I
La pensée prolétarisée
La▶ pensée ne vaut rien pour penser.
Goethe.
◀L’▶exigence fondamentale
Toute œuvre qui ne met pas en question notre situation personnelle dans ◀l’▶univers ne sert ◀de▶ rien à ◀l’▶humanité, reste en dehors de ◀la▶ question. Et de même, toute pensée est vaine, qui n’a pas mis d’abord son auteur à ◀la▶ question, en sorte que sa plainte ou son triomphe constitue ◀le▶ centre même ◀de▶ son œuvre, et non plus sa réussite émouvante ou flatteuse, mais bien cette lutte et cette prière jaculatoire, cette lutte ◀d’▶où il sortira peut-être écrasé, et cette prière qu’il parviendra peut-être à maintenir secrète au cœur ◀de▶ ◀l’▶acte.
S’il faut poser cette exigence exorbitante (oui, si durement injuste pour tant ◀d’▶œuvres que j’aime, et ◀de▶ toute ma faiblesse peut-être), c’est que des siècles ◀d’▶abandon charmant, derrière nous, aboutissent à une catastrophe dont pourraient seules nous sauver ◀les▶ violences ◀d’▶une foi nouvelle. Il s’agit ◀de▶ fonder maintenant une hiérarchie monumentale, et il s’agit ◀de▶ lui soumettre nos jugements ◀les▶ plus intimes avec une fidélité pesante et très sévère. Il s’agit, pour parler un langage positif, ◀de▶ rétablir une situation désespérée qui fut notre douceur ◀de▶ vivre, mais qui sera ◀la▶ honte ◀de▶ notre mort si nous n’y portons des mains fortes.
Il est temps ◀de▶ proclamer vaine toute œuvre qui laisse son auteur intact, et ◀le▶ lecteur à son confort. Vaine et mauvaise toute œuvre qui ne te saisit pas comme avec une main, qui ne te pousse pas hors de toi-même, dans ◀le▶ scandale ou dans ◀la▶ joie ◀de▶ ta vocation créatrice.
Trop ◀de▶ penseurs inoffensifs secrètent des philosophies correctes, trop ◀de▶ drames inoffensifs se nouent par jeu dans nos romans, trop ◀de▶ scribes inoffensifs nous singent ◀la▶ fureur, ou ◀la▶ révolte, ◀l’▶indulgence sceptique ou ◀la▶ paix distinguée. Inoffensifs, tous ceux dont ◀l’▶œuvre n’est pas ce lieu ◀de▶ combat sans merci où quelque chose qu’il ne peut plus fuir attaque ◀l’▶auteur et tout ce qu’il reflète ◀d’▶une ambiance domestiquée.
Il est grand temps que ◀la▶ pensée redevienne ce qu’elle est en réalité : dangereuse pour ◀le▶ penseur, et transformatrice du réel. « Là où je crée, là je suis vrai », écrivait Rilke. Et c’est pourquoi nous prendrons au sérieux cette distinction : il y a des hommes qui sont ◀l’▶orgueil ◀de▶ notre esprit, — et d’autres qui s’enorgueillissent ◀de▶ notre esprit. Il y a des hommes qui créent, d’autres qui enregistrent : il ne faudra plus ◀les▶ confondre. Il y a Pascal et Goethe, Dostoïevski et Kierkegaard, — il y a aussi ◀les▶ fins lettrés, ◀les▶ bons esprits, ◀les▶ professeurs, pour lesquels ◀la▶ pensée est un art ◀d’▶agrément, un héritage, une carrière libérale, ou un capital bien placé. Cerveaux sans mains ! et qui jugent ◀de▶ haut, mais ◀de▶ loin, et toujours après coup, ◀la▶ multitude des mains sans cerveaux qui travaillent sans fin par ◀le▶ monde, peinant peut-être en pure perte, si ce n’est pour notre perte à tous. Or, ces gens forment ◀l’▶opinion, sans aucun doute, et ils ◀le▶ savent. Toute ◀l’▶opinion du monde en est à peu près là, que ◀la▶ pensée ne peut venir qu’à ◀la▶ remorque ◀d’▶événements fatals et qui n’ont cure ◀de▶ ses arrêts. C’est que ◀l’▶on confond ◀la▶ pensée avec ◀l’▶usage inoffensif ◀de▶ ce que ◀les▶ créateurs ont pensé, au prix de leur vie souvent, et toujours par un acte initiateur et révolutionnaire.
◀Les▶ uns pensent, dit-on, ◀les▶ autres agissent ! Mais ◀la▶ vraie condition ◀de▶ ◀l’▶homme, c’est ◀de▶ penser avec ses mains.
◀L’▶esprit s’est « distingué »
Remarquons qu’une formule telle que « penser avec les mains » a d’abord une valeur polémique, et qu’en ce sens elle est exacte dans ◀la▶ mesure où elle provoque. Tournons sa pointe vers un adversaire qui va se désigner lui-même sans retard.
Toute ◀l’▶astuce ◀d’▶une certaine critique me paraît en effet s’exercer au détriment de ◀la▶ gravité ◀de▶ penser. ◀D’▶où ◀les▶ refus que cette critique ne manque pas ◀de▶ prononcer dès qu’elle flaire dans une formule ◀la▶ volonté ◀de▶ modifier ◀les▶ conditions ◀de▶ son repos. « Si c’est avec tes mains que tu te proposes ◀de▶ penser, que vas-tu faire ◀de▶ ton cerveau ? », nous dit ce bon esprit au nom de beaucoup de sa sorte. Ce qui revient à dire : « Si c’est avec ◀les▶ roues ◀de▶ son auto qu’on roule, que doit-on faire ◀de▶ son moteur ? » Mais nous ne partons pas pour plaisanter avec ◀les▶ bons esprits. Qu’est-ce en effet qu’un esprit distingué ? Et ◀de▶ quoi peut-il bien s’être ainsi distingué ? Mais ◀de▶ ses mains, tout simplement ! Et si ◀la▶ droite ignore ce que « touche » ◀la▶ gauche, voilà ◀la▶ droite aussi qui du coup se distingue, et ◀l’▶on peut tendre une main distinguée.
◀L’▶esprit moderne a poussé loin ◀la▶ distinction : c’est bien là sa vulgarité. Et c’est sa malfaisance particulière que ◀de▶ se vouloir inoffensif et impuissant. Nous ◀l’▶avons dit souvent déjà, et nous aurons sans doute ◀l’▶occasion ◀d’▶y revenir avec toute ◀l’▶insistance que requiert une vérité si importante58, — car elle a ◀le▶ malheur ◀d’▶être évidente, et il n’en faut pas davantage pour qu’on ◀la▶ néglige aujourd’hui. Toute ◀l’▶ambition ◀de▶ cet ouvrage n’est-elle pas justement ◀de▶ confondre, ou tout au moins ◀de▶ marquer une volonté ◀de▶ confondre ce que des siècles ◀de▶ culture bourgeoise nous ont appris à distinguer et opposer : ◀le▶ cerveau et ◀les▶ mains dans ◀le▶ corps, ◀la▶ foi et ◀les▶ œuvres dans ◀l’▶âme, mais aussi cette âme et ce corps, cette pensée profonde et ce qui ◀la▶ révèle au jour, cet esprit qu’on dit pur, et ◀l’▶acte qu’il atteste.
◀Le▶ moteur ni ◀les▶ roues ne sont faits pour eux-mêmes : ils n’ont ◀de▶ raison ◀d’▶être que par ◀l’▶acte qui ◀les▶ unit. Il est temps ◀d’▶embrayer, disons-nous. Il est grand temps que ◀l’▶on s’avise ◀de▶ penser avec les mains.
◀Les▶ mains
Quelles mains ? Notre siècle « à mains » ne serait-il pas assez maniaque comme cela ? Oui, tout à fait assez. Mais ◀l’▶essentielle vanité ◀de▶ ◀l’▶activisme, ◀de▶ ◀l’▶agio, est trop vite jugée par celle des distingués aux mains prudentes, et qui n’auront jamais fini ◀de▶ soupeser leurs doutes opportuns. Il nous faut des mains maîtrisées, mais qui pèsent.
Non pas ces mains qui manient et manipulent, mains ◀de▶ joueurs et ◀de▶ maniaques, mains machinales et qu’aucun charme ne soumet : ce sont ◀les▶ mains des agités, et non point ◀de▶ ceux qui agissent. Non pas ces mains lentes et sèches à ◀la▶ surface des objets, mains rêveuses ou mains obsédées, mains incertaines, circonspectes, tâtonnantes et minutieuses, mains ◀de▶ pensifs et non pas ◀de▶ penseurs.
Que ◀les▶ penseurs aient ◀les▶ mains larges et dures ! Des mains faites pour prendre et peser. Des mains qui sachent, qui accomplissent et qui sculptent ; des mains qui créent.
◀Les▶ mains du modeleur marquent ◀de▶ leur empreinte ◀la▶ forme même des objets saisis, mais ◀les▶ mains ◀de▶ ◀l’▶agité marquent à peine ◀les▶ surfaces, et ◀l’▶on reconnaît ◀le▶ voleur, celui qui touche à tout, celui qui touche au bien ◀d’▶autrui. Car celui qui touche un objet sans ◀le▶ marquer profondément ◀de▶ son empreinte et ◀le▶ faire sien, ne peut toucher jamais qu’au bien ◀d’▶autrui. Ce qu’il a pris ne saurait être à lui : il est hors de pouvoir ◀de▶ se ◀l’▶approprier. ◀L’▶érudit et ◀le▶ citateur59 profiteur ◀de▶ grandeurs qu’ils ne savent pas marquer, mais tout juste ternir ◀de▶ leur empreinte.
◀D’▶où vient ◀l’▶initiative ?
Cependant, ne soyons pas dupe ◀de▶ notre image. N’allons pas lui permettre ◀de▶ se préciser à sa façon, au détriment ◀d’▶une vérité plus générale qu’elle est simplement destinée à illustrer.
Penser avec les mains ne veut pas dire qu’il faut cesser ◀de▶ penser pour se livrer à des activités artisanales, piocher ◀la▶ terre, scier du bois, ou monter des jouets mécaniques ; ne veut pas dire non plus que ◀le▶ contact professionnel avec ◀le▶ matériau, ◀la▶ terre, ◀le▶ métal, apporte nécessairement à ◀l’▶intellectuel une connaissance plus organique du cosmos et de plus saines disciplines ◀de▶ pensée60. Je ne vais pas recommander à notre culture décadente une cure ◀de▶ petits travaux manuels, quand nous avons besoin d’abord ◀d’▶un gros œuvre intellectuel. Louis XVI n’a pas sauvé un régime moins malade que le nôtre en forgeant quelques pièces ◀de▶ serrurerie.
Si ◀la▶ pensée, selon ◀le▶ mot ◀de▶ Goethe, ne vaut rien pour penser, il convient ◀d’▶ajouter ici, dans ◀le▶ même sens, que ◀la▶ main seule ne vaut rien pour agir. « ◀L’▶homme possède par nature ◀la▶ raison et une main. » (Thomas d’Aquin.) Cette raison raisonne mal si elle n’engage pas ◀la▶ main. Cette main travaille en vain si ◀la▶ raison ne s’engage pas dans son travail. ◀La▶ main n’est ici qu’un symbole ◀de▶ ◀l’▶action proprement humaine, qui est celle qu’initie ◀le▶ cerveau lorsqu’il a su en concevoir ◀la▶ fin. ◀La▶ main n’est rien que ◀l’▶instrument qui réalise une vision. Penser avec les mains, c’est penser en puissance ◀d’▶action, c’est penser dans ◀l’▶action où ◀l’▶esprit se voit actuellement compromis et sommé ◀de▶ juger, ◀de▶ choisir, ◀de▶ transformer ◀les▶ conditions qui lui sont faites, — qu’il refuse. Penser avec les mains, c’est concevoir en actes, et cela s’oppose à ◀la▶ notion rationaliste ◀d’▶une pensée qui ne serait rien qu’un commentaire tardif aux actions faites par ◀les▶ autres. Enfin, penser avec les mains n’est pas non plus ◀l’▶exact équivalent ◀d’▶agir par sa pensée. Car ce n’est pas ◀l’▶action d’abord qui importe — et ◀la▶ pensée serait son adjuvant — mais au contraire, si je veux penser en actes, c’est que ◀la▶ pensée ne me paraît juste et parfaite qu’au moment où ◀l’▶acte ◀l’▶atteste et ◀la▶ convainc ◀de▶ gravité. Il n’est ◀d’▶acte réel que celui que ◀l’▶on pense, et ma formule implique ◀la▶ primauté ◀de▶ ◀la▶ pensée en toute action, non moins que ◀la▶ nécessité ◀de▶ cette action par ◀la▶ pensée.
Deux sens du mot penser
◀Les▶ plus grands malheurs ◀de▶ ◀l’▶humanité naissent ◀de▶ malentendus, et non pas comme ◀le▶ veut ◀la▶ polémique partisane, ◀de▶ ◀la▶ perversité des uns triomphant ◀de▶ ◀la▶ bonté naturelle des autres. Mais ◀les▶ pires malentendus, à leur tour, naissent ◀de▶ confusions faites sur ◀les▶ mots. Il n’y a pas ◀de▶ « questions ◀de▶ mots » au sens futile, accoutumé, parce que tout est d’abord question ◀de▶ mots, au sens précis et décisif ◀de▶ ◀l’▶expression. Si nous ne partons pas, dès nos premières démarches, ◀d’▶une définition concrète des mots en jeu, ◀la▶ partie est perdue ◀d’▶avance ou plutôt elle va se jouer dans un domaine où ne subsistent plus ni sanctions ni arbitrage ; où chacun peut prétendre avoir gagné ; où ◀la▶ victoire ◀de▶ l’un n’est pour l’autre que tricherie. J’appelle sanction ◀le▶ simple jugement ◀de▶ vérité ou ◀d’▶erreur, dans un domaine où quelques vérités fondamentales sont reconnues. Je doute qu’il en existe ◀de▶ cette sorte parmi nous. Mais au moins trouverons-nous un arbitre qui rende à notre jeu quelque sérieux, fût-il tout provisoire ?
Peut-être ◀l’▶étymologie peut-elle nous secourir. Il s’agit ici ◀de▶ deux mots : pensée et main. Au sujet de ◀la▶ main, je crois en avoir dit assez pour écarter ◀les▶ plus grossiers malentendus. J’appelle main ce qui manifeste ◀la▶ pensée, ce qui ◀la▶ rend visible et corporelle ; ce qui ◀la▶ rend, au double sens du terme, grave. Toute ◀la▶ difficulté se porte alors sur ◀le▶ mot pensée, et il est clair qu’elle doit reposer là, si ◀la▶ pensée est bien ◀l’▶agent initiateur qui qualifie ◀la▶ main elle-même et son action. Or, voici que ◀l’▶arbitre invoqué faute de mieux, rend une sentence à double entente :
◀Le▶ penseur pense : il faut entendre qu’il pèse 61 et que ◀la▶ pensée est un poids que nous jetons dans ◀la▶ balance. Poids, ◀de▶ pensum, chose pesée. Mais ◀la▶ chose pesée n’est-elle pas d’abord chose qui pèse au sens actif ? Dès lors, penser, est-ce peser quelque chose, ou au contraire, peser sur quelque chose ?
Si ◀la▶ pensée est « ce qui pèse », faut-il ◀l’▶assimiler à ◀la▶ balance, ou bien au poids ?
Telle est ◀l’▶équivoque du mot. Elle nous jette aussitôt dans un choix. Pour ◀les▶ uns, ◀la▶ pensée reste ◀l’▶office tout impartial ◀de▶ ◀la▶ balance ; pour ◀les▶ autres, elle figure ◀la▶ force même que mesure ◀la▶ balance, et qui se passerait aussi bien ◀de▶ ce contrôle. Non point qu’aucune force existe sans mesures, mais ◀le▶ choix qui importe est celui-ci : préfère-t-on lire ◀la▶ mesure à ◀l’▶aiguille, au terme ◀d’▶une opération correcte, ou préfère-t-on ◀la▶ lire dans ◀l’▶éclat et ◀l’▶ampleur des effets que ◀la▶ force en son action propage ? S’agit-il pour ◀le▶ penseur ◀de▶ soupeser des idées et des faits, ou au contraire de peser sur ◀les▶ faits, et ◀de▶ créer des idées qui aient du poids ?
◀Les▶ conséquences ◀de▶ l’un et l’autre choix sont infinies. Elles sont infiniment contradictoires. Rien n’est plus important pour ◀le▶ dessein ◀de▶ ce livre que ◀d’▶en suivre ◀le▶ déroulement, non point pour ◀les▶ opposer terme à terme, mais au contraire pour découvrir ◀les▶ « lois » ◀de▶ l’une, et ◀la▶ liberté créatrice qui éclate en l’autre à tout coup.
Et ceci dictera ◀le▶ plan ◀de▶ cette section ◀de▶ notre recherche. Nous suivrons d’une part ◀la▶ logique ◀de▶ ◀la▶ pensée qui n’est que descriptive — pensée balance. Et d’autre part, nous essaierons ◀d’▶énumérer ◀les▶ conditions que ◀la▶ pensée en actes — pensée pesante — requiert ◀de▶ ◀l’▶homme qui prétend ◀l’▶exercer comme sa vocation créatrice.
Définition ◀d’▶un esprit « moderne »
« Je m’étais fait un mode ◀d’▶existence qu’on pourrait appeler potentiel. Mon humeur m’inclinait à borner mon action à l’épreuve de laboratoire ◀de▶ ces moyens62. » — « Une seule chose m’intéresse dans ◀la▶ littérature : ◀les▶ moyens et ◀la▶ conscience que ◀l’▶on en prend63. »
Une seule chose intéresse André Gide lorsqu’il écrit son premier roman64 : ◀les▶ moyens du romancier et ◀la▶ conscience qu’il en prend — plutôt que ◀l’▶usage qu’il peut en faire, indéfiniment ajourné.
Une seule chose intéresse ◀les▶ surréalistes lorsqu’ils se livrent à ◀l’▶écriture automatique : ◀les▶ moyens du subconscient et ◀la▶ conscience honteuse qu’ils en prennent ; (honteuse, car ce qu’ils nomment subversif et qu’ils recherchent, c’est justement ce qui n’a pas ◀de▶ sens actuellement acceptable). (Puis ils retournent cette erreur comme un gant, et se font communistes.)
Une seule chose intéresse Proust, Joyce65… Et c’est encore ◀la▶ description sans fin, ◀le▶ procès même ◀de▶ ◀la▶ conscience : se voir sentir ou penser, ou parler… (« Parler pour dire », sans définir ◀l’▶objet, parler pour voir comment on pourrait dire… rejoint, ailleurs, parler pour ne rien dire.)
Une seule chose intéresse ◀le▶ philosophe moderne : ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ connaissance et ◀la▶ conscience qu’il en prend. Épistémologie et gnoséologie, historicisme, psychologisme et criticisme… Lorsque ◀le▶ philosophe moderne rejette ◀les▶ tentations grossières ◀de▶ ◀la▶ sociologie, il ne se veut sérieux qu’en tant qu’il philosophe indéfiniment, et récuse toute finalité. ◀Le▶ sérieux ◀de▶ ◀la▶ pensée s’identifie ainsi au caractère purement potentiel ◀de▶ ◀l’▶exercice ◀de▶ ◀la▶ pensée. (De même que pour Kant, ◀le▶ sérieux moral est purement formel.) ◀D’▶où ◀l’▶excessive technicité ◀de▶ leur langage.
Avec moins ◀de▶ rigueur bien entendu, ◀l’▶on pourrait dire encore qu’une seule chose intéresse ◀le▶ capitaliste moderne : ◀les▶ moyens ◀d’▶accumuler ◀la▶ richesse, et ◀le▶ potentiel qu’elle représente. ◀D’▶où ◀l’▶ascétisme du capitaliste, type Ford ou Stinnes — son affectation ◀de▶ vie simple et son mépris des fins humaines du crédit, et ◀de▶ ◀la▶ jouissance actuelle des biens terrestres.
Une seule chose intéresse ◀le▶ théologien moderniste ou libéral : ◀l’▶expérience religieuse et ◀la▶ conscience que ◀l’▶on en prend ; ◀la▶ réalité des fins dernières et ◀de▶ ◀la▶ cause première étant nettement subordonnée à ◀l’▶intensité même ◀de▶ ◀l’▶expérience. ◀D’▶où ◀l’▶immanentisme déclaré ou confus qui caractérise cette théologie.
◀Le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ science est évident : il n’est ◀de▶ science « moderne » que des moyens. Et c’est précisément à ce modèle scientifique que se conforment ◀l’▶art, ◀les▶ lettres et ◀la▶ philosophie modernes.
Et ◀la▶ morale qui correspond à tout cela ? — On fait ◀l’▶amour, on ne fait plus des enfants. Cette formule symbolise tout ◀le▶ reste.
Ainsi ◀l’▶esprit « moderne » nous apparaît dans son ensemble défini par ◀la▶ phrase fameuse ◀de▶ M. Teste : « Je me voyais me voir. » Et il s’oppose radicalement à ◀l’▶esprit des grandes métaphysiques et théologies traditionnelles, jusqu’à Kant, qui cherchaient, elles, à voir quelque chose pour atteindre et pour saisir cette chose, cette fin, ou tout au moins pour s’orienter activement vers elle.
C’est donc ◀de▶ cette situation que nous partons. C’est parce qu’elle existe autour de nous, et nous en elle sans trop ◀le▶ savoir peut-être, c’est parce qu’elle affecte ◀l’▶existence même ◀de▶ ◀la▶ pensée, et par suite, ◀la▶ communauté que cette pensée devait régir, qu’il n’est pas vain ◀de▶ ◀l’▶envisager.
Mais il faudra, pour ◀la▶ mieux voir, en rechercher ◀les▶ origines. Car elle n’est guère que le dernier aboutissement ◀d’▶erreurs plusieurs fois centenaires.
« Réciter ◀l’▶homme », ou ◀le▶ former ?
Entre ◀les▶ deux définitions ◀de▶ ◀la▶ pensée que nous avons formulées tout à ◀l’▶heure, ◀l’▶élite bourgeoise a choisi. Elle est pour ◀la▶ pondération, et elle n’appelle « sérieuse » qu’une pensée pondérée. ◀Le▶ comble du sérieux sera donc pour elle ◀le▶ comble ◀de▶ ◀la▶ pondération, c’est-à-dire, à ◀la▶ limite, ◀l’▶équivalence parfaite des idées, ◀l’▶équilibre ◀de▶ ◀la▶ balance, ce qui peut encore s’exprimer, en termes non moins objectifs, par ◀l’▶indifférence ◀de▶ ◀la▶ balance à l’égard de ce qu’elle pèse.
« ◀Les▶ autres forment ◀l’▶homme, je ◀le▶ récite. » Ainsi parlait Montaigne, ainsi pourrait parler ◀l’▶élite bourgeoise du xixe au xxe siècle, en tant qu’elle révère et pratique ◀la▶ pensée distinguée ◀de▶ ◀l’▶action. Voilà sa modestie, — et ◀le▶ siècle passé n’a pas manqué ◀de▶ qualifier cette vertu ◀de▶ scientifique. Soyons donc rigoureux dans ◀l’▶examen ◀d’▶une maxime dont ◀l’▶apparence inoffensive ne doit pas nous faire oublier qu’elle pourrait servir ◀d’▶épigraphe à toute ◀la▶ culture finissante.
« ◀Les▶ autres forment ◀l’▶homme, je ◀le▶ récite… » ◀Les▶ autres : ◀les▶ actifs — ou peut-être ◀les▶ agités ? Oh ! ce n’est point qu’on ◀les▶ méprise, ils font sans doute ce qu’ils ont à faire. Mais ◀le▶ métier du clerc est différent. ◀Le▶ clerc est là pour dire ◀le▶ vrai, pour « réciter ». Peut-être aussi pour critiquer, mais après coup. Que « ◀les▶ autres » y portent ◀la▶ main, ◀le▶ clerc jugera ◀de▶ leurs ouvrages. ◀Le▶ voici portant sa balance : ◀la▶ pensée est pondération ; à ◀la▶ rigueur, commentaire. Que ◀la▶ science vienne à s’en mêler, ◀la▶ tâche sera plus simple encore : réciter ◀l’▶homme ne comportera plus aucun jugement ◀de▶ valeur. Ainsi ◀le▶ veut ◀la▶ saine méthode, et tout ◀le▶ reste est bavardage, illusion romantique ou pire encore : dogmatisme ! ◀Le▶ clerc ◀d’▶église n’avait pas bien vu ◀l’▶homme : c’est qu’il était pressé ◀de▶ ◀le▶ juger, ◀de▶ ◀le▶ modifier… Il s’agit maintenant ◀de▶ ◀le▶ décrire et non plus ◀de▶ ◀le▶ conduire au salut.
Nous tenons ici la première supposition impliquée par ◀la▶ maxime bourgeoise ◀de▶ Montaigne : c’est ◀l’▶impartialité nécessaire du clerc, réduit au rôle ◀d’▶observateur indépendant.
Cette impartialité, je ◀le▶ répète, est ◀la▶ vertu ◀de▶ ◀l’▶intellectuel bourgeois. On se tromperait du tout en y voyant une malice concertée dès ◀l’▶origine. ◀Le▶ cynisme est plus rare qu’on ne suppose, et très peu ◀d’▶hommes s’engagent volontairement dans une carrière qu’ils savent malfaisante. ◀D’▶où vient qu’une bonne partie des critiques ◀les▶ plus justifiées restent inefficaces ou jouent à contre-fins. Dénoncez une doctrine, décrivez ses excès, accumulez sur ses méfaits ◀les▶ plus patents ◀les▶ témoignages ◀les▶ plus considérables : « Je n’ai pas voulu cela ! », répondent ses auteurs, ses héritiers et ses victimes reconnaissantes. Ils sont sincères et pensent qu’on ◀les▶ attaque injustement. Si ◀l’▶on veut être utile et convaincre, et non point triompher dans ◀le▶ vide, c’est sur ◀l’▶insuffisance ◀de▶ ses vertus qu’il s’agit ◀d’▶éclairer ◀l’▶adversaire. Et c’est au succès même ◀de▶ ses efforts qu’il faut ◀le▶ prendre. Car il arrive que nos succès nous jugent plus sévèrement que nos échecs. Dans tous ◀les▶ cas, il faut aller plus loin que ◀la▶ plus juste indignation contre des symptômes morbides. Il faut aller jusqu’à cette pitié corrosive qui s’attaque aux secrètes carences.
Mais où se cache ◀le▶ secret ◀d’▶une époque ? Apparemment là où personne n’aura ◀l’▶idée ◀d’▶aller ◀le▶ chercher : dans cette convention ◀le▶ plus généralement admise, dans ce sous-entendu que personne n’entend plus et qui domine ◀la▶ morale et ◀la▶ pensée ◀d’▶un siècle, dans ces réalités dont une sagesse terrible dit justement qu’elles crèvent ◀les▶ yeux. Dans ◀la▶ bonne conscience ◀de▶ ◀l’▶époque, et non dans ses débordements, dans ses raisons, et non dans ses excès : « … vu que ◀l’▶erreur, écrit Descartes66 ne consiste qu’en ce qu’elle ne paraît pas telle ».
Rien ne paraît plus « naturel » à ◀l’▶intellectuel bourgeois que son souci ◀d’▶impartialité méthodique, vertu ◀de▶ laboratoire, dont on fait à peu près ◀le▶ synonyme ◀d’▶honnêteté, une louange assez commune. Que ◀l’▶on doive y voir en même temps ◀le▶ synonyme ◀d’▶une certaine lâcheté, ◀d’▶un certain refus ◀d’▶être humain, voilà ce qu’il faut expliquer maintenant.
◀L’▶appareil intellectuel
◀L’▶impartialité du penseur suppose un certain détachement, que j’ai nommé sa distinction. Il y a ◀les▶ autres, et il y a ◀le▶ clerc, ◀le▶ clerc armé ◀de▶ sa balance. Il y a ceux qui agissent, ◀d’▶un côté, et ◀de▶ l’autre, ceux qui s’occupent à peser ◀les▶ actions et ◀les▶ pensées ◀d’▶autrui. (Et c’est encore ◀le▶ meilleur cas : la plupart s’occupant surtout à peser leurs poids et à commenter leur balance.) Entre ◀le▶ clerc et tous ◀les▶ autres, il y a donc ce fameux et mystérieux appareil intellectuel. C’est un ensemble des plus composites ◀de▶ conventions techniques, ◀de▶ conventions ◀de▶ langage, ◀de▶ méthodes à ◀la▶ mode, ◀d’▶instruments ◀de▶ travail, ◀d’▶usages sociaux, ◀de▶ contrôles officiels (examens, diplômes et titres) qu’on ne saurait définir aisément parce qu’il est fait ◀d’▶une foule ◀d’▶éléments précis, pour la plupart très valables en soi, mais hétérogènes au possible, si ◀l’▶on considère leur total — ce qu’on préfère évidemment ne jamais faire. On parle volontiers, mais vaguement, ◀de▶ culture. Nous avons vu quel est alors ◀le▶ sens du mot : c’est héritage, patrimoine, chose faite et subie, qu’il s’agit ◀de▶ transmettre et qui dicte au penseur ses normes.
Ce beau complexe tire son autorité auprès du public « cultivé » ◀de▶ ce qu’il est toujours sous-entendu et par essence insaisissable. C’est une espèce ◀de▶ Providence des clercs laïques. Elle a souffert peu de blasphèmes jusqu’ici. ◀Le▶ scepticisme à son égard est encore loin ◀d’▶être ◀de▶ mode67. Et ◀l’▶on peut se demander parfois s’il faut vraiment souhaiter qu’il se répande et se vulgarise rapidement. Avant de donner carrière au doute public sur ◀la▶ valeur des dogmes cléricaux, ne faudrait-il pas essayer ◀de▶ limiter ◀d’▶avance ◀la▶ part du feu à ◀l’▶aide ◀d’▶un critère spirituel ? Sinon ◀l’▶on risque bien ◀de▶ voir ◀le▶ spirituel pâtir du discrédit ◀d’▶un ennemi devenu trop intime. J’examinerai donc maintenant notre appareil intellectuel dans ◀la▶ perspective ◀de▶ ◀l’▶acte créateur, ◀de▶ ◀l’▶incarnation des idées, ◀de▶ ◀la▶ pensée manifestée, c’est-à-dire, pensée avec ◀les▶ mains.
Réciter ◀l’▶homme, c’est ◀l’▶impartialité du clerc, c’est son refus modeste et scientifique ◀de▶ former ◀l’▶homme. J’ai dit ◀la▶ condition ◀d’▶une telle vertu et ◀d’▶un si sobre détachement. Lorsqu’un clerc nous dira qu’en toute impartialité il estime… nous saurons donc qu’il juge au nom de ◀l’▶appareil interposé par sa culture entre ◀la▶ pensée et ◀l’▶objet, entre ◀le▶ cerveau et ◀la▶ main, entre ◀l’▶individu pensant et toute espèce ◀de▶ responsabilité. Lorsqu’un clerc invoquera cette objectivité qui jouit dans ◀le▶ siècle ◀d’▶un si curieux prestige, nous saurons qu’il invoque un ensemble ◀de▶ lois, un ensemble ◀de▶ dogmes et ◀de▶ déterminismes figurant à ses yeux ◀la▶ vérité en soi, ◀la▶ mesure ◀de▶ toutes ◀les▶ mesures, et ◀le▶ correctif nécessaire à toute opinion personnelle. Lorsqu’un clerc enfin louera ◀le▶ sérieux ◀d’▶un ouvrage, nous saurons qu’il s’agit ◀d’▶un ouvrage dont ◀la▶ composition révèle un emploi maximum des instruments ◀de▶ travail fournis par ◀l’▶université68.
Une pensée impartiale, cultivée, objective, sérieuse, c’est ce que nos grandes écoles proposent comme idéal à leurs élèves, dans un ordre ◀de▶ choses, on ◀le▶ sait, où ◀l’▶idéal a su se rendre obligatoire : il y a ◀les▶ examens, ◀les▶ concours, ◀les▶ postes à briguer… Cette pensée-là est scientifique, mais dans un sens assez particulier : entendez qu’elle n’invente guère, n’imagine rien, et s’en voudrait ◀d’▶embellir quoi que ce soit ◀de▶ ce qu’elle touche. « ◀Le▶ beau est ◀la▶ splendeur du vrai », récitera-t-elle parfois, mais en haine du beau, — car ◀le▶ vrai c’est pour elle ◀l’▶état moyen du laid. Elle n’invente guère : elle décrit ; elle ne forme pas : elle récite. Elle ne met pas un poids nouveau dans ◀la▶ balance, car elle est elle-même balance, pondération et non pesée, calibrage et non point matière. ◀La▶ question qui se pose alors est celle-ci : cet appareil, ce beau jeu ◀de▶ balances, est-il encore une aide, ou devient-il une gêne pour ◀l’▶acte créateur, pour ◀la▶ pensée pesante ?
Est-ce ◀la▶ subtilité ◀de▶ ◀l’▶appareil qui est néfaste ? Je ne vais pas proposer ◀d’▶impossibles « retours » à ◀la▶ naïveté créatrice, à ◀l’▶improvisation géniale et autres mythes romantiques. Mais je voudrais faire observer que ◀la▶ délicatesse ◀de▶ nos balances est excessive dans ◀l’▶état où nous sommes. Notre horlogerie intellectuelle, tous ces rouages et ces ressorts presque invisibles qui conditionnent ◀le▶ sérieux technique ◀de▶ ◀la▶ pensée, tout cela est devenu si délicat, si minutieux, si difficile à manier rapidement, que ◀les▶ intellectuels se trouvent tout démunis quand il s’agit ◀de▶ juger au concret, ◀de▶ prendre position dans ◀le▶ train ◀de▶ ◀l’▶action, enfin ◀d’▶agir. Ils ont sans cesse besoin ◀de▶ se référer à des systèmes ◀de▶ mots ou ◀de▶ critique philosophique, qu’ils ont laissés dans leur tiroir, parce qu’ils ne sont pas portatifs, ou trop sensibles, ou trop vite affolés pour être pratiquement utilisables sur-le-champ… Posez à ces penseurs une question bien directe et simple, ils ne sauront que vous répondre, ils n’arriveront jamais au oui ou au non, au choix. Ils demanderont ◀le▶ délai nécessaire pour aller traduire ◀la▶ question dans leur vocabulaire « ismique ». Durant cette élaboration — qui aboutit forcément à dénaturer ◀le▶ problème, pour peu que ce soit un problème vivant —, il arrive que ◀les▶ données changent, et que ◀l’▶urgence s’évanouisse. Nouvelle raison pour ◀l’▶intellectuel ◀d’▶honorer une coutume qui ◀le▶ délivre ◀de▶ ◀l’▶obligation ◀de▶ conclure. ◀La▶ notion ◀de▶ sérieux se confond une fois de plus avec celle ◀d’▶inefficacité. Et ◀la▶ pensée se réduit à une méthode ◀de▶ procrastination perpétuelle. On attend ◀le▶ prochain congrès…
Je ne dirai pas ◀de▶ mal ◀de▶ nos outils. Mais je ◀les▶ voudrais utilisables.
Machines à penser
Il faut rendre justice aux balances, et pendant qu’on y est, aux poids et aux mesures, car eux aussi naquirent ◀d’▶un acte autorisé. Si des penseurs se sont fait ◀de▶ leurs mains ces appareils ◀de▶ quelque utilité, nous saurons bien à notre tour ◀les▶ approprier à nos fins.
C’est un romantisme assez plat, un archéologisme heureusement démodé (voir Ruskin) qui se refuserait aux aides mécaniques par lesquelles ◀l’▶acte ◀de▶ création spirituelle peut s’insérer dans ◀le▶ donné, s’assurer une vitesse ◀de▶ choc. ◀La▶ main qui connaît son outil n’est pas vulgaire si ◀l’▶outil ne ◀la▶ mène. Encyclopédies et fichiers, répertoires ◀d’▶arguments, traités ◀de▶ rhétorique, histoire ◀de▶ ◀la▶ philosophie, table ◀de▶ logarithmes, statistiques, commentaires, Larousse même ! Je vous ai couverts ◀de▶ mes signes, cornés, grattés, glosés, aimés et truffés ◀d’▶insolences. Celui qui veut agir doit aimer ses outils. Non, je ne vais pas demander qu’on détruise ◀les▶ machines et je n’ai pas ◀le▶ moindre mépris pour ◀les▶ balances, surtout si elles sont justes. Mais je demande qu’on prenne tous ces outils pour ce qu’ils sont, non pour des règles et pour des normes ◀de▶ pensée.
Or je constate que ◀la▶ pensée moderne a pris ses balances pour normes ; et qu’en vertu de ◀la▶ définition ◀de▶ cette pensée par elle-même, ◀l’▶opération est parfaitement logique. Imaginez ◀la▶ révolte ◀de▶ ◀la▶ balance contre son créateur, qui seul connaît ◀le▶ sens et ◀la▶ valeur relative des pesées. ◀La▶ balance exige désormais que rien ne soit créé trop lourd ou trop léger pour elle. ◀La▶ raison ◀d’▶être ◀de▶ tout ce qui pèse, c’est maintenant, dit-elle, ◀d’▶être pesé. Cette balance se croit impartiale. Elle ne fait qu’indiquer, ◀de▶ son index, un chiffre. Et qui pourrait ◀le▶ contester ? Elle ne fait, en somme, que son devoir…
Ainsi ◀les▶ maîtres du siècle dernier — et nous en subissons encore ◀la▶ coutume — ont réduit toute activité ◀de▶ penser à cette oscillation chiffrée, à ce spectacle abstrait, à cette considération détachée et méticuleuse ◀d’▶un index insensible aux qualités.
Ils soupèsent, classent, doutent et c’est toute leur finesse. Ils ne parlent jamais que ◀de▶ réactions réciproques et se croient dispensés pour autant ◀de▶ subir ◀l’▶action propre et ◀la▶ métamorphose ◀d’▶aucune poussée créatrice. Cela peut aisément s’expliquer : dans un monde où ◀la▶ vérité n’est plus justiciable ◀d’▶aucune hiérarchie spirituelle reconnue, il n’est plus ◀de▶ critère objectif que dans ◀les▶ seules méthodes qui garantissent ◀la▶ correction formelle ◀d’▶une pensée.
Nous voici donc de plus en plus guindés par ◀l’▶automatisme de plus en plus parfait ◀d’▶un immense appareil intellectuel. Souvent imperceptible et souvent séduisant à force de commodité, c’est lui qui nous contrôle, c’est lui qui, sans douleur, marque tant de « travaux » ◀de▶ son poinçon ◀d’▶inefficacité69.
Machines à penser : distributeurs ◀de▶ résultats acquis, registres ◀de▶ problèmes qui ne se posent plus : cette administration nourrit fort bien son monde. Mais il y a surtout ◀le▶ fameux labyrinthe des systèmes, cette énorme entreprise ◀de▶ fixation chronologique, ◀de▶ promotion à ◀l’▶ancienneté, ce parcours prétendu des idées, que tout impétrant aux diplômes se voit forcé ◀d’▶accomplir sous conduite avant de s’élancer s’il lui reste du souffle ; cette science qui se croit une ascèse laïque, et qui n’est trop souvent qu’une impure abstraction. Cette Histoire qui prétend déduire ◀les▶ uns des autres des systèmes en réalité nés du corps et du sang ◀de▶ leurs créateurs, cette Histoire qui repousse un Rimbaud parce qu’il n’est ◀le▶ fils ◀de▶ personne, et ◀le▶ père ◀de▶ mauvais garçons70. Cette Histoire assoiffée ◀d’▶insignifiances rassurantes ; cette Histoire invertie qui remonte ◀le▶ temps, toute déduite qu’elle est des politiques présentes ; cette Histoire qui n’en est pas une71 mais qui figure ◀la▶ tyrannie scolastique ◀la▶ plus sournoise qu’aient jamais inventée ◀les▶ universités… Mais que n’a-t-on pas dit sur cette vieille Histoire ! ◀De▶ Nietzsche au dernier nietzschéen, sans oublier ◀les▶ pamphlets ◀de▶ Péguy : elle ne s’en porte pas plus mal. Songez qu’elle est ◀l’▶excuse ◀de▶ tout un régime ! Plus encore : ◀d’▶une doctrine générale, ◀d’▶une éthique populaire ◀de▶ ◀l’▶inactualité. Pourtant, elle n’est guère qu’un des signes — certaine tolérance en est un autre — ◀d’▶une paralysie dont ◀le▶ germe circule dans ◀le▶ sang même des clercs aux mains débiles ! ◀Le▶ signe ◀d’▶une angoisse devant ◀le▶ monde tel qu’il va — il faudrait dire tel qu’on ◀le▶ laisse aller — ◀le▶ signe ◀d’▶une angoisse très humaine, je ◀le▶ sais, et d’ailleurs plus bourgeoise qu’hamlétique, mais qui entrave et déconcerte ◀la▶ pensée dans son exercice effectif.
« Mais quoi ! dit-on, ce que vous attaquez, c’est simplement ◀le▶ pédantisme. ◀La▶ scolastique n’est pas une invention récente ; ni ◀les▶ humeurs peccantes, ni ◀la▶ logomachie, ni ◀le▶ sérieux ◀de▶ ◀l’▶écolier limousin. Et je gage que ◀les▶ exemples ◀de▶ méthodisme exagéré que vous pourriez sans doute nous fournir en quantité, après tant d’autres, pour ridicules qu’ils soient, ne sauraient constituer une atteinte bien grave à ◀l’▶intégrité ◀de▶ ◀l’▶esprit. ◀Les▶ forts sauront toujours se délivrer ◀de▶ telles gênes, etc. » Il existe quelques raisons pourtant, ◀de▶ redouter que ◀la▶ piètre envergure ◀de▶ ces méfaits ne trompe sur ◀l’▶importance ◀de▶ leurs répercussions dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus imprévus. Nous y viendrons.
Écoutons Nietzsche, qui ricane sa sagesse : « Ne pas périr imperceptiblement ! » C’est parce qu’il est en apparence insaisissable, inoffensif, médiocre même, que ◀le▶ vertuisme clérical peut déprimer gravement ◀la▶ pensée. Seule, et d’abord, ◀l’▶irritation ◀de▶ notre sensibilité éthique nous avertit du danger et nous presse ◀de▶ rechercher et ◀de▶ nommer ses causes.
Au risque de forcer ◀le▶ trait, dans ◀l’▶espoir ◀de▶ rendre attentifs quelques esprits, je dirai que cet appareil a permis et conditionné une inversion des hiérarchies spirituelles, normalement dominées par ◀l’▶acte créateur, aujourd’hui suspendues à cette pauvre notion ◀d’▶une correction intellectuelle.
Nous assistons, du côté de ◀l’▶esprit, à cette phase du désordre que ◀l’▶on pourrait appeler ◀la▶ révolte des esclaves, encore que ces esclaves se trouvent être ◀les▶ maîtres, que ◀l’▶État ◀les▶ décore, et que leurs mains s’étiolent ◀d’▶inaction. Cette révolte dissimulée ne va pas sans brutalité verbale. Mais ◀les▶ valeurs qu’elle violente n’ayant pas cours dans nos démocraties72, nul ne s’étonne plus qu’on puisse parler ◀de▶ ◀la▶ pondération ou du sérieux ◀d’▶un qui vient par exemple nous condamner Pascal au nom de je ne sais quelle arithmétique, ◀d’▶un autre, Nietzsche au nom du petit Liré, ◀d’▶un troisième Rimbaud, parce qu’il a renoncé trop tôt. Nul non plus ne s’étonne qu’on puisse traiter ◀de▶ révolutionnaire un pâle frénétique qui vous condamne Goethe pour n’avoir pas, cette fois, renoncé assez tôt.
Cent autres faits aussi médiocres en soi, et non moins graves en tant que signes, nous prouvent que ◀l’▶élite établie a perdu ◀le▶ sens des hiérarchies ; qu’elle ◀l’▶a perdu volontairement, par ◀l’▶effet ◀d’▶une révolte méthodique contre toutes ◀les▶ valeurs qui réellement ◀l’▶autorisaient, et ◀la▶ chargeaient ◀d’▶une mission directrice.
◀La▶ pensée prolétarisée
Un très petit fait spirituel est plus grand que ◀la▶ ruine des banques, s’il détient ◀le▶ secret ◀de▶ cette ruine, et ◀de▶ bien d’autres ◀d’▶une portée plus longue. Pour illustrer cette inversion des hiérarchies qui soumet ◀l’▶homme à ses outils, et ◀la▶ pensée à ses contrôles, rien de plus frappant aujourd’hui que ◀le▶ destin ◀de▶ notre économie. C’est qu’entre ◀la▶ crise matérielle et ◀la▶ crise ◀de▶ ◀la▶ pensée, il y a plus qu’un parallélisme. Elles ont une origine commune. De même que ◀la▶ crise sociale est suspendue à une certaine confusion du travailleur réel et responsable avec ◀le▶ prolétaire mécanisé, ◀la▶ crise ◀de▶ ◀la▶ pensée, moins visible et pourtant plus radicale, cette crise ◀d’▶impuissance et ◀de▶ honte est suspendue à ◀l’▶abdication ◀de▶ nos « maîtres » devant ◀les▶ normes et devant ◀l’▶appareil ◀d’▶une sécurité fatale à ◀la▶ vie qu’elle abrite.
Nous avons décelé dans ◀la▶ logique interne ◀d’▶un certain rationalisme73 ◀l’▶origine ◀de▶ cette complicité tacite qui lie depuis un siècle ◀les▶ clercs sans risque et ◀les▶ meneurs du jeu économique. C’est bien ◀la▶ même erreur sur ◀l’▶homme et sa mission, ◀le▶ même refus intéressé ◀de▶ faire ◀la▶ loi vivante, qui ont assuré pendant cent ans ◀l’▶impunité des entreprises ◀de▶ ◀l’▶élite, et qui maintenant ◀la▶ désignent à périr. Pensée privée ◀de▶ mains, mains privées ◀de▶ pensées, si leur confort fut à ce prix, ◀l’▶échéance s’annonce tragique. ◀La▶ loi ◀de▶ ◀l’▶inertie peut garantir pour quelques lustres une espèce ◀de▶ douceur ◀de▶ vivre, à ◀l’▶usage ◀d’▶une classe restreinte. Mais ◀le▶ temps vient où ◀les▶ résistances s’accusent, et gagnent sur ◀l’▶indifférence. Lorsqu’on abuse ◀de▶ ◀la▶ sécurité, elle accouche à ◀la▶ fin ◀de▶ sa crise. Et ◀la▶ crise est un jugement, comme ◀l’▶indique ◀l’▶étymologie. Elle est ◀l’▶arrêt ◀d’▶une immanente loi. Nous y voici justement parvenus. Déjà ◀l’▶on subordonne ◀l’▶invention aux lois ◀d’▶une économie en faillite. On refuse ◀le▶ brevet aux inventeurs ◀de▶ mécaniques susceptibles ◀d’▶épargner ◀la▶ main-d’œuvre : malthusianisme technologique. Et ◀l’▶opinion publique, imitant ◀la▶ Sorbonne, refuse ◀le▶ droit ◀de▶ cité aux créations coupables ◀de▶ contredire ◀l’▶histoire telle que ◀la▶ veut la Troisième République.
Gens ◀d’▶affaires et philosophes ont donc commis ◀la▶ même erreur : ils ont cru pouvoir s’en remettre à une fatalité qui serait dans ◀les▶ choses, ou dans ◀les▶ conditions ◀de▶ ◀la▶ pensée scientifique, dans ◀le▶ progrès des événements, dans ◀le▶ jeu des idées, bref dans tout ce que ◀l’▶on nomme ◀l’▶Évolution. Ils ont cru pouvoir s’en remettre à une Fatalité qu’ils croyaient objective — il est vrai qu’elle ◀les▶ dispensait ◀d’▶être sujets ◀de▶ leur pensée ! — à une Nécessité qu’ils croyaient déceler et décrire dans ◀les▶ faits, alors qu’ils décrivaient et codifiaient ◀la▶ démission ◀de▶ leurs pensées. « Pourquoi vous agiter ! On ne va pas contre son temps. — On ne peut pas remonter ◀le▶ courant du progrès. — ◀La▶ technique a ses exigences. — Nous ne sommes pas ◀le▶ gouvernement. — Sauvegardons ◀l’▶impartialité ◀de▶ ◀l’▶intelligence. — Nous sommes des psychologues, non pas des moralistes. » Ces incroyants nous ont peuplé ◀le▶ monde ◀de▶ divinités impuissantes, et pourtant propres à ◀les▶ rassurer : car ◀la▶ foi sauve, mais ◀le▶ crédit aussi fait des miracles ! Ils ont recouru aux « lois » pour dégager leur responsabilité, tout comme ◀le▶ peuple recourt au fameux « ils » pour désigner ◀l’▶auteur mystérieux du mauvais temps, ◀de▶ ◀la▶ guerre ou des pestes.
Cet amour, ce culte rendu à des déterminismes de plus en plus pesants, cette pitoyable mythologie est à ◀l’▶origine du désordre proclamé aujourd’hui dans toute ◀l’▶économie ◀de▶ ◀la▶ planète. Mais quelle législation, quelle méthode eût osé prévoir une telle crise ? qui eût osé pareil blasphème contre ◀le▶ Progrès nécessaire ? On oubliait que nécessaire n’est pas toujours suffisant. ◀L’▶état présent du monde économique ◀le▶ fait bien voir. ◀La▶ discrimination qui s’imposait, du fait ◀de▶ ◀l’▶invention des machines, entre ◀le▶ travail créateur et ◀le▶ labeur automatique, cette dichotomie qui devait être à ◀la▶ base ◀de▶ notre régime du travail, nul n’aurait pu ◀la▶ prendre en considération : elle supposait une certaine hiérarchie, et c’était justement ◀la▶ hiérarchie inverse ◀de▶ celle qu’on révérait, sans trop ◀le▶ savoir d’ailleurs. Plutôt que ◀de▶ reconnaître cette inversion, on préféra ne plus rien distinguer. On produisit, on vendit, on gagna ◀de▶ ◀l’▶argent, ◀les▶ manuels scolaires vantèrent ◀le▶ progrès. Et voilà peu à peu toute une classe assimilée aux instruments ◀de▶ son travail74. Toute une classe que son désespoir force à se croire révolutionnaire, alors qu’elle n’est que ◀la▶ victime ◀d’▶une erreur qu’elle partage en mille manières avec ses maîtres : elle aussi croit que ◀l’▶argent est une fin, et ◀le▶ travail un moyen ◀de▶ « gagner », et ◀le▶ loisir un déficit. Fatalité prolétarienne ! Diverses dictatures nous en montrent déjà ◀l’▶aboutissement impitoyablement logique.
◀La▶ machine, échappant aux mains ◀de▶ ◀l’▶inventeur, dicte ses lois au producteur : c’est ◀la▶ formule ◀de▶ notre crise industrielle comme aussi ◀de▶ ◀la▶ fameuse prolétarisation des masses. On voit à quelle similitude j’en veux venir. ◀L’▶appareil intellectuel, livré aux érudits, aux professeurs, à leurs élèves et à tous ceux qui forment ◀l’▶opinion, dicte ses lois au créateur et stérilise ◀la▶ recherche hérétique : c’est ◀la▶ formule du conformisme insaisissable qui paralyse ◀l’▶esprit contemporain, ◀le▶ destitue ◀de▶ sa primauté nécessaire, et prolétarise ◀l’▶élite.
Car s’il est vrai que seule une douteuse délicatesse dénonce ◀le▶ danger présent dans ◀le▶ développement magnifique ◀de▶ nos instruments ◀de▶ pensée, et s’il est vrai en général que ◀le▶ danger n’est pas dans nos outils, mais bien dans ◀la▶ faiblesse ◀de▶ nos mains, il n’est pas moins urgent ◀de▶ préciser qu’une pensée qui s’abandonne au rythme ◀de▶ ses mécaniques, proprement, se prolétarise. Je veux dire qu’une telle pensée ne vit plus ◀de▶ sa création75. Simplement, elle s’assure une survivance passive à ◀l’▶abri ◀d’▶un vaste appareil qui, ◀d’▶auxiliaire devient tyran, ◀le▶ jour où celui qui ◀l’▶a fait renonce à tenir ◀les▶ commandes.
« ◀Les▶ autres forment ◀l’▶homme, je ◀le▶ récite. » ◀Les▶ autres agissent, moi je classe, ◀les▶ autres jouent, moi je marque ◀les▶ points. Je ne suis après tout que ◀le▶ gardien ◀d’▶un appareil enregistreur dont je n’ai pas à connaître ◀la▶ destination, mais simplement ◀le▶ maniement. Admirable désintéressement ◀de▶ ◀l’▶élite ! Il nous oblige, hélas, maintenant, par une injuste et nécessaire révolte, à ◀la▶ ranger, elle et ses beaux outils, sous un vocable à jamais décrié, à tristement ◀la▶ qualifier ◀de▶ pensée prolétarisée.
En vérité, c’est une dure ironie qui fit glisser nos maîtres distingués, par ◀le▶ détour ◀de▶ cette distinction même, à ◀la▶ condition déprimante dont ils méprisent plus que quiconque ◀l’▶étiquette, sinon ◀la▶ pâtée. Mais ils riraient, je crois, ◀de▶ ma pitié. On ◀les▶ décore comme devant, ◀les▶ chaires sont là, et ◀les▶ fauteuils sont là ; et ◀la▶ Coupole ignore tout ce qu’elle couvre. Dirait-on pas que ◀la▶ dignité ◀de▶ ces maîtres s’est même accrue depuis qu’ils portent ◀la▶ livrée ? Cela se sent, à ◀de▶ petits riens, à je ne sais quelle affectation ◀de▶ modestie… à je ne sais quelles insolences, en passant, quand il s’agit ◀de▶ travailleurs indépendants. Mais j’en ai dit assez là-dessus.
Psychologie du clerc prolétarisé
Fallait-il donc qu’ils allassent dans ◀la▶ rue, qu’ils entrassent dans ◀la▶ bagarre, et fissent ◀de▶ ◀la▶ politique ? — Certes, ils ne s’en sont pas privés. Mais c’est aussi leur plus mauvaise excuse. Ils ont fait ◀de▶ ◀la▶ politique comme en font ◀les▶ politiciens. Dans ◀les▶ mêmes termes, avec ◀les▶ mêmes critères. Ils ont cru que ◀l’▶esprit pouvait corriger après coup ce qu’il avait laissé ◀les▶ autres entreprendre. Ou qu’il y avait ◀de▶ ◀l’▶honneur à justifier ◀les▶ passions ◀d’▶une classe ou ◀d’▶une nation. Mais ◀l’▶esprit n’a pas ◀de▶ pouvoir, s’il refuse ◀d’▶être initiateur. ◀L’▶esprit est impuissant sur ◀les▶ choses telles qu’elles vont. Son unique puissance est ◀d’▶impulsion originelle.
Pourquoi ont-ils perdu ce pouvoir, perdu ce sens ◀de▶ ◀l’▶origine, ◀de▶ ◀l’▶invention et ◀de▶ ◀l’▶attaque ? En vertu de certaines théories ? Nous ◀l’▶avons vu. Mais pourquoi, dira-t-on, ces théories, et non pas d’autres ? Je crois qu’au fond ◀de▶ toute ◀l’▶affaire, il s’agit ◀d’▶un mystère religieux, ◀d’▶une décision proprement religieuse. Mais il n’est pas encore temps ◀d’▶en parler. Je ne fais ici que ◀le▶ portrait, sans doute sommaire, du clerc moderne et ◀de▶ ses vertus. Je me bornerai, pour ◀l’▶instant, à suggérer un mot qui me paraît susceptible ◀de▶ fixer ◀les▶ idées du lecteur, même ◀le▶ moins religieux. Si ◀les▶ intellectuels ont succombé aux tentations ◀de▶ ◀la▶ scolastique positiviste, surtout en France, c’est à cause de ◀la▶ haine secrète qu’ils vouent à toute espèce ◀de▶ poésie. (Prenant ◀le▶ mot dans un sens large, ◀d’▶appréhension directe du réel par ◀l’▶imagination aventureuse et formatrice.) Voilà sans doute leur plus profonde misère, et leur trahison véritable.
◀De▶ là leur sec rationalisme, leur morale formaliste, leur pudibonde impartialité, enfin ce goût presque maniaque pour ◀les▶ déterminismes inférieurs qu’invente une science inhumaine par système.
Il s’est formé en eux un complexe antipoétique, dont ◀les▶ explosions périodiques font encore peu de victimes chez ◀les▶ vrais poètes, mais davantage parmi ◀les▶ lettrés qui seraient tentés ◀de▶ lire ◀de▶ ◀la▶ poésie. C’est bien une sorte ◀de▶ ressentiment — au sens nietzschéen du terme — qui anime une certaine élite contre ◀les▶ manifestations intempestives ◀de▶ ◀l’▶esprit créateur.
Au reste, il est extrêmement curieux ◀de▶ noter que cette attitude démissionnaire se trouve masquée, et comme « compensée » en apparence chez ceux d’entre ces prolétaires qui se jettent dans ◀la▶ politique et ◀la▶ critique des événements du siècle. Ils y déploient cependant une vulgarité que leur position rend frappante, et une insigne maladresse, surtout lorsqu’ils prétendent généreusement se ranger aux côtés du peuple. (◀Le▶ désir ◀de▶ compensation doit ◀les▶ porter naturellement ◀de▶ ce côté.) C’est qu’en effet ◀l’▶intelligence des clercs sérieux, distinguée ◀de▶ ◀l’▶action et du risque qui sont peut-être ◀les▶ liens ◀les▶ plus concrets avec ◀l’▶inconscient collectif, cette intelligence affinée mais sans prises sensibles, ne peut plus connaître ◀le▶ peuple qu’au travers des déclarations que celui-ci fait verbalement. Or ces déclarations sont tout à fait inadéquates à ◀la▶ réalité populaire. Leurs termes sont empruntés au vocabulaire des journaux, qui dérive ◀de▶ celui du parlement ou des affaires. ◀Le▶ vocabulaire des parlementaires dérive à son tour ◀de▶ celui des professeurs radicaux qui firent ◀la▶ Sorbonne ◀d’▶avant-guerre, et qui étaient ce qu’on peut imaginer de plus abstrait, de plus séparé des réalités charnelles, de plus innocemment idéaliste, de plus faussement positiviste, de plus bourgeois. Leur langage est devenu celui des instituteurs et des comitards. Faute ◀d’▶avoir vécu dans ◀le▶ peuple, ◀l’▶intellectuel ◀d’▶aujourd’hui croit retrouver dans ◀les▶ revendications ◀de▶ cette catégorie ◀de▶ citoyens ◀l’▶écho ◀de▶ cette mystérieuse et toute mythique « mentalité populaire ». En vérité, ce qu’il retrouve, c’est ◀l’▶écho des erreurs dont il a cru pouvoir vivre lui-même et dont il faut désespérer qu’il guérisse jamais, maintenant qu’il ◀les▶ voit confirmées par ◀le▶ Peuple.
Maladresse et subtilité. Maladresse dans ◀l’▶action et ◀les▶ relations humaines quotidiennes, subtilité excessive dans ◀la▶ tractation ◀de▶ problèmes qui ne se posent pas, que ◀l’▶on pose par jeu, par anxiété ◀de▶ faible ou par métier : tels sont ◀les▶ traits fondamentaux ◀de▶ ◀la▶ psychologie du clerc prolétarisé.
C’est ◀le▶ mérite ◀de▶ ◀la▶ critique marxiste ◀d’▶avoir dénoncé, la première, ◀l’▶irréalité des problèmes dont s’embarrasse ◀la▶ conscience distinguée, camouflage intérieur dont on voudrait penser qu’il ne trompe qu’elle-même, mais qui certes ◀la▶ trompe mieux que ◀les▶ marxistes n’ont feint ◀de▶ ◀le▶ croire. Ce défaitisme intime, sanctionné par ◀l’▶opinion publique, se traduit dans ◀la▶ serve pensée — et pas seulement à ◀l’▶Université ! — par ◀l’▶usage immodéré et automatique, à tout propos, ◀de▶ conventions ◀d’▶écoles, ◀de▶ doutes minutieux, ◀de▶ modestie pédante, dont ◀le▶ vrai but, même inconscient, est ◀de▶ rendre suspecte toute conclusion hardie ou simplement actuelle. (◀La▶ virtuosité des philosophes français est ◀la▶ plus remarquable dans cet ordre. Ce sont ◀de▶ véritables Prêtres ◀de▶ ◀l’▶insoluble.)
Séparé ◀d’▶une certaine réalité encore informe et instinctive où il ne voit avec méfiance que brutalité, précipitation et naïveté ; vidé ◀de▶ songes, très sobre ◀d’▶imagination ; correct et consciencieux, savant, courtois et libéral ; facilement étonné ; bourgeois jusque dans ◀le▶ respect craintif qu’il témoigne à ◀l’▶homme du peuple dont ◀la▶ « vitalité » ◀le▶ déconcerte, ◀le▶ clerc moderne est surtout séparé ◀de▶ lui-même et ◀de▶ son tragique. Sa probité intellectuelle consiste au bout du compte à récuser ◀les▶ problèmes fondamentaux ◀de▶ ◀la▶ vie pratique et ◀de▶ ◀la▶ vie religieuse. « ◀Les▶ grandes questions sont dans ◀la▶ rue », écrivait Nietzsche ; dans ◀la▶ rue, et non pas dans leurs livres !
Et voilà bien ◀l’▶usage « exquis » qu’on ◀les▶ voit faire des instruments ◀de▶ ◀la▶ culture : comme ils récitent correctement ! Mais dans leur style, tout est prudence, tout est refus, et mes affirmations ou mes questions seraient, à ◀les▶ en croire, naïves, prématurées, grossières, insuffisamment étayées. Ce qu’ils appellent étayer un point de vue, c’est ◀l’▶encadrer ◀de▶ références à des lois ou à des écoles, c’est démontrer que ce point de vue ne se fonde pas dans un élan « arbitraire » ◀de▶ ◀la▶ personne, mais bien dans un complexe ◀de▶ questions admises, possédant des papiers en règle, et destiné ad aeternum à rester des questions insolubles.
◀Le▶ tableau resterait incomplet si je ne mentionnais ◀l’▶extraordinaire susceptibilité ◀de▶ ces victimes du sérieux scientifique. Ils supportent au plus mal ◀la▶ polémique. Ils préfèrent ◀les▶ rosseries chuchotées. Que ◀l’▶on pose des questions, soit, c’est là leur métier, mais pas ◀de▶ ces questions grossières qui contraindraient à prendre position personnellement. Si ◀l’▶on se mettait soi-même dans ◀la▶ balance, on courrait ◀le▶ risque ◀de▶ ◀la▶ faire sauter. Or c’est ◀la▶ balance qui importe, et non pas ces menus objets qu’ils ont coutume ◀d’▶y déposer. Mais je me moque, et il faudrait ◀les▶ plaindre : car c’est aux hommes qui n’ont plus ◀de▶ pitié, ◀de▶ bonhomie ni ◀de▶ violence — ces trois vertus seront toujours liées — que doit s’adresser ◀la▶ pitié.
◀La▶ pensée sans douleur
Cette sobriété méfiante et cette absence ◀de▶ pétulance intellectuelle ne sont encore qu’apparences psychologiques, et peut-être trompeuses. Ces prudents ne sont pas toujours sages, en effet. Vous ◀les▶ voyez parfois, perdant toute mesure, s’élancer dans des envolées délirantes qui ◀les▶ portent jusqu’aux étoiles. L’un d’entre eux prétendait même, on s’en souvient peut-être, en avoir éteint quelques-unes. Mais on aurait bien tort ◀de▶ craindre qu’ils ne se rompent ◀le▶ col à cette gymnastique. Elle reste purement figurée, purement verbale. Car il est entendu que ◀le▶ verbe est ◀la▶ chose du monde qui s’incarne ◀le▶ moins ; ◀les▶ plus primaires savent cela. Dogme nouveau ? Prudence élémentaire, simplement, au siècle ◀de▶ ◀la▶ presse et ◀de▶ ◀l’▶éloquence électorale. Si ◀l’▶on se mettait à vivre sa morale, il n’y aurait plus ◀de▶ morale ; où irait-on !
Pourtant ◀l’▶on parle ◀de▶ morale, il ◀le▶ faut bien, surtout dans un monde laïque. Mais c’est ◀d’▶une morale idéale « sans obligations ni sanctions », une morale ◀de▶ rhéteurs et non ◀d’▶apôtres. Nous voici donc à ce point ◀d’▶étrangeté où ◀l’▶on oppose ◀la▶ pensée et ◀l’▶action jusque sur le plan ◀de▶ ◀l’▶éthique76. Or un homme qui professe cette distinction, essentiellement moderne et cartésienne, admet ainsi, d’une part, que notre conduite peut être aliénée au premier automatisme venu, même moral, cependant que, d’autre part, notre esprit débrayé, bavarde impunément à travers ◀les▶ systèmes.
◀La▶ philosophie n’est pas seule responsable ◀d’▶un divorce que ◀la▶ nature humaine désire en permanence ◀de▶ toute sa lâcheté. Mais ◀l’▶exemple ◀de▶ Descartes est l’un des plus mauvais qui aient été donnés au monde moderne. « Depuis Descartes, ils ont tous cru, dit Kierkegaard, que si longtemps qu’ils pussent douter, si longtemps qu’ils fussent privés du droit ◀d’▶affirmer rien ◀de▶ certain dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ connaissance, cependant ils seraient en droit ◀d’▶agir, car on s’y peut contenter ◀de▶ vraisemblances. ◀La▶ monstrueuse contradiction ! Comme s’il n’était pas bien pire ◀de▶ commettre un acte qui vous laisse dans ◀le▶ doute (et ◀l’▶on s’attire pourtant une responsabilité) que ◀de▶ simplement prétendre quelque chose77. »
Cette « monstrueuse contradiction » règne au cœur du monde moderne, et ◀la▶ pensée bourgeoise a réussi ce tour pendable ◀de▶ ◀la▶ faire passer pour ◀le▶ bon sens même. ◀L’▶industriel est-il en droit ◀d’▶affirmer rien ◀de▶ certain touchant ◀les▶ fins dernières du progrès mécanique ? Il ne s’est même pas posé la question. Qu’il soit en théorie philanthrope ou même chrétien, ◀la▶ coutume du temps veut que ◀l’▶on s’enrichisse : modeste, il s’y conforme. « Et ◀l’▶on s’attire pourtant une responsabilité. »
Il faut bien constater que plusieurs générations — contemporaines ◀d’▶un Nietzsche, ◀d’▶un Ibsen, ◀d’▶un Rimbaud, ◀d’▶un Tolstoï ! mais ◀la▶ durée du monde, sa survie, est faite ◀de▶ telles compensations — cultivèrent ce défaut ◀d’▶exigence éthique comme ◀la▶ garantie ◀d’▶une certaine douceur ◀de▶ vivre. Penser devint ainsi ◀l’▶art ◀de▶ ne rien affirmer ◀de▶ décisif. Admirable invention, que ◀l’▶on peut baptiser ◀la▶ pensée sans douleur et qui comblait si doucement ◀la▶ débilité morale du siècle.
Elle en figura tout ensemble ◀le▶ bon goût, ◀la▶ mesure, et ◀la▶ suprême astuce.
Toutefois ◀le▶ danger ◀d’▶un écart, par ailleurs confortable, entre nos idéaux généreux et nos petites activités, s’étant manifesté avec quelque insistance depuis 1914, il apparaît que ◀la▶ question peut être reprise, sans trop ◀de▶ mauvais goût cette fois, par une génération que ◀l’▶on dit peu subtile, — qui surtout n’a pas envie ◀de▶ se faire assassiner pour des marchands, au nom d’un idéal ◀de▶ professeurs.
Certain caractère permanent ◀de▶ ◀l’▶anarchie dans laquelle nous vivons nous rend son examen relativement aisé.
◀La▶ pensée sans douleur, en effet, est d’abord une pensée systématique.
Cet adjectif évoque dans nos esprits modernes une vision ◀d’▶ordre ou ◀d’▶ordonnance. Et cette vision flatte aussitôt ◀la▶ passion ◀de▶ sécurité ◀de▶ ceux qui, par ailleurs, confondraient volontiers dictature et autorité. Illusion rationaliste, dont ◀le▶ crédit repose sur notre instinct ◀de▶ fuite devant ◀les▶ responsabilités. Comme si ◀le▶ désordre régnant, ce désordre dont prétendent souffrir ceux qui réclament un État fort, n’était pas justement ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ pensée systématique, ◀de▶ ◀la▶ pensée qui délègue aux systèmes en cours (ou à ◀l’▶État) ◀l’▶office du choix, faisant ◀l’▶économie ◀de▶ ◀l’▶acte et ◀de▶ ◀l’▶engagement personnel. Comme si cette pensée systématique et cette délégation du choix n’étaient pas, d’autre part, ◀l’▶origine réelle du concept ◀de▶ dictature que nos bons libéraux voudraient attribuer à je ne sais quel satanisme dont ils se sentent bien incapables. Ainsi ◀les▶ confusions et ◀les▶ contradictions du monde qu’ils ont laissé se faire, tout ce dont on aime à se plaindre en vertu d’un snobisme ◀de▶ belle âme, tout ce que ◀l’▶on protège cependant avec une si furieuse jalousie contre ◀les▶ atteintes concrètes du choix dangereux, personnel, tout ce désordre confortable n’allait pas sans système, ne se justifiait pas, dès ◀l’▶origine, sans recours à nos conventions morales et sociales78. ◀Le▶ fameux « compromis social » à ◀la▶ nécessité duquel concluent, non sans soulagement, ◀les▶ moralistes unanimes ◀de▶ ◀la▶ collection Alcan, mais dont ils ne peuvent définir ◀le▶ principe ni ◀les▶ limites, à quoi se résout-il effectivement ? À ce recours à un système ou à une convention, ou simplement à un proverbe, pour sortir pratiquement ◀d’▶une situation qui cependant posait une question réelle, exigeait un acte ◀de▶ choix, c’est-à-dire instituait un risque. On décide ainsi couramment du « choix » ◀d’▶une carrière, ◀d’▶un parti politique ou ◀d’▶une épouse. Et c’est ainsi que se compose ◀l’▶éthique ◀de▶ ◀l’▶homme moyen, cette irréalité si rassurante, si bourgeoise, on ◀le▶ sait ◀de▶ reste79.
Par quel détour une éthique fondée sur ◀l’▶inactualité des décrets ◀de▶ ◀l’▶esprit — premier paradoxe — a-t-elle pu s’imposer à des peuples entiers, alors que — second paradoxe — ◀les▶ clercs qui ◀la▶ défendent paraissent irrémédiablement séparés ◀de▶ leur peuple et ◀de▶ ses plus profonds instincts ? ◀Le▶ problème est nouveau. Il est mieux qu’amusant.
◀Les▶ disciplines ◀de▶ ◀la▶ pensée prolétarisée
◀Le▶ système du penseur distingué, qui ne veut plus former ◀les▶ hommes mais préfère ◀les▶ réciter, c’est ◀la▶ description « pure et simple ». Pure, marque ici ◀la▶ volonté ◀de▶ ne pas juger, c’est-à-dire ◀de▶ ne pas s’engager ; simple, traduit ◀le▶ ressentiment antipoétique, ◀la▶ volonté ◀de▶ tout ramener à quelque chose ◀d’▶homogène, ◀de▶ scientifique. « ◀La▶ mentalité du poète lyrique se ramène à celle du primitif… » « ◀La▶ foi n’est pas autre chose que… », etc.
Posez au clerc une question politique, il répondra en faisant ◀de▶ ◀l’▶histoire ; posez-lui une question morale, il parlera psychologie. Abordez ◀le▶ domaine philosophique, il ne veut y connaître qu’une seule discipline : ◀la▶ théorie ◀de▶ ◀la▶ connaissance. Ces trois activités, tout à fait typiques ◀de▶ ◀la▶ mentalité que je décris, ont ceci ◀de▶ commun qu’elles n’engagent à rien : elles sont purement descriptives. Mais n’allez pas ◀les▶ croire faciles pour autant. Elles supposent au contraire une subtilité considérable, une information presque universelle, une impartialité qui touche au surhumain, qui dépasse en tout cas notablement ◀les▶ possibilités affectives ◀de▶ ◀l’▶homme moyen. Comme il est entendu que ◀de▶ telles qualités ne seront pas, ◀de▶ longtemps, réunies dans un seul individu, ◀le▶ savant s’en voudrait ◀de▶ poser, au terme ◀de▶ ses descriptions, autre chose que ◀de▶ prudentes hypothèses. (Je néglige quelques sectaires, dont Péguy a parlé sans douceur : j’ai dit que je me bornerais à ◀l’▶examen des bonnes raisons, non des excès ◀de▶ ◀la▶ pensée distinguée.)
Cependant, ◀l’▶homme est ainsi fait qu’il ne décrit ou ne « récite » jamais rien sans se décrire ou se réciter en même temps, ne fût-ce dans ◀le▶ meilleur cas, que par ◀le▶ style ◀de▶ sa description. Tout portrait porte plus ou moins ◀la▶ ressemblance ◀de▶ son auteur. S’il s’agit ◀d’▶un auteur ◀de▶ génie, ◀le▶ portrait lui ressemble ◀de▶ manière très subtile, mais peut-être aussi plus visible à première vue que dans ◀le▶ cas ◀d’▶un mauvais peintre, qui ferait à tous ses modèles des yeux écarquillés parce que les siens sont tels. Ainsi ◀les▶ portraits peints par un Rembrandt sont bien davantage pour nous une description du regard ◀de▶ Rembrandt, et par là même ◀de▶ son visage, qu’une reproduction ◀de▶ ses modèles qui nous importent assez peu.
Cette particularité ◀de▶ ◀la▶ nature humaine me paraît avoir été négligée par ◀les▶ penseurs du xixe siècle au cours de leur vaste entreprise ◀de▶ description impartiale ◀de▶ ◀l’▶homme, et des moyens ◀de▶ décrire ◀l’▶homme. On est alors en droit ◀de▶ se poser cette question : est-ce que ◀le▶ simple fait ◀d’▶avoir réduit ◀l’▶activité intellectuelle à des disciplines récitatives, ne traduit pas une certaine carence ◀de▶ style et ◀de▶ pouvoir formateur ? Est-ce que toute leur histoire — je ◀l’▶ai déjà noté — n’est pas une inversion ◀de▶ ◀la▶ durée, une extension ◀de▶ notre propre absence ◀de▶ style à des époques ◀de▶ grand style ? Est-ce que leur psychologie réductive, perfectionnée par Freud, n’est pas une manifestation ◀de▶ ressentiment religieux ? Et leur épistémologie, ◀le▶ témoignage ◀d’▶un refus ◀de▶ connaître, c’est-à-dire ◀de▶ souffrir et ◀d’▶aimer ? Est-ce que toute cette pensée distinguée ne suppose pas, en fin de compte, ◀le▶ secret désir ◀de▶ réduire ◀l’▶humanité à une image bien homogène, qui serait celle ◀de▶ ◀la▶ démission spirituelle ◀de▶ ◀la▶ pensée bourgeoise ?
Nous touchons ici au dernier chaînon ◀de▶ notre cycle. Bon gré mal gré, ◀le▶ clerc enseigne. C’est ◀l’▶élément pédagogique ◀de▶ son activité qui va nous révéler que ◀le▶ cercle est vicieux.
◀L’▶histoire, ◀la▶ psychologie, ◀la▶ philosophie telles qu’ils ◀les▶ comprennent, c’est cela qu’on enseigne à ◀l’▶université, c’est à cela qu’on forme des milliers ◀d’▶étudiants, c’est cela qui constitue ◀le▶ modèle calligraphique ◀de▶ ◀la▶ pensée moderne. Ces milliers ◀d’▶étudiants enseignent à leur tour dans ◀les▶ lycées. Leurs élèves écriront dans ◀les▶ journaux. ◀Le▶ peuple enfin ne se nourrit plus que ◀de▶ ces journaux. C’est-à-dire qu’il se voit formé par une doctrine qui prétend ne rien former, et qui, pour cette raison, précisément, déforme.
◀Le▶ vice profond ◀d’▶une pensée descriptive, c’est qu’elle trahit toujours ses présuppositions dès ◀l’▶instant qu’elle doit être enseignée. En se vulgarisant, pour se vulgariser, elle se voit contrainte à formuler ses postulats.
Ils perdent rapidement leur caractère ◀d’▶hypothèses prudentes, et deviennent à leur tour des dogmes. ◀D’▶où ◀la▶ mythologie des lois psychologiques, des lois historiques, des lois économiques, qui encombrent ◀la▶ mentalité du citoyen moderne ◀de▶ superstitions déprimantes et, par méthode, paralysantes.
« ◀Les▶ autres forment ◀l’▶homme… » Qui sont ces autres ? Nous ◀le▶ savons maintenant : ce sont ces lois nées du dessaisissement ◀de▶ ◀la▶ pensée.
On ne récite pas ◀l’▶homme. On ◀le▶ forme, et si ◀l’▶on s’y refuse, on ◀le▶ forme quand même, moyennant une hypocrisie, à ◀l’▶image déformée ◀de▶ ◀l’▶homme non-créateur. Et c’est ainsi que ◀les▶ clercs distingués ont formé des générations à se concevoir en toute honnêteté irresponsables ◀de▶ leur destinée.
Pensée bourgeoise et doctrines étatistes
Au terme ◀de▶ cette brève analyse ◀de▶ ◀la▶ logique interne du désordre régnant, il sera bon ◀d’▶insister quelque peu sur ◀les▶ suites politiques qu’elle implique. Je vois ◀le▶ risque ◀de▶ ce développement ; et je crains qu’il n’emporte certaines adhésions, ou ne provoque certains refus dont ◀les▶ motifs seraient bien étrangers à ◀la▶ thèse que je soutiens. Si je passe outre à ce scrupule, afin de mieux fixer, par exemple, ◀les▶ idées ◀d’▶un lecteur sympathique, je tiens à marquer toutefois que ◀le▶ complexe auquel je touche ici n’est pour moi qu’une conséquence accessoire des erreurs que je viens de décrire. C’est un certain péché contre ◀l’▶esprit que je redoute, et non point un certain système ◀de▶ répartition des richesses. Celui qui ne possède rien n’a rien à craindre pour sa liberté tant que ◀les▶ moyens politiques ne prétendent pas ◀le▶ couper des origines et des fins spirituelles où réside cette liberté. Mais qu’une doctrine ◀de▶ ◀l’▶État en vienne à s’attaquer aux seuls biens qu’il connaisse, je pense qu’il a ◀le▶ droit ◀de▶ dire non, et même un peu plus fort que d’autres.
◀La▶ pensée prolétarisée ne vit pas ◀de▶ ses créations — elle ne crée pas —, mais elle reflète des processus ◀d’▶évolution, qu’elle s’attache à décrire après coup, et qu’elle déclare indépendants ◀de▶ ses pouvoirs. Ce sont ◀les▶ lois ◀de▶ nos savants, correspondant au « ils » du peuple (◀d’▶où cette connivence paradoxale entre ◀les▶ distingués et ◀les▶ primaires). ◀L’▶élite bourgeoise ou prolétarisée est à la fois déterministe et libérale. Déterministe à cause des lois ; libérale dans ◀la▶ vie intérieure qu’elle mène à ◀l’▶abri du réel abandonné au jeu des lois. ◀Le▶ confort ◀de▶ cette position n’est pas niable, tant qu’il ne s’agit ◀de▶ rien ◀d’▶autre que ◀d’▶édifier, en marge des sanctions pratiques, une doctrine ◀de▶ ◀l’▶homme idéal et du progrès.
Mais nous avons été menés plus loin que ◀le▶ constat tout théorique — ou provisoire selon Descartes — ◀de▶ ◀la▶ séparation ◀de▶ ◀l’▶esprit. J’entends que ◀les▶ effets ◀de▶ cette séparation se sont manifestés et prolongés selon leur mécanique propre. Et nous voici plus empêtrés qu’on ne ◀le▶ croirait dans ◀le▶ matérialisme universel, notre crise. Cependant que ◀l’▶esprit surnage, un esprit assez purifié ◀de▶ vulgaire réalité, et qui se croit inaccessible aux coups du sort. Cet esprit secrète sa science, cette science, à son tour, secrète des dogmes. Elle invente des lois qu’elle dit fatales. Et ◀l’▶aboutissement normal ◀de▶ ces doctrines, justifiées en vertu de ces lois, c’est ◀le▶ régime totalitaire, c’est-à-dire une glorification ◀de▶ ◀l’▶État contre ◀les▶ personnes. Voilà ◀la▶ mécanique fort simple ◀d’▶une harmonie préétablie entre ◀l’▶ancien libéralisme et ◀l’▶étatisme qui paraissait ◀le▶ nier. ◀Les▶ idéalistes vivaient à ◀l’▶abri du réel ; ◀le▶ réel se révolte et ◀les▶ met en question ; alors ils se rejettent vers ◀le▶ matérialisme, croyant ainsi rattraper ◀le▶ temps perdu à peu de frais. Ce sont des gants qui se retournent — sans devenir pour si peu des mains !
Seule une croyance survivante en ◀la▶ valeur des modes actuels ◀de▶ ◀la▶ propriété peut obscurcir, aux yeux de mes contemporains, ◀les▶ liaisons essentielles du communisme et du capitalisme. Seule, une croyance illusoire en ◀la▶ valeur ◀de▶ leur liberté ◀de▶ pensée peut servir ◀de▶ prétexte à certains intellectuels pour repousser une dictature fasciste que leur inaction même appelle.
Qu’il me suffise ici ◀de▶ mentionner deux traits qui sont communs à ◀la▶ pensée bourgeoise et aux divers collectivismes. Le premier, c’est ◀le▶ postulat ◀de▶ ◀l’▶inactualité ◀de▶ ◀la▶ pensée. Le second, c’est ◀la▶ volonté ◀d’▶assurer ◀l’▶homme contre ◀les▶ risques ◀de▶ ◀la▶ possession.
a) C’est en vain que ◀l’▶on chercherait dans ◀le▶ marxisme plus ◀d’▶actualité que n’en comporte ◀l’▶abdication ◀de▶ ◀la▶ pensée devant ◀les▶ faits, abdication dont il est né et qu’il sanctionne. Doctrine apparemment contradictoire, en ceci qu’elle est ◀la▶ doctrine ◀d’▶un mouvement décrit comme à la fois créateur et déterminé. Mais ce paradoxe a cessé depuis longtemps ◀d’▶être essentiel. Lorsqu’un marxiste, aujourd’hui, parle ◀de▶ dialectique, il s’agit moins ◀de▶ tension et ◀d’▶action que ◀d’▶une évolution historique nécessaire, ◀d’▶une succession inévitable, ◀d’▶un héritage à recueillir, selon ◀l’▶expression même ◀de▶ Marx. « Marx, révolutionnaire mort jeune », a-t-on écrit avec une précision que ◀la▶ publication des écrits ◀de▶ jeunesse du prophète vient de confirmer. Que ◀l’▶esprit pur, chez ◀les▶ marxistes, ait abdiqué devant ◀les▶ lois économiques, comme il abdique chez ◀les▶ fascistes devant ◀les▶ lois biologiques, nous ne sommes pas rentrés pour si peu dans ◀le▶ concret, j’entends dans ◀le▶ conflit et ◀l’▶acte personnels. ◀La▶ pensée libre du bourgeois et ◀la▶ science des faits du marxiste restent des abstractions inactuelles, et ◀le▶ cliquetis ◀de▶ leurs luttes ne doit plus effrayer que ◀la▶ réaction qui s’excite au fond des provinces.
b) Mais ◀la▶ notion ◀d’▶assurance matérielle nous révèle une attache plus intime encore, s’il se peut, ◀de▶ ◀l’▶étatisme au cœur du bourgeois. ◀Le▶ matérialisme n’a pas besoin ◀de▶ se dire dialectique pour qu’apparaisse ◀l’▶ironie qui ◀le▶ tourmente sans espoir, ironie triste ◀de▶ cette tristesse des moyennes qui n’est jamais mêlée ◀de▶ joie secrète, ni jamais secouée ◀de▶ sursauts ◀de▶ douleur, puisqu’elle prend son gîte à ◀l’▶abri des atteintes ◀de▶ ◀la▶ mort, mais aussi ◀de▶ ◀la▶ vie. ◀Le▶ système politique qui se réclame encore ◀de▶ Marx et du concept hégélien ◀de▶ ◀l’▶Histoire, sera probablement dépossédé et comme vidé par ◀la▶ petite bourgeoisie montante, et ◀la▶ doctrine marxiste classée au rang ◀de▶ matière universitaire. Ce serait une erreur insondable que ◀de▶ croire ◀le▶ « danger matérialiste » écarté pour autant. Car ◀le▶ danger n’est nullement là où ◀le▶ dénonce ◀la▶ frousse des propriétaires ; il est dans ◀l’▶esprit même ◀de▶ ces propriétaires, grands ou petits, dans leur obsession ◀d’▶assurances, dans leur mystique ◀de▶ ◀la▶ richesse, dans leur recours à ◀l’▶idée ◀d’▶homme moyen pour justifier ◀la▶ revendication du minimum ◀de▶ vie, expression par ailleurs hautement révélatrice80. Seuls ◀les▶ bourgeois ◀de▶ toutes classes se sentiront à ◀l’▶aise dans ◀le▶ monde moyen que fabriquent ◀les▶ courtiers ◀d’▶assurances et leurs hérauts publicitaires, ◀les▶ dictateurs. Ironie, disions-nous : communistes, bourgeois, libéraux et fascistes ont tout mis à feu et à sang pour installer sur notre terre ◀le▶ règne du « confort moderne ».
Peut-être verra-t-on qu’il vaut ◀la▶ peine ◀de▶ réfléchir sérieusement sur un problème qui se pose à tout homme préoccupé ◀de▶ ◀la▶ valeur concrète ◀de▶ sa pensée, j’entends ◀le▶ problème que pose ◀la▶ liaison ◀de▶ ◀l’▶étatisme et ◀d’▶une culture irresponsable. Faut-il marquer qu’un tel problème déborde largement ◀le▶ plan des controverses politiques où ◀le▶ maintient ◀la▶ nervosité partisane ? En vérité, il est grand temps ◀d’▶au moins reconnaître une situation que nous pâtirions tous ◀de▶ voir tranchée par ◀la▶ seule brutalité des événements. Et j’ai plus ◀de▶ respect pour ceux qui posent et qui résolvent ◀le▶ problème avec une brutalité souvent naïve, endossant loyalement ◀le▶ risque ◀de▶ leur erreur, que pour ceux plus nombreux qui louvoient dans ◀d’▶habiles tolérances. À voir certaines complaisances officielles, on croirait en effet que plusieurs ◀de▶ nos clercs, fort bourgeois par ailleurs, mais peut-être conscients ◀de▶ ◀la▶ complicité que j’ai marquée, se voient déjà nantis par ◀la▶ « révolution » marxiste. Cette pensée, prolétarisée en fait par ses abandons, se flatte ◀d’▶être un jour reconnue en droit par ses répondants politiques. Car si ◀la▶ dictature que ◀la▶ démocratie des clercs mérite est exercée un jour par ◀le▶ prolétariat, selon leurs prévisions81 ; si, d’autre part, on considère que ce prolétariat, gratuitement et obligatoirement catéchisé par leurs soins, entretient une touchante religion ◀de▶ ◀la▶ Science, si enfin ◀l’▶on admet avec eux qu’ils représentent ◀l’▶aspect scientifique ◀de▶ ◀la▶ pensée contemporaine, on comprendra sans peine ◀la▶ belle ruse ◀de▶ certains ◀de▶ ces Messieurs, et pourquoi en particulier ◀les▶ thèses marxistes bénéficient ◀d’▶une faveur toute nouvelle dans ◀les▶ revues et jusqu’à ◀l’▶Université. Mais si ◀le▶ communisme se révèle impuissant ; et si ◀la▶ dictature, comme il faut bien ◀le▶ craindre, est exercée plutôt par ◀la▶ petite bourgeoisie, ◀l’▶affaire est bonne encore, et même à moindres frais.
Laisser ◀le▶ monde aller son train selon ses lois, quitte à ◀le▶ suivre à pas ◀de▶ crabe, ◀les▶ yeux fixés sur ◀le▶ déroulement ◀de▶ ◀l’▶Histoire, ce n’est plus une erreur désormais, c’est une espèce ◀de▶ lâcheté. Qu’est-ce que ces façons ◀de▶ se présenter ◀de▶ dos à ◀la▶ lutte ? C’est une pauvre protection que ◀le▶ spectacle des fatalités dont nous avons encombré ◀le▶ passé. ◀Le▶ monde n’ira pas son train selon nos « lois » ; ◀la▶ loi du monde n’est pas ◀la▶ loi que nous tirons ◀de▶ notre défection au monde. ◀La▶ loi du monde est que ◀l’▶homme lutte contre ◀le▶ monde, en assumant ◀le▶ risque ◀de▶ sa propre perte. Oui, quel que soit ◀le▶ monde, et moi-même dans ce monde, je me dresserai contre lui et contre moi, et je saurai forcer mes mains cruelles et joyeuses sur leur prise solide, et je ◀le▶ pétrirai selon ◀la▶ loi nouvelle. Advienne ce que Dieu voudra ! J’aurai du moins gagné ma mort. J’aurai vécu.
◀Le▶ sort du monde n’est pas dans ◀les▶ fatalités. Il est aux mains des seuls penseurs qui refusent pesamment ◀le▶ monde — pour ◀le▶ faire.
Car ce refus nous tient debout et rassemblés. Et c’est là notre vocation ◀d’▶hommes qui pensent, notre partialité fondamentale et créatrice. Partialité ◀de▶ ◀l’▶homme debout, et qui s’avance.
Petit panorama ◀d’▶une grande démission
◀L’▶Histoire parle beaucoup de ◀la▶ force des choses. Elle oublie qu’il n’est ◀d’▶action que par ◀l’▶acte ◀de▶ ◀l’▶homme, que par ◀les▶ mains ◀de▶ ◀l’▶homme ; et que ◀la▶ pensée n’agit jamais sur une époque, mais sur ◀les▶ hommes qui pensent avec leurs mains ; sur quelques-uns.
Et comment atteindre ◀les▶ hommes, ◀les▶ persuader, ◀les▶ émouvoir et ◀les▶ mouvoir, si ◀l’▶on vitupère des doctrines sans dénoncer leur origine permanente dans telle déficience morale, dans tel refus précis dont nous sommes responsables aujourd’hui ? ◀L’▶implication éthique ◀de▶ ◀la▶ serve pensée est seule passible ◀d’▶une mise en question réelle, irritante et peut-être féconde.
Où sont ◀les▶ responsables ? Ce ne sont pas des partis, ce ne sont pas des classes, ni des gouvernements et autres mythes collectifs. Ce sont des hommes, un à un.
Ramassons-◀les▶ tous maintenant dans une imprécation qui ne nous laisse pas intacts : tous ceux ◀de▶ nos contemporains qui déclarent s’en remettre aux faits lorsqu’il s’agit ◀de▶ leur destin, et ◀d’▶un destin dont ◀les▶ ordres concrets ne rencontrent même plus ◀de▶ refus, mais seulement un geste ◀de▶ doute, une allusion à ◀l’▶infinie complexité ◀de▶ nos problèmes ; tous ceux qui cherchent un refuge dans ◀l’▶idéal quand il faudrait agir, dans ◀la▶ pratique quand il faudrait penser ; tous ceux qui cherchent leur sécurité ailleurs que dans ◀l’▶acceptation du risque ; tous ceux qui font appel à ◀la▶ correction des manières ou des pensées ou des passions, contre ◀le▶ style, contre ◀le▶ rythme singulier qui trahit en chacun ◀de▶ nous ◀la▶ lutte ouverte ◀de▶ ◀la▶ vie et ◀de▶ ◀la▶ mort ; tous ceux qui refusent ◀l’▶instant, ◀la▶ tâche minime et réelle, au nom des manuels ◀d’▶histoire et ◀d’▶une évolution fatale ; tous ceux qui se font une gloire ◀de▶ découvrir des déterminations basses ou hautes selon qu’il faut juger, respectivement, ◀d’▶un miracle ou ◀d’▶une pauvre habileté ; tous ceux qui, ◀de▶ leur horoscope, concluent sans peine au fatalisme, au conformisme, dans ◀l’▶ignorance où on ◀les▶ a tenus ◀de▶ ◀l’▶incommensurable, éternelle beauté ◀de▶ ◀l’▶acte qui soudain, tendresse infime ou révolte démente, pourrait infléchir ◀d’▶une ligne ◀l’▶axe ◀de▶ leur destin natif ; tous ceux enfin qui se donnent sans remords à ◀la▶ loi brutale du nombre, trahissant dans ce temps, mais pour ◀l’▶éternité, leur vocation, leur charisme, leur lieu, et ◀la▶ destination octroyée à chacun par une Providence insondée mais qui parle !
Oui, je suis ◀de▶ ceux-là jusque dans ma colère, déchiré par ◀l’▶insurmontable ironie ! Et sinon je ne crierais point. Mais ◀le▶ silence n’est pas donné à ◀l’▶homme par son effort. ◀Le▶ silence et ◀l’▶intelligence pitoyable sont ◀l’▶œuvre seule du Pardon. J’assume ◀l’▶anathème prononcé sur ceux que j’ai dits et sur ce discours déplorable. Et me tenant sous ◀le▶ joug, cependant, je déclare et répète — sachant encore que cela seul peut me faire solidaire ◀de▶ leurs fautes dans ◀l’▶instant où je ◀les▶ dénonce : tous ceux-là participent ◀de▶ ◀la▶ démission permanente ◀de▶ ◀la▶ pensée, ◀de▶ son inactualité, ◀de▶ sa séparation, ◀de▶ sa servitude inhumaine, ◀de▶ sa bassesse distinguée, ◀de▶ sa révolte contre ◀la▶ condition qui nous est assignée, — créatrice ; tous ceux-là fondent, ici et maintenant, et dans leur vie, ◀l’▶État totalitaire82 qu’ils pourront baptiser soviétique ou fasciste, peu importe — ces noms sont insensés pour nous — ◀l’▶État qui sanctionnera ◀la▶ lâcheté sociale par décret des tyrans, ◀la▶ pensée sans douleur par diplômes et titres, ◀la▶ religion sans foi par ◀le▶ respect public ; oui, tous ceux-là, dès maintenant, instituent dans leur vie quotidienne, autorisent et enracinent dans ◀l’▶inconscience générale ◀le▶ règne inexorable ◀de▶ ◀la▶ masse — cette immense peur ◀de▶ ◀la▶ mort —, ◀le▶ régime que dès maintenant ◀la▶ volonté blessée des hommes francs, par un acte, ici, que j’atteste, met en crise.