II
Éléments d’▶une morale ◀de▶ ◀la▶ pensée
Je veux que tu me dises ta pensée maîtresse, et non que tu t’es échappé ◀d’▶un joug.
Nietzsche.
De même que toute conscience réelle du péché suppose une action ◀de▶ ◀la▶ grâce, ◀la▶ conscience ◀d’▶une démission suppose ◀la▶ connaissance préalable, même obscure, ◀de▶ ◀la▶ mission qu’il s’agissait ◀de▶ remplir. C’est en vertu d’une vision positive et créatrice, nous ◀l’▶avons dit, que nous pouvons critiquer ◀la▶ culture, ses déviations et leurs aboutissements pratiques. Notre critique n’avait pas ◀d’▶autre but que ◀de▶ préciser, par une voie négative, ◀l’▶intuition ◀d’▶une nouvelle mesure.
Maintenant il faut repartir, il faut prouver, comme Diogène ◀le▶ mouvement, que cette mesure existe, qu’elle a un sens.
Or, pour qu’une chose, ou une action ou une réalité quelconque possède un sens, il faut qu’elle soit en mouvement et qu’il y ait un but à ce mouvement. Tout mouvement consiste à la fois en un élan hors de et en un élan vers. On peut ◀le▶ décrire comme résultat ◀d’▶une tension, ou comme obéissant à ◀l’▶appel ◀d’▶une fin. Soit par ses causes, soit par son but.
Et lorsqu’on veut décrire un mouvement, ou quelque réalité en mouvement, comme par exemple notre mesure nouvelle, on peut décrire ◀la▶ situation ◀d’▶où ◀le▶ mouvement résulte, ou ◀la▶ fin vers laquelle il tend, mais on ne décrira jamais son sens qu’en sous-entendant constamment ◀la▶ situation quand on parle ◀de▶ ◀la▶ fin, ou ◀la▶ fin quand on parle ◀de▶ ◀la▶ situation. Sinon ◀la▶ description est insensée.
J’ai décrit ce que je refuse, au nom d’une attitude finale. Il s’agit maintenant ◀de▶ dépasser ces refus — et c’est ◀le▶ meilleur moyen ◀de▶ ◀les▶ préciser — en affirmant directement ◀l’▶attitude dont ils découlaient.
Révolution culturelle
◀La▶ décadence ◀de▶ ◀la▶ culture en Occident nous pose pour la première fois dans notre histoire ◀le▶ problème global ◀de▶ ◀la▶ culture : ◀d’▶où vient-elle ? — qu’est-elle ? — où va-t-elle ? Si nous persévérons dans notre état, certaines imitations ◀de▶ fascisme ou ◀de▶ communisme en tireront bientôt chez nous ◀les▶ conclusions inévitables. Je crains ces renaissances toutes corrompues en germe par ◀les▶ vices qu’elles voulaient combattre et qui leur ont dicté leurs réactions. Et cette crainte n’est pas théorique. Car si notre culture libérale se révèle impuissante à ressaisir ◀les▶ secrets ◀de▶ sa force, et ◀la▶ conscience ◀de▶ sa mission, ◀les▶ jeunes empires qui ◀la▶ défient sont prêts à enregistrer cette carence historique. Tout dépend aujourd’hui ◀de▶ ◀l’▶attitude ◀de▶ quelques pays — France, Angleterre, Suisse, Belgique, Hollande — qui disposent encore du recul nécessaire par rapport aux crises matérielles pour mener une critique radicale des causes profondes du désordre. Eux seuls peuvent concevoir des solutions nouvelles et en amorcer ◀l’▶expérience. Ils se sont bornés jusqu’ici à proclamer ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ pensée. Il serait temps qu’ils usent ◀de▶ cette liberté. Il serait temps, en particulier, que ◀la▶ France renoue sa vraie tradition, qui est une tradition ◀d’▶initiatives et ◀de▶ synthèses, et non pas ◀de▶ conservation des biens acquis. ◀La▶ liberté ◀de▶ penser ne doit pas signifier que ◀la▶ pensée est libre au sens idéaliste, qu’on lui donne vacance, ou qu’elle n’a plus ◀de▶ condition concrète. ◀La▶ pensée qui agit n’est pas libre, mais au contraire libératrice . Et c’est une tâche révolutionnaire qui s’impose à ◀la▶ France actuelle : non pas seulement pour ◀le▶ salut ◀de▶ ◀l’▶Occident, ou comme disent ◀les▶ marxistes, pour que ◀l’▶histoire dure, — après tout ce n’est pas cela qui nous importe — mais pour ◀le▶ salut ◀de▶ ◀la▶ pensée et pour que ◀l’▶homme reste humain, ou ◀le▶ devienne.
Certes, quand nous parlons ◀d’▶une durée ◀de▶ ◀l’▶histoire, faut-il entendre qu’elle relève ◀de▶ ◀la▶ seule patience ◀de▶ Dieu. Je crois cela. Mais cette longanimité agit aussi par nos mains ◀d’▶hommes. Si nous voulons ◀la▶ reconnaître utilement, reconnaissons d’abord ◀la▶ pensée créatrice dans nos vies, celle qui demeure ◀l’▶ouvrière efficace et méconnue ◀d’▶un siècle collectif. Est-ce à dire qu’une telle pensée n’ait ◀d’▶autre fin que ◀de▶ conservation, ◀de▶ permanence ? Loin de là. Sa tension concrète vise toujours ◀la▶ nouveauté, que ◀les▶ conservateurs nomment scandale et subversion. ◀Les▶ révolutions seules maintiennent ◀la▶ société, maintiennent en efficacité ◀les▶ inventions instituées par ◀l’▶homme. Nous vivons ◀d’▶elles, même si nous ◀les▶ nions. Nous vivons ◀d’▶elles, même et surtout lorsqu’elles attaquent nos habitudes ◀les▶ plus chères.
Je dis que ◀la▶ mission ◀de▶ ◀la▶ culture est ◀de▶ conduire une révolution qui, sinon, se fera contre elle. Faire ◀la▶ révolution, c’est concevoir et reconnaître dès maintenant une mesure nouvelle, une mesure qui soit commune à ◀la▶ pensée et à ◀l’▶action, à ◀l’▶élite et au peuple que cette élite devrait aider. C’est surtout incarner cette mesure par des actes, et transformer ◀le▶ monde à son image.
Voilà sans doute ◀de▶ quoi décevoir largement ◀les▶ amateurs ◀de▶ panacée universelle. On a pris ◀l’▶habitude du frisson politique : forte demande sur ◀les▶ ondes. On préfère ◀l’▶appel aux armes à un appel à ◀l’▶existence. On préfère ◀l’▶idée ◀d’▶un massacre à ◀l’▶incarnation ◀d’▶une idée ! Il faut en prendre son parti : cet écrit n’apportera rien qui nourrisse ◀les▶ haut-parleurs. Mais simplement une insistance à forcer ◀les▶ idées jusqu’aux lisières du concret, jusqu’au bord de ◀l’▶action qui ◀les▶ éprouvera, jusqu’au danger.
Mission ◀de▶ ◀la▶ culture
Si ◀la▶ démission ◀de▶ ◀la▶ culture tient, comme je ◀l’▶ai démontré, à son refus ◀d’▶agir et ◀de▶ se risquer dans ◀les▶ conflits qui existent, ou que ◀la▶ pensée crée, ◀la▶ mission ◀d’▶une culture nouvelle sera ◀d’▶accepter ◀le▶ combat, ◀d’▶assumer ◀les▶ conflits vitaux et ◀de▶ ◀les▶ résoudre en création.
Voilà ◀la▶ grande opposition ◀d’▶où nous partons. Il ne suffit pas ◀de▶ ◀la▶ poser. Il faut en exprimer successivement tous ◀les▶ aspects, en éclaircir autant que possible ◀le▶ mystère, en illustrer ◀les▶ conséquences morales.
Si ◀la▶ culture refuse ◀d’▶agir, c’est qu’elle estime que ◀l’▶action dépend du jeu ◀de▶ lois fatales, et non pas ◀de▶ ◀l’▶esprit créateur, incarné par des hommes responsables. ◀La▶ pensée prolétarisée nous a donc menés à ce point — il n’est question ni ◀de▶ s’en réjouir ni ◀d’▶en gémir, mais ◀de▶ ◀le▶ bien voir — où ◀le▶ choix qui nous est imposé n’est plus qu’entre vérités statistiques, et vérités personnifiées. Ou encore : entre ◀la▶ réalisation fatale ◀d’▶une doctrine du fait accompli et ◀la▶ réalisation héroïque ◀d’▶une doctrine ◀de▶ ◀l’▶être en acte.
◀La▶ vieille culture et ses succédanés récents s’en remettent à ◀l’▶État pour agir. ◀La▶ nouvelle culture sera celle qui exigera ◀l’▶engagement du penseur en tant que penseur. Évolution contre Personne.
Nous retrouvons ici ◀le▶ conflit entre ◀les▶ marxistes et Nietzsche. Mais derrière eux et avant eux, deux noms : Hegel et Kierkegaard dominent et résument ce débat. Désormais nous ◀les▶ découvrirons aux prises à tous ◀les▶ degrés ◀de▶ notre activité. ◀Les▶ attaques ◀de▶ Kierkegaard contre ◀la▶ philosophie dialectique ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀d’▶où Marx et Engels devaient tirer ◀le▶ matérialisme historique, — attaques doublées sur le plan politique par Proudhon dans ses polémiques contre Marx — manifestent ◀la▶ seule opposition vraiment irréductible qui ait divisé ◀le▶ xixe siècle. Tous ◀les▶ autres débats ◀de▶ ce siècle perdent leur aiguillon si on ◀les▶ y compare. Ils se réduisent pour la plupart à des questions ◀de▶ préséance entre philosophes-professeurs qui connaissent ◀les▶ règles du jeu. Ainsi ◀le▶ plus profond antagonisme ◀de▶ ◀la▶ pensée occidentale vient s’incarner dans notre génération. (Et déjà ce n’est plus qu’à notre situation géographique que nous devons ◀de▶ pouvoir trancher ◀le▶ débat sans risquer ◀le▶ camp ◀de▶ concentration. Je m’en rends compte en écrivant ces lignes, et qu’il y a peu de mérite, pour ◀l’▶heure, à récuser une pensée qui ne menace pas encore à bout portant.)
Søren Kierkegaard est probablement ◀le▶ penseur capital ◀de▶ notre ère. Je veux dire ◀l’▶objection ◀la▶ plus absolue, ◀la▶ plus fondamentale qui lui ait été faite. Si ◀le▶ caractère distinctif ◀de▶ ◀la▶ serve pensée — ◀de▶ ◀la▶ pensée soumise aux processus économiques par exemple, ou bien à ◀la▶ sécurité morale — est ◀d’▶être une pensée non éthique, ou supposant une éthique a posteriori, ◀le▶ caractère décisif ◀de▶ sa pensée « existentielle » est au contraire ◀l’▶a priori éthique. Kierkegaard est pour notre temps une figure littéralement gênante, un appel presque insupportable à ◀l’▶actualité, à ◀la▶ présence. Il ne suffit pas ◀d’▶applaudir à ses thèses pour apaiser ce regard qui nous perce… Reprenons par exemple son objection au doute cartésien en morale.
Après avoir formulé ◀la▶ « monstrueuse contradiction » qui règne au cœur du monde moderne83, constatation critique qu’on peut accepter facilement ◀de▶ nos jours, Kierkegaard conclut par un renversement soudain : « Cela ne viendrait-il pas ◀de▶ ce que ◀l’▶Éthique possède en soi une certitude ? Il existerait alors une chose au moins que ◀le▶ doute ne pourrait atteindre. » Mais qu’est-ce que ◀l’▶éthique ? Question non éthique, et qui manifeste seulement ◀l’▶égarement du temps. Car « ◀l’▶éthique ne commence pas dans une ignorance qu’il faudrait muer en savoir, mais dans un savoir qui exige sa réalisation ». Phrase cardinale, dont je n’espère même pas épuiser toute ◀la▶ signification. Elle s’oppose en tout cas radicalement à ◀la▶ maxime ◀de▶ Montaigne, en ce sens qu’elle affirme justement ◀l’▶a priori ◀d’▶une pensée formatrice, là où Montaigne veut réduire ◀la▶ pensée à ◀l’▶a posteriori ◀d’▶une récitation ◀de▶ ce que « ◀les▶ autres » auraient formé.
On a trop dit que ◀la▶ pensée commence dans ◀l’▶ignorance et dans ◀le▶ doute. On en a même tiré prétexte pour ◀la▶ maintenir religieusement dans cet état ◀de▶ suspension du jugement. Mais il s’agit bien moins ◀de▶ savoir où ◀la▶ pensée commence, que ◀de▶ savoir où elle se manifeste réellement, comme une force qui pèse et pose une certitude. Une pensée réelle, c’est une pensée qui agit, et en ce point elle se confond naturellement avec une réalité éthique.
Pour ◀la▶ pensée-pesante, comme pour ◀l’▶éthique, il n’y a ◀de▶ réalité qu’immédiate. Mais aussi rien n’est immédiat que dans ◀l’▶acte qui joint ◀la▶ pesée à ◀la▶ résistance, ◀la▶ pensée à ◀la▶ main qui travaille. Dans cet acte, pensée et objet témoignent ◀de▶ leur existence concrète, sont ◀le▶ concret. (Ou bien y aurait-il au monde une pesée sans résistance, une résistance sans insistance ?) Hors de cet acte, et disjointe sa prise, ◀la▶ pensée devient « ◀l’▶esprit pur », ◀la▶ résistance devient « ◀la▶ matière », tout n’est que schème et abstraction. Hors de cet acte, règne ◀l’▶absence. Et cette absence est infinie. Car elle est ◀le▶ temps même, ◀le▶ mauvais temps qui me sépare du monde et confond tout dans ◀la▶ distance triste. ◀Le▶ temps, c’est ◀l’▶aliénation angoissante84. C’est ce qui fait que tout me devient étranger — tout et moi-même. Car où existerai-je si je n’ai plus rien contre quoi je puisse concrètement m’exercer ? ◀Le▶ temps, c’est cette altération qui rend toute chose autre sans nulle création. Dégradation, ◀de▶ degredi, — éloignement. Et que me font alors ces coutumes et ces lois ◀d’▶un monde absent : leurs mythes, leurs sciences ; que me fait tout cet appareil qui prétend régler mes rapports quotidiens avec un monde hors de mes prises, ◀l’▶État, ◀la▶ société telle qu’ils ◀la▶ font, — avec moi-même hors de ma prise ? Ainsi ◀l’▶éthique récitative des distingués n’était qu’absence et remise à demain85. Quand un homme se dressait dans ◀l’▶exigence ◀de▶ ◀la▶ jeunesse injuste et franche, ils n’avaient rien à lui donner que ces systèmes ◀d’▶éloignement, ◀d’▶isolation, ces jugements après coup, cette organisation ◀d’▶un désespoir. Il y avait bien leurs idéaux qu’ils nous conseillaient ◀d’▶appliquer. Mais comment peut-on appliquer ce qui n’a jamais eu ◀de▶ corps ? Il faut bien croire que personne n’y songeait.
« C’est votre affaire et non la mienne ◀de▶ régner sur ◀l’▶absence », dit un poète86.
Mais « ◀les▶ autres » ont travaillé pendant ce temps ! S’ils ne menaçaient pas ◀d’▶étendre à toute ◀l’▶Europe leur règne matériel, je ne perdrais pas ma peine à définir ◀l’▶erreur fondamentale ◀d’▶une élite impuissante qu’ils ont eu vite fait ◀de▶ balayer, chez eux. Mais c’est qu’ils reprennent cette erreur qu’ils croient combattre, et qui vicie toute leur révolte…
Qu’est-ce que ◀l’▶acte ?
À ◀la▶ pensée-balance, et au jugement à ◀la▶ remorque des faits, s’oppose seul ◀l’▶a priori éthique : ◀l’▶actualité ◀de▶ ◀la▶ pensée. Toute pensée réelle agit dans ◀l’▶immédiat, au lieu de rêver dans ◀l’▶avenir et ◀le▶ passé, domaine des lois. Penser avec les mains désigne ainsi un acte dont j’ai dit qu’il est ◀le▶ concret.
Nous sommes ici au cœur ◀de▶ ◀la▶ difficulté ◀de▶ notre entreprise. Quel est cet acte ? Comment ◀le▶ définir ? Pourquoi ◀l’▶appeler concret ? Ne serait-il pas tout au contraire un mythe abstrait ? Ou simplement un acte ◀de▶ ◀l’▶esprit, un jugement, et ne serait-ce pas alors un calembour que ◀de▶ ◀l’▶assimiler à ◀l’▶acte matériel qui consiste par exemple à bâtir une maison, à tirer du canon, à donner un soufflet ou à planter des choux ?
Je pourrais me borner à répondre que ◀l’▶acte est quelque chose ◀d’▶irrationnel ; que ◀l’▶on ne peut pas ◀le▶ définir par des phrases ; qu’il ne se prouve qu’en se produisant ; et surtout qu’il ne peut être décrit en général, puisqu’il n’existe jamais que hic et nunc et dans des circonstances toujours particulières. Mais je n’écris pas ce livre pour poser des énigmes et fatiguer ◀le▶ lecteur à force de paradoxes.
Je pourrais aussi essayer ◀d’▶énumérer une foule ◀d’▶exemples ◀d’▶actes. Je chercherais à démontrer chaque fois que ◀la▶ pensée y joue un rôle décisif, et que c’est elle qui guide ◀la▶ main, et qui s’engage à sa suite, à moins qu’il ne s’agisse ◀de▶ simples gestes mécaniques87. Après quoi je demanderais ce que peut bien signifier une culture qui considère que ◀l’▶action est indépendante ◀de▶ ◀la▶ pensée, et qu’elle subit des lois que ◀la▶ pensée doit se borner à décrire. Je répondrais qu’une telle culture est ou bien un mensonge intéressé, ou bien une ◀de▶ ces illusions qui se payent un jour très cher, ou bien un attentat contre ◀le▶ genre humain, qu’elle suppose de plus en plus mécanisé, et qu’elle contribue par là même à rendre toujours moins intelligent. Quelques-uns me sauraient gré sans doute ◀de▶ jouer ◀le▶ jeu facile, et toujours trompeur, des exemples. Mais je n’écris pas pour dispenser ◀le▶ lecteur ◀de▶ réfléchir, ni pour ◀l’▶étourdir ◀de▶ constatations évidentes ou ingénieuses, qu’il aura tout loisir ◀de▶ faire pour sa part, après avoir fermé ce livre.
Cependant ◀la▶ question demeure : quel est ◀l’▶acte que désigne ma formule, et dont je dis qu’il est ◀la▶ mesure, ◀le▶ fondement ◀de▶ ◀la▶ culture apte à régir une communauté nouvelle ?
Il est bien vrai que ◀l’▶acte est ce quid que ◀l’▶on ne peut définir autrement qu’en ◀le▶ faisant. Il est bien vrai que c’est à partir de ◀l’▶acte qu’il faut définir toute chose, sinon ◀l’▶on n’arrivera jamais à rien ◀d’▶actif. Mais ◀la▶ raison pourtant ne saurait être exclue ◀de▶ ◀l’▶activité : elle ne suffit à rien, mais elle est nécessaire à presque tout. Surtout à ◀l’▶écrivain qui parle ◀de▶ ◀la▶ culture ; à son discours. Nous allons donc raisonner à partir de cet acte indicible, et c’est ◀la▶ suite ◀de▶ ses contrecoups moraux qui nous permettra seul ◀de▶ ◀le▶ décrire. Un acte n’est rien s’il ne comporte des effets. ◀La▶ somme ◀de▶ ses effets ne ◀le▶ définit pas, mais ◀le▶ suppose, ◀l’▶éclaire, ◀le▶ représente…
◀La▶ seule réponse adéquate aux questions que pose ◀la▶ maxime : penser avec les mains, ce sera ◀la▶ description des attitudes morales qui favorisent ◀l’▶actualité ◀de▶ ◀la▶ pensée, qui en résultent, et qui en témoignent. Mon ambition se borne donc ici à formuler quelques critères ◀de▶ ◀la▶ pensée qui est pensée avec ◀les▶ mains. Ce seront, si ◀l’▶on veut, ◀les▶ « vertus » — ou « valeurs » au sens nietzschéen — qu’un critique devrait retrouver dans tel ouvrage qui s’ordonnerait à ◀la▶ mesure que nous cherchons.
Première vertu : ◀le▶ réalisme
Tout ◀le▶ malheur ◀de▶ ◀l’▶homme vient de ce qu’il ne pose pas ◀les▶ problèmes dans leur réalité, c’est-à-dire qu’il se pose ◀de▶ faux problèmes, qui admettent une infinité ◀de▶ solutions, tantôt purement figurées, tantôt brutales et écrasantes, dans l’un et l’autre cas non créatrices et non humaines. Car ce qui est proprement humain résulte ◀d’▶un choix, ◀d’▶un acte ◀de▶ foi à quoi ne peuvent conduire et obliger que ◀les▶ vrais problèmes, ◀les▶ problèmes insolubles, ceux qu’il faut être un homme pour trancher. Tout ◀le▶ malheur ◀de▶ ◀l’▶homme vient de ce qu’il fuit devant ◀les▶ alternatives absolues.
La première vertu ◀d’▶une pensée active sera donc ◀de▶ s’attacher aux problèmes qui se posent et non pas à ceux que ◀l’▶on suppose (sinon pour démontrer qu’ils ne se posent pas).
Je ne dis pas cela seulement contre ◀les▶ philosophes distingués qui repoussent sans fin ◀les▶ vrais dilemmes pour « continuer à analyser ». Je ne dis pas cela seulement contre ◀les▶ douteurs qui se font un problème ◀de▶ tout ce qu’ils n’oseraient pas envisager, c’est-à-dire voir en face, pour ◀l’▶accepter ou pour ◀le▶ refuser : Dieu, mal, souffrance, responsabilité ◀de▶ ◀la▶ pensée, but ◀de▶ ◀la▶ littérature, valeur ◀de▶ ◀l’▶argent, sens dernier du progrès matériel, etc. Je ne dis pas cela seulement contre des hommes qui se trompent ou qui nous trompent, ou qui sont faibles, — ou contre moi. Je ◀le▶ dis surtout contre certain esprit moderne que j’appellerai sentimental. Et qui dérive peut-être moins du romantisme que du xviiie siècle et ◀de▶ ◀la▶ Renaissance. C’est un manque ◀de▶ sobriété devant ◀la▶ vie, tantôt par orgueil enthousiaste, tantôt par faiblesse sentimentale au sens courant (il y a des deux chez Diderot et Rousseau) toujours par ◀le▶ mépris où ◀l’▶on tient ◀les▶ conditions ◀de▶ possibilité ◀de▶ ◀la▶ pensée. Dans ce complexe typiquement moderne se fondent presque toutes nos exagérations, utopies morales, subtilités intempérantes, ou enthousiasmes politiques.
Quelques exemples : — on parle ◀de▶ ◀la▶ poésie comme ◀d’▶une religion ; du peuple comme ◀d’▶un Messie ; ◀de▶ ◀la▶ liberté comme si on ◀la▶ désirait vraiment ; ◀d’▶une dictature étrangère comme ◀d’▶un paradis ou ◀d’▶un enfer. Mais : je constate que ◀la▶ poésie telle que ◀l’▶entendent beaucoup de jeunes gens ne sauve personne et en dit beaucoup trop pour que ◀les▶ poètes mêmes ◀la▶ prennent au sérieux. C’est pourquoi ils ◀la▶ prennent au tragique et crient comme s’ils étaient saisis ◀d’▶une crampe. Je constate que ◀les▶ gens du peuple sont très peu différents des bourgeois, et que ◀les▶ régimes « populaires » allemand ou russe, tendent à ◀l’▶embourgeoisement. Je constate que ◀l’▶enthousiasme ou ◀la▶ haine pour un régime étranger est toujours ◀le▶ meilleur prétexte à ne pas bien regarder ce qui se passe ici ; etc. Derrière ces différents excès, il y a toujours un certain manque ◀de▶ courage, une certaine politique ◀de▶ ◀l’▶autruche, une certaine intempérance du dévouement ou ◀de▶ ◀l’▶indignation, un certain sentimentalisme.
Tout sentimentalisme88 naît ◀de▶ ◀la▶ séparation ◀de▶ ◀la▶ pensée ou du désir et ◀de▶ son acte. C’est pour cela que nous sommes si fiévreux et excessifs, pessimistes ou optimistes, cyniques ou démocrates, rêveurs et tout ◀d’▶un coup furieux, si facilement dupés par des idéaux politiques ou pseudo-religieux qui souvent ne résisteraient pas à cinq minutes ◀de▶ pensée sobre, mais surtout qui ne résisteraient pas à ces deux questions importantes : Cela est-il possible à ◀l’▶homme dans ses limites charnelles ? Cela exige-t-il ◀de▶ moi un acte précis, ici et maintenant ?
Cette démesure chronique déprime et énerve à la fois presque toute ◀la▶ pensée moderne. ◀L’▶Occident ne pourrait s’en guérir qu’en revenant à une éthique ◀d’▶engagement personnel et réfléchi. (Au lieu de cela on nous propose partout des engagements collectifs et sentimentaux !) Il faut que ◀le▶ sentir cède maintenant ◀la▶ place au faire, et cela dans tous ◀les▶ ordres ◀de▶ nos activités, non seulement dans ◀la▶ politique ou ◀la▶ religion, où cela va de soi, mais par exemple dans ◀la▶ poésie. Que ◀la▶ poésie ne soit plus uniquement cet angélisme « démoniaque », cette nostalgie ◀de▶ ◀l’▶infini ou des passions sauvages que rêvent ◀les▶ faibles, mais un acte ◀de▶ présence, ◀d’▶information profonde du réel à ◀l’▶image ◀d’▶une vision commune, un acte ◀d’▶incarnation dans nos limites finies. Nous avons grand besoin ◀d’▶une cure ◀d’▶assobrissement. (Et c’est peut-être à ce point de vue particulier que ◀le▶ travail manuel pourrait nous apporter ◀d’▶utiles disciplines ◀de▶ pensée.)
Quand nous reconnaîtrons ◀les▶ vrais problèmes, ◀les▶ vrais dilemmes que pose ◀la▶ vie commune, nous toucherons enfin ◀le▶ vrai tragique, qui est celui du péché et ◀de▶ ◀la▶ foi. ◀L’▶extrémisme théâtral et non sérieux qui excite aujourd’hui tant ◀d’▶esprits n’est encore qu’une affreuse mystification, dont ◀le▶ plus sûr effet est ◀de▶ nous empêcher ◀d’▶envisager ◀les▶ problèmes derniers. Je ne dis pas que ses victimes n’y croient pas, mais je sais qu’on ne croit aux faux dieux, en tous temps, que pour fuir ◀l’▶Éternel. Et je ne leur souhaite pas ◀de▶ revenir en arrière, ◀de▶ revenir par exemple à ◀la▶ fausse tempérance du bourgeois égoïste, mais au contraire ◀d’▶aller jusqu’à ◀la▶ fin ◀de▶ leur passion, là où ◀l’▶on touche ◀les▶ vraies bornes ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀la▶ mort, ◀la▶ destruction, ◀l’▶angoisse et ◀l’▶isolement ; là où ◀la▶ Parole prend un sens, là où ◀le▶ jugement devient ◀la▶ grâce.
◀Le▶ vrai sérieux ◀de▶ ◀la▶ vie et sa réalité ne se révèlent à nous qu’au point où nous heurtons ces limites extrêmes ◀de▶ notre condition. Mais il nous faut apprendre que ce qui est exagéré est ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qui est extrême. ◀Les▶ extrêmes nous touchent, et c’était pour ◀les▶ fuir que nous nous évadions dans des excès imaginés.
Deuxième vertu : ◀la▶ violence
◀La▶ violence n’est considérée par ◀l’▶élite libérale ◀d’▶aujourd’hui que sous ◀l’▶aspect ◀d’▶une brutalité, ◀d’▶un veto matériel, ◀d’▶une coercition policière, ou ◀d’▶une passion vulgaire ; ou enfin comme un refus ◀de▶ donner ses raisons, une espèce ◀de▶ mensonge insolent. Et il est vrai que ◀la▶ violence devient cela, dans un monde que ◀la▶ pensée abandonne à ses « lois », pour se retirer dans une sécurité où elle végète et récite ses problèmes inoffensifs.
Et pourtant ◀la▶ violence véritable, qui n’est pas ◀la▶ brutalité, est proprement ◀le▶ fait ◀de▶ ◀l’▶esprit, j’entends ◀de▶ ◀l’▶esprit créateur. Tout acte créateur fait violence à un état de choses, qu’il s’agisse ◀d’▶élever des blocs ◀de▶ pierre à ◀la▶ hauteur ◀d’▶un cintre, ◀de▶ labourer ◀la▶ terre ou ◀d’▶écrire un ouvrage dont ◀la▶ nécessité n’est sentie tout d’abord que par ◀l’▶auteur qui ◀l’▶imposera. Tout acte créateur contient une menace réelle pour ◀l’▶homme qui ◀l’▶ose. Et c’est par là qu’une œuvre touche ◀le▶ spectateur ou ◀le▶ lecteur, qu’elle ◀l’▶émeut et qu’elle ◀le▶ meut. Si je ne sens pas, à ◀la▶ lecture ◀d’▶un livre, que ◀l’▶auteur a dû violenter ses habitudes, ou celles ◀de▶ son milieu, ses faiblesses, ◀la▶ règle admise ◀d’▶un jeu stérile, je dis que cet auteur n’a rien créé et qu’il n’a fait que réciter.
Une pensée qui se met à ◀l’▶abri des atteintes bouleversantes ◀de▶ ◀la▶ réalité se condamne à ne rien découvrir, car ◀le▶ réel ne livre ses secrets qu’aux violents qui acceptent ses violences. Ainsi ◀le▶ veut non ◀la▶ raison rationaliste, mais ◀la▶ nature profonde ◀de▶ ◀l’▶homme occidental, dont ◀la▶ tension particulière peut être définie ainsi : violence initiale et créatrice, contre-battue et ordonnée tout aussitôt par ◀la▶ raison, qui lui donne corps en lui assignant des limites. (◀La▶ raison seule ne produit rien. ◀La▶ violence seule détruirait ses produits. ◀La▶ réalité vivante est dans ◀le▶ conflit.) Une pensée tendue vers ◀l’▶action saura seule donner forme aux réalités obscures que dénudent au fond ◀de▶ nous-mêmes ◀les▶ grands ébranlements personnels ou sociaux.
◀L’▶élite intellectuelle, en France, pressent déjà que son affadissement vient de ce qu’elle a perdu ◀le▶ contact avec ◀les▶ menaces quotidiennes. Elle se tourne alors vers « ◀le▶ peuple », et j’ai dit avec quelle maladresse. Surtout, elle attend ◀de▶ ◀l’▶extérieur ◀les▶ violences qu’elle n’ose pas initier. Elle attend avec une angoisse qui ressemble fort au désir, ◀les▶ bouleversements politiques qui lui donneront peut-être une foi nouvelle. Elle épie ◀la▶ Russie ou ◀l’▶Allemagne, comme Lady Chatterley son garde-chasse. Passons sur ◀l’▶impudeur ◀de▶ ces curiosités. Ce qui est plus grave, c’est qu’elle oublie — nécessairement — une « loi » humaine fondamentale : ◀la▶ violence ne profite qu’aux violents, et quant aux autres, elle ◀les▶ détruit.
Si ◀la▶ pensée se refuse à peser, à violenter, elle s’expose à subir sans fruit toutes ◀les▶ brutalités que son absence a libérées.
Troisième vertu : ◀l’▶autorité
« Mais, dit ◀le▶ clerc, on se moquerait bien ◀de▶ ma violence spirituelle. Elle resterait purement théorique. Nous n’avons plus ◀d’▶autorité, autant se taire si ◀l’▶on ne veut pas crier avec ◀les▶ loups89 dans ◀les▶ meetings politiques. »
Cette objection repose sur une croyance tenace en ◀la▶ distinction absolue ◀de▶ ◀la▶ théorie et ◀de▶ ◀la▶ pratique, croyance qu’il vaut ◀la▶ peine ◀d’▶examiner ici, en tant que ◀la▶ culture que j’ai décrite ◀la▶ recommande.
En effet, ◀l’▶opposition courante du « théorique » et du « pratique » est en même temps ◀l’▶origine et ◀l’▶effet ◀d’▶une pensée prolétarisée, non éthique. Sa permanence au cours de toute ◀l’▶histoire serait propre à me faire douter ◀de▶ ◀l’▶entreprise que je poursuis ici, si je pouvais un seul instant confondre ◀la▶ vérité et ◀le▶ succès. Je n’attaquerai pas d’ailleurs cette permanence en soi, ni ◀la▶ bêtise humaine en général : toutes ◀les▶ deux relèvent du péché, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ chute originelle, qui sépara ◀la▶ pensée ◀de▶ ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ réalité totale ◀de▶ ◀l’▶Éden, et lui permit ◀de▶ concevoir ce qu’il ne pouvait faire dans ses limites. Dès cet instant, notre pensée se mit à mentir, à dire ce qui n’est pas et qu’on ne veut pas faire. Mais s’il est au pouvoir ◀de▶ ◀la▶ foi seule ◀de▶ supprimer radicalement ◀l’▶hiatus entre ◀la▶ pensée et ◀l’▶action, il appartient à une éthique « actuelle » ◀de▶ critiquer ◀les▶ mauvaises raisons par lesquelles ◀la▶ critique libérale a prétendu légitimer ce mal.
Il nous faut revenir encore au méchant couple des frères ennemis, spiritualistes et matérialistes. Car ils ont en commun cette illusion que ◀les▶ idées existent indépendamment des faits. Les premiers y voient ◀la▶ garantie ◀de▶ ce qu’ils nomment liberté ◀de▶ penser. Ils se figurent que ◀l’▶exercice ◀de▶ cette liberté est gratuit, c’est-à-dire que ◀la▶ pensée n’a pas à se préoccuper ◀de▶ ses effets. Ils seraient au reste tout prêts à croire que ◀les▶ solutions par ◀l’▶ingéniosité ◀de▶ leurs problèmes intellectuels peuvent servir ◀de▶ modèle à ◀l’▶homme ◀d’▶action, moyennant une « réalisation » au sujet de laquelle ils nourrissent un optimisme superficiel, qu’on pourrait prendre aussi, parfois, pour une espèce ◀de▶ lyrisme. Ils aiment à répéter que ◀l’▶esprit est hors de pouvoir sur ◀les▶ choses ; ils ◀le▶ déplorent modérément, c’est leur finesse. Cependant leur morale suppose ◀l’▶application des résultats ◀de▶ leurs raisonnements. C’est-à-dire qu’ils se moquent du monde ; et celui-ci ◀le▶ leur rend bien. ◀L’▶ignorance volontaire ◀de▶ cette situation est ◀la▶ seule garantie ◀de▶ ce qu’on nomme, par antiphrase, ◀l’▶ordre bourgeois. Garantie bien précaire. Car il y a ceux qui souffrent, d’autre part ; ceux qui souffrent matériellement, comme ils ◀le▶ disent, utilisant ◀le▶ vocabulaire des esprits purs, et s’ordonnant ainsi à leurs erreurs. Ceux-là veulent qu’on bouleverse « ◀les▶ faits », quitte ensuite à « spiritualiser » ◀le▶ nouvel ordre des choses. Ils n’ont pas plus ◀de▶ lumières sur ◀les▶ modalités ◀de▶ cette opération que ◀les▶ clercs n’en avaient sur ◀l’▶application des idées.
◀Les▶ uns et ◀les▶ autres ignorent, ou se conduisent comme s’ils ignoraient, qu’il n’y a pas plus ◀de▶ pensée sans effets que ◀d’▶effet sans causes. Ou mieux : ils croient que ◀les▶ causes spirituelles sont sans effet dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶action, qui serait soumis à des déterminismes matériels dont ils ont cependant ◀la▶ faiblesse ◀d’▶attendre on ne sait trop quelle renaissance ◀de▶ ◀l’▶esprit. Autrement dit, ils pensent que ◀le▶ clerc n’a ◀d’▶autorité vraie que sur ◀les▶ idées gratuites, et que ◀les▶ systèmes politiques ne triomphent qu’à ◀la▶ faveur des lois économiques. Mais ◀d’▶où viennent ces systèmes ? Et qui a fait ces lois, ou qui ◀les▶ a laissées se faire, sinon ◀les▶ clercs réfugiés dans ◀le▶ gratuit ? Ici paraît ◀le▶ grand malentendu : il porte sur ◀la▶ notion ◀d’▶autorité.
◀L’▶élite et ◀les▶ meneurs ignorent, même s’ils ◀l’▶exercent, chose curieuse, ◀la▶ vraie nature ◀de▶ ◀l’▶autorité, qui est proprement spirituelle. ◀Les▶ uns et ◀les▶ autres ignorent qu’il ne peut sortir ◀d’▶un système, ◀d’▶un mécanisme intellectuel ou économique, autre chose que ce qu’un acte aura posé à ◀l’▶origine ◀de▶ ce mécanisme ; et qu’un système dont ◀l’▶acte initial est une démission ◀de▶ ma pensée ou ◀de▶ mes mains ne produira jamais rien ◀de▶ valable pour ma pensée ni pour mes mains ; bien plus, qu’un tel système, loin de préparer un terrain plus favorable à quelque action ou réaction future, dévaste ◀le▶ champ des possibles, appauvrit nos images et débilite nos prises sur ◀le▶ concret.
Pourquoi donc voudrait-on que ◀les▶ foules aient plus ◀de▶ respect pour ◀l’▶esprit que ◀les▶ intellectuels eux-mêmes n’en montrent lorsqu’ils affirment son impuissance ? Mens agitat molem dit ◀le▶ proverbe. Mais ce mens n’est pas ◀l’▶esprit pur ! Il est ◀l’▶acte ◀d’▶un créateur dont toute pensée se forme en acte. Précisons encore ce langage. Quand je parle ◀d’▶autorité, il s’agit bien ◀d’▶autorité concrète, celle du génie créateur certes, et en premier lieu, mais aussi celle qui rassemble une armée, qui trouve ◀l’▶argent pour payer ◀les▶ soldats. Lorsque nous parlons ◀d’▶une force spirituelle, il s’agit ◀de▶ ◀la▶ force ◀d’▶un Pascal ou ◀d’▶un Nietzsche, mais aussi ◀de▶ ◀la▶ force qui commande aux soldats. Que cette force disparaisse, ◀l’▶armée n’est plus une arme, entre ◀les▶ mains ◀de▶ ◀l’▶État ou du chef, car ◀les▶ insignes du pouvoir ne sont plus rien là où ◀l’▶autorité défaille, comme ◀le▶ prouve ◀la▶ moindre expérience ◀de▶ commandement. ◀Le▶ pouvoir n’appartient jamais longtemps à ceux qui ne ◀l’▶exercent plus en vertu d’une autorité, c’est-à-dire ◀d’▶une violence spirituelle supérieure aux désirs anarchiques ◀de▶ ◀la▶ nature. ◀La▶ vraie révolution n’est pas ◀la▶ prise du pouvoir (ancien), elle est d’abord ◀l’▶affirmation ◀d’▶une nouvelle autorité.
Il est trop clair qu’une telle autorité, une telle violence, ne sont pas ◀l’▶apanage des élites modernes. Il faut rappeler pourtant que ◀la▶ seule raison ◀d’▶être ◀de▶ ces élites était ◀d’▶assurer ◀la▶ critique, ◀l’▶exercice et ◀la▶ qualité ◀de▶ ◀l’▶autorité spirituelle. Ce qu’elles ont refusé ◀de▶ faire, d’autres ◀l’▶ont fait. Aussi ◀les▶ criailleries ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia devant ◀les▶ actes ◀d’▶un Staline et ◀d’▶un Hitler sont plus honteuses encore qu’impuissantes. Ces deux hommes font peut-être « mal », mais mal à cause de ◀l’▶esprit qu’ils combattent, et des erreurs qu’ils en ont héritées, ce que nul d’entre leurs censeurs n’a osé faire. Ils tentent ◀de▶ penser avec leurs mains : si ces mains sont brutales, et ◀la▶ pensée qui ◀les▶ exerce encore abstraite, c’est que ◀le▶ monde abandonné par ◀les▶ élites n’offrait plus que ◀d’▶informes résistances ; c’est que ◀l’▶esprit, livré à des systèmes, y a perdu ◀le▶ sentiment.
Résumons-nous : pour ◀la▶ pensée active, rien n’est pratique ou théorique, tout est concret au sens précis où j’entends ce mot, qui est ◀l’▶indivision ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ son geste. ◀L’▶autorité de même sera ◀l’▶indivision ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ses risques. Et ce qui révélera dans un auteur ◀l’▶autorité, ce sera ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶immédiate prise ◀de▶ ◀l’▶esprit.
Cependant nous sommes dans ◀le▶ temps, et ◀le▶ temps nous sépare sans cesse ◀de▶ ◀l’▶immédiat, ◀de▶ ◀l’▶instant actuel, du risque vrai. Notre durée agit comme une force centrifuge : nous remettons à demain ◀les▶ conclusions pratiques… ◀D’▶où ◀la▶ nécessité ◀d’▶un parti pris compensateur, ◀d’▶un certain fanatisme spirituel, consistant à soumettre sans cesse ◀l’▶automatisme ◀de▶ ◀la▶ pensée à sa volonté créatrice, et à revendiquer âprement ◀la▶ primauté du risque sur ◀la▶ sécurité, comme fondement ◀de▶ toutes nos hiérarchies intellectuelles.
Quatrième vertu : ◀le▶ goût du risque
Pédagogie du risque : tout ce qui n’est pas dangereux est inutile ; tout ce qui est inutile se décompose et empoisonne ! Quand tu écris, il faut que ce soit à chaque instant comme si tu allais mourir, comme si tu allais vivre : une agonie ! Il faut poser cette limite, il faut y tendre sans relâche. Ne fût-ce que pour nous prémunir contre ◀les▶ tentations du réformisme. Et par exemple, craignons ◀les▶ médecins malades, ceux qui feignent ◀de▶ nous comprendre, ceux dont ◀la▶ sollicitude va seulement à ménager ◀le▶ patient — et c’est leur cruauté. Ceux qui concèdent : « On a trop séparé ◀le▶ penser et ◀le▶ faire. Vous avez bien raison, il faut penser en vue de ◀l’▶action, agir en vue de ◀l’▶idéal ! » N’allons pas croire qu’ils veuillent guérir, simplement ils ont peur du remède radical. Sans ◀la▶ menace révolutionnaire, qui songerait à des réformes ? Mais ces réformes visent à étouffer ◀la▶ santé nouvelle bien davantage qu’à guérir des maux déjà anciens, et dont ces médecins-là s’accommodaient très bien. Penser en vue de ◀l’▶action ! Agir en vue de ◀l’▶idéal ! Comment croire que ces deux démarches atteignent jamais ◀l’▶axe du concret ? Elles lui sont parallèles à ◀l’▶infini. Elles restent séparées ◀de▶ ◀l’▶être en chacun ◀de▶ leurs points, à chaque instant, parce qu’elles n’ont pas leur origine dans ◀l’▶être. Parce qu’elles ne sont pas radicales. Parce que mes mains et ma pensée ne sont pas unies par ma vue, mais par mon acte ! Maximes infiniment inactuelles et inapplicables, parce qu’elles n’assument pas dans leur expression même, ◀la▶ coexistence concrète des éléments contradictoires ◀de▶ ◀l’▶être90. Parce qu’elles sont, dès leur origine et à jamais, sans nul pouvoir ◀d’▶incarnation.
Seule, détient ◀le▶ pouvoir ◀de▶ s’incarner, ◀l’▶idée qui crée un risque dans ma vie. Ce risque atteste ◀l’▶existence ◀d’▶un conflit, c’est-à-dire ◀la▶ présence du réel. Il rend à ma pensée sa gravité, son poids, sa raison ◀d’▶être. Il me rappelle que ◀la▶ pensée en tant que telle n’est jamais séparable ◀de▶ sa création, qui ◀la▶ sanctionne au double sens du mot. ◀Les▶ clercs défendent et définissent une liberté ◀de▶ ◀la▶ pensée qui n’est au vrai qu’une assurance contre toute espèce ◀de▶ sanction. Il est clair que cette liberté-là, garantie par ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶État, ne sera jamais que servitude pour ◀le▶ penseur, s’il sait que ◀la▶ violence ◀de▶ sa pensée fonde ◀la▶ seule autorité valable. ◀La▶ liberté ◀de▶ penser n’est réelle que chez un homme qui a reconnu et qui accepte ◀le▶ danger ◀de▶ penser.
On serait parfois tenté ◀de▶ souhaiter qu’en France ◀l’▶activité ◀de▶ ◀l’▶esprit redevienne passible ◀de▶ prison : cela rendrait un peu de sérieux aux esprits libres. Je sais bien que ce vœu signifie pour beaucoup un appel aux « lois scélérates » ; pour d’autres, qu’il témoigne ◀d’▶un goût romantique du scandale ; enfin qu’il évoque surtout ◀la▶ « mise au pas » des dictatures. Mais ce sont là brimades extérieures, dont ◀l’▶injustice ou ◀la▶ sottise ne confèrent pas nécessairement quelque héroïsme à leurs victimes accidentelles. Ce que je veux dire, c’est que ◀le▶ danger ◀de▶ penser est immédiat à ◀l’▶acte ◀de▶ penser, qui se forge ses fatalités et qui se crée ses propres risques et périls, si libéral que prétende être ◀le▶ régime. « ◀La▶ supériorité véritable produit elle-même ◀la▶ provision ◀de▶ force qui cause sa perte », dit Kierkegaard. Penser avec les mains ne peut être en tous temps qu’une activité subversive, non moins qu’ordonnatrice.
Cinquième vertu : ◀l’▶originalité
Incarnation et risque ne sont pas séparables. ◀L’▶origine même ◀de▶ ◀l’▶homme est dans un risque. Et ◀le▶ progrès ◀de▶ ◀l’▶homme n’est rien ◀d’▶autre que ◀l’▶approfondissement ◀de▶ son risque originel. Ce n’est point par ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶« esprit » que ◀l’▶individu se développe, mais par ◀l’▶incarnation de plus en plus complexe du spirituel, c’est-à-dire par ◀l’▶extension consciente du risque à toutes ses activités. C’est en ce sens que ◀la▶ pensée avec ◀les▶ mains est nécessairement une pensée originale, une pensée qui reproduit et qui aggrave ◀l’▶acte instituant ◀l’▶origine ◀de▶ ◀l’▶homme.
On a curieusement abusé du sens du mot « original » dans ◀la▶ littérature moderne. ◀Le▶ principe ◀de▶ cette altération est d’ailleurs symbolique du relâchement que nous avons décrit. On établit d’abord un conformisme91, une sécurité ◀de▶ ◀l’▶esprit, c’est-à-dire une réalité privée ◀de▶ lien vivant avec son origine. Partant ◀de▶ ce donné, et oubliant qu’il n’est rien ◀d’▶autre qu’un abandonné, on appelle original tout ce qui manifeste une recherche quelconque, un effort quelconque, pour sortir ◀de▶ ◀l’▶automatisme, mais seulement dans ◀le▶ sens ◀d’▶une irréalité au second degré, que ◀l’▶on nomme bizarrerie. « Pourvu qu’ils se gorgiasent en ◀la▶ nouvelleté — disait déjà Montaigne — il ne leur chaut ◀de▶ ◀l’▶efficace ; pour saisir un nouveau mot, ils quittent ◀l’▶ordinaire, souvent plus fort et plus nerveux » (III, 5). Quant à ◀l’▶effort exactement inverse, effort ◀de▶ pertinence et ◀d’▶efficacité, recherche ◀de▶ ◀l’▶original ◀d’▶une vie dont on n’utilisait plus guère que ◀les▶ copies, on lui réserve dans ◀la▶ bourgeoisie des qualificatifs moins indulgents qui vont du mépris à ◀la▶ haine, ◀de▶ ridicule à révolutionnaire. Encore a-t-on passablement embourgeoisé ce dernier terme. C’est qu’on croit ◀la▶ révolution « fatale ». Et ◀la▶ question n’est plus que ◀de▶ ◀l’▶accommoder. On ◀l’▶assimile par exemple au désir ◀de▶ nouveauté, au sens des couturiers, bien entendu. (Dans ◀le▶ même sens, des gens ◀d’▶affaires, des ingénieurs ou des politiciens parlent ◀de▶ « créations ».) On s’imagine que ◀la▶ révolution doit apporter ◀de▶ ◀l’▶inédit, du jamais vu. C’est un exotisme de plus. Ou sinon, ce n’est pas ◀la▶ peine ! Tel écrivain refuse ◀de▶ s’engager dans ◀l’▶action politique sous prétexte que cela ne lui apprendrait rien de nouveau sur ◀l’▶homme. Eh quoi ! n’en saurait-il pas assez pour agir ? pour faire son métier ◀d’▶homme avec ce qu’il connaît ? D’autres chercheraient plutôt ce qu’ils peuvent faire avec ◀le▶ peu qu’ils savent ! Et je pense qu’à ceux-là seuls il est donné ce qu’ils ne cherchaient pas d’abord, une connaissance plus réelle ◀de▶ ◀l’▶homme.
◀L’▶inertie qui résulte pratiquement ◀de▶ confusions pareilles est, hélas ! ◀la▶ plus vulgaire et ◀la▶ plus déprimante résistance que rencontre ◀l’▶effort ◀de▶ ◀l’▶esprit. Ajoutons que c’est une résistance anormale, maladive et qui appelle une action curative anormale elle aussi, en un certain sens. Elle constitue pour nous une tentation perpétuelle. Et déjà beaucoup pensent que ◀la▶ révolution ne pourrait être faite qu’avec des mains brutales, et non du bout des doigts. (Et pourtant ◀la▶ brutalité n’a rien en soi ◀de▶ révolutionnaire. Elle appartient plutôt, sous sa forme actuelle, au monde bourgeois, comme toute réaction à ce qui ◀la▶ provoque…) Ce qui est véritablement créé et créateur, ce qui possède une véritable nouveauté92, ce n’est pas ce qu’on dit, ou ce qu’on pense, ni même ce qu’on gesticule pour la première fois ; mais bien ce qui, pour la première fois, est acte dans une vie. Cela peut être quelque chose ◀de▶ très ancien93 : c’est toujours quelque chose qui remonte à son origine permanente, à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀l’▶autorité spirituelle.
Sixième vertu : ◀d’▶un certain ascétisme ◀de▶ ◀l’▶expression
◀De▶ tout ce qui précède, et surtout du dernier paragraphe, résultent quelques conséquences importantes pour ◀le▶ langage et ◀l’▶expression en général.
◀Le▶ souci ◀de▶ savoir ce qu’on dit est un des moindres ◀de▶ ◀l’▶époque. Il paraît même décroître dans ◀la▶ mesure où croît ◀la▶ quantité des discours, des journaux. Ce serait donc le premier office ◀d’▶une pensée modestement technique, mais servant des fins créatrices, que ◀d’▶élaborer à nouveau un dictionnaire des origines ◀de▶ nos mots. ◀L’▶étymologie pourrait bien être une des sciences ◀les▶ plus subversives ◀de▶ ◀l’▶âge du papier imprimé ! Mais ce n’est là qu’un aspect ◀d’▶un problème plus vaste. Penser avec les mains suppose que ◀le▶ penseur rende au langage sa prise et son tranchant, sa vertu, son pouvoir ◀d’▶ordonner et ◀de▶ toucher. ◀La▶ révolution nécessaire, et non seulement dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ culture, est d’abord une question ◀de▶ mots.
On demande des mots d’ordre ? Encore faut-il que ◀les▶ mots aient un sens, un poids, une valeur ◀d’▶appel. Qu’ils redeviennent littéralement des vocables. Mais pourquoi donc ont-ils cessé ◀de▶ ◀l’▶être ?
On dit : ◀le▶ mot est ◀le▶ corps ◀de▶ ◀l’▶idée. Acceptons provisoirement cette expression douteuse, si elle peut attirer ◀l’▶attention sur ◀le▶ rapport ◀de▶ vie ou ◀de▶ mort qui unit ◀l’▶homme, être pensant, à son langage. ◀Le▶ mot, corps ◀d’▶une idée qui serait ◀l’▶âme ◀de▶ cette combinaison ? ◀De▶ fait, vit-on jamais âme sans corps, ou corps sans âme ? Si ◀l’▶on a pu distinguer âme et corps, c’est à ◀la▶ suite ◀d’▶un relâchement ◀de▶ ◀l’▶être, ◀d’▶une faute originelle. ◀La▶ distinction entre mot et idée est sa conséquence immédiate. Partons ◀de▶ cette distinction comme ◀d’▶un fait, mais ◀d’▶un fait à détruire aussitôt qu’on ◀le▶ reconnaît. ◀Le▶ péché abstracteur corrompt ◀de▶ part et ◀d’▶autre ◀les▶ éléments qu’il désunit, mots et idée, pensée et acte, corps et âme, etc. Dès lors, leur réunion même ne suffit plus à effacer sa trace. Seul ◀l’▶acte ◀de▶ ◀les▶ réunir peut, dans ◀l’▶instant qu’il est donné, combattre ce péché qui, sitôt après, reparaît. C’est à ◀de▶ tels instants que nous devons ◀de▶ subsister, malgré ◀le▶ temps qui nous dissout ; ◀de▶ durer malgré ◀la▶ durée. Notre être véritable est donc discontinu : nous ne sommes que par instant vraiment humains. Et nous avons à conquérir sans cesse ◀le▶ propre, ◀le▶ concret, ◀l’▶original ◀de▶ notre vie : ◀d’▶où ◀la▶ nécessité ◀de▶ subordonner toutes nos valeurs à cet acte qui constitue ◀l’▶étalon ◀de▶ toute existence, et par exemple à ◀l’▶acte ◀de▶ ◀l’▶expression, à ◀la▶ parole qui scande notre durée muette et qui témoigne ◀de▶ notre humanité.
Rien n’est, que ce qui s’exprime.
Cette définition, absolue à ◀l’▶origine, ne peut être, dans ◀l’▶état présent, que ◀d’▶un usage dialectique. Elle réunit, en une seule phrase, en un seul geste, deux aspects du réel, ◀l’▶être et ◀l’▶expression, entre lesquels ◀le▶ temps, ◀l’▶espace et toutes ◀les▶ limitations qui composent notre condition recréent sans cesse une différence.
Que ◀l’▶être et ◀l’▶expression ne soient point séparables, c’est une des exigences constitutives ◀de▶ ◀l’▶humain. ◀L’▶homme ◀l’▶étend même à tout ce qui ◀l’▶entoure, dans ◀la▶ mesure où il voudrait ◀l’▶humaniser. Tout être vivant porte ◀le▶ nom qu’Adam lui a donné avant sa chute. Et c’est ainsi qu’il est pour ◀l’▶homme une aide vivante, un être avec lequel ◀l’▶homme peut entretenir des rapports conformes à sa nature originelle. Mais que ◀l’▶être et ◀l’▶expression, en fait, aient été et soient de plus en plus séparés, que ◀le▶ langage puisse dire ce qui n’est pas, et ne puisse pas toujours dire ce qui est, cela ne signifie pas que nous ayons ◀le▶ droit ◀de▶ spéculer impunément94. Cela signifiera pour nous tout au contraire que nous avons à regagner notre humanité véritable sur ◀l’▶abstraction et ◀le▶ mensonge des mots, partout où ils nous ont tentés, et ne cessent ◀de▶ nous tenter.
Sous cette forme générale, nous posons ici ◀le▶ principe ◀d’▶une ascèse ◀d’▶incarnation : volonté ◀d’▶assumer dans une prise unique tout ce que notre péché sépare ; méfiance active à l’égard des habitudes et mécanismes inhumains ou trop humains ; tension qui se résout en acte, et tout acte, nous ◀l’▶avons vu, est à contre-courant, à contretemps, à contre-espace. Ainsi ◀l’▶homme reste un homme debout. Et je ne dis pas qu’il s’en trouve justifié, mais bien qu’il s’offre au jugement dans son intégrité. Je tiens cette ascèse à la fois pour humaine et pour conforme à ◀l’▶ordre christique tel que cet ordre nous est adressé ; l’autre ascèse, antihumaine et spiritualiste — celle qu’attaque Nietzsche dans Généalogie ◀de▶ ◀la▶ Morale — étant plutôt conforme à ◀l’▶ordre religieux tel que, pécheurs95, nous prétendons ◀l’▶organiser pour notre usage. ◀L’▶ascèse chrétienne est une lutte contre ◀le▶ péché même, en son principe, lutte qui se sait sans fin dans cette vie, et dont ◀la▶ mesure n’est jamais dans aucun résultat en soi, mais seulement dans ◀l’▶acte rédempteur ◀de▶ ◀l’▶humain. Appelons ascèse antihumaine toute lutte contre certains effets du péché, qui ne serait pas une lutte contre son principe même. Par exemple, tout ce qui voudrait réduire ◀le▶ corps au profit ◀de▶ ◀l’▶âme, ou ◀l’▶inverse, alors que ◀la▶ racine du mal n’est ni dans l’un ni dans l’autre, mais dans leur séparation. Une telle ascèse aggrave cette séparation ; elle va dans ◀le▶ même sens que ◀la▶ durée, et c’est sans doute pourquoi elle est capable ◀d’▶un progrès visible dans ses résultats ! Mais au terme ◀de▶ ce progrès, il n’y a pas ◀l’▶unité restaurée, il y a seulement ◀l’▶esprit humain désincarné, livré à son orgueil, c’est-à-dire à ses illusions.
Mais revenons au problème particulier ◀de▶ ◀l’▶expression. ◀Le▶ donné, ou ◀l’▶abandonné, ou encore ◀les▶ résultats présents ◀de▶ ◀la▶ séparation qu’il faut combattre, ce sont d’une part ◀les▶ idées, et ◀de▶ l’autre ◀les▶ mots. Bornons-nous à cela qui nous est immédiat, tandis que j’écris et tandis que vous lisez. Comment réduire concrètement une désunion à ce point instinctive, comment confondre dans un acte ◀l’▶idée et ◀le▶ mot distingués, comment restituer leur pouvoir, leur impatience propre, leur volonté ◀d’▶incarnation ?
On pourrait prévoir dans ◀le▶ détail une philologie et une étymologie polémiques, restauratrices ◀de▶ ◀la▶ valeur ◀d’▶application des mots. Mais pour qu’une telle œuvre ne tourne pas à ◀l’▶avantage exclusif des clercs prolétarisés, et ne se perde pas à son tour dans ◀les▶ bureaux ◀d’▶une administration, même révolutionnaire, il faudrait être sûr qu’à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀l’▶entreprise prévale un parti pris ◀de▶ style, une ardente finalité. Restaurer ◀la▶ valeur ◀d’▶application des mots, c’est trop peu dire pour des oreilles modernes. On a tellement désarmé ◀le▶ langage, on ◀l’▶a tellement décontenancé ! ◀L’▶excellent, et même ◀le▶ parfait, serait ◀de▶ rendre ◀les▶ mots dangereux, je dirai même insupportables, joyeusement, activement insupportables. Au bénéfice du silence, pour ◀les▶ bavards, et ◀de▶ ◀l’▶action pour ceux qui pensent.
Mais c’est encore, et tout de suite, ◀l’▶affaire ◀d’▶une éthique nouvelle, non point ◀d’▶une ingéniosité.
Dialectique ◀de▶ ◀l’▶incarnation
Tout ce que j’ai dit contre une certaine pensée, puis en faveur d’une certaine éthique, vise uniquement à désigner ◀l’▶acte ◀d’▶incarnation qu’est penser avec les mains. Or cet acte en définitive est un mystère, ◀le▶ mystère même ◀de▶ ◀la▶ Communion. On peut ◀le▶ désigner par ses effets, mais cela ne va jamais sans équivoques : car il transcende toujours ses effets. Pour prévenir ◀les▶ pires erreurs sur ◀l’▶acte, nous disposons ◀d’▶un seul moyen, et c’est ◀la▶ connaissance ◀de▶ ce qui, certainement, s’oppose à ◀l’▶acte.
Deux tentations perpétuelles menacent ◀de▶ déprimer en nous ◀la▶ volonté ◀d’▶incarnation, c’est-à-dire ◀de▶ transformation du monde. Ce sont ◀le▶ conformisme et ◀l’▶évasion.
Il est probable que la plupart des hommes n’ont même jamais conçu clairement qu’une troisième attitude est possible à l’égard de ◀la▶ réalité. Et cela se comprend : il y a si peu de tons purs dans ◀le▶ détail ◀de▶ ◀l’▶existence, tout est tellement mêlé, et qui peut se flatter ◀d’▶obéir en tout temps à une seule conduite définie ? (Mais aussi, ce qui importe dans une vie, c’est son parti pris dominant.) On peut être conformiste par faiblesse, parce que ◀l’▶on est vaincu, jusque dans ses désirs, par ◀le▶ milieu. On peut être conformiste pour se tenir à ◀l’▶abri du concret, s’il est vrai que ◀le▶ concret est ce qui appelle une décision, dont dispense ◀l’▶abandon à ◀l’▶habitude. C’est déjà là une forme ◀d’▶évasion. Il y a aussi un conformisme cynique, qui n’est qu’une évasion par ◀l’▶intérieur, une ironie perpétuelle et désabusée. Il y a enfin ◀la▶ manière banale ◀d’▶être non conformiste, qui est ◀l’▶évasion proprement dite, et ◀la▶ révolte négatrice. On voit que ◀le▶ conformisme et ◀l’▶évasion ne s’opposent pas comme ◀le▶ jour et ◀la▶ nuit. Je ◀les▶ définirais plutôt comme deux manières ◀de▶ s’endormir, deux mouvements ◀de▶ fuite devant ◀le▶ conflit humain tel qu’il se joue dans nos limites charnelles. Mais ce qui est sûr, c’est que ◀le▶ conformisme et ◀l’▶évasion s’opposent absolument à ◀l’▶acte ◀d’▶incarnation ◀d’▶une pensée ; car celui-ci n’est pas une évasion puisqu’il cherche toujours son point ◀d’▶appui dans ◀le▶ concret ◀d’▶une situation ; et il n’est pas non plus un conformisme, puisqu’il n’assume cette situation que pour ◀la▶ renouveler, ◀la▶ recréer, et finalement ◀la▶ dépasser. Pourtant, toute volonté ◀d’▶incarner ◀la▶ pensée côtoiera ce double péril. C’est là sa dialectique particulière, c’est à cela même qu’on peut reconnaître sa présence.
Nous appellerons dès lors incarnation un acte qui ne sera réductible ni à un conformisme, ni à une évasion, et qui de plus — c’est capital — naîtra ◀d’▶un élan ◀de▶ ◀la▶ pensée vers une fin qu’elle invente ou qu’elle a vue. Car ◀la▶ pensée qui agit, c’est celle qui sait où elle va.
Septième vertu : ◀l’▶imagination
En somme, ◀la▶ question du langage revient à celle ◀de▶ ◀l’▶exacte incarnation des idées dans ◀les▶ mots : c’est d’abord une question ◀de▶ véracité. Toutefois, ◀la▶ véracité ◀d’▶un créateur n’est pas simple récitation. Il ne s’agit pas seulement ◀de▶ décrire ce qui est, il faut décrire ce qui doit être, ce que ◀l’▶on veut qui soit, mais qui n’est pas encore, ce que ◀l’▶on fait vrai. ◀La▶ probité technique ne saurait donc suffire, si elle est nécessaire. C’est ◀l’▶imagination qui forme ◀le▶ langage en puissance ◀d’▶acte ; c’est ◀le▶ style qui traduit ◀le▶ dynamisme ◀de▶ ◀l’▶esprit formateur. C’est donc une certaine imagination, un certain style qui permettront ◀de▶ penser avec les mains. ◀La▶ dialectique du conformisme et ◀de▶ ◀l’▶évasion nous indiquera au moins ce qu’ils ne doivent pas être.
Il existe une espèce ◀d’▶imagination que ◀l’▶on peut qualifier ◀de▶ conformiste : elle se rapproche ◀de▶ ◀la▶ déduction automatique. Elle se laisse guider par des formes, des usages, des lois qui ne sont en fait que ◀les▶ résidus ◀de▶ créations anciennes. ◀L’▶esprit s’y engage à sa suite, persuadé qu’il pense ◀le▶ réel, alors qu’il suit tout simplement sa ligne ◀de▶ moindre résistance. Disons pour fixer ◀les▶ idées : cette imagination est celle ◀de▶ ◀l’▶homme d’affaires moyen, ou encore du journaliste à ◀la▶ recherche ◀de▶ phrases toutes faites, ou ◀de▶ ◀l’▶auteur ◀de▶ romans policiers combinant des situations cataloguées. Il ne s’agit dans tous ces cas que ◀de▶ jouer sur un clavier ◀de▶ mots, ◀de▶ gestes ou ◀de▶ situations que ◀l’▶on n’a pas eu à inventer ou à recréer. Il ne s’agit que ◀d’▶utiliser ingénieusement du tout fait.
À cette dégradation ◀de▶ ◀l’▶imagination par ◀le▶ conformisme, correspond une dégradation symétrique par ◀l’▶évasion. C’est un des sous-produits du romantisme. Lorsque ◀l’▶esprit abandonné à sa fantaisie s’effraie soudain des actes où elle ◀l’▶entraîne, et répugne à subir ◀les▶ conditions humiliantes que lui imposerait ◀le▶ réel tel qu’il est, il s’échappe dans ◀l’▶imagination ◀d’▶actions impossibles et flatteuses. L’un des signes ◀les▶ moins équivoques ◀de▶ cette rupture avec ◀le▶ concret, c’est ◀l’▶abus du langage « évocateur », vice ◀d’▶évasion qui affecte presque toute ◀la▶ littérature contemporaine. Laquelle ◀l’▶a propagé dans ◀les▶ couches populaires avec un succès qui en dit long sur notre état social96. Non seulement elle « se paye ◀de▶ mots », mais comme il arrive toujours quand ◀la▶ monnaie ne travaille plus, elle ◀les▶ dévalorise, et ◀les▶ grands mots dont elle abuse perdent à ◀la▶ fin leur sens, même chez ceux qui ◀les▶ utilisent à bon escient. C’est ce dernier trait qui est grave. En vérité, c’est cette littérature — celle du film, celle du journal, celle du roman — qui est ◀l’▶opium des peuples incroyants. ◀La▶ mauvaise qualité ◀de▶ ◀la▶ langue des auteurs à succès — pour nous borner à cet aspect ◀de▶ leur production — n’est ◀de▶ leur part qu’une habileté souvent consciente. Entre deux mots qui s’offrent choisir sans faute ◀le▶ plus « évocateur », entre deux sens ◀d’▶un même mot, ◀le▶ moins concret, voilà qui définit ◀le▶ mauvais style, en même temps que ◀le▶ style à succès. ◀Le▶ grand public trouve que cela fait plus poétique. Il croit que ◀la▶ poésie est dans ce qui ressemble à ◀la▶ poésie, et non pas dans ce qui tient au réel, souvent « laid ». Et c’est ainsi que ◀le▶ style ◀d’▶évasion rejoint ◀les▶ conformismes ◀les▶ plus fades.
Mais à ces deux dégradations ◀de▶ ◀la▶ langue, et ◀de▶ ◀l’▶imagination qui devait maintenir ◀la▶ langue vivante, il ne suffirait pas ◀d’▶opposer, par exemple, ◀la▶ discipline classique, ou un effort contraint ◀d’▶originalité, ou ◀l’▶ironie désespérée du futurisme et ◀de▶ Dada. Il ne s’agit ni ◀de▶ réglementer ◀le▶ langage, ni ◀de▶ ◀le▶ pimenter, ni ◀de▶ nier son pouvoir. Il s’agit ◀de▶ ◀le▶ recréer, c’est-à-dire ◀de▶ ◀le▶ ramener d’une part à ses origines vivantes, et d’autre part, ◀de▶ ◀le▶ soumettre à une fin commune.
Tandis que ◀les▶ uns imaginent ◀le▶ donné, ◀l’▶état du langage banal, sans volonté ◀de▶ transformation ; tandis que ◀les▶ autres imaginent des métamorphoses qui font abstraction des racines, — ◀l’▶imagination créatrice, elle, travaille toujours dans ◀le▶ donné, mais contre lui : elle rapporte ◀les▶ mots à leur racine concrète, mais c’est pour ◀les▶ mieux transplanter97. Étymologies poétiques, restituant ◀le▶ langage dans sa nouveauté actuelle, par ◀la▶ vertu ◀d’▶un parti pris un peu plus passionné que savant. ◀L’▶imagination créatrice suppose moins ◀de▶ ruse que ◀de▶ courage, moins ◀de▶ souplesse que ◀de▶ fanatisme intime. Oui, c’est un fanatisme qui fait descendre nos images dans nos mains, c’est une émeute contre ◀les▶ sécurités apprises qui joint avec témérité deux idées ou deux êtres nés ◀de▶ milieux hostiles, et conclut, comme à ◀la▶ volée, ces mariages ◀les▶ plus indissolubles et ◀les▶ plus féconds ◀d’▶avoir été sacrés dans un double arrachement !
Mais ◀le▶ retour aux origines n’est qu’un moyen ◀de▶ retremper nos armes pour un combat dont ◀l’▶enjeu est à venir. Imaginer, c’est voir ◀le▶ but, c’est voir ◀le▶ tout, qu’il s’agit ◀de▶ rejoindre et ◀d’▶accomplir. Voilà ◀le▶ vrai moteur ◀de▶ ◀la▶ pensée. Pour ◀l’▶homme créateur, vraiment humain, et que j’appelle ◀la▶ personne, penser ce sera toujours tendre concrètement vers une fin anticipée par ◀l’▶imagination, et sa vision. Penser, exprimer sa pensée, ce sera toujours créer ◀les▶ voies qui conduisent au but dernier. Ce sera penser à partir de ◀la▶ fin.
◀L’▶étymologie grecque du mot idée, c’est ◀le▶ verbe voir. Toute idée prend sa source et son élan dans une vision. Certes, penser, c’est partir ◀d’▶où ◀l’▶on est pour aller où ◀l’▶on voit qu’il faudrait être. Mais si je dis que penser, c’est partir ◀de▶ ◀la▶ fin, c’est que ◀l’▶appel vient en réalité ◀de▶ ◀la▶ fin98.
◀L’▶imagination du langage naît ◀d’▶une vision créatrice du monde. Une telle vision est primordiale, comme celle ◀de▶ Jean à Patmos ; c’est-à-dire qu’elle éclate à ◀l’▶origine et à ◀la▶ fin du temps, dans un instant, et comme un acte. Elle apparaît au point ◀le▶ plus profond ◀de▶ ◀l’▶être, qui est aussi ◀la▶ pointe extrême ◀de▶ sa manifestation, ◀le▶ point éblouissant ◀de▶ ◀la▶ métamorphose où ◀la▶ mort et vie se confondent dans une nouveauté absolue. ◀L’▶imagination du langage ne peut donc exercer son pouvoir qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶un certain style ◀de▶ vie, tendre et tendu.
Huitième vertu : ◀le▶ style
Un style ◀de▶ vie ! On voit des condottieri. Il faudrait voir aussi des artisans. Une danseuse célèbre, mais non : plutôt cet homme dur qui cherche ses mots dans sa pipe, et ◀le▶ voilà joyeux parce qu’il a trouvé, et que cela touche d’autres hommes, qui ne savaient plus…
Un style ◀de▶ vie : mais que celui qui ◀le▶ détient en vienne à s’exprimer, il n’est pas sûr que son style écrit traduira ◀les▶ catégories dans lesquelles il existe en réalité. Ou plutôt, il est presque certain qu’il ◀les▶ traduira dans des formes qui ◀les▶ trahissent. Nous retrouvons ici ◀la▶ division du mot et ◀de▶ ◀la▶ pensée, qui a pour premier effet ◀de▶ priver ◀la▶ pensée ◀de▶ son efficacité. C’est que ◀l’▶on a pris ◀l’▶habitude ◀de▶ penser, ◀de▶ parler et ◀d’▶écrire sans tenir compte ◀de▶ nos données concrètes, soit que ◀l’▶on sacrifie à un académisme, soit que ◀l’▶on oublie ◀les▶ fins communes ◀de▶ ◀la▶ pensée. J’entends par données concrètes : ◀les▶ raisons qui poussent un homme à écrire, quelles qu’elles soient ; ◀le▶ public auquel il voudrait s’adresser ; ◀le▶ genre ◀d’▶action qu’il entend exercer ; son lieu et sa date ; enfin ◀le▶ but dernier ◀de▶ son activité. Combien ◀d’▶auteurs contemporains oseraient rendre un tel compte ◀de▶ leurs motifs ? À supposer même qu’ils s’y risquent, combien pourraient justifier ces motifs par des exemples tirés ◀de▶ leurs œuvres ; attester en particulier, que leur vocabulaire est adapté aux fins qu’ils déclarent, que leur style est conditionné par leur action, par ◀la▶ structure même des problèmes qu’ils traitent, non point par des modèles flatteurs ? Plus simplement encore, et sans juger des réussites, combien pourraient désigner dans leurs œuvres ◀les▶ traces ◀d’▶un effort dans ce sens ?
Considéré ◀de▶ ◀la▶ sorte, ◀le▶ problème du style déborde infiniment ◀le▶ domaine, ici symbolique, ◀de▶ ◀l’▶expression : il devient ce qu’on pourrait appeler ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶hypocrisie des formes. J’en donnerai deux exemples.
On a remarqué déjà qu’en politique, gens ◀de▶ droite et gens ◀de▶ gauche utilisent ◀les▶ mêmes formations ◀de▶ combat, partis ou ligues, ◀les▶ mêmes tactiques, ◀la▶ même démagogie, au service ◀de▶ doctrines qu’ils croient antagonistes. Ils ne voient pas que ◀le▶ style ◀de▶ leur action contredit pratiquement leur but et ◀les▶ conduit sur un terrain qui forcément n’est pas ◀le▶ leur, n’est pas celui qu’ils avaient à défendre, et n’est plus, au sens littéral, qu’un no man’s land.
Pareillement, ◀les▶ armées européennes qui sont toutes organisées pour ◀l’▶offensive et ◀l’▶agression sont au service ◀d’▶États qui prétendent tous n’avoir que des buts défensifs. Ainsi ◀le▶ « style » militaire contredit ◀les▶ fins humaines alléguées par ◀l’▶État et entraîne forcément cet État à des actions qu’il prétend condamner.
Hypocrisie profonde des formes, héritage ◀d’▶un libéralisme dégradé, ◀d’▶un esprit ◀d’▶abstraction doublé ◀de▶ mensonge concret, dont ◀les▶ écrivains ◀d’▶aujourd’hui abusent avec ◀le▶ même succès en des conflits non moins stériles, s’ils sont évidemment moins meurtriers. Comment un Gide ne voit-il pas que ◀les▶ méandres surveillés du « style exquis » entraînent ◀l’▶esprit, ◀l’▶imagination et ◀les▶ sens dans un monde où certaines conclusions communistes ne peuvent plus rencontrer ni prises ni créance ?
Cependant, il est clair que ◀le▶ style est justement cela qui, dans une œuvre, est contagieux. Si ◀le▶ style est ◀de▶ ◀l’▶homme même, on peut dire plus précisément qu’il est ◀de▶ ◀l’▶action même, ◀de▶ ◀la▶ personne en exercice.
De même que ◀la▶ personne se distingue ◀de▶ ◀la▶ masse, mais aussi ◀de▶ ◀l’▶individu, ◀le▶ style ◀d’▶une pensée active se distinguera par une double opposition : d’une part il opposera au conformisme ◀la▶ loi personnelle ◀de▶ ◀l’▶homme, d’autre part, il opposera à ◀l’▶évasion dans ◀l’▶abstrait ◀la▶ volonté ◀de▶ s’ordonner à un but, et ◀d’▶y soumettre ses moyens.
◀Le▶ style qu’il faut à une pensée communautaire ne sera pas forcément « populaire », car ◀le▶ peuple qui sort des écoles n’est plus ◀le▶ peuple populaire ; Péguy ◀l’▶a dit : il lit trop ◀de▶ journaux. (◀Les▶ données concrètes ◀de▶ ◀la▶ révolution nécessaire ne sont d’ailleurs pas dans ◀les▶ mains du « peuple » en tant que classe ouvrière. Elles sont dans ◀les▶ mains des hommes, ◀d’▶où qu’ils sortent, qui ont compris que ◀la▶ révolution ne saurait être faite que par et pour ce qu’il y a de plus humain dans ◀l’▶homme, ◀la▶ personne libre mais responsable…)
Un style soumis à ◀la▶ rudesse nouvelle, non pas aux prudences que ◀l’▶on sait. Un style né ◀de▶ ◀la▶ seule passion ◀de▶ s’engager. Que chaque phrase indique ◀la▶ volonté ◀d’▶atteindre un but, dont ◀la▶ nature commande ◀le▶ choix des mots, ◀le▶ rythme, ◀les▶ figures. Que chaque phrase implique ce but, et ◀le▶ désigne par son allure même. Que ◀le▶ style s’ordonne à sa fin, et non plus à ◀de▶ bons modèles. Et qu’il rappelle à ◀la▶ situation, au lieu de rappeler des sources. Que nos écrits figurent ◀les▶ microcosmes ◀de▶ cet ordre nouveau qu’ils revendiquent. Qu’ils illustrent, dans leur structure, visible ou secrète, ◀la▶ dialectique joyeuse ◀de▶ ◀la▶ personne en acte. Que celui qui s’engage dans leur lecture éprouve ◀de▶ tout son être ◀la▶ présence ◀d’▶une réalité éthique immédiate à chaque progrès du discours et qu’il n’en sorte pas intact ! « Ne rien écrire ◀d’▶autre que ce qui pourrait désespérer ◀l’▶espèce ◀d’▶homme qui se hâte », écrivait Nietzsche. Nous dirions : Ne rien écrire ◀d’▶autre que ce qui pourrait désespérer ◀l’▶espèce ◀d’▶homme qui demande à ◀la▶ lecture une évasion, un stupéfiant, une justification du monde injuste, une occasion ◀de▶ refuser le premier pas dans ◀l’▶immédiat.
Alors, n’acceptons-nous plus un seul maître ? Ce serait oublier ceux qui nous ont appris à nous méfier des maîtres. Je viens de nommer Nietzsche, — Nietzsche qui, le premier, substitua délibérément ◀la▶ notion ◀de▶ style à celle ◀de▶ correction dans ◀les▶ démarches ◀de▶ ◀l’▶esprit. Il faudrait en nommer quelques autres : Pascal, dont ◀la▶ phrase est brisée par cette raison qui brise ◀la▶ raison ; Descartes, dont ◀la▶ limpidité naît ◀d’▶une ardente volonté ◀d’▶expliquer et ◀de▶ justifier son intuition, rien qu’elle, dégagée ◀de▶ toute allusion impure ; Kierkegaard, si désespérément soumis aux intermittences ◀de▶ ◀la▶ foi, que ◀l’▶ironie chez lui jaillit au point précis où soudain ◀la▶ joie cesse ◀de▶ soutenir son grand lyrisme ; Rimbaud enfin, celui ◀de▶ ◀la▶ Saison, étreignant ◀la▶ « réalité rugueuse »… « Et allons !… » — Ils nous disent tous ◀d’▶aller à notre vie.
◀La▶ mesure occidentale
Depuis quelques milliers ◀d’▶années que ◀les▶ peuples édifient des civilisations dont nous connaissons ◀la▶ chronique, il est frappant ◀de▶ voir qu’ils n’ont imaginé qu’un assez petit nombre ◀de▶ mesures communes réglant leur vie, leur pensée, leur action, leur lutte contre ◀la▶ mort et ◀l’▶anarchie. ◀Les▶ Juifs ont eu ◀la▶ Loi et ◀la▶ prophétie ; ◀les▶ Grecs, ◀l’▶homme dans ◀la▶ cité ; ◀les▶ Romains, ◀l’▶ordre imposé par ◀l’▶Empire ; ◀le▶ Moyen Âge, ◀la▶ théologie ; ◀le▶ siècle ◀de▶ Louis XIV, ◀la▶ raison ◀d’▶État incarnée par ◀le▶ roi ; et nous voyons ◀les▶ Russes bâtir une mesure matérielle et ◀les▶ Allemands une mesure populaire, qui ne sont encore que des raisons ◀d’▶État, perfectionnées infiniment par ◀la▶ technique et par ◀la▶ propagande. En somme, il n’y a guère que deux types ◀de▶ mesures : ◀le▶ principe spirituel ou ◀le▶ cadre institutionnel. ◀Le▶ grand prestige ◀de▶ ◀l’▶Église catholique, et son miracle, ce fut ◀d’▶unir entre ses mains, durant des siècles, ◀l’▶autorité spirituelle et ◀le▶ pouvoir organisé. Nous ne reverrons pas ce miracle.
C’est que nous héritons ◀d’▶une faillite sociale, c’est-à-dire ◀d’▶une culture et ◀d’▶une économie qui n’osent plus déclarer ◀de▶ mesure commune depuis cent-cinquante ans déjà. Nous assistons à des essais ◀de▶ reconstruction qui se fondent par exemple sur ◀la▶ technique : ils pourront bien produire des millions ◀de▶ machines, mais ils seront impuissants à ◀les▶ utiliser pour ◀l’▶homme, au bénéfice ◀de▶ son humanité. Secondement, ils seront impuissants à restaurer ◀le▶ prestige ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui tenait à ◀l’▶esprit créateur ◀de▶ ses élites intellectuelles.
Si nous voulons reprendre notre marche sans retomber dans ◀l’▶ornière séculaire, c’est une élite qu’il nous faut reformer, une élite ◀d’▶hommes porteurs ◀de▶ ◀la▶ conscience du but commun et ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ ◀le▶ servir par leur pensée. ◀Le▶ plan précis du cadre matériel nouveau importe moins que ◀la▶ restauration ◀d’▶une autorité effective. C’est ◀l’▶esprit seul qui nous sauvera, et non ◀l’▶État, ◀l’▶esprit autoritaire et incarné, ◀l’▶esprit qui crée et qui éduque.
◀Les▶ vertus qu’il suppose sont concevables ; leur lieu commun, définissable : c’est ◀l’▶acte ◀d’▶incarnation ◀de▶ ◀la▶ pensée, ◀le▶ geste profond, spécifique et ordonnateur ◀de▶ ◀la▶ puissance occidentale99. Mais tout cela resterait fort abstrait, resterait une description abstraite du concret, si nous n’arrivions pas à situer, à baptiser, ◀l’▶incarnation ◀de▶ cette mesure spirituelle.
◀L’▶Arche ◀de▶ ◀l’▶Alliance, ◀l’▶Église, ◀le▶ César, ◀le▶ Roi, ◀le▶ Dictateur, ◀l’▶État : voilà des signes matériels ◀de▶ ◀la▶ mesure. Est-il possible ◀de▶ leur opposer dès maintenant un signe aussi grandiose, aussi simple et tangible ? Songeons qu’il a fallu, pour que ces signes apparaissent, un immense appel ◀de▶ ◀l’▶esprit, une construction parfois séculaire des pouvoirs. Et nous n’en sommes qu’aux premiers cris. Si nous parvenons aujourd’hui à prendre une conscience ferme des nécessités ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ ◀l’▶éthique qu’elles nous imposent dans ◀la▶ situation où nous sommes, peut-être aurons-nous fait ce que devait faire notre génération. C’est ◀le▶ principe spirituel ◀de▶ ◀la▶ mesure qu’il nous faut tout d’abord définir, et ◀le▶ signe naîtra ensuite. Or ce principe me paraît défini tout à la fois par ◀la▶ tradition même ◀de▶ ◀l’▶Occident, par ◀le▶ spectacle actuel ◀de▶ ses déviations, enfin par ◀le▶ sens même ◀de▶ ◀l’▶inquiétude métaphysique et ◀de▶ ◀l’▶angoisse sociale qui nous obsèdent. Individu et masses, telles sont ◀les▶ déviations ◀d’▶une tradition qui se fondait sur ◀la▶ personne. Privation du pouvoir ◀d’▶être une personne responsable, tel est ◀le▶ secret ◀de▶ ◀l’▶angoisse individuelle et ◀de▶ ◀la▶ révolte des masses. Retour à ◀la▶ personne, tel est ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ philosophie « existentielle » sous toutes ses formes, et des mouvements théologiques et politiques qui préparent et qui préfigurent dès maintenant l’ordre nouveau, communautaire, que nous appelons.
Incarnation ◀de▶ ◀la▶ mesure occidentale : ◀la▶ personne
Je ne reprendrai pas ici ◀la▶ distinction fondamentale ◀de▶ ◀la▶ personne et ◀de▶ ◀l’▶individu, ni ◀la▶ définition philosophique ◀de▶ ◀la▶ personne : il me suffit ◀d’▶avoir, assez minutieusement, cerné ◀les▶ caractères moraux ◀de▶ son activité, dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ culture. Mais j’indiquerai ◀les▶ suites communautaires du principe personnel, tel qu’il est défini ◀d’▶une manière à peu près unanime par tous ◀les▶ écrivains qui s’en sont occupés100.
◀La▶ personne, c’est pour nos contemporains ◀la▶ découverte non pas du moi, mais bien du toi. ◀La▶ découverte ◀de▶ ◀l’▶existence concrète qu’exprime ◀le▶ pronom tu. Découverte bouleversante dans un monde où ◀l’▶égoïsme ne règne plus seulement comme un péché, mais comme une vertu glorifiée par ◀la▶ culture « distinguée », et codifiée légalement par ◀le▶ système capitaliste. En même temps que ◀le▶ toi, ◀l’▶Occident redécouvre ◀les▶ éléments ◀de▶ toute communauté vivante. Il redécouvre lentement, douloureusement, au travers de sanglantes erreurs parfois, ◀le▶ secret du service commun dans ◀la▶ cité, secret que nous avait fait perdre un siècle ◀de▶ sociologies collectivistes ou individualistes. Enfin ◀l’▶Occident entrevoit pour la première fois cette évidence monumentale : que tout notre désordre vient de ce que ◀les▶ centres auxquels se rapportaient jusqu’à présent ◀la▶ société, ◀l’▶État, ◀les▶ lois, ◀la▶ pensée et ◀l’▶action, n’étaient pas ◀le▶ vrai centre ◀de▶ ◀l’▶homme, qui est ◀la▶ personne ; et que pour cette seule raison, ◀la▶ société, ◀l’▶État, ◀les▶ lois, ◀la▶ pensée et ◀l’▶action déformaient ◀l’▶homme et se ◀l’▶asservissaient. Ainsi se trouve défini très simplement ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ révolution européenne : ramener ◀le▶ centre ◀de▶ toutes choses politiques au centre ◀de▶ ◀l’▶homme même, à ◀la▶ personne. Mais cette révolution est ◀la▶ plus difficile ◀de▶ toutes. Ses premières manifestations tangibles, en politique, évoquent les premiers pas ◀d’▶un géant aveuglé par une lueur trop vive, qui titube et se rejette vers ◀l’▶ombre. Elle peut sembler pour ◀l’▶heure tout à fait dérisoire et comme imperceptible à ◀l’▶échelle ◀d’▶aussi monstrueux faux pas, ◀l’▶activité des quelques hommes qui cherchent à définir ◀le▶ vrai but et ◀les▶ conditions intimes ◀d’▶un mouvement destiné toutefois à revêtir une ampleur historique. À eux ◀de▶ compenser par leur intransigeance spirituelle une disproportion matérielle qui pourrait effrayer beaucoup ◀d’▶esprits.
Au risque de simplifier jusqu’à ◀l’▶absurde — mais ceux qui veulent agir me comprendront — je poserai donc ◀la▶ thèse suivante, comme une limite extrême et un repère :
◀Le▶ lieu ◀de▶ toute décision qui crée, c’est ◀la▶ personne. ◀D’▶où il suit que toute ◀l’▶agitation du monde n’est rien de plus qu’une certaine question qui m’est adressée, et qui ne se précise en moi qu’à l’instant où elle me contraint à ◀l’▶acte.
Peut-être qu’il est inutile ◀de▶ rien savoir du monde et ◀de▶ son train, des sciences, des faits et gestes, des batailles, des accidents, des inventions, des religions, des êtres, si ce savoir n’est pas pour moi, à tel moment, un ordre ou une tentation. Quand cesserons-nous ◀d’▶agiter des problèmes qui n’ont jamais été notre problème ? Car un problème n’est jamais réel que pour celui qui peut ◀l’▶incarner dans sa vie, ◀le▶ résoudre au concret, ou bien périr par lui. Il n’y a pas au monde un seul problème dont ◀la▶ réalité dernière, dont ◀l’▶existence concrète déborde ◀les▶ limites ◀de▶ ◀la▶ personne.
On songe ici tout de suite à ◀la▶ question sociale. On se souvient peut-être aussi des libéraux spiritualistes qui aimaient à dire : « ◀La▶ solution des grands problèmes sociaux est une question ◀de▶ morale individuelle. » ◀L’▶originalité ◀d’▶une morale individuelle apte à résoudre ◀les▶ conflits sociaux se réduirait probablement aux vertus ◀de▶ surdité, ◀de▶ cécité et ◀de▶ mutisme. Par ailleurs, elle pourrait être aussi laïque ou religieuse qu’on voudrait. Mais ◀l’▶individu a vécu. Ce mythe n’est plus à craindre que sous sa forme négative : ◀le▶ collectif.
Ramener ◀la▶ question sociale aux limites ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est constater que ◀la▶ question sociale, en tant qu’elle est concrète, c’est-à-dire en tant qu’elle exige ◀de▶ chacun une réponse, ne se pose par ailleurs que dans ◀l’▶individu aux prises avec son entourage humain101. Ses données me sont extérieures, certes. Mais je n’ai pas à ◀les▶ connaître autrement que par ◀la▶ question concrète qu’elles m’adressent ; et cette question ne peut être concrète — et ne peut être un conflit véritable — que si c’est un autre homme, en face de moi, qui me ◀la▶ pose. Qu’il soit là, proche ou lointain, à portée ◀de▶ ma main, à portée ◀de▶ mes yeux, à portée ◀d’▶imagination, peu importe, pourvu que cette prise, cette vue, cette image soient pour moi ◀le▶ tu qui questionne, dans ◀l’▶instant. ◀La▶ personne est ◀le▶ fondement ◀de▶ ◀la▶ communauté, en ceci qu’elle est ◀l’▶acte par lequel ◀l’▶individu répond à ◀la▶ question que lui pose son prochain. Et à ◀l’▶inverse, ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ communauté est ◀de▶ permettre à tous ◀les▶ hommes ◀d’▶assumer leurs responsabilités, c’est-à-dire ◀de▶ devenir des personnes. Telles sont ◀les▶ deux idées polaires qui sous-tendent ◀l’▶édifice personnaliste. Rien ne ◀les▶ précisera mieux que ◀l’▶exemple ◀de▶ leurs premières déviations politiques. Pour éviter ◀de▶ nous perdre dans des jugements historiques pour lesquels nous ne serons jamais assez documentés, ramenons cet examen à une grammaire ◀de▶ ◀la▶ personne : nous gagnerons en précision ce que nous perdrons sans doute, mais volontiers, en pittoresque superficiel et discutable.
Des philosophes aux disciples puissants nous assurent aujourd’hui que ◀le▶ conflit fécond, ◀la▶ communion du toi et du moi se résout pratiquement dans un nous, que ◀l’▶on oppose aux ils des sociologues positivistes. Cette opération magistrale porte un nom en politique : c’est ◀le▶ fascisme, ou ◀le▶ national-socialisme. ◀Le▶ nous, c’est ◀le▶ groupe, ◀le▶ faisceau, ◀la▶ troupe ◀d’▶assaut, puis ◀le▶ Parti ou ◀la▶ nation organisée. On ◀l’▶oppose à ◀la▶ masse anonyme, tout autant qu’à ◀l’▶individu atomique.
◀Le▶ vœu humain paraît comblé… Et ◀l’▶on croirait qu’il ◀l’▶est à ◀les▶ entendre, si certains spectacles ◀de▶ masses ne nous rendaient un peu plus que méfiants à ◀l’▶endroit ◀d’▶une philosophie qui, après coup, ◀les▶ légitime… Une fois de plus, je rappellerai qu’il n’est pas question dans ces pages ◀de▶ « condamner » des « erreurs » étrangères et ◀de▶ faire ◀la▶ leçon au monde entier en vertu de notre vieille sagesse. ◀Le▶ nous national-socialiste n’est pas seulement un concept philosophique, il correspond à ◀la▶ réalité profonde ◀de▶ ◀la▶ Nation, à ◀la▶ réalité précise du Parti. Nous n’avons pas à « corriger » ◀de▶ tels faits ou ◀de▶ telles religions. Mais ce que nous pouvons faire, et qui est utile, c’est ◀de▶ juger ◀les▶ propositions générales et théoriques que ◀l’▶on a voulu déduire ◀de▶ ces faits, et qui pourraient tenter certains d’entre nous.
Et par exemple, je me demande sérieusement si, dans nos conditions, ce nous qu’on nous propose pourrait être autre chose qu’une moyenne entre ◀le▶ je des libéraux et ◀le▶ ils des collectivistes ? Selon nos mœurs et notre vocabulaire, n’est-il pas, lui aussi, un être « abstrait », ne laisse-t-il pas ◀le▶ champ libre à ◀la▶ mécanique étatiste qui tient lieu ◀d’▶ordre dès que ◀l’▶homme renonce à assumer personnellement son risque vis-à-vis du « prochain » ?
Pour nous « ◀l’▶erreur fasciste » est peut-être plus grave que ◀les▶ erreurs qu’elle combat, parce qu’elle figure ◀l’▶image du rapport véritable entre ◀les▶ hommes, mais qu’elle ◀la▶ « figure » seulement, qu’elle ◀la▶ construit ◀de▶ ◀l’▶extérieur, par une contrainte politique. ◀Le▶ rapport véritable entre ◀les▶ hommes, c’est ◀la▶ communauté des personnes responsables. Mais ◀la▶ communauté n’est rien de plus que ◀les▶ personnes : elle n’est que ◀l’▶expression des rapports personnels. Elle a son centre en chacune des personnes qui ◀la▶ composent, et ne peut être définie par autre chose que par ce centre, — par ◀l’▶État, ou par ◀le▶ Parti. Elle est ◀le▶ rayonnement ◀de▶ ◀l’▶acte qui unit deux hommes par un lien ◀d’▶entraide libre, au service ◀d’▶un même but, et non point par une discipline ◀de▶ marche. ◀La▶ vraie communauté unit ◀les▶ hommes en tant que différents, chacun faisant ce qu’il est ◀le▶ seul à pouvoir faire pour tous ◀les▶ autres — et non point en tant que porteurs ◀d’▶uniformes ou ◀de▶ chemises de même couleur.
En son principe, ◀l’▶erreur fasciste consiste à imposer cette communion ; et du fait qu’elle ◀l’▶impose, à ◀la▶ transformer en un « état » alors qu’elle devrait être un acte. C’est faire simplement abstraction ◀de▶ ◀la▶ tension, ◀de▶ ◀la▶ responsabilité réciproque. Il en résulte que ◀le▶ je et ◀le▶ tu considérés ◀d’▶un point de vue qui n’est plus ni celui ◀de▶ l’un ni celui ◀de▶ l’autre, c’est-à-dire considérés dans leur rapport ◀d’▶objectivité, vu par un tiers, se trouvent du même coup objectivés et prisonniers ◀de▶ ce rapport, ◀le▶ nous. ◀Le▶ groupe ainsi est défini par ◀l’▶extérieur, disons par sa circonférence. Et comme ◀le▶ veut ◀la▶ géométrie, il est plus grand que chacun des éléments qui ◀le▶ composent. Il s’arroge des droits sur eux, bien qu’à ◀la▶ vérité il ne résulte que ◀de▶ ◀la▶ somme ◀de▶ leurs altérations. ◀Les▶ hommes qui constituent ce groupe ne sont plus des hommes totalement « humains » puisque l’un des pôles ◀de▶ leur être n’est plus visible ni concret, échappe aux prises ◀de▶ leurs mains. Pour chacun ◀d’▶eux, ◀le▶ tu est devenu ◀le▶ nous, il a donc cessé ◀d’▶être une question directe, cessé ◀d’▶être un des pôles ◀de▶ ◀la▶ personne. ◀De▶ fait ◀le▶ nous n’est rien qu’un biais : c’est un tu sans visage qui vient se confondre avec un moi désormais incertain ◀de▶ ses limites agrandies. Perte ◀de▶ tension, en chaque point du cercle. Il faudra bien ◀la▶ compenser par une rigidité accrue ◀de▶ ◀la▶ circonférence. ◀D’▶où ◀la▶ nécessité ◀d’▶une discipline ◀de▶ fer, dont ◀l’▶expérience militaire ferait douter qu’elle contribue à développer ◀les▶ disciplines créatrices, organiques, celles que ◀l’▶homme personnel se donne en vertu de sa vocation.
◀Les▶ partisans du nous ont fait erreur sur ◀la▶ personne.
Si ◀la▶ personne est au principe ◀la▶ mise en question ◀d’▶un je par un tu, donc une rencontre, cette rencontre n’a lieu que dans ◀le▶ je et dans ◀le▶ tu. Deux hommes ne peuvent se rencontrer spirituellement et concrètement à mi-distance l’un ◀de▶ l’autre. Ce qui me fait douter qu’ils puissent se rencontrer hors ◀d’▶eux-mêmes, fût-ce au-dessus ◀d’▶eux-mêmes, dans ◀le▶ nous (◀la▶ Gesamtperson). Pour nous aimer, nous entraider, nous devons faire chacun tout ◀le▶ chemin qui nous sépare ◀les▶ uns des autres. Et c’est au seul moment où je t’atteins en toi, où tu m’atteins en moi, que nous devenons deux personnes, et l’un pour l’autre ◀le▶ prochain.
Ainsi ◀le▶ phénomène personnel demeure situé dans ◀l’▶individu, mais dans un individu transformé, orienté, animé par une présence extérieure qui ◀le▶ questionne102. Face à face avec ◀le▶ prochain, responsable vis-à-vis de cette apparition concrète et élémentaire ◀de▶ ◀la▶ communauté, je ne suis plus un isolé ; pourtant je reste un solitaire.
◀De▶ ◀l’▶héroïsme
C’est dans cette solitude menacée que viennent en fin de compte retentir tous ◀les▶ problèmes sociaux et spirituels. C’est en elle qu’ils provoquent un écho véritablement humain. C’est en elle enfin que s’opère ◀la▶ communion réelle ◀de▶ ◀l’▶acte. ◀La▶ personne est un lieu ◀d’▶héroïsme, et cela signifie qu’elle est ◀le▶ lieu, ◀l’▶origine et ◀la▶ fin ◀de▶ toute incarnation, ◀de▶ toute création, ◀de▶ tout risque.
◀La▶ personne est aussi, par conséquent, ◀l’▶individu moral et social par excellence ; mais dans son acte seulement, c’est-à-dire dans ◀l’▶instant, non point dans ◀la▶ durée psychologique et descriptible. C’est pourquoi des généralités abstraites telles que morale, ou socialisme, entités que ◀l’▶on peut considérer en soi comme des systèmes, indépendamment du rapport actuel ◀d’▶un je et ◀d’▶un tu, ne rendent pas compte ◀de▶ ◀l’▶être personnel.
Penser en acte, ce n’est pas « descendre au social », ni davantage trahir ◀l’▶esprit pour des fins « bassement utilitaires », si ◀l’▶on accepte ◀l’▶héroïsme personnel. Un siècle bourgeois comme fut ◀le▶ xixe , n’osait imaginer ◀de▶ réalisations que sociales : car il faut bien qu’on s’y mette à plusieurs, rassurante perspective, puisqu’on sait qu’il n’existe pas ◀d’▶héroïsme collectif. ◀Le▶ héros, par définition, est toujours seul. (C’est peut-être pourquoi ◀le▶ bourgeois — ◀l’▶homme du bourg — n’est pas un héros, ou cesse ◀d’▶être un bourgeois quand il devient un héros.)
Précisons : réaliser une pensée, ce n’est pas seulement ◀la▶ mettre à exécution — ce qui pourrait signifier aussi bien ◀la▶ condamner à mort et ◀l’▶extirper ◀de▶ son être, fût-ce pour ◀l’▶introduire dans ◀l’▶Histoire. C’est avant tout devenir cette idée, et ◀le▶ théâtre ◀de▶ sa passion. Voilà qui peut mener plus loin que ◀l’▶activisme, et avec plus ◀de▶ conséquence.
C’est ◀le▶ drame ◀de▶ ◀l’▶éthique personnelle, une affaire ◀d’▶amour, une affaire ◀de▶ solitude menacée. Une pensée et une vie sont aux prises : qu’on ◀les▶ laisse donc seules à ce débat silencieux et obscur comme ◀les▶ ruses ◀de▶ ◀la▶ volupté, à ce jeu serré ◀de▶ refus ◀de▶ tentations, ◀d’▶oublis feints et ◀de▶ brusques retours. Il faut tout cela et ◀les▶ mille petites souffrances ◀de▶ ◀la▶ souffrance pour qu’une idée devienne ce mythe qui vive en nous et dans lequel nous vivions, jusqu’au point que chacun ◀de▶ nos gestes — oui, même ce signe ◀de▶ ◀la▶ main — trahisse son immanente puissance.
On voudrait dire qu’il faut avaler ◀les▶ idées103, et qu’une idée qui ne peut être mastiquée, puis avalée, n’a pas plus ◀de▶ valeur que ◀les▶ melons en carton qu’on voit aux étalages. Il y a plusieurs façons ◀d’▶avaler. Il y a même ◀l’▶oubli. Ainsi ◀de▶ ◀l’▶idée du bonheur : qu’on ◀la▶ détruise, qu’on ◀la▶ mange et qu’on ◀l’▶oublie. Ainsi ◀de▶ tant d’autres pensées, ◀d’▶un désir ou ◀d’▶un idéal : ils ne s’incarnent qu’à ce prix. Combien ◀d’▶étreintes, ◀de▶ blessures, combien ◀de▶ morts, ◀de▶ retours et ◀de▶ morts encore, jusqu’à ce que ◀l’▶esprit enfin brisé s’abandonne, comme on oublie, à tel vouloir qu’il concevait mais redoutait, et qui devient alors notre sang et nos songes !
◀Le▶ sang, ◀les▶ songes, tour à tour nous poussent vers ◀les▶ êtres, et guident notre main. Par eux s’incarne ◀la▶ pensée, et c’est là ◀l’▶héroïsme ◀de▶ ◀l’▶esprit. Car toute incarnation s’opère au prix ◀d’▶un héroïsme, ◀d’▶une passion solitaire et féconde. Telle est ◀la▶ loi du monde, et il est admirable ◀de▶ ◀l’▶aimer.
Et ◀la▶ pensée même ◀de▶ Dieu ne s’est point soustraite à cette loi, c’est-à-dire à ce choix souverain ◀de▶ Dieu. C’est en s’y soumettant qu’elle se révèle à ◀l’▶homme, lorsqu’elle s’incarne dans ◀le▶ Fils pour agoniser sur ◀la▶ ◀Croix▶, qui est ◀le▶ signe ◀de▶ ◀la▶ condition humaine déchirée entre ◀le▶ temps et ◀l’▶éternité.
Enchaînement des valeurs
Partant ◀d’▶une analyse impatiente ◀de▶ ◀la▶ logique interne du désordre régnant — ◀la▶ pensée prolétarisée —, nous104 avons entrepris ◀la▶ description ◀d’▶un nouvel ordre ◀de▶ valeurs éthiques, suspendu tout entier et relié en chacun ◀de▶ ses points, parfois sans autre transition logique, à ◀l’▶acte créateur. Nous avons constaté que cet acte fonde toute existence en tant qu’elle est concrète ; que ◀le▶ concret n’a lieu que dans ◀l’▶immédiat, dans ◀l’▶instant. Tel est ◀le▶ sens et ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀l’▶a priori éthique. Il ne souffre aucune distance, ni dans ◀le▶ temps ni dans ◀l’▶espace, ni ◀de▶ principe ni ◀de▶ fait, entre théorie et pratique. C’est là son réalisme et sa violence nécessaires. Mais aussi cette indistinction est ◀l’▶autorité même, en tant qu’elle s’exerce, soit qu’il s’agisse du commandement des armées, ou ◀de▶ ◀la▶ création géniale. ◀L’▶autorité appartient à ◀l’▶esprit, en tant qu’il entre en force dans ◀le▶ monde pour transformer ses conditions, faisant ainsi revêtir par ◀l’▶objet ◀la▶ violence propre au sujet. Son exercice crée donc un risque, que ◀l’▶on ne saurait affronter si ◀l’▶on n’est pas, dans ◀le▶ même temps, en puissance des sources originelles ◀de▶ toute existence.
Cette dynamique ◀de▶ ◀l’▶incarnation, nous avons essayé ◀d’▶en surprendre ◀le▶ fait dans ◀l’▶expression écrite. Beaucoup de lettrés, peut-être aussi quelques primaires, se figurent qu’un tel problème ressortit aux règles ◀de▶ ◀l’▶art. Nous ◀l’▶avons ramené à des conflits éthiques.
Au cœur ◀de▶ tout conflit fécond, ◀de▶ tout conflit qui ne se résout point dans une séparation mauvaise, mais dans un acte créateur, règne ◀le▶ mystère ◀de▶ ◀l’▶amour, ◀le▶ mystère ◀de▶ ◀la▶ communion. Mais ce mystère ne souffre point définition. On ne peut ◀l’▶approcher que par ◀la▶ voie des négations. Nous avons proposé une dialectique critique dont ◀les▶ deux termes négatifs sont évasion et conformisme. Elle nous a permis ◀de▶ cerner ◀le▶ lieu et ◀le▶ moment ◀de▶ ◀l’▶action créatrice, dans ◀l’▶exercice ◀de▶ deux vertus maîtresses ◀de▶ notre éthique, ◀l’▶imagination et ◀le▶ style.
Enfin, nous avons assumé, et concentré toutes ces tensions dans ◀la▶ tension originelle et solitaire ◀de▶ ◀la▶ personne, acte concret par excellence, acte qui part ◀de▶ limitations humaines, individuelles, mais pour ◀les▶ transcender, acte qui, dans ◀l’▶instant fait communier ◀le▶ même et l’autre, toi et moi. Par ces voies, nous sommes parvenus au centre des problèmes du monde moderne, en même temps qu’au foyer rayonnant ◀de▶ toute éthique communautaire.
Car si toutes ◀les▶ contradictions qui empêtrent nos vies et ◀la▶ vie des nations depuis cent ans restent stériles, c’est que ◀l’▶humanité a perdu ◀la▶ vision du rapport humain authentique, celui qu’ici ◀l’▶on nomme ◀la▶ Personne, celui que ◀l’▶Évangile a révélé lorsqu’il nous a montré dans chaque homme ◀le▶ Prochain.
◀Les▶ contradictions du monde ne peuvent pas être supprimées, et toutes ◀les▶ doctrines qui s’y sont essayées n’ont pu en fin de compte engendrer que ◀le▶ désespoir, ◀la▶ tyrannie ou ◀l’▶amertume nihiliste. ◀Les▶ contradictions du monde figurent dans ◀l’▶équation fondamentale ◀de▶ toute existence. Mais ◀l’▶illusion ◀la▶ plus terrible ◀de▶ ◀l’▶humanité consiste à croire que cette équation comporte une solution générale. Il n’y a ◀de▶ solution que personnelle (encore est-ce d’abord une « question »). ◀La▶ personne, telle est ◀la▶ seule valeur qu’on puisse donner à ◀l’▶x ◀de▶ ◀l’▶équation du monde. Or, ◀la▶ personne étant un acte créateur, elle introduit à chaque fois dans ◀l’▶équation un élément irrationnel, incalculable, un élément ◀de▶ liberté.
Sens ◀de▶ ◀la▶ liberté, ou ◀la▶ conquête ◀de▶ ◀la▶ personne
Et voici ◀la▶ question décisive : quel est ◀le▶ sens dernier ◀de▶ ◀l’▶acte humain ? Pourquoi ◀la▶ liberté ? Et pourquoi tous ◀les▶ hommes ◀la▶ désirent-ils obscurément — non sans angoisse ! — ◀de▶ toute ◀la▶ force ◀de▶ ◀l’▶humanitas qui malgré tout subsiste en eux ?
Répondre à cette question outrepasse sans nul doute ◀les▶ limites ◀d’▶un ouvrage profane. D’autre part, il n’est pas mauvais ◀d’▶éprouver parfois ces limites, au besoin ◀d’▶y faire quelque brèche pour aller béer sur ◀l’▶absurde, ou sur un ◀de▶ ces abîmes qui vous rappelle encore, par ◀l’▶enseignement du vertige, ◀les▶ proportions congrues ◀de▶ votre entendement.
Si quelques-uns m’ont suivi jusqu’ici, je leur dois bien ◀la▶ franchise ◀d’▶avouer que ma conscience n’est pas encore à ◀l’▶aise. J’ai peut-être parlé ◀de▶ ◀l’▶acte en humaniste. Je n’ai peut-être pas toujours marqué aussi clairement qu’il ◀le▶ fallait ◀le▶ refus que je veux opposer à ◀la▶ tentation titanique, à ◀l’▶ambition prométhéenne, à ◀l’▶idéalisme ◀d’▶un Fichte. Et c’est pourquoi je ne me tiendrai pas quitte que je n’aie repris une dernière fois dans son ensemble ma déduction, pour ◀la▶ pousser enfin au-delà ◀de▶ ses dernières prudences, plus loin sans doute que plusieurs ne voudraient, ou n’estiment nécessaire ◀d’▶aller ; mais je tiens cet « excès » pour plus sérieux que ◀la▶ mesure même qu’il s’agit ◀d’▶éprouver une dernière fois.
◀L’▶esprit ◀de▶ ◀l’▶homme se manifeste dès ◀l’▶origine par ◀le▶ conflit qu’il institue dans ◀le▶ monde. Mais ce conflit, s’il vient à perdre sa violence, se relâche en éléments désormais dépravés, car leur mise en tension ne ◀les▶ a pas laissés intacts. Ce relâchement n’est pas un apaisement, mais une espèce ◀d’▶équilibre indifférent, entre deux autonomies qui se dessèchent. Or ◀l’▶origine du relâchement est dans ◀la▶ pensée même : c’est elle d’abord qui a péché. Mais du péché dans lequel nous nous voyons plongés, nous ne pouvons donner qu’une description tout empirique, par là même insuffisante. ◀La▶ cause première nous échappe, puisque ◀le▶ péché, justement, c’est ◀d’▶être séparé ◀de▶ notre origine absolue. Toucherait-on ici au quiétisme, au fatalisme ? Mais non, tout se renverse ! Car ◀la▶ cause permanente et actuelle ◀de▶ toute répétition du péché primitif, nous pouvons ◀la▶ nommer, ◀la▶ décrire. Ainsi, dans une certaine mesure, nous ◀la▶ tenons dans notre puissance.
◀L’▶origine ◀de▶ ◀l’▶histoire, c’est ◀la▶ chute dans ◀le▶ temps. ◀Le▶ péché premier, ◀le▶ lâchage premier et irrattrapable ◀de▶ ◀l’▶instant, c’est ◀le▶ refus ◀de▶ ◀l’▶obéissance instantanée à ◀l’▶Éternel. Nous avons lâché ◀la▶ rampe, et désormais ◀l’▶accélération ◀de▶ notre chute dans ◀le▶ temps et ◀l’▶espace est entièrement déterminée par ◀les▶ lois mécaniques. Fatalement, elles nous entraînent dans une dissolution atomique : elles nous ramènent à ◀la▶ poussière. Mais au fond ◀de▶ ◀l’▶abîme ◀de▶ ◀la▶ Séparation, ◀la▶ pensée a reçu, par ◀l’▶incarnation ◀de▶ ◀l’▶esprit, une nouvelle puissance ◀de▶ salut. C’est ◀l’▶acte. Car ◀l’▶acte est adhésion à l’instant éternel ; un instant il se dresse contre ◀les▶ mécanismes ◀de▶ ◀la▶ mort ; un instant il recrée, dans ◀la▶ vision ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀la▶ forme ◀de▶ son corps tel que Dieu ◀le▶ forma. Ainsi ◀l’▶acte nous réincarne. ◀La▶ primauté du spirituel, c’est ◀la▶ primauté du créant, ◀de▶ ◀la▶ « pensée qui pense » sur ◀la▶ « pensée qui est pensée ». Primauté décisive mais pourtant reperdue sans cesse.
Car il n’arrête pas ◀le▶ cours du temps, cet Instant ◀d’▶une joie absolue et pour certains presque mortelle. Notre vie s’anéantirait dans ce contact avec ◀l’▶éternité, et notre acte serait comme un suicide, si nous osions agir, une seule fois, ◀de▶ toutes ◀les▶ forces que ◀la▶ foi nous offre. Nous ne faisons en réalité que nous approcher ◀de▶ cette mort. Et voici le dernier paradoxe : c’est cet instant où nous touchons ◀la▶ mort qui recrée notre vie temporelle. Tout aussitôt, nous replongeons dans ◀le▶ monde des résistances, dont nous savons qu’elles conditionnent notre durée. Mais ◀la▶ force ◀de▶ notre attaque a suscité des obstacles plus grands et plus profonds. Sans doute n’oserons-nous jamais ◀les▶ vaincre une fois pour toutes. Car un acte total, un oui total à l’instant éternel dresserait contre nous ◀l’▶univers totalement unifié dans ◀le▶ non, — ◀la▶ pleine stature ◀de▶ mort. ◀Le▶ Christ fait cet acte, en mourant sur ◀la▶ ◀croix▶. Mais Christ est Dieu.
◀Le▶ caractère humain ◀de▶ ◀l’▶acte est ◀d’▶aller contre quelque chose — Dieu seul agit et crée ◀de▶ rien — mais ◀de▶ n’aller pas jusqu’au bout. Et c’est pourquoi, en fin de compte, ◀l’▶acte rend force aux résistances dans ◀l’▶instant qu’il ranime ◀l’▶être.
◀Le▶ sens ◀de▶ notre liberté est défini par cette contradiction.
Aux yeux de Dieu, notre acte est seulement restaurateur. À ◀la▶ mesure ◀de▶ sa violence, il tente ◀de▶ rétablir ◀les▶ créatures dans leur état incorruptible. Il n’est pas en notre pouvoir ◀d’▶étonner ◀l’▶Éternel, ni ◀d’▶inventer quoi que ce soit qu’il n’ait prévu, qu’il n’ait donné, que nous n’ayons perdu par notre chute dans ◀le▶ temps. Cette connaissance dernière est celle ◀de▶ ◀la▶ foi seule. Elle est don ◀de▶ ◀l’▶Esprit, révélation. Elle tue en nous ◀le▶ faux dieu du moi pur, pour ressusciter ◀le▶ vrai Dieu. C’est pourquoi dans ◀le▶ temps tout se renverse. Chacun des actes que nous osons faire nous apparaît comme une création absolue. Chacune ◀de▶ nos victoires est une nouveauté absolue dans ◀les▶ âges, quelque chose ◀de▶ jamais vu, quelque chose qui n’aurait été vu que par ◀l’▶Adam ◀d’▶avant ◀la▶ chute, ◀d’▶avant ◀l’▶histoire, ◀d’▶avant cette heure pendant laquelle ◀l’▶homme perdit jusqu’au souvenir ◀de▶ ◀l’▶image ◀de▶ Dieu qu’il était.
◀L’▶homme créateur n’est pas ◀le▶ démiurge isolé ◀d’▶un idéalisme orgueilleux ; ni ◀l’▶esclave des fatalités ◀de▶ son histoire ; et il n’est pas non plus celui qui se souvient ◀d’▶une éternité raisonnable, ◀d’▶un modèle qu’il pourrait imiter. ◀L’▶homme, en tant qu’homme est bien un créateur, mais c’est un créateur créé, un ordonnateur obéissant, et ses limites sont celles ◀de▶ ◀l’▶incarnation personnelle. C’est là son ordre et sa réalité, et ◀le▶ lieu ◀de▶ sa rédemption.
Cette limitation voue ◀l’▶entreprise humaine à un échec final ; au jugement dernier. En même temps, elle est ◀le▶ ressort ◀de▶ toute action recréatrice.
Car c’est en espérance que nous sommes sauvés, mais cette espérance est certaine.
Car ◀le▶ temps détruit ◀l’▶acte, mais ◀l’▶acte est juge du temps.
Je suis parti ◀d’▶une considération très générale ◀de▶ ◀l’▶actuel désordre universel. J’en ai cherché ◀les▶ causes historiques lointaines, j’ai critiqué certains ordres qu’on lui oppose. Restreignant ensuite ◀le▶ champ ◀de▶ mes observations à ce qui nous concerne pratiquement, j’ai cherché ◀la▶ formule ◀de▶ nos désordres en décrivant notre élite libérale. J’ai fait un pas de plus vers ◀le▶ concret en situant dans ◀l’▶homme qui pense en puissance ◀d’▶acte ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀la▶ nouvelle mesure communautaire. Enfin j’ai essayé ◀de▶ circonscrire ◀le▶ point central, ◀le▶ foyer rayonnant, ◀le▶ cœur ◀de▶ ◀la▶ réalité humaine où vient retentir ◀l’▶appel des fins ◀les▶ plus lointaines. Et c’est ◀l’▶acte à la fois immédiat et transcendant ◀de▶ ◀la▶ personne.
J’oserai dire maintenant que ◀la▶ conquête ◀de▶ ◀la▶ personne — qu’elle aboutisse ou qu’elle échoue — et ◀l’▶effort qu’il nous faut entreprendre — qu’il aboutisse ou qu’il échoue — pour situer en ce centre ◀de▶ ◀l’▶homme ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ société, préfigurent dès maintenant ◀la▶ conquête et ◀l’▶effort ultimes auxquels pourra jamais prétendre une révolution humaine. Leur succès serait ◀le▶ terme absolu ◀de▶ ◀la▶ vocation occidentale.
1933-1936.