2. Description du monstre
Le▶ service militaire me permit de retrouver quelques-unes de ces réalités. J’y retrouvai aussi plusieurs têtes connues d’anciens camarades d’école primaire. Comme ils avaient changé ! On s’entendait d’autant mieux qu’on était devenu plus différents. Car ces différences sont les premières marques de ◀la▶ vie vécue et ◀l’▶on aime à y découvrir ◀la▶ seule fraternité véritable. Mais c’est en caserne aussi que je devais retrouver ◀les▶ instituteurs. Ceux-là n’avaient pas bougé. Et pour cause : ils n’étaient jamais sortis de ◀l’▶école. Rien ne ressemble plus à un bon élève qu’un instituteur : de l’un à l’autre, il n’y a pas de solution de continuité, ◀la▶ différence n’était qu’une question d’âge, non d’expérience vécue.
Ce que je vais dire est sans doute injuste et faux dans un très grand nombre de cas, mais pourquoi ai-je envie de ◀le▶ dire ? ◀L’▶instituteur sous ◀l’▶uniforme peut être défini par son incompréhension méthodique des hommes et son mépris pour ◀les▶ paysans. Qu’il soit officier ou troupier, on ◀le▶ reconnaît à une façon pédante d’être consciencieux, à une façon blessante d’être supérieur, à une façon livresque d’expliquer ◀les▶ choses, à une façon théorique de juger ◀les▶ êtres. Ces distributeurs automatiques (brevetés par ◀le▶ gouvernement) de ◀la▶ manne égalitaire — ne se prennent pas pour de ◀la▶ petite bière. Ils ont conscience d’appartenir à une élite responsable, cela se voit de loin. Il faut dire que ce ridicule n’échappe pas à ceux qu’ils méprisent ◀le▶ plus, et ils auraient souvent ◀l’▶occasion de s’en douter s’ils étaient sensibles aux finesses de ◀l’▶ironie paysanne.
Mais je n’en dirai pas plus, de peur de m’échauffer inutilement. Si ◀l’▶on me poussait un peu, je crois que je m’oublierais au point d’insinuer que ◀les▶ instituteurs galonnés causent autant de tort à ◀l’▶armée que ◀les▶ instituteurs antimilitaristes qui signent des manifestes en mauvais français — et je ferais de ◀la▶ peine à d’excellents garçons. Revenons au civil.
J’ai fait allusion au lieutenant-instituteur qui veut faire de ◀la▶ pédagogie avec sa section. ◀L’▶instituteur-lieutenant qui veut traiter militairement ses élèves témoigne de ◀la▶ même maladresse professionnelle. J’en connais un qui avait coutume de dire à une classe de garçons de 10 à 11 ans : « J’ai bien su mater ◀les▶ quarante hommes de ma section, je saurai aussi vous mater. » On imagine à quoi peut mener ◀l’▶enseignement donné par des êtres qui brouillent à ce point ◀les▶ méthodes.
Simple remarque, pendant que nous en sommes aux instituteurs : ils sortent tous de ◀la▶ même classe sociale, de ◀la▶ petite bourgeoisie. Est-ce que ◀l’▶esprit petit-bourgeois qui imprègne ◀l’▶enseignement primaire constitue ◀l’▶apport des instituteurs, ou bien préexiste-t-il dans ◀les▶ principes mêmes de ◀l’▶École, et attire-t-il ◀les▶ petits bourgeois comme ◀le▶ portrait de Numa Droz attirait ◀les▶ mouches ? (◀Le▶ verre en était toujours jaune.) Je n’ai ni ◀le▶ droit ni ◀l’▶envie de dire du mal des petits-bourgeois. Ils sont au moins aussi sympathiques que n’importe quelle autre classe de ◀la▶ société. Mais ◀l’▶esprit petit-bourgeois pris abstraitement et tel qu’il se manifeste dans ◀l’▶école primaire est un véritable virus de mesquinerie, et devrait être soigné au même titre que certaines autres maladies dites « sociales ». Je reviendrai peut-être sur ce point.
Pour ◀l’▶instant je ne veux que décrire ◀l’▶école telle qu’on ◀la▶ voit. Après ◀les▶ personnes, ◀le▶ décor.
◀La▶ laideur des « collèges » n’est pas accidentelle. C’est celle même du régime. ◀L’▶architecture de nos « palais scolaires » symbolise d’une façon frappante ce qu’il y a de schématique et de monotone dans ◀la▶ conception démocratique du monde. Entrons, c’est pire encore.
Beaucoup d’enfants ont un frisson de dégoût au moment de passer ◀la▶ porte, au son de ◀la▶ cloche : ◀l’▶odeur de goudron et d’urinoirs qui imprègne ◀les▶ corridors et ◀les▶ habits des écoliers empeste encore mes souvenirs. Et ◀la▶ poussière dans ◀l’▶air, ◀l’▶encre sur ◀les▶ tables — c’était pourtant un refuge pour ◀l’▶imagination que ces initiales, ces signes, ces devises… —, ◀les▶ estampes piquées, Numa Droz et ses crottes de mouches… Dans ce décor s’écoulent huit années de votre vie, citoyens ! Et vous pensez que c’est un grand progrès sur ◀la▶ Nature.
Quelle peut bien être ◀la▶ vertu éducatrice d’un tel milieu, moral et matériel ?
◀L’▶école publique, telle que nous ◀la▶ voyons est semblable à tous ces monuments « de ◀la▶ mauvaise époque » qui sont dans nos villes ◀l’▶apport du xixe siècle. Ils ne parviennent ni à ◀la▶ beauté ni à ◀l’▶utilité, et ils sont déjà démodés. On dit que ◀le▶ style 1880 n’en est pas un : mais ◀l’▶absence de style est encore un style : c’est même ◀le pire.