être utile pour une future construction : ◀la▶ mesure pseudo-marxiste que ◀les▶ Soviets proposent en exemple s’est avérée, après quelques années, incapable ◀de▶ maintenir ◀l’▶unité vraie ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀l’▶action. Elle est déjà divisée contre elle-même. Elle n’est plus réellement commune, encore qu’elle soit réellement imposée. Et je ne préjuge rien ◀de▶ ◀l’▶avenir ◀d’▶un peuple qui dispose ◀de▶ ressources mystiques aussi puissantes. Peut-être était-ce inévitable. Peut-être ◀les▶ bienfaits concrets du Plan surpassent-ils largement pour ◀l’▶heure sa malfaisance « culturelle ». Mais pour nous, il ne s’agit plus ◀de▶ découvrir ◀les▶ semelles-crêpe et ◀le▶ métro. Notre espérance est au-delà ◀de▶ ces réussites utiles. Vis-à-vis de ◀la▶ jeune Russie, notre devoir n’est pas ◀de▶ railler des naïvetés plus sympathiques que nos astuces, mais il n’est pas non plus ◀de▶ ◀les▶ admirer ; il n’est pas ◀de▶ dire non à tout, ni oui à tout ; c’est un devoir ◀de▶ critique lucide ; et j’ajouterai : ◀de▶ critique méfiante, dans ◀la▶ mesure où ◀les▶ jeunes communistes viennent à nous avec cette morgue que ◀l’▶on disait naguère américaine, et qui ressemble à celle des nouveaux riches ◀de▶ tous ◀les▶ temps. Nous avons fait des expériences dont ils ne soupçonnent pas ◀la▶ gravité, et encore moins ◀la▶ vanité. Ils ◀les▶ feront avant longtemps. Ils retrouveront avant longtemps nos problèmes spirituels. Toute ◀la▶ question est alors ◀de▶ savoir si nous ◀les▶ aurons résolus, dans nos catégories occidentales. Sinon, il sera toujours temps ◀d’▶aller demander là-bas ce qui nous manque.