Avertissement
J’ai appelé « livres » les différentes parties de▶ cet ouvrage, parce que chacune esquisse le contenu ◀d’▶un volume ◀de▶ dimensions ordinaires.
Le grand nombre des faits et des textes cités, le jeu des « leitmotive » entrelacés, risqueraient ◀d’▶égarer certains lecteurs si je ne donnais ici la clef ◀de▶ ma composition. Le premier livre expose le contenu caché ◀de▶ la légende ou du mythe ◀de▶ Tristan. C’est une descente aux cercles successifs ◀de▶ la passion. Le dernier livre indique une attitude humaine diamétralement opposée, et par là il achève la description ◀de▶ la passion, car on ne connaît que les choses dépassées, ou du moins celles dont on a pu toucher, fût-ce même sans les franchir, les limites.
Quant aux livres intermédiaires : le deuxième tente ◀de▶ remonter aux origines religieuses du mythe, tandis que les suivants décrivent ses effets dans les domaines les plus divers : mystique, littérature, art ◀de▶ la guerre, morale du mariage.
L’agrément ◀de▶ parler des choses ◀de▶ l’amour est un prétexte assez peu convaincant, lorsqu’il s’agit ◀d’▶un volume aussi dense. Douteux avantage d’ailleurs : on rougirait ◀de▶ le partager avec tant ◀d’▶auteurs à succès. Aussi me suis-je donné quelques difficultés. Je n’ai pas voulu flatter ni déprécier ce que Stendhal nommait l’amour-passion, mais j’ai tenté ◀de▶ le décrire comme un phénomène historique, ◀d’▶origine proprement religieuse. Or les hommes, et les femmes, tolèrent fort bien que l’on parle ◀d’▶amour, et même ils ne s’en lassent jamais, si commun que soit le discours ; mais ils redoutent que l’on définisse la passion, pour peu de rigueur que l’on y apporte. La plupart, estime Laclos, « renonceraient même à leurs plaisirs, s’il devait leur en coûter la fatigue ◀d’▶une réflexion ». Il s’ensuit que ce livre montrera sa nécessité dans la mesure où d’abord il déplaira ; et il n’aura ◀d’▶utilité que s’il convainc ceux qui auront pris conscience, en le lisant, des raisons qu’ils pouvaient avoir ◀de▶ le trouver d’abord déplaisant. Cette manière me vaudra bien des reproches. Les amoureux me tiendront pour cynique, et ceux qui n’ont jamais connu la vraie passion s’étonneront ◀de▶ m’y voir consacrer tout un livre. Les uns diront qu’à définir l’amour, on le perd ; les autres, qu’on y perd son temps. À qui plairai-je ? À ceux qui veulent savoir, peut-être, ou même guérir ?
Je suis parti ◀d’▶un type ◀de▶ la passion telle que la vivent les Occidentaux, ◀d’▶une forme extrême, exceptionnelle en apparence : le mythe ◀de▶ Tristan et Iseut. Il nous faut ce repère fabuleux, cet exemple éclatant et « banal » — comme on dit ◀d’▶un four qu’il est banal, donc unique — si nous voulons comprendre dans nos vies le sens et la fin ◀de▶ la passion.
Il est donc entendu que j’ai simplifié. Pourquoi perdre son temps et son style à expliquer sans cesse que la réalité est plus complexe que tout ce qu’on peut en dire ? Que la vie soit confuse ne saurait signifier qu’une œuvre écrite doit l’imiter. Si j’ai parfois dogmatisé, je n’en demanderai pardon qu’à ceux ◀de▶ mes lecteurs qui estimeront que mes stylisations font tort au sens profond du mythe.
Entraîné par mes analyses dans des domaines réservés ◀d’▶ordinaire aux « spécialistes », j’ai profité autant que je l’ai pu des travaux réputés classiques, et ◀de▶ quelques autres ; et si je n’en ai cité qu’un nombre assez restreint, ce n’est pas toujours par ignorance, mais par souci ◀de▶ m’en tenir à l’essentiel. Les spécialistes me pardonneront-ils ◀d’▶avoir tenté un effort ◀de▶ synthèse que toute leur formation technique condamne ? À défaut ◀d’▶une science universelle qu’il faudrait plusieurs vies pour maîtriser, je me suis borné à rechercher ici et là des confirmations opportunes à certaines vues tout intuitives. J’en ai trouvé d’ailleurs plus qu’il n’était besoin, et n’ai livré qu’un résumé ◀de▶ mes recherches. Ce compromis m’expose à un double péril. J’aurais peut-être convaincu quelques lectrices si je n’avais pas donné des preuves. Et je me serais acquis l’estime des spécialistes si je n’avais pas tiré ◀de▶ leurs travaux des conclusions… Dans cette situation fâcheuse, il ne me reste qu’un espoir : celui ◀d’▶instruire les lectrices tout en amusant les savants.
J’ai vécu ce livre pendant toute mon adolescence et ma jeunesse ; je l’ai conçu sous forme ◀d’▶œuvre écrite, et nourri ◀de▶ quelques lectures, depuis deux ans ; enfin je l’ai rédigé en quatre mois. Ceci me rappelle le mot ◀de▶ Vernet, à propos d’un tableau qu’il vendait assez cher : « Il m’a demandé une heure ◀de▶ travail, et toute la vie. »