Aspects culturels de▶ la coopération dans les régions frontalières (été 1972)di
I. Définitions
Appelons culture non seulement l’ensemble des œuvres produites par une société à travers les âges, mais aussi l’ensemble des manières ◀de▶ sentir, ◀de▶ penser, ◀de▶ juger et ◀de▶ s’exprimer les plus communément pratiquées par les membres ◀de▶ cette société. Ou encore le système des valorisations religieuses, éthiques, esthétiques, juridiques et sociales qui caractérisent la société en question.
Appelons région le champ ◀d’▶action mesurable ◀d’▶un phénomène socioéconomique, ethnique, culturel ou écologique, en liaison plus ou moins étroite avec une aire géographique qui variera d’ailleurs selon la nature du phénomène considéré et selon son évolution historique.
Les régions socioéconomiques sont généralement constituées par un ensemble ou système ◀de▶ besoins et ◀de▶ ressources, ◀de▶ flux ◀de▶ biens et ◀de▶ services, ◀d’▶urbanisation et ◀de▶ taux ◀de▶ croissance, qui ne saurait coïncider que par accident et temporairement avec un territoire délimité ne varietur par des frontières « naturelles » ou par des frontières administratives fixées en d’autres temps et circonstances selon des critères non économiques (militaires, politiques, linguistiques, prétendument historiques, etc.). Les régions ethniques, constituées par des populations ◀de▶ langues et ◀de▶ coutumes communes, sont liées ◀d’▶une manière beaucoup plus stable dans le temps à des territoires bien plus précisément déterminés, mais il est rare qu’elles coïncident avec les frontières étatiques décidées au hasard des traités au xixe et au xxe siècles. La plupart sont ou bien englobées (◀de▶ gré ou ◀de▶ force) dans un État national beaucoup plus grand et qui entend effacer leurs limites traditionnelles, ou bien divisées ◀d’▶une manière accidentelle (en vertu d’un mélange diplomatique ◀d’▶hypocrisie et ◀d’▶ignorance) par les frontières stato-nationales.
C’est la division politique ou administrative des régions ethniques et socioéconomiques qui crée la plupart des problèmes culturels, dont nous avons à traiter ici et que nous allons énumérer.
II. Problèmes culturels des régions frontalières
1. On se bornera à un ou deux exemples ◀de▶ chacun des groupes principaux ◀de▶ problèmes observés : langues, enseignement aux trois degrés et formation technique, mass médias.
Langues. En Alsace, après la fin ◀de▶ la guerre et ◀de▶ l’occupation nazie, l’enseignement ◀de▶ l’allemand, langue maternelle des Alsaciens, est supprimé. Ce n’est qu’en 1952 qu’il est rétabli dans les deux dernières classes ◀de▶ l’école primaire, deux heures par semaine (trois heures pour trois classes en 1960). Mais chaque élève a le droit ◀de▶ préférer une autre langue, chaque maître peut refuser ◀de▶ donner ces leçons ! Et du côté officiel, on ergote sur la qualité ◀de▶ « langue maternelle » du « dialecte alsacien », tandis que du côté alsacien on multiplie les distinguos entre langue, dialecte ou « forme orale ◀d’▶une langue », forme orale et forme écrite du Hochdeutsch, etc. Voici quelques chiffres plus clairs :
En 1954, 436 000 personnes sur 459 000 dans le Haut-Rhin, et 629 578 sur 662 000 dans le Bas-Rhin étaient germanophones (c’est-à-dire unilingues, bilingues ou trilingues). Quant aux francophones purs, ils étaient 32 432 dans le Bas-Rhin et 22 500 dans le Haut-Rhin.106
Rien ◀d’▶étonnant donc si 85 à 90 % des parents répondent oui à la question : « Voulez-vous que l’allemand soit enseigné à vos enfants dès l’école primaire ? » Mais en 1964, le député alsacien Henri Ulrich peut écrire que depuis la fin ◀de▶ la dernière guerre « l’enseignement ◀de▶ l’allemand en Alsace a été organisé de façon à être pour ainsi dire inefficace. Ici et là, il aurait même été habilement saboté. L’expression n’est pas trop forte. Il a suffi quelquefois ◀d’▶enseigner l’allemand, ou ◀de▶ réclamer l’enseignement ◀de▶ l’allemand pour que les sentiments patriotiques ◀d’▶un homme osant s’élever contre la résistance plus ou moins officielle ◀de▶ certaines administrations soient mis en doute »107.
Des problèmes similaires se posent aux Valdotains et Piémontais ◀de▶ langue française, aux Roussillonnais, Majorcains et Barcelonais ◀de▶ langue catalane, aux Tyroliens du Haut-Adige, aux Basques ◀de▶ France et ◀d’▶Espagne, aux Slovènes ◀de▶ la vallée ◀d’▶Udine, mais aussi aux Gallois, Bretons, Occitans, Sorabes, Croates du Burgenland, etc. La répression ◀de▶ la liberté linguistique exerce sur une part importante ◀de▶ la population européenne une action humiliante et démoralisante108.
C’est grave. Car « notre langage fabrique notre pensée pour nous » (Georges Mounin). En brimant, ridiculisant, interdisant la langue maternelle, l’État-nation ◀de▶ style xixe siècle a prétendu imposer sa pensée, fût-elle précisément absence ◀de▶ vraie pensée, pur conformisme politique, et ce faisant, il s’est lui-même dénaturé : au lieu d’être au service ◀de▶ la communauté, il est devenu — au moins en prétention — le Souverain totalitaire.
2. L’enseignement aux trois degrés et la formation professionnelle et technique souffrent, dans une bonne moitié ◀de▶ l’Europe, c’est-à-dire dans les « régions frontalières » qui séparent nos 26 États-nations, des effets paralysants du stato-nationalisme, qui selon les cas interdit expressément ou bloque en fait :
— la mobilité des étudiants et des enseignants ;
— l’équivalence des degrés, du bachot au doctorat en médecine ou au diplôme ◀d’▶ingénieur, ◀d’▶architecte, ◀de▶ psychologue ;
— l’effectus civilis, ou droit ◀d’▶exercer dans un pays voisin la profession pour laquelle on a été diplômé dans son pays.
Quant au contenu ◀de▶ l’enseignement : les manuels ◀d’▶histoire et ◀de▶ géographie (aux trois degrés) ont tout fait, depuis plus ◀d’▶un siècle, pour que les valeurs et grandeurs nationales soient seules enseignées, les réalités régionales étant systématiquement oblitérées ou frappées ◀d’▶interdit, au prix de distorsions éhontées des faits. Ainsi l’ignorance sur les réalités immédiates est générale.
3. La presse, la radio, la TV
La diffusion ◀de▶ la presse ◀d’▶une région comme Rhône-Alpes et la composition ◀de▶ son audience ont fait l’objet ◀d’▶études très poussées (qui vont jusqu’à compter combien ◀de▶ lecteurs du Progrès ◀de▶ Lyon et du Dauphiné libéré ◀de▶ Grenoble possèdent ◀de▶ machines à laver « dont, à tambour horizontal 668 ; ◀d’▶un autre type, 211 »). Mais nous ne trouvons pas ◀de▶ données sur la diffusion ◀de▶ cette même presse en Suisse romande voisine : secret professionnel, dit-on. (Les chiffres seraient-ils trop bas pour être avoués ?) La réciproque est vraie pour la diffusion des journaux ◀de▶ Genève et Lausanne en France voisine. Là encore, l’ignorance ◀de▶ ce qui se passe à quelques kilomètres ◀de▶ chez soi est générale.
La radio ◀de▶ nos divers pays est généralement mieux entendue que la TV dans les régions de même langue, mais beaucoup moins écoutée.
La TV ayant une portée moindre, ne peut être reçue dans ◀de▶ nombreuses régions que s’il y a des relais. Or on observe que les relais ne sont installés qu’à des fins politiques : le Val ◀d’▶Aoste naguère encore à majorité francophone se plaint ◀de▶ n’avoir pas ◀de▶ retransmission ◀de▶ la TV suisse romande mais seulement ◀de▶ la TV italienne. Quant à l’Alsace : « nombreux sont ceux qui désireraient que les émissions locales ◀de▶ l’ORTF en langue allemande ne soient pas limitées à des quarts ◀d’▶heure symboliques. Les observateurs non alsaciens relèvent d’ailleurs tous que les Alsaciens ont commencé à acheter des téléviseurs à partir du jour où les progrès techniques ont permis ◀de▶ fabriquer des postes à modulation ◀de▶ fréquence et par conséquent ◀de▶ capter la TV allemande. En 1959, il n’y avait en effet que 4000 récepteurs ; en 1964 on en a compté 80 000 ! »109
La Suisse romande bénéficie largement des relais TV français du Jura et des Alpes ◀de▶ Savoie, installés à l’intention des Français du pays ◀de▶ Gex, ◀de▶ Haute-Savoie et ◀de▶ Savoie ; mais nul relais ne transmet aux Français la TV suisse ◀de▶ langue française.
4. Le théâtre et la musique ne souffrent pas des mêmes entraves nationalistes. Il n’y a pas là ◀de▶ problèmes sérieux. On a beau répéter que la musique ne connaît pas ◀de▶ frontières : ◀d’▶une manière générale, le rayonnement des opéras et des orchestres demeure municipal, n’atteint pas les dimensions régionales.
5. Les livres, en principe, passent les douanes en franchise. En réalité, 1) les douaniers se réservent le droit ◀de▶ permettre ou non leur passage, selon les titres ou parfois les images ◀de▶ la couverture ; 2) les prix sont majorés jusqu’à 30 % dans le pays voisin, sous prétexte de « frais ◀de▶ distribution ».
6. Presse, mass médias, écoles, font peu ou rien pour combattre les stéréotypes nationaux, et pour montrer (comme il serait aisé ◀de▶ le faire dans une région frontalière) que ces clichés généralement hostiles aux voisins se justifient mal. Ils naissent le plus souvent dans la presse des capitales, lorsqu’on y prépare une guerre ou qu’on la fait.
Tout se passe comme si les gouvernements comptaient sur la persistance des stéréotypes ◀d’▶hostilité pour contribuer à maintenir la « cohésion nationale ».
III. Les frontières
Les problèmes qu’on vient ◀d’▶évoquer sont créés par les frontières. Et ce sont les frontières qui empêchent ◀de▶ les résoudre. Ou plus exactement : c’est le dogme ◀de▶ la souveraineté nationale absolue et illimitée, c’est-à-dire sacro-sainte, matérialisé par les frontières.
Or il est clair pour quiconque, aujourd’hui, que le tracé des frontières étatiques est accidentel, sans plus ◀d’▶utilité démontrable qu’administrative, et très nuisible à tout autre égard. Les frontières sont encore capables ◀d’▶entraver la circulation des biens et des services, mais non pas ◀d’▶arrêter la pollution, les ondes, les tempêtes, la propagande ; elles bloquent les échanges qu’il faudrait favoriser, mais sont impuissantes contre les nuisances qu’il faudrait arrêter.
◀D’▶une manière générale, elles coupent arbitrairement des régions homogènes, des nationalités ou ethnies caractérisées, des ensembles économiques actuels ou potentiels, des entités écologiques, créant ◀d’▶un côté ◀de▶ la frontière des minorités brimées (Sud-Tyrol, Val ◀d’▶Aoste, Basques, etc.), séparant une métropole ◀de▶ son hinterland (Lille, Bâle, Genève), bloquant des processus ◀de▶ développement économique ou culturel (Aachen-Liège-Maastricht, Bâle-Mulhouse-Freiburg), compromettant les mesures urgentes ◀de▶ sauvetage ◀de▶ l’environnement (Rhin, Léman, etc.). « La carte des États ne coïncide pas avec la carte des peuples ; et les écarts définissent les minorités. » (Guy Héraud, Peuples et langues ◀d’▶Europe, Paris, 1966). « Cicatrices ◀de▶ l’Histoire »110 ou « résultats des viols répétés ◀de▶ la géographie par l’histoire »111, ou ◀de▶ l’écologie par la politique, ou ◀de▶ la culture par les intérêts économiques et des raisons ◀de▶ prestige étatique, les frontières actuelles ont été fixées pour des raisons historiques qui, pour la plupart, ont cessé ◀d’▶être des raisons.
Le caractère indiscutablement pathogène ◀de▶ nos frontières politiques est celui du lit ◀de▶ Procuste qu’on nomme État-nation. Il procède ◀de▶ la volonté, en somme démente, ◀d’▶imposer une même frontière fixe, un même territoire « sacré » à des réalités hétérogènes par nature, et qui ne sont superposables ni dans l’espace ni dans le temps : le sous-sol et la langue, l’administration et l’écologie, par exemple. On prétend les forcer dans un espace unique, mais aussi dans un temps qu’on dirait arrêté pour l’occasion.
Dans l’espace : les frontières sont ◀d’▶autant plus rigides et plurivalentes que l’État est plus totalitaire ◀d’▶ambition. Si la souveraineté ◀de▶ l’État est limitée aux tâches administratives, les frontières sont ouvertes et insensibles, comme entre les cantons suisses et les Länder allemands : pas plus gênantes que les démarcations entre départements français.
Dans le temps : ce qui rend manifeste la dysfonction ◀de▶ la frontière unique, c’est la disparité des rythmes ◀de▶ changement auxquels obéissent les réalités susceptibles ◀de▶ définir des régions : l’économie, l’ethnie et la volonté politique.
Relevons ce paradoxe : les ethnies sont des communautés ◀de▶ langues sans liens avec un territoire (point ◀de▶ langues autochtones en Europe, toutes viennent d’ailleurs), mais une fois établies dans une région, on constate l’extraordinaire stabilité ◀de▶ leurs limites ; tandis que l’économie, qui est en partie liée au sol (climat, secteur primaire maritime ou agricole, ressources naturelles pour l’industrie, etc.), est en fait beaucoup plus indépendante ◀de▶ ses établissements territoriaux, continuellement changeants au gré des développements techniques, commerciaux, financiers, etc.
Le rythme ◀de▶ changement des régions ethniques est millénaire ; celui des régions économiques est décennal ; mais la frontière politique unique et omnivalente que l’État-nation prétend imposer tant aux ethnies qu’à l’économie se trouve modifiée deux ou trois fois par siècle, sans liaison avec les deux autres rythmes, pour des « raisons » ◀de▶ force militaire, ◀de▶ prestige national, ou simplement par l’incompétence des négociateurs ◀de▶ traités.
◀De▶ là, tous les « dommages économiques » énumérés par le Rapport ◀de▶ base et « les désavantages sociaux » et « tensions politiques dangereuses » mentionnées dans son introduction. Il n’y a pas ◀de▶ « juste frontière » imaginable, dès lors qu’elle est polyvalente. Et cela n’irait pas mieux si on la déplaçait. Car il n’y a pas ◀de▶ bonne frontière nationale, la moins mauvaise étant tout simplement celle qui se laisse le mieux traverser.
IV. Il n’y a pas ◀de▶ cultures nationales
Mais il faut bien admettre aussi que la nocivité des frontières, résultant ◀de▶ la non-coïncidence des limites administratives, des réalités ethniques et des dynamismes économiques, n’est que la traduction du dogme ◀de▶ la souveraineté totale, universelle et indivisible ◀de▶ l’État-nation ◀de▶ type moderne, dont la croyance aux « cultures nationales » est à la fois l’un des présupposés nécessaires et l’un des agents ◀de▶ propagande les plus efficaces.
L’école nous a conté que chaque État est une entité qui comporte une langue nationale, une culture nationale et une économie nationale, une histoire nationale bien distincte ◀de▶ l’histoire générale et une géographie propre, le tout délimité par des « frontières naturelles ». Or tout est faux dans cet enseignement.
La culture, en Europe, n’est pas la juxtaposition ◀de▶ vingt-cinq « cultures nationales », puisqu’elle existait bien avant la formation récente ◀de▶ nos États-nations112.
Le mot natio qui désignait d’abord les groupes ◀d’▶étudiants de même langue maternelle dans les villes universitaires, s’est étendu aux peuples parlant la même langue, sans qu’il fût question pour autant ◀de▶ les enfermer dans les frontières ◀d’▶un même État.
Il n’est pas vrai que nos États-nations correspondent à l’aire ◀de▶ diffusion ◀d’▶une langue. Dans les frontières ◀de▶ la France actuelle, on parle huit langues : breton, flamand, allemand, italien, occitan, catalan, basque, et naturellement le français, imposé comme seule langue officielle en 1539 (édit ◀de▶ Villers-Cotterêts). Si la France entendait revendiquer la Wallonie, la Suisse romande et le Val ◀d’▶Aoste au nom de l’unité linguistique, elle devrait s’amputer, pour le même motif, ◀de▶ près de la moitié ◀de▶ ses territoires actuels. Quant à la langue allemande, si elle devait coïncider avec un État, il faudrait annexer à la République fédérale, outre la DDR, la Suisse alémanique, les Sudètes, l’Autriche, le Sud-Tyrol, et les minorités germanophones ◀de▶ la Belgique, ◀de▶ l’Alsace, du Schleswig, ◀de▶ la Transylvanie, ◀de▶ la Slovénie, ◀de▶ la Pologne, des pays baltes et — si celle-là subsiste — ◀de▶ la Volga.
Les « frontières naturelles » ne sont pas moins chères à l’école — ni plus vraies pour autant. Cette notion, qui a son origine sous Louis XIV, est mise en forme par la Révolution (discours du Prussien Anacharsis Cloots à la Convention) et triomphe par les écoles servant l’État-nation, dès la fin du xixe siècle. C’est ainsi qu’on nous a inculqué que le Rhin sépare « naturellement » les peuples ◀de▶ ses rives, tandis que le Rhône les unit.
De même, les Pyrénées « séparent l’Espagne de la France ». En réalité on trouve des Basques des deux côtés ◀de▶ la chaîne, dans sa partie ouest, des Catalans des deux côtés, dans la partie est, mais ni Français ni Espagnols. Quant aux Alpes : on y parle des deux côtés des dialectes italiens au sud ; français à la hauteur des vallées vaudoises et ◀d’▶Aoste ; allemand en Suisse ; puis ladin des Grisons au Tyrol ; allemand de nouveau jusqu’au nord ◀de▶ Trieste…
Non, les frontières ◀de▶ nos États n’ont jamais été « naturelles ». Elles sont accidentelles et arbitraires, comme les conflits armés dont elles figurent les traces.
En nous présentant l’Europe comme un puzzle ◀de▶ nations en teintes plates, et la culture européenne comme une addition ◀de▶ prétendues « cultures nationales », les manuels scolaires justifient les pires chauvinismes, fauteurs ◀de▶ deux guerres mondiales où l’Europe a failli périr.
La vérité, c’est que la culture ◀de▶ tous nos peuples est une, quoique tissée ◀de▶ contradictions dans sa genèse même ; qu’elle s’est formée à partir ◀d’▶influences indo-européennes, gréco-latines, celtes et germaniques, arabes et slaves, souvent incompatibles entre elles — ◀de▶ là le caractère essentiellement contestataire ◀de▶ son génie — mais qui nous ont tous affectés, à doses variables, et qui ont éduqué notre vision du réel, que nous le sachions ou non, que nous soyons « cultivés » ou non. Toutes les grandes écoles ◀d’▶art, ◀d’▶architecture, ◀de▶ musique, ◀de▶ philosophie, ◀de▶ littérature et ◀de▶ doctrine sociologique ou politique, ont été paneuropéennes, et non pas nationales.
Les grands courants européens, les grandes écoles ◀d’▶art et ◀de▶ pensée : c’est l’unité ◀de▶ notre culture commune. Mais qu’en est-il ◀de▶ nos diversités tant vantées, et à juste titre ? Est-il vrai, comme le disent les discours officiels, que ces « précieuses diversités » soient celles ◀de▶ nos nations ? Je propose là-dessus deux observations faciles à vérifier.
1. Chacun ◀de▶ nos pays a un nord et un midi, des croyants et des incroyants, des hommes ◀de▶ gauche et des hommes ◀de▶ droite, des romantiques et des classiques, des progressistes et des conservateurs. Dans la plupart des cas, les libéraux ◀de▶ pays différents s’entendront mieux entre eux qu’avec les fanatiques ◀de▶ leur propre nation ; les hippies ◀d’▶un pays s’accorderont mieux avec ceux ◀de▶ n’importe quel autre qu’avec les conformistes ◀de▶ chez eux, etc. Ce ne sont pas nos appartenances nationales qui nous diversifient vraiment, mais des écoles ◀de▶ pensée, des styles ◀de▶ vie. Supprimez les frontières nationales, vous n’appauvrirez en rien les diversités ◀de▶ l’Europe : au contraire, vous les libérerez !
2. La création culturelle en Europe est ◀d’▶autant plus riche et plus intense qu’elle est moins centralisée et que ses foyers sont plus nombreux. Au Moyen Âge, ces foyers ◀de▶ création sont les universités, à la Renaissance les cités et les très petits États du Nord de l’Italie, des Flandres, ◀de▶ la Bourgogne et ◀de▶ la Rhénanie, du Languedoc et ◀de▶ la Castille, Genève au xvie siècle, Zurich au xviiie … On sait le rôle merveilleusement fécondant ◀de▶ petites villes comme Tubingue, Iéna, Weimar ou Dresde dans les Allemagnes romantiques, celles ◀de▶ Hegel, ◀de▶ Schelling et des Schlegel, ◀de▶ Novalis et ◀de▶ Jean-Paul, ◀de▶ Hölderlin et ◀de▶ Humboldt, au moment même où Napoléon fait ◀de▶ la France un vaste désert culturel en mobilisant à Paris tous les esprits ◀de▶ mérite qu’il n’a pas bannis.
Le grand secret ◀de▶ la vitalité inégalée ◀de▶ notre culture européenne, je le vois dans cette interaction perpétuelle des grands courants continentaux, et des foyers locaux et régionaux ◀de▶ création. Dans ce jeu entre grands courants et foyers locaux, unité et diversité, l’échelon national ne joue aucun rôle, est simplement omis, inexistant.
Les régions culturelles ou ethniques ne coïncident pas avec les régions administratives, qui sont inadéquates pour définir les régions économiques, et moins encore avec les régions écologiques.
La volonté stato-nationale ◀de▶ faire coïncider ces entités hétérogènes ne peut engendrer que crises inutiles et conflits aberrants.
V. Nécessité ◀de▶ dépasser le cadre stato-national
1. Les régions transfrontalières sont les seules unités déjà conformes à ce que sera inévitablement l’Europe ◀de▶ demain — s’il y a demain une véritable Europe, et non pas seulement une colonie économique et une colonie idéologico-politique juxtaposées. Car dans le cas ◀d’▶un partage ◀de▶ l’Europe entre ces deux sortes ◀d’▶influences, il est clair que les gouvernements stato-nationaux seront scrupuleusement respectés, laissés en place par les puissances colonisantes : rien ne pourra mieux servir les desseins des deux grands (qui ne seront grands que ◀de▶ nos persistantes divisions).
2. Exemple symbolique : les gens ◀d’▶Aoste doivent pouvoir parler directement avec ceux ◀de▶ Chamonix — comme le permet aujourd’hui le tunnel du Mont-Blanc — alors que naguère encore ils devaient s’adresser à Rome, laquelle alertait Paris, qui appelait Chamonix, et déjà l’on ne savait plus ◀de▶ quoi il s’agissait. Le tunnel permet un accès rapide et direct. Il nous faut des tunnels partout où il y a une montagne, des cols, des autobus, des routes sans barrière.
Il faut que les relations proches et concrètes prennent le pas sur les relations schématiques et légales avec la capitale — lesquelles tomberont lentement en désuétude à mesure qu’un tissu solide ◀d’▶échanges ◀de▶ biens, ◀de▶ services et ◀de▶ personnes, se nouera entre les régions.
3. Les solutions aux problèmes énumérés sous II. seront à chercher dans le cadre régional, et non pas stato-national. Toute tentative ◀de▶ les résoudre à l’échelon national, c’est-à-dire entre capitales, ne peut qu’étouffer les problèmes ou les rendre explosifs. (De même que le centralisme autoritaire étouffe la vie régionale, jusqu’au jour où il provoque des séparatismes.)
4. Ceci ne signifie pas l’abolition anarchiste ou le « dépérissement » marxiste ◀de▶ l’État, mais sa division, ou mieux sa répartition (conforme au vœu ◀de▶ Proudhon) à tous les étages communautaires, ◀de▶ la commune à la fédération continentale, puis mondiale.
L’État supérieur (fédération nationale ou continentale) doit garder un rôle ◀d’▶impulsion, ◀de▶ concertation, et ◀de▶ contrôle (au sens ◀d’▶expertise plutôt que ◀de▶ coercition). Il doit défendre les droits du général contre ceux du singulier. Il est aussi le dépositaire des finalités civiques à chaque niveau communautaire — du plan ◀d’▶urbanisation ◀d’▶une commune aux options sur le budget ◀de▶ la recherche fondamentale à l’échelon européen.
VI. Premier catalogue ◀de▶ réformes nécessaires fondées sur le principe du dépassement du cadre stato-national
a) Dans l’enseignement secondaire : l’histoire et la géographie sont à reprendre à partir des réalités proches ◀de▶ l’élève, donc régionales, alors qu’elles sont axées depuis un siècle sur les seuls mythes nationaux. Ainsi que l’ont demandé en mai 1972 les professeurs ◀d’▶histoire et ◀de▶ géographie ◀de▶ l’Académie ◀de▶ Strasbourg : « Il faut actualiser et régionaliser l’enseignement. » Les deux efforts vont ◀de▶ pair, soulignons-le, ◀d’▶autant plus que l’actualité englobe le problème européen et que la régionalisation ◀de▶ nos pays ne serait même pas concevable s’il n’y avait l’horizon européen.
Enseigner les réalités ◀de▶ la région et l’idéal ◀de▶ l’Europe au lieu des mythes ◀de▶ l’État-nation souverain et des mensonges qui seuls les ont accrédités dans les esprits depuis quatre ou cinq générations, voilà qui suppose une rénovation radicale des programmes officiels, lesquels tablaient sur l’effacement des réalités régionales et souvent même en proscrivaient l’étude, voire la seule mention.
De plus, il est urgent ◀d’▶introduire un enseignement économique au degré secondaire : la plupart des options proposées aux citoyens, aux électeurs, aux conseillers municipaux, cantonaux, régionaux, concernent des objets économiques que rien ne les a préparés à évaluer. Une connaissance plus concrète ◀de▶ l’économie ferait voir à tous que les réalités, dans ce domaine, sont régionales et continentales, mais non pas stato-nationales. (Ex. : il ne s’agit pas ◀de▶ savoir si « l’Alsace va basculer dans l’orbite économique allemande », mais comment elle peut développer son économie ◀d’▶une manière équilibrée, au sein du système continental ◀d’▶échanges, ◀de▶ concentrations et ◀de▶ spécialisations.)
b) Les régions scolaires (◀d’▶enseignement primaire, secondaire, technique et professionnel) sont à réorganiser au-delà des frontières nationales, en commençant par les régions où la circulation des élèves et des enseignants apparaît virtuellement la plus forte. (Ces régions sont très nombreuses le long de l’axe nord-sud, rhénan-alpin.) La création ◀de▶ lycées européens sur le modèle ◀de▶ celui ◀de▶ Luxembourg et l’introduction ◀d’▶un baccalauréat européen sont ◀d’▶excellents exemples internationaux ◀de▶ ce qui pourrait être fait à l’échelon régional : lycées communs là où la langue est pareille, lycées bilingues, écoles techniques et professionnelles.
Je ne fais qu’indiquer des directions ◀de▶ recherches à poursuivre en toute prudence : les résistances psychologiques sont vite mobilisées dans ce domaine et les programmes scolaires paraissent peu conciliables en tant qu’ils traduisent des schémas uniformément imposés par la capitale, et non pas les mentalités régionales.
c) La coopération interuniversitaire au niveau régional paraît à la fois plus utile, plus riche ◀de▶ contenus, et moins difficile à réaliser qu’au niveau national. Des essais ◀de▶ coopération, limitée mais précise, ont été faits dans la région Bâle-Strasbourg-Freiburg. Un autre projet ◀de▶ coopération est à citer : celui qui tend à grouper dans une coopération régionale les universités ◀de▶ Neuchâtel, Fribourg, Lausanne (I et II), Genève, Aoste (en cours ◀de▶ création), Grenoble (I, II et III), Lyon (I et II), Saint-Étienne, Besançon, et ◀de▶ nombreux instituts universitaires qui s’y rattachent. Objectifs : favoriser la mobilité des étudiants et des professeurs, la formation ◀de▶ pools ◀de▶ recherches ou ◀d’▶instruments et ◀de▶ data-banks, l’équivalence des diplômes et, à plus long terme, l’effectus civilis, ou droit ◀d’▶établissement et ◀d’▶exercice des professions libérales sur tout le territoire ◀de▶ cette région universitaire.
d) Si l’économie fait comprendre la nécessité des régions, et si elle peut être enseignée le plus concrètement à l’échelon régional d’abord, mais aussitôt après continental, il en va de même pour l’écologie : que la pollution ne connaisse pas ◀de▶ frontières politiques, voilà un fait que tout élève du degré primaire ou secondaire saisit du premier coup d’œil.
D’autre part, les interactions inévitables entre les exigences ◀de▶ l’économie et celles ◀de▶ l’écologie sont faciles à mettre en évidence à l’échelon local et régional. La recherche ◀d’▶un optimum entre croissance industrielle et équilibre humain s’illustre aisément à ce niveau. Les choix à faire par le citoyen deviennent alors par excellence des choix politiques.
Le civisme commence au respect des forêts.
VII. ◀De▶ la commune à l’Europe par la région
Tous les problèmes régionaux — qu’ils soient économiques, écologiques ou éducatifs — sont liés en fait à des problèmes continentaux. Une commune, une région, n’ont pas les moyens ◀de▶ recherches requis, dans aucun ◀de▶ ces domaines : ces moyens sont ◀de▶ dimension continentale. (Ainsi le CERN et le Super-CERN près de Genève, réalisent au service ◀de▶ l’Europe entière ce qu’aucun ◀de▶ nos États, a fortiori ◀de▶ nos régions, ne peut rêver ◀de▶ faire seul.)
En retour, l’exécution des mesures jugées nécessaires au terme des recherches « continentales » est bel et bien locale. Exemple : sauver le Léman suppose des recherches théoriques qui relèvent ◀de▶ l’échelon continental, mais sont ◀d’▶exécution typiquement régionale et transfrontalière. En économie, l’on assiste au même double mouvement couplé ◀de▶ concentration et ◀de▶ décentralisation des entreprises, entre l’échelon continental et le régional.
Nous pouvons donc imaginer le modèle suivant ◀d’▶une Europe fédérée :
— des régions fonctionnelles, dotées chacune ◀d’▶une agence régionale ◀de▶ planification ou concertation (économique, sociale, hospitalière, écologique, éducative, des transports, etc.).
— des agences européennes (relevant ◀d’▶assemblées élues qui contrôlent leurs budgets), capables ◀d’▶établir des normes et des plans, qui les mettent en état ◀d’▶orienter et ◀d’▶informer les agences régionales.
Les régions seraient ainsi immédiates à l’Europe, même si elles choisissaient, comme c’est probable, ◀de▶ rester liées à l’échelon national par ◀de▶ libres fédérations.
Conclusions
Le fait que les régions fonctionnelles auraient des aires inégales, des définitions territoriales différentes, ne rendraient pas leur administration aussi difficile que certains l’imaginent.
Tout s’éclaire et s’ordonne en effet si l’on accepte le principe ◀d’▶une organisation ◀de▶ la société partant des racines (des groupes, des entreprises, ◀de▶ la cité) et non du sommet (des idéologies, du dictateur).
Partir ◀d’▶en bas, c’est-à-dire des problèmes dans leur réalité humaine la plus proche de la personne, c’est en fait partir des communes.
Chacune des régions fonctionnelles que nous avons énumérées serait ainsi formée, administrativement par un syndicat ◀de▶ communes. (Elles seraient abonnées à la région écologique, par exemple, comme un particulier est abonné au gaz, à l’électricité, au téléphone.)
Si maintenant je transpose en termes politiques mon équation :
Europe ◀de▶ la culture = foyers locaux ◀de▶ création initiant des courants continentaux
cela va donner :
Europe politique = régions autonomes composant une fédération continentale.
Voici donc le modèle fédéraliste ◀de▶ l’Europe que je préconise : la complexité des régions rendra justice à nos fécondes diversités, et l’ampleur ◀de▶ la fédération exprimera l’unité millénaire ◀de▶ la culture occidentale.