4. L’▶illusion réformiste
Bien entendu, tout cela a été dit. (Un peu autrement, j’en conviens). On n’a pas attendu ma colère pour entreprendre ce travail ◀de▶ démolition. Il suffit pour s’en convaincre ◀de▶ parcourir ◀l’▶abondante littérature publiée sur ◀le▶ « problème ◀de▶ ◀l’▶école nouvelle ».
On appelle école nouvelle tout établissement où ◀l’▶on s’efforce ◀d’▶enseigner selon des principes tirés ◀de▶ ◀l’▶observation des enfants, c’est-à-dire : en contradiction sur toute ◀la▶ ligne avec ◀l’▶enseignement officiel.
◀Les▶ promoteurs ◀de▶ ces mouvements tentent ◀la▶ gageure ◀de▶ réformer ◀l’▶école primaire sans toucher au principe ◀de▶ ◀l’▶instruction publique.
◀Les▶ réformes qu’ils ont proposées jusqu’ici sont en général judicieuses, dictées par ◀le▶ bon sens 7, et retouchées par ◀le▶ pédantisme inhérent à toute science.
On a constaté que ◀l’▶école actuelle est fondée sur une remarquable ignorance ◀de▶ ◀la▶ psychologie infantile. Où il y avait non-science, on a voulu apporter ◀de▶ ◀la▶ science. Mais c’est un art qu’il faudrait. Sinon ◀l’▶on retombera dans des absurdités.
On a créé par exemple des « jardins ◀d’▶enfants » où ◀l’▶on apprend à des élèves âgés ◀de▶ 3 à 4 ans à lacer leurs souliers ; et cela s’appelle ◀l’▶école pratique. Plus tard, on fait apprendre à ces mêmes enfants, et réciter par cœur et à rebours, ◀les▶ noms des rues et places ◀de▶ leur ville, comme s’ils étaient tous destinés à ◀la▶ profession ◀de▶ chauffeurs ◀de▶ taxi. Si cette conception du pratique prévaut, il est à craindre que ◀l’▶école nouvelle n’apporte bientôt sa méthode rationnelle pour apprendre aux bambins à marcher en décomposant ◀les▶ mouvements avec ◀l’▶aide ◀d’▶un métronome pédagogique.
De même, sous ◀le▶ louable prétexte ◀d’▶école active, on prétend faire apprendre ◀la▶ grammaire par ◀le▶ moyen ◀de▶ gesticulations appropriées : foin ◀de▶ ces analyses ◀de▶ textes absurdes où ◀l’▶on soulignait en rouge tous ◀les▶ mots en « al », tous ◀les▶ verbes déponents ; désormais ◀l’▶étude des verbes actifs sera active aussi, un élève se mettra à marcher dans ◀le▶ couloir en s’écriant : je marche, ou : j’arpente ; un autre restera assis, en affirmant : je siège ; un troisième lèvera ◀la▶ main, et dira : je lève ◀la▶ main, — au lieu de demander ce qu’on croit. Tout porte à craindre qu’à ◀la▶ faveur du tumulte l’un ou l’autre proclamant : je sors ! ne traduise incontinent ce verbe en action et ne disparaisse à tout jamais dans ◀les▶ campagnes, tirant ◀le▶ meilleur parti possible ◀de▶ ◀l’▶exercice ; car il ne manque à ce système, avouez-◀le▶, que juste ◀la▶ spontanéité nécessaire pour que ça ne soit pas une lourde farce.
Ces exagérations ne sont pas bien graves, parce qu’elles sont comiques précisément. Je ferai à ◀l’▶école nouvelle un reproche ◀d’▶une autre nature. Elle prétend donner plus ◀de▶ liberté aux enfants en leur rendant ◀le▶ travail amusant, en leur laissant ◀la▶ possibilité ◀de▶ trouver par eux-mêmes ce qu’ils doivent apprendre. Mais qu’est-ce qu’une liberté méthodiquement organisée ? En réalité, cet amusement a pour seul but ◀de▶ faire avaler ◀la▶ pilule amère des connaissances. On songe à M. Ford, qui donne à ses ouvriers un second dimanche afin qu’ils consomment deux fois plus ◀de▶ machines. Jeu du chat avec ◀la▶ souris. On n’impose plus ◀de▶ résultats, on ◀les▶ fait trouver. Notez que cela revient au même, sauf que par ◀la▶ méthode nouvelle, on atteint un enfant plus profondément, on se glisse à l’intérieur de son esprit, là où s’élabore son invention ; on capte scientifiquement ◀les▶ sources mêmes ◀de▶ sa liberté. « Instruire en amusant » peut être ◀la▶ formule ◀d’▶une tromperie subtile et plus grave que ◀la▶ brutalité primaire, parce qu’elle n’excite pas ◀de▶ réaction vive de la part des écoliers.
Enfin, je n’aime pas qu’on traite ◀le▶ gosse comme un organisme dont il s’agit ◀d’▶obtenir ◀le▶ rendement ◀le▶ plus élevé. On cultive ◀les▶ petits ◀d’▶hommes comme des plantes ◀de▶ serre dans ces jardins ◀d’▶enfants. On y parle ◀de▶ « ◀l’▶enfant » comme on parle ◀d’▶un produit chimique : On remarque chez ◀l’▶enfant… Dans ce milieu ◀l’▶enfant ne tarde pas à se développer… Prenez un enfant ◀de▶ 6 ans… Mettez ensemble trois enfants…
Je reconnais que ◀les▶ buts ◀de▶ ◀l’▶école nouvelle sont honnêtement scientifiques, et désintéressés. Mais ◀l’▶enfant-cobaye vaut ◀l’▶enfant-citoyen. Moi, je voudrais ◀l’▶enfant tout court. Or il paraît que c’est très dangereux.
Néanmoins, je soupçonne dans tous ces mouvements des possibilités lointaines qui sont pour me plaire ; un grignotement du système officiel qui pourrait bien un jour ◀l’▶atteindre au cœur, et je vois tout ce que cela entraînerait, dans une ruine ◀d’▶où renaîtrait peut-être ◀l’▶humanité… Je songe à un enseignement sans école. Je songe au maître antique, dont toute ◀la▶ personne était un enseignement, et qui n’avait pas des élèves, mais des disciples. Celui-là seul favorise ◀le▶ développement des individus, qui ne cherche pas un rendement mais qui dépose une semence spirituelle.
Qui sait ?…
En attendant, puisqu’il faut attendre, je salue ces jeunes gens qui appliquent avec ferveur ◀les▶ principes ◀de▶ ◀l’▶école libre, qui se moquent des programmes et dont ◀les▶ classes sont ◀de▶ vraies foires ; ils ont toute mon amitié. Cela me permet ◀de▶ leur faire remarquer ◀d’▶autant plus librement qu’ils trahissent ◀le▶ destin profond ◀de▶ ◀l’▶instruction publique, qu’ils trahissent leur mission officielle. Ils éduquent ◀de▶ futurs anarchistes 8, bravo ! Mais ce qu’on leur avait confié, c’était ◀la▶ fabrication en série ◀de▶ petits démocrates conscients et organisés. Je crains que ce malentendu ne soit décidément trop gros pour échapper plus longtemps à MM. ◀les▶ Inspecteurs des Écoles. Je ◀le▶ crains, dis-je ; car ◀le▶ monde ne progresse qu’à ◀la▶ faveur ◀de▶ malentendus (si tant est qu’il progresse.)
◀L’▶école nouvelle n’échappe à ◀l’▶absurdité primaire qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶une équivoque. Cette équivoque frappe tout essai ◀de▶ réforme. Qu’il y ait là cependant une possibilité pratique ◀d’▶en sortir, je ne ◀le▶ nie pas. Mais du point de vue ◀de▶ ◀la▶ vérité, force nous est ◀de▶ reconnaître que notre dilemme subsiste dans son intégrité et son urgence.