Préface à l’▶édition ◀de▶ 1956
C’est à ◀la▶ suggestion ◀de▶ mon éditeur anglais — qui par une chance dont je m’honore se trouve être T. S. Eliot — que je dois ◀d’▶avoir entrepris ◀la▶ révision ◀de▶ cet ouvrage.
Trois lustres ont passé depuis sa parution, une guerre aussi, et bien des expériences mettant mes thèses à dure épreuve. Je n’ai rien oublié mais j’ai un peu appris, plus en vivant, d’ailleurs, qu’en lisant mes critiques, car ceux-ci n’étaient guère d’accord entre eux. Certains cependant m’ont convaincu : j’ai remplacé, dans cette nouvelle version, quelques outrances ◀de▶ plume par quelques analyses dont je sens qu’elles aggravent mon cas.
◀Les▶ historiens ont déploré mon insistance sur ◀les▶ relations troublantes que j’observais entre cathares et troubadours : eux n’en sont pas troublés, faute de « preuves » suffisantes. Plusieurs théologiens ◀de▶ tradition romaine ou grecque m’ont amicalement reproché ◀de▶ contraster ◀l’▶Éros et ◀l’▶Agapè ◀d’▶une manière trop irrémédiable1, et qui ne laisse point ◀de▶ place aux formes ◀de▶ passage sans lesquelles nous ne saurions vivre. Aux historiens, je répondrai simplement que j’étais à ◀la▶ recherche ◀d’▶un sens existentiel. Je ne songeais donc nullement à chasser sur leurs terres. ◀Les▶ documents que je cite, ◀les▶ rapprochements que je suggère, sont beaucoup moins des preuves que des illustrations. Cependant, des recherches nouvelles, dès 1939, sont venues renforcer mes hypothèses : j’en ai largement profité pour récrire à peu près en entier ◀le▶ livre II, traitant du xiie siècle, du catharisme, des troubadours, et ◀de▶ Tristan. C’est là ◀le▶ principal ◀de▶ cette nouvelle version.
Pour ceux dont ◀la▶ critique s’attachait au sens même que j’ai cru pouvoir dégager, je suis tenté ◀de▶ leur donner raison sur plus ◀d’▶un point : j’avais à déblayer ◀le▶ terrain, à marquer ◀les▶ contrastes, et je n’ai pas toujours su nuancer ◀le▶ tableau. Un chapitre ajouté au livre VI, et ◀d’▶innombrables corrections ◀de▶ détail, témoignent, je ◀l’▶espère, ◀d’▶un réalisme accru.
Décrire ◀le▶ conflit nécessaire ◀de▶ ◀la▶ passion et du mariage en Occident, tel était mon dessein central ; et cela reste à mes yeux ◀le▶ vrai sujet, ◀la▶ vraie thèse ◀de▶ mon livre tel qu’il est devenu.
Quant à ◀l’▶actualité ◀de▶ ma recherche, après la Deuxième Guerre mondiale, je ne ◀la▶ crois nullement modifiée. Je mentionnais à ◀la▶ fin du livre V, en particulier, ◀l’▶éventualité ◀d’▶un conflit qui mettrait fin aux problèmes que j’étudiais. Cette crainte a bien failli se voir justifiée, et je ne puis que ◀la▶ reporter sur ◀les▶ résultats prévisibles ◀d’▶une guerre atomique intercontinentale. De plus, un séjour ◀de▶ sept ans en Amérique m’a fait voir que ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀la▶ Passion — dégradée en simple romance — n’est pas près ◀d’▶épuiser ses effets ; ◀le▶ cinéma ◀les▶ propage au monde entier, et ◀les▶ statistiques ◀de▶ divorce permettent ◀d’▶en mesurer ◀l’▶ampleur. Si notre civilisation doit subsister, il faudra qu’elle opère une grande révolution ; qu’elle reconnaisse que ◀le▶ mariage, dont dépend sa structure sociale, est plus grave que ◀l’▶amour qu’elle cultive, et veut d’autres fondements qu’une belle fièvre.
◀Les▶ voies ◀de▶ cette révolution nous sont encore imprévisibles ; je m’en explique au livre VI. Mon ambition se borne à sensibiliser ◀l’▶attention ◀de▶ mes lecteurs à ◀la▶ présence du mythe ; par suite, à ◀les▶ mettre en mesure ◀de▶ détecter ses radiations dans ◀la▶ vie comme dans ◀l’▶œuvre ◀d’▶art. Amener quelques esprits à cette prise de conscience ne peut être tout à fait vain. Car s’il est vrai que ◀les▶ mutations du cœur se préparent et s’opèrent dans ◀l’▶inconscient, elles datent en fait ◀de▶ leur épiphanie dans ◀l’▶expression écrite, plastique ou picturale — comme un amour ◀de▶ son premier aveu.