Livre II
Les origines religieuses du mythe
1.
L’« obstacle » naturel et sacré
Nous sommes tous plus ou moins matérialistes, nous autres héritiers du xixe . Qu’on nous montre dans la▶ nature, ou dans ◀l’▶instinct, ◀les▶ esquisses grossières ◀de▶ faits « spirituels », aussitôt nous croyons tenir une explication ◀de▶ ces faits. ◀Le▶ plus bas nous paraît ◀le▶ plus vrai. C’est ◀la▶ superstition du temps, ◀la▶ manie ◀de▶ « ramener » ◀le▶ sublime à ◀l’▶infime, ◀l’▶étrange erreur qui prend pour cause suffisante une condition simplement nécessaire. C’est aussi ◀le▶ scrupule scientifique, nous dit-on. Il fallait cela pour affranchir ◀l’▶esprit des illusions spiritualistes. Mais je distingue mal ◀l’▶intérêt ◀d’▶un affranchissement qui consiste à « expliquer » Dostoïevski par ◀le▶ haut mal, et Nietzsche par ◀la▶ syphilis. Curieuse manière ◀de▶ libérer ◀l’▶esprit, qui se « ramène » à ◀le▶ nier.
Mais j’ai beau dire et protester ◀d’▶avance : si je constate que ◀l’▶instinct et ◀le▶ sexe connaissent une dialectique spontanée, analogue à certains égards à celle ◀de▶ ◀la▶ passion dans notre mythe, beaucoup penseront que voilà qui suffit… Donnons une page à ce genre ◀d’▶objections.
◀L’▶obstacle dont on a vu ◀le▶ jeu au cours de notre analyse du mythe, n’est-il pas ◀d’▶origine toute naturelle ?
Retarder ◀le▶ plaisir, n’est-ce pas ◀la▶ ruse ◀la▶ plus élémentaire du désir ? Et ◀l’▶homme n’est-il pas « ainsi fait » qu’il s’impose parfois une certaine continence, quasi ◀d’▶instinct, dans ◀l’▶intérêt même ◀de▶ ◀l’▶espèce ? Lycurgue, législateur ◀de▶ Sparte, imposait aux jeunes mariés une abstinence prolongée. « C’est afin — lui fait dire Plutarque — qu’ils soient toujours plus forts et dispos ◀de▶ leur corps, et qu’en ne jouissant pas du plaisir ◀d’▶aimer à cœur saoul, leur amour en demeure toujours frais, et que leurs enfants en viennent plus robustes. »11
◀La▶ chevalerie féodale, de même, honorait dans ◀la▶ chasteté un obstacle instinctif à ◀l’▶instinct, ayant pour fin ◀de▶ rendre ◀les▶ guerriers plus valeureux.
Or ◀la▶ vertu ◀d’▶une telle discipline est relative à ◀la▶ vie même, non à ◀l’▶esprit. Elle cède au succès obtenu. Elle ne cherche rien au-delà. ◀L’▶eugénisme ◀d’▶un Lycurgue n’est nullement ascétique, puisqu’il vise au contraire à ◀la▶ meilleure propagation ◀de▶ ◀l’▶espèce. On ne saurait voir dans ces processus vitaux autre chose que ◀le▶ support physiologique ◀de▶ ◀la▶ dialectique passionnelle. Il faut bien que ◀la▶ passion se serve des corps, et qu’elle utilise leurs lois. Mais ◀la▶ constatation des lois du corps n’explique nullement ◀l’▶amour ◀d’▶un Tristan, par exemple. Elle rend ◀d’▶autant plus évidente ◀l’▶intervention ◀d’▶un facteur « étranger » seul capable ◀de▶ détourner ◀l’▶instinct ◀de▶ son but naturel et ◀de▶ transformer ◀le▶ désir en une aspiration indéfinie, c’est-à-dire sans fins vitales, voire contraire à ces fins.
Ces mêmes remarques vaudront pour ◀les▶ coutumes et ◀les▶ interdictions sacrées chez ◀les▶ peuplades primitives. C’est un jeu que ◀de▶ retrouver ◀l’▶« origine » sacrée des motifs caractéristiques du Roman. ◀La▶ quête ◀de▶ ◀la▶ fiancée lointaine, par exemple, se rattache au cérémonial du rapt nuptial, chez ◀les▶ tribus exogamiques. ◀La▶ morale ◀de▶ ◀la▶ prouesse est une sublimation non déguisée ◀de▶ coutumes beaucoup plus anciennes traduisant ◀la▶ nécessité ◀d’▶une sélection biologique. Et il n’est pas jusqu’au désir ◀de▶ ◀la▶ mort que ◀l’▶on ne puisse « ramener » à ◀l’▶instinct ◀de▶ mort décrit par Freud et par ◀les▶ plus récents biologistes.
Mais on ne voit pas que tout ceci explique ◀l’▶apparition du mythe, et encore moins sa localisation dans notre histoire européenne… ◀L’▶antiquité n’a rien connu ◀de▶ semblable à ◀l’▶amour ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut. On sait assez que pour ◀les▶ Grecs et ◀les▶ Romains, ◀l’▶amour est une maladie (Ménandre) dans ◀la▶ mesure où il transcende ◀la▶ volupté qui est sa fin naturelle. C’est une « frénésie », dit Plutarque. « Aucuns ont pensé que c’était une rage… Ainsi à ceux qui sont amoureux, il leur faut pardonner comme étant malades… »
◀D’▶où vient alors cette glorification ◀de▶ ◀la▶ passion, qui est justement ce qui nous touche dans ◀le▶ Roman ? Parler ◀de▶ déviation ◀de▶ ◀l’▶instinct, c’est ne rien dire puisqu’il s’agit ◀de▶ savoir, précisément, quel est ◀le▶ facteur qui a pu causer cette déviation.
2.
Éros, ou ◀le▶ Désir sans fin
Platonisme, druidisme, manichéisme.
Platon nous parle dans Phèdre et ◀le▶ Banquet ◀d’▶une fureur qui va du corps à ◀l’▶âme, pour ◀la▶ troubler ◀d’▶humeurs malignes. Ce n’est pas ◀l’▶amour tel qu’il ◀le▶ loue. Mais il est une autre espèce ◀de▶ fureur, ou ◀de▶ délire, qui ne s’engendre pas sans quelque divinité, ni ne se crée dans ◀l’▶âme au-dedans de nous : c’est une inspiration tout étrangère, un attrait qui agit du dehors, un emportement, un rapt indéfini ◀de▶ ◀la▶ raison et du sens naturel. On ◀l’▶appellera donc enthousiasme, ce qui signifie « endieusement », car ce délire procède ◀de▶ ◀la▶ divinité et porte notre élan vers Dieu.
Tel est ◀l’▶amour platonicien : « délire divin », transport ◀de▶ ◀l’▶âme, folie et suprême raison. Et ◀l’▶amant est auprès de ◀l’▶être aimé « comme dans ◀le▶ ciel », car ◀l’▶amour est ◀la▶ voie qui monte par degrés ◀d’▶extase vers ◀l’▶origine unique ◀de▶ tout ce qui existe, loin des corps et ◀de▶ ◀la▶ matière, loin de ce qui divise et distingue, au-delà du malheur ◀d’▶être soi et ◀d’▶être deux dans ◀l’▶amour même.
◀L’▶Éros, c’est ◀le▶ Désir total, c’est ◀l’▶Aspiration lumineuse, ◀l’▶élan religieux originel porté à sa plus haute puissance, à ◀l’▶extrême exigence ◀de▶ pureté qui est ◀l’▶extrême exigence ◀d’▶Unité. Mais ◀l’▶unité dernière est négation ◀de▶ ◀l’▶être actuel, dans sa souffrante multiplicité. Ainsi ◀l’▶élan suprême du désir aboutit à ce qui est non-désir. ◀La▶ dialectique ◀d’▶Éros introduit dans ◀la▶ vie quelque chose ◀de▶ tout étranger aux rythmes ◀de▶ ◀l’▶attrait sexuel : un désir qui ne retombe plus, que plus rien ne peut satisfaire, qui repousse même et fuit ◀la▶ tentation ◀de▶ s’accomplir dans notre monde, parce qu’il ne veut embrasser que ◀le▶ Tout. C’est ◀le▶ dépassement infini, ◀l’▶ascension ◀de▶ ◀l’▶homme vers son dieu. Et ce mouvement est sans retour.
◀Les▶ origines iraniennes et orphiques du platonisme sont encore mal connues mais certaines. Et par Plotin et ◀l’▶Aréopagite, cette doctrine s’est transmise au monde médiéval. Ainsi ◀l’▶Orient vint rêver dans nos vies, réveillant ◀de▶ très vieux souvenirs.
Car du fond ◀de▶ notre Occident, ◀la▶ voix des bardes celtes lui répondait. Je ne sais si c’était un écho, ou quelque harmonie ancestrale — toutes nos races sont venues ou revenues du Proche-Orient — ou simplement si ◀la▶ nature humaine n’est point portée en tous lieux et tous temps à diviniser son Désir dans des formes toujours semblables. Je ne sais ce que vaut ◀l’▶hypothèse qui assimile jusque dans ◀les▶ détails ◀les▶ plus vieux mythes celtiques à ceux des Grecs — ◀la▶ quête du Graal à celle ◀de▶ ◀la▶ Toison ◀d’▶or — et ◀les▶ doctrines ◀de▶ Pythagore sur ◀la▶ transmigration des âmes à celles des druides sur ◀l’▶immortalité. ◀La▶ mythologie comparée est ◀la▶ plus périlleuse des sciences, si ◀l’▶on excepte ◀l’▶étymologie dont elle procède bien souvent : l’une et l’autre sans cesse à ◀la▶ merci du calembour ◀le▶ plus tentant… Quoi qu’il en soit, certaines convergences générales se dégagent des travaux récents, renforçant ◀l’▶hypothèse ◀d’▶une communauté originelle des croyances religieuses en Orient et en Occident.
Bien avant Rome, ◀les▶ Celtes avaient conquis une grande partie ◀de▶ ◀l’▶Europe actuelle. Venus du Sud-Ouest de la Germanie et du Nord-Est de la France, ils avaient mis à sac Rome et Delphes, et soumis tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Atlantique à ◀la▶ mer Noire. Ils poussèrent même jusqu’en Ukraine et en Asie Mineure (Galates), préfigurant assez exactement ◀l’▶extension ◀de▶ ◀l’▶Empire romain, — moins ◀les▶ péninsules italienne et grecque.
Or ◀les▶ Celtes n’étaient pas une nation. Ils n’avaient pas ◀d’▶autre « unité » que celle ◀d’▶une civilisation, dont ◀le▶ principe spirituel était maintenu par ◀le▶ collège sacerdotal des druides. Ce collège à son tour n’était nullement ◀l’▶émanation des petits peuples ou tribus, mais « une institution en quelque sorte internationale », commune à tous ◀les▶ peuples ◀d’▶origine celtique, du fond ◀de▶ ◀la▶ Bretagne et ◀de▶ ◀l’▶Irlande jusqu’en Italie et en Asie Mineure. ◀Les▶ voyages et ◀les▶ rencontres des druides « cimentaient ◀l’▶union des peuples celtiques et ◀le▶ sentiment ◀de▶ leur parenté »12. ◀Les▶ druides formaient des confréries religieuses douées ◀de▶ pouvoirs très étendus. Ils étaient à la fois devins, magiciens, médecins, prêtres, confesseurs. Ils n’écrivaient pas ◀de▶ livres, mais donnaient un enseignement oral, en vers gnomiques, à des élèves qu’ils gardaient auprès ◀d’▶eux pendant vingt ans13.
On a pu rapprocher ce collège sacerdotal ◀d’▶institutions tout à fait identiques chez ◀les▶ autres peuples indo-européens : mages iraniens, brahmanes ◀de▶ ◀l’▶Inde, pontifes et flamines ◀de▶ Rome. ◀Le▶ flamen porte d’ailleurs ◀le▶ même nom que ◀le▶ brahmane 14.
Il est certain que ◀les▶ Celtes croyaient à une vie après ◀la▶ mort. Vie aventureuse, très semblable à celle ◀de▶ ◀la▶ terre, mais épurée, et dont certains héros pouvaient revenir, sous d’autres noms, se mêler aux vivants. Par cette doctrine centrale ◀de▶ ◀la▶ survie des âmes, ◀les▶ Celtes s’apparentent aux Grecs. Mais toute doctrine ◀de▶ ◀l’▶immortalité suppose une préoccupation tragique ◀de▶ ◀la▶ mort. ◀Les▶ Celtes, écrit Hubert, « ont cultivé certainement ◀la▶ métaphysique ◀de▶ ◀la▶ mort… Ils ont beaucoup rêvé sur ◀la▶ mort. C’était une compagne familière dont ils se sont plu à déguiser ◀le▶ caractère inquiétant ». De même, dans leur mythologie, « ◀l’▶idée ◀de▶ mort domine tout, et tout ◀la▶ découvre 15 ». Et cela n’est pas sans inciter à des rapprochements très précis avec ce que ◀l’▶on a dit plus haut du mythe ◀de▶ Tristan, qui voile et exprime à la fois ◀le▶ désir ◀de▶ mort.
D’autre part, ◀les▶ dieux celtiques forment deux séries opposées : dieux lumineux et dieux sombres. Il nous importe ◀de▶ souligner ce fait du dualisme fondamental ◀de▶ ◀la▶ religion des druides. Car c’est ici que se révèle ◀la▶ convergence des mythes iraniens, gnostiques, et hindouistes avec ◀la▶ religion fondamentale ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀De▶ ◀l’▶Inde aux rives ◀de▶ ◀l’▶Atlantique, nous retrouvons exprimé, dans ◀les▶ formes ◀les▶ plus diverses, ce même mystère du Jour et ◀de▶ ◀la▶ Nuit, et ◀de▶ leur lutte mortelle dans ◀l’▶homme. Il est un dieu ◀de▶ Lumière incréée, intemporelle, et un dieu ◀de▶ Ténèbres, auteur du mal, qui domine toute ◀la▶ Création visible. Des siècles avant ◀l’▶apparition ◀de▶ Manès, on peut déceler ◀la▶ même opposition dans ◀les▶ mythologies indo-européennes. Dieux lumineux : ◀l’▶Ahura-Mazda (ou Ormuzd) des Iraniens, ◀l’▶Apollon grec, ◀l’▶Abellion celtibère. Dieux sombres : ◀le▶ Dyaus Pitar hindou, ◀l’▶Ahriman iranien, ◀le▶ Jupiter latin, ◀le▶ Dispater gaulois…
Bien d’autres rapprochements nous tentent, dont l’un au moins intéresse directement ◀l’▶objet ◀de▶ ce livre : ◀la▶ conception ◀de▶ ◀la▶ femme chez ◀les▶ Celtes n’est pas sans rappeler ◀la▶ dialectique platonicienne ◀de▶ ◀l’▶Amour.
◀La▶ femme figure aux yeux des druides un être divin et prophétique. C’est ◀la▶ Velléda des Martyrs, ◀le▶ fantôme lumineux qui apparaît aux regards du général romain perdu dans sa rêverie nocturne : « Sais-tu que je suis fée ? », dit-elle. Éros a revêtu ◀les▶ apparences ◀de▶ ◀la▶ Femme, symbole ◀de▶ ◀l’▶au-delà et ◀de▶ cette nostalgie qui nous fait mépriser ◀les▶ joies terrestres. Mais symbole équivoque puisqu’il tend à confondre ◀l’▶attrait du sexe et ◀le▶ Désir sans fin. ◀L’▶Essylt des légendes sacrées, « objet ◀de▶ contemplation, spectacle mystérieux », c’était ◀l’▶invitation à désirer ce qui est au-delà des formes incarnées. Mais elle est belle et désirable en soi… Et pourtant sa nature est fuyante. « ◀L’▶Éternel féminin nous entraîne », dira Goethe. Et Novalis : « ◀La▶ femme est ◀le▶ but ◀de▶ ◀l’▶homme. »
Ainsi ◀l’▶aspiration vers ◀la▶ lumière prend pour symbole ◀l’▶attrait nocturne des sexes. ◀Le▶ grand Jour incréé, aux yeux de ◀la▶ chair, n’est que ◀la▶ Nuit. Mais notre jour, aux yeux du dieu qui réside par-delà ◀les▶ étoiles, c’est ◀le▶ royaume ◀de▶ Dispater, ◀le▶ père des Ombres. Et de même, ◀le▶ Tristan de Wagner veut sombrer, mais pour renaître en un ciel ◀de▶ Lumière. ◀La▶ « Nuit » qu’il chante, c’est ◀le▶ Jour incréé. Et sa passion, c’est ◀le▶ culte ◀d’▶Éros, ◀le▶ Désir qui méprise Vénus, même quand il souffre volupté, même quand il croit aimer un être…
On parle trop ◀de▶ nirvana et ◀de▶ bouddhisme à propos de ◀l’▶opéra wagnérien. Comme si ◀le▶ fond païen ◀de▶ ◀l’▶Occident n’avait pas pu fournir au magicien ◀les▶ éléments ◀les▶ plus actifs ◀de▶ son philtre ! Il est frappant ◀de▶ constater d’ailleurs à quel point ◀le▶ celtisme originel ◀de▶ ◀l’▶Europe a survécu à ◀la▶ conquête romaine et aux invasions germaniques. « ◀Les▶ Gallo-Romains sont restés pour la plupart des Celtes déguisés. Si bien qu’après ◀les▶ invasions germaniques, on vit reparaître en Gaule des modes et des goûts qui avaient été ceux des Celtes.16 » ◀L’▶art roman et ◀les▶ langues romanes attestent ◀l’▶importance ◀de▶ ◀l’▶héritage celtique. Plus tard, ce furent des moines ◀d’▶Irlande et ◀de▶ Bretagne — derniers refuges des légendes bardiques conservées justement par ◀les▶ clercs — qui évangélisèrent ◀l’▶Europe, et ◀la▶ rappelèrent au culte des lettres. Et ceci nous amène aux abords ◀de▶ ◀l’▶époque où se forma notre mythe…
Mais plus près de nous que Platon et ◀les▶ druides, une sorte ◀d’▶unité mystique du monde indo-européen se dessine comme en filigrane à ◀l’▶arrière-plan des hérésies du Moyen Âge. Si nous embrassons ◀le▶ domaine géographique et historique qui va ◀de▶ ◀l’▶Inde à ◀la▶ Bretagne, nous constatons qu’une religion s’y est répandue, ◀d’▶une manière à vrai dire souterraine, dès ◀le▶ iiie siècle ◀de▶ notre ère, syncrétisant ◀l’▶ensemble des mythes du Jour et ◀de▶ ◀la▶ Nuit tels qu’ils s’étaient élaborés en Perse d’abord, puis dans ◀les▶ sectes gnostiques et orphiques : et c’est ◀la▶ foi manichéenne.
◀Les▶ difficultés mêmes que ◀l’▶on éprouve ◀de▶ nos jours à définir cette religion ne sont pas sans nous renseigner sur sa nature profonde et sa portée humaine.
D’abord elle fut partout persécutée avec une violence inouïe par ◀les▶ pouvoirs ou ◀les▶ orthodoxies. On affecta ◀de▶ voir en elle ◀la▶ pire menace sociale. Ses fidèles furent massacrés, leurs écrits dispersés et brûlés. Si bien que ◀les▶ témoignages sur lesquels elle a été jugée jusqu’à nos jours émanent presque exclusivement ◀de▶ ses adversaires. Ensuite, il semble bien que ◀la▶ doctrine ◀de▶ Manès (qui était originaire ◀de▶ ◀l’▶Iran) a pris, selon ◀les▶ peuples et leurs croyances, des formes très diverses, tantôt chrétiennes, tantôt bouddhistes ou musulmanes. Dans un hymne manichéen récemment retrouvé et traduit17 sont invoqués et loués successivement Jésus, Manès, Ormuzd, Çakyamouni, et enfin Zarhust (Zarathustra ou Zoroastre). De plus il est permis ◀de▶ penser que ◀les▶ survivances celtiques dans ◀le▶ Midi languedocien offrirent à certaines sectes manichéennes un terrain spécialement favorable.
Pour ◀les▶ développements qui suivront, deux faits surtout doivent être retenus :
1° ◀Le▶ dogme fondamental ◀de▶ toutes ◀les▶ sectes manichéennes, c’est ◀la▶ nature divine ou angélique ◀de▶ ◀l’▶âme, prisonnière des formes créées et ◀de▶ ◀la▶ nuit ◀de▶ ◀la▶ matière.
Je suis un dieu, et né des dieuxMais maintenant réduit à souffrir.
Ainsi lamente ◀le▶ Moi spirituel ◀d’▶un disciple du sauveur Manès, dans ◀l’▶hymne du Destin ◀de▶ ◀l’▶Âme.
◀L’▶élan ◀de▶ ◀l’▶âme vers ◀la▶ Lumière n’est pas sans évoquer d’une part ◀la▶ « réminiscence du Beau » dont parlent ◀les▶ dialogues platoniciens, et d’autre part ◀la▶ nostalgie du héros celte revenu du Ciel sur ◀la▶ terre, et qui se souvient ◀de▶ ◀l’▶île des immortels. Mais cet élan est sans cesse entravé par ◀la▶ jalousie ◀de▶ Vénus (Dîbat dans le premier hymne cité) qui veut retenir dans ◀la▶ sombre matière ◀l’▶amant en proie au lumineux Désir. Tel est ◀le▶ combat ◀de▶ ◀l’▶amour sexuel et ◀de▶ ◀l’▶Amour, et il exprime ◀l’▶angoisse fondamentale des anges déchus dans des corps trop humains…
2° Il est très important et significatif pour nous ◀de▶ remarquer que ◀la▶ structure ◀de▶ ◀la▶ foi manichéenne « est essentiellement lyrique »18. Autrement dit, qu’il est ◀de▶ ◀la▶ nature profonde ◀de▶ cette foi ◀de▶ se refuser à toute exposition rationaliste, impersonnelle et « objective ».
Elle ne se réalise en vérité que dans une expérience tout à la fois angoissée et enthousiasmante (au sens littéral ◀de▶ ce terme), ◀d’▶ordre essentiellement poétique. « ◀La▶ « vérité » ◀de▶ ◀la▶ cosmogonie et ◀de▶ ◀la▶ théogonie n’apparaît, ne se constitue que dans ◀la▶ certitude attestée par ◀le▶ récitatif du psaume. »
Et ◀l’▶on songe au secret ◀de▶ Tristan, qu’il ne peut « dire » mais seulement chanter…
Toute conception dualiste, manichéenne, voit dans ◀la▶ vie des corps ◀le▶ malheur même ; et dans ◀la▶ mort ◀le▶ bien dernier, ◀le▶ rachat ◀de▶ ◀la▶ faute ◀d’▶être né, ◀la▶ réintégration dans l’Un et dans ◀la▶ lumineuse indistinction. Dès ici-bas, par une ascension graduelle, par ◀la▶ mort progressive et volontaire que représente ◀l’▶ascèse (aspect négatif ◀de▶ ◀l’▶illumination), nous pouvons accéder à ◀la▶ Lumière. Mais ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶esprit, son but, c’est aussi ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ vie limitée, obscurcie par ◀la▶ multiplicité immédiate. Éros, notre Désir suprême, n’exalte nos désirs que pour ◀les▶ sacrifier. ◀L’▶accomplissement ◀de▶ ◀l’▶Amour nie tout amour terrestre. Et son Bonheur nie tout bonheur terrestre. Considéré du point de vue ◀de▶ ◀la▶ vie, un tel Amour ne saurait être qu’un malheur total.
Tel est ◀le▶ grand fond du paganisme oriental-occidental sur lequel se détache notre mythe.
Mais ◀d’▶où vient qu’il s’en soit « détaché » justement ? Quelle menace, quelle interdiction a contraint ◀la▶ doctrine à se voiler, à ne plus s’avouer que par symboles trompeurs — à ne plus nous séduire que par ◀le▶ charme et ◀la▶ secrète incantation ◀d’▶un mythe ?
3.
Agapè ou ◀l’▶amour chrétien
Prologue ◀de▶ ◀l’▶Évangile ◀de▶ Jean :
« Au commencement était ◀la▶ Parole, et ◀la▶ Parole était avec Dieu, et ◀la▶ Parole était Dieu… En elle était ◀la▶ vie et ◀la▶ vie était ◀la▶ lumière des hommes. ◀La▶ lumière lui dans ◀les▶ ténèbres, et ◀les▶ ténèbres ne ◀l’▶ont pas reçue. » (I, 1-5.)
Est-ce encore ◀le▶ dualisme éternel, sans rémission, ◀l’▶irrévocable hostilité ◀de▶ ◀la▶ Nuit terrestre et du Jour transcendant ? Non, car voici ◀la▶ suite du passage :
« Et ◀la▶ Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine ◀de▶ grâce et ◀de▶ vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme ◀la▶ gloire du Fils unique venu du Père. » (I, 14-15.)
◀L’▶incarnation ◀de▶ ◀la▶ Parole dans ◀le▶ monde — ◀de▶ ◀la▶ Lumière dans ◀les▶ Ténèbres —, tel est ◀l’▶événement inouï qui nous délivre du malheur ◀de▶ vivre. Tel est ◀le▶ centre ◀de▶ tout ◀le▶ christianisme, et ◀le▶ foyer ◀de▶ ◀l’▶amour chrétien que ◀l’▶Écriture nomme Agapè.
Événement sans précédent, et « naturellement » incroyable. Car ◀le▶ fait ◀de▶ ◀l’▶Incarnation est ◀la▶ négation radicale ◀de▶ toute espèce ◀de▶ religion. Il est ◀le▶ suprême scandale, non seulement pour notre raison qui n’admet point cette impensable confusion ◀de▶ ◀l’▶infini et du fini, mais surtout pour ◀l’▶esprit religieux naturel.
Toutes ◀les▶ religions connues tendent à sublimer ◀l’▶homme, et aboutissent à condamner sa vie « finie ». ◀Le▶ dieu Éros exalte et sublime nos désirs, ◀les▶ rassemblant dans un Désir unique, qui aboutit à ◀les▶ nier. ◀Le▶ but final ◀de▶ cette dialectique, c’est ◀la▶ non-vie, ◀la▶ mort du corps. ◀La▶ Nuit et ◀le▶ Jour étant incompatibles, ◀l’▶homme créé qui appartient à ◀la▶ Nuit, ne peut trouver ◀de▶ salut qu’en cessant ◀d’▶être, en se « perdant » au sein de ◀la▶ divinité. Mais ◀le▶ christianisme, par son dogme ◀de▶ ◀l’▶incarnation du Christ dans Jésus, renverse cette dialectique ◀de▶ fond en comble.
Au lieu que ◀la▶ mort soit ◀le▶ terme dernier, elle devient la première condition. Ce que ◀l’▶Évangile appelle « mort à soi-même », c’est ◀le▶ début ◀d’▶une vie nouvelle, dès ici-bas. Ce n’est pas ◀la▶ fuite ◀de▶ ◀l’▶esprit hors du monde, mais son retour en force au sein du monde ! Une recréation immédiate. Une réaffirmation ◀de▶ ◀la▶ vie, non pas certes ◀de▶ ◀la▶ vie ancienne, et non pas ◀de▶ ◀la▶ vie idéale, mais ◀de▶ ◀la▶ vie présente que ◀l’▶Esprit ressaisit.
Dieu — ◀le▶ vrai Dieu — s’est fait homme, et vrai homme. En ◀la▶ personne ◀de▶ Jésus-Christ, ◀les▶ ténèbres vraiment ont « reçu » ◀la▶ lumière. Et tout homme né ◀de▶ femme qui croit cela, renaît ◀de▶ ◀l’▶esprit dès maintenant : mort à soi-même et mort au monde en tant que ◀le▶ moi et ◀le▶ monde sont pécheurs, mais rendu à soi-même et au monde en tant que ◀l’▶Esprit veut ◀les▶ sauver.
Désormais, ◀l’▶amour n’est plus fuite et perpétuel refus ◀de▶ ◀l’▶acte. Il commence au-delà ◀de▶ ◀la▶ mort, mais il se retourne vers ◀la▶ vie. Et cette conversion ◀de▶ ◀l’▶amour fait apparaître ◀le▶ prochain.
Pour ◀l’▶Éros, ◀la▶ créature n’était qu’un prétexte illusoire, une occasion ◀de▶ s’enflammer ; et il fallait aussitôt s’en déprendre, puisque ◀le▶ but était ◀de▶ brûler toujours plus, ◀de▶ brûler jusqu’à en mourir ! ◀L’▶être particulier n’était guère qu’un défaut et un obscurcissement ◀de▶ ◀l’▶Être unique. Comment ◀l’▶aimer vraiment, tel qu’il était ? ◀Le▶ salut n’étant qu’au-delà, ◀l’▶homme religieux se détournait des créatures ignorées par son dieu. Mais ◀le▶ Dieu des chrétiens — et lui seul, parmi tous ◀les▶ dieux que ◀l’▶on connaît — ne s’est pas détourné, au contraire ; « Il nous a aimés le premier » dans notre forme et nos limitations. Il a été jusqu’à ◀les▶ revêtir. Et revêtant ◀la▶ condition ◀de▶ ◀l’▶homme pécheur et séparé, mais sans pécher et sans se diviser, ◀l’▶Amour ◀de▶ Dieu nous a ouvert une voie radicalement nouvelle : celle ◀de▶ ◀la▶ sanctification. ◀Le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ sublimation, qui n’était que fuite illusoire au-delà du concret ◀de▶ ◀la▶ vie.
Aimer devient alors une action positive, une action ◀de▶ transformation. Éros cherchait ◀le▶ dépassement à ◀l’▶infini. ◀L’▶amour chrétien est obéissance dans ◀le▶ présent. Car aimer Dieu, c’est obéir à Dieu qui nous ordonne ◀de▶ nous aimer ◀les▶ uns ◀les▶ autres.
Que signifie : Aimez vos ennemis ? C’est ◀l’▶abandon ◀de▶ ◀l’▶égoïsme, du moi ◀de▶ désir et ◀d’▶angoisse, c’est une mort ◀de▶ ◀l’▶homme isolé, mais c’est aussi ◀la▶ naissance du prochain. À ceux qui lui demandaient ironiquement : Qui est mon prochain ? Jésus répond : c’est ◀l’▶homme qui a besoin ◀de▶ vous.
Tous ◀les▶ rapports humains, dès cet instant, changent ◀de▶ sens.
◀Le▶ nouveau symbole ◀de▶ ◀l’▶Amour ce n’est plus ◀la▶ passion infinie ◀de▶ ◀l’▶âme en quête ◀de▶ lumière, mais c’est ◀le▶ mariage du Christ et ◀de▶ ◀l’▶Église.
◀L’▶amour humain lui-même s’en trouve transformé. Tandis que ◀les▶ mystiques païennes ◀le▶ sublimaient jusqu’à en faire un dieu, et en même temps ◀le▶ vouaient à ◀la▶ mort, ◀le▶ christianisme ◀le▶ replace dans son ordre, et là, ◀le▶ sanctifie par ◀le▶ mariage.
Un tel amour, étant conçu à ◀l’▶image ◀de▶ ◀l’▶amour du Christ pour son Église (Éph., 5, 25), peut être vraiment réciproque. Car il aime l’autre tel qu’il est — au lieu d’aimer ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶amour ou sa mortelle et délicieuse brûlure. (« Il vaut mieux se marier que ◀de▶ brûler », écrit saint Paul aux Corinthiens.) De plus, c’est un amour heureux — malgré ◀les▶ entraves du péché — puisqu’il connaît dès ici-bas, dans ◀l’▶obéissance, ◀la▶ plénitude ◀de▶ son ordre.
◀Le▶ dualisme du Jour et ◀de▶ ◀la▶ Nuit, poussé à son extrême logique, aboutissait, du point de vue ◀de▶ ◀la▶ vie, au malheur absolu, qui est ◀la▶ mort. ◀Le▶ christianisme n’est un malheur mortel que pour ◀l’▶homme séparé ◀de▶ Dieu, mais un malheur recréateur et bienheureux dès cette vie pour ◀le▶ croyant que « saisit ◀le▶ salut ».
4.
Orient et Occident
Est-il possible ◀de▶ définir ◀l’▶Orient et ◀l’▶Occident en dehors de ◀la▶ géographie ? En présence d’un problème aussi complexe, et en ◀l’▶absence ◀de▶ toute réponse satisfaisante, c’est ◀l’▶honnêteté ◀d’▶un écrivain que ◀de▶ se borner à déclarer son système personnel ◀de▶ références. Ce que j’appelle Orient, dans cet ouvrage, c’est une tendance ◀de▶ ◀l’▶esprit humain qui a trouvé du côté de ◀l’▶Asie ses plus hautes et pures expressions. J’entends parler ◀d’▶une forme ◀de▶ mystique à la fois dualiste dans sa vision du monde, et moniste dans son accomplissement. À quoi tend ◀l’▶ascèse « orientale » ? À ◀la▶ négation du divers, à ◀l’▶absorption ◀de▶ tous en Un, à ◀la▶ fusion totale avec ◀le▶ dieu, ou s’il n’y a pas ◀de▶ dieu, comme dans ◀le▶ bouddhisme, avec ◀l’▶Être-Un universel. Tout cela suppose une Sagesse, une technique ◀de▶ ◀l’▶illumination progressive — ◀les▶ yogas par exemple — une montée ◀de▶ ◀l’▶individu vers ◀l’▶Unité, où il se perd.
Et j’appellerai « occidentale » une conception religieuse qui à vrai dire nous est venue du Proche-Orient mais qui n’a triomphé qu’en Occident : celle qui pose qu’entre Dieu et ◀l’▶homme, il existe un abîme essentiel, ou comme ◀le▶ dira Kierkegaard « une différence qualitative infinie ». Donc point ◀de▶ fusion possible, ni ◀d’▶union substantielle. Mais seulement une communion, dont ◀le▶ modèle est dans ◀le▶ mariage ◀de▶ ◀l’▶Église et ◀de▶ son Seigneur. Cela suppose une illumination subite, ou conversion, une descente ◀de▶ ◀la▶ Grâce venant ◀de▶ Dieu à ◀l’▶homme.
Ces deux extrêmes ainsi marqués, ◀l’▶on n’aura pas ◀de▶ peine à démontrer qu’il existe en Orient ◀de▶ nombreuses tendances occidentales ; et ◀l’▶inverse. (Mais je ne fais pas ici une histoire des religions.)
Maintenant, rappelons-nous qu’Éros veut ◀l’▶union, c’est-à-dire ◀la▶ fusion essentielle ◀de▶ ◀l’▶individu dans ◀le▶ dieu. ◀L’▶individu distinct — cette erreur douloureuse — doit s’élever jusqu’à se perdre dans ◀la▶ divine perfection. Que ◀l’▶homme ne s’attache pas aux créatures, puisqu’elles n’ont aucune excellence, et qu’en tant que particulières, elles ne représentent que des défauts ◀de▶ ◀l’▶Être. Nous n’avons donc point ◀de▶ prochain. Et ◀l’▶exaltation ◀de▶ ◀l’▶Amour sera en même temps son ascèse, ◀la▶ voie qui mène au-delà ◀de▶ ◀la▶ vie.
Agapè au contraire ne cherche pas ◀l’▶union qui s’opérerait au-delà ◀de▶ ◀la▶ vie. « Dieu est au ciel, et toi tu es sur ◀la▶ terre. » Et ton sort se joue ici-bas. ◀Le▶ péché n’est pas ◀d’▶être né, mais ◀d’▶avoir perdu Dieu en devenant autonome. Or, nous ne trouverons pas Dieu par une élévation indéfinie ◀de▶ notre désir. Nous aurons beau sublimer notre Éros, il ne sera jamais que nous-mêmes ! Point ◀d’▶illusions ni ◀d’▶optimisme humain, dans ◀le▶ christianisme orthodoxe. Mais alors, c’est ◀le▶ désespoir ?
Ce serait ◀le▶ désespoir, s’il n’y avait pas ◀la▶ Bonne Nouvelle ; et cette nouvelle, c’est que Dieu nous cherche.
Et il nous trouve lorsque nous percevons sa voix, et que nous répondons en obéissant. Dieu nous cherche et nous a trouvés par ◀l’▶amour ◀de▶ son Fils abaissé jusqu’à nous. ◀L’▶Incarnation est ◀le▶ signe historique ◀d’▶une création renouvelée, où ◀le▶ croyant se trouve réintégré par ◀l’▶acte même ◀de▶ sa foi. Désormais, pardonné et sanctifié, c’est-à-dire réconcilié, ◀l’▶homme reste un homme (n’est pas divinisé) mais un homme qui ne vit plus pour lui seul. « Tu aimeras ◀le▶ Seigneur ton Dieu, et ton prochain comme toi-même. » C’est ainsi dans ◀l’▶amour du prochain que ◀le▶ chrétien se réalise et s’aime lui-même en vérité.
Pour ◀l’▶Agapè, point ◀de▶ fusion ni ◀d’▶exaltée dissolution du moi en Dieu. ◀L’▶Amour divin est ◀l’▶origine ◀d’▶une vie nouvelle, dont ◀l’▶acte créateur s’appelle ◀la▶ communion. Et pour qu’il y ait une communion réelle, il faut bien qu’il y ait deux sujets, et qu’ils soient présents l’un à l’autre : donc l’un pour l’autre ◀le▶ prochain.
Si ◀l’▶Agapè reconnaît seule ◀le▶ prochain, et ◀l’▶aime non plus comme un prétexte à s’exalter, mais tel qu’il est dans ◀la▶ réalité ◀de▶ sa détresse et ◀de▶ son espérance ; et si ◀l’▶Éros n’a pas ◀de▶ prochain — n’est-on pas en droit ◀de▶ conclure que cette forme ◀d’▶amour nommée passion doit normalement se développer au sein des peuples qui adorent Éros ? Et qu’au contraire, ◀les▶ peuples chrétiens — historiquement ◀les▶ peuples ◀d’▶Occident — ne devraient pas connaître ◀la▶ passion, ou tout au moins ◀la▶ traiter ◀d’▶incroyance ?
Or ◀l’▶Histoire nous oblige à ◀le▶ constater : c’est ◀l’▶inverse qui s’est réalisé.
Nous voyons qu’en Orient (Appendice 4), et dans ◀la▶ Grèce contemporaine ◀de▶ Platon, ◀l’▶amour humain est très généralement conçu comme ◀le▶ plaisir, ◀la▶ simple volupté physique. Et ◀la▶ passion — au sens tragique et douloureux — non seulement y est rare, mais encore et surtout y est méprisée par ◀la▶ morale courante comme une maladie frénétique. « Aucuns pensent que c’est une rage… »
Et nous voyons qu’en Occident, au xiie siècle, c’est ◀le▶ mariage qui est en butte au mépris, tandis que ◀la▶ passion est glorifiée dans ◀la▶ mesure même où elle est déraisonnable, où elle fait souffrir, où elle exerce ses ravages aux dépens du monde et ◀de▶ soi.
◀L’▶identification des éléments religieux dont nous avions décelé ◀la▶ présence dans ◀le▶ mythe nous amène donc à constater une contradiction flagrante entre ◀les▶ doctrines et ◀les▶ mœurs.
Serait-ce alors dans ◀le▶ fait même ◀de▶ cette contradiction flagrante que résiderait ◀l’▶explication du mythe ?
5.
Contrecoup du christianisme dans ◀les▶ mœurs occidentales
Pour introduire plus ◀de▶ clarté dans ce dédale dialectique, je proposerai ◀le▶ schéma suivant :
doctrine | application théorique | réalisation historique | |
Paganisme | Union mystique (amour divin heureux). | Amour humain malheureux. | Hédonisme, passion rare et méprisée. |
Christianisme | Communion (pas ◀d’▶union essentielle). | Amour du prochain. (Mariage heureux.) | Conflits douloureux, passion exaltée. |
◀Le▶ principe ◀d’▶explication ◀de▶ ce tableau est assez simple. ◀Le▶ platonisme, au temps de Platon et durant ◀les▶ siècles suivants, ne fut jamais une doctrine populaire, mais une sagesse ésotérique. Il en alla de même, plus tard, pour ◀les▶ mystères manichéens, et en partie pour ceux des Celtes.
Sur quoi ◀le▶ christianisme triompha. ◀La▶ primitive Église fut une communauté ◀de▶ faibles et ◀de▶ méprisés. Mais à partir de Constantin, puis des empereurs carolingiens, ses doctrines devinrent ◀l’▶apanage des princes et des classes dominantes, qui ◀les▶ imposèrent par ◀la▶ force à tous ◀les▶ peuples ◀d’▶Occident. Dès lors, ◀les▶ vieilles croyances païennes refoulées devinrent ◀le▶ refuge et ◀l’▶espérance des tendances naturelles, non converties, et brimées par ◀la▶ loi nouvelle.
◀Le▶ mariage, par exemple, n’avait pour ◀les▶ Anciens qu’une signification utilitaire, et limitée. ◀Les▶ coutumes permettaient ◀le▶ concubinat19. Tandis que ◀le▶ mariage chrétien, en devenant un sacrement, imposait une fidélité insupportable à ◀l’▶homme naturel. Supposons ◀le▶ cas du converti par force. Engagé malgré lui dans un cadre chrétien, mais privé des secours ◀d’▶une foi réelle, un tel homme, fatalement, devait sentir en lui s’exalter ◀la▶ révolte du sang barbare. Il était prêt à accueillir, sous ◀le▶ couvert ◀de▶ formes catholiques, toutes ◀les▶ reviviscences des mystiques païennes capables ◀de▶ ◀le▶ « libérer ».
C’est ainsi que ◀les▶ doctrines secrètes, dont nous avons rappelé ◀la▶ parenté, ne devinrent largement vivantes en Occident que dans ◀les▶ siècles où elles se virent condamnées par ◀le▶ christianisme officiel. Et c’est ainsi que ◀l’▶amour-passion, forme terrestre du culte ◀de▶ ◀l’▶Éros, envahit ◀la▶ psyché des élites mal converties et souffrant du mariage.
Mais cette ferveur renouvelée pour un dieu condamné par ◀l’▶Église ne pouvait s’avouer au grand jour. Elle revêtit des formes ésotériques, se déguisa en hérésies secrètes ◀d’▶apparences plus ou moins orthodoxes. Ces hérésies se propagèrent très rapidement dès ◀le▶ début du xiie siècle. Elles s’insinuèrent d’une part dans ◀le▶ clergé, où nous ◀les▶ retrouverons un peu plus tard mêlées ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus complexe à ◀la▶ grande renaissance mystique. D’autre part, elles trouvaient des complaisances profondes dans ◀la▶ mentalité du siècle. Elles pénétrèrent bientôt ◀la▶ société féodale. Celle-ci ne connaissait pas toujours ◀l’▶origine et ◀la▶ portée mystique ◀de▶ valeurs qu’elle prenait pour une mode et qu’elle accommodait à ses plaisirs. Elle ne devait pas tarder à matérialiser ◀les▶ préceptes ◀d’▶une religion qui pourtant s’opposait au christianisme par son refus ◀de▶ ◀l’▶Incarnation, précisément !
Je ne donnerai pour ◀l’▶instant qu’un seul exemple ◀de▶ ce processus si typiquement occidental, et qui consiste à garder ◀le▶ signe matériel ◀d’▶une religion dont on trahit ◀l’▶esprit.
Platon liait ◀l’▶Amour à ◀la▶ Beauté. Mais ◀la▶ Beauté qu’il entendait, c’était d’abord ◀l’▶essence intellectuelle ◀de▶ ◀la▶ perfection incréée : ◀l’▶idée même ◀de▶ toute excellence. Qu’est devenue cette doctrine parmi nous ? « Personne ne saurait dire jusqu’à quelles couches profondes ◀de▶ ◀l’▶humanité ◀d’▶Occident ont pénétré ◀les▶ conceptions platoniciennes. ◀L’▶homme ◀le▶ plus simple use couramment ◀d’▶expressions et ◀de▶ notions qui remontent à Platon. »20 Mais il en abuse dans ◀le▶ sens où ◀l’▶incline sa nature ◀d’▶Occidental. C’est ainsi que ◀le▶ platonisme vulgaire nous a conduits à une terrible confusion : à cette idée que ◀l’▶amour dépend avant tout ◀de▶ ◀la▶ beauté physique — alors qu’en fait cette beauté même n’est que ◀l’▶attribut conféré par ◀l’▶amant à ◀l’▶objet ◀de▶ son choix ◀d’▶amour. ◀L’▶expérience quotidienne montre bien que « ◀l’▶amour embellit son objet », et que ◀la▶ beauté « officielle » n’est pas un gage ◀d’▶être aimé. Mais ◀le▶ platonisme dégénéré, qui nous obsède, nous rend aveugles à ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶objet tel qu’il est dans sa vérité — ou bien nous ◀la▶ rend peu aimable. Et il nous jette à ◀la▶ poursuite ◀de▶ chimères qui n’existent qu’en nous. Mais encore, ◀d’▶où vient ce succès et cette permanence invincible ◀de▶ ◀l’▶erreur héritée ◀d’▶un Platon mal compris ? C’est qu’elle trouve dans ◀le▶ cœur ◀de▶ tout homme — et spécialement ◀de▶ tout Occidental ◀de▶ très obscures complicités. Souvenons-nous du culte druidique pour ◀la▶ Femme, être prophétique, « éternel féminin », « but ◀de▶ ◀l’▶homme ». ◀Les▶ Celtes, déjà, tendaient donc à matérialiser ◀l’▶élan divin, à lui donner un support corporel. Mais il y a plus, nous ◀le▶ savons depuis Freud : ◀le▶ « type ◀de▶ femme » que chaque homme porte dans son cœur et qu’il assimile ◀d’▶instinct à ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ beauté, n’est-ce pas ◀le▶ souvenir ◀de▶ ◀la▶ mère « fixé » dans sa mémoire secrète ?
Si telles sont bien ◀les▶ causes ◀de▶ ◀la▶ curieuse contradiction qui apparaît au xiie siècle entre ◀les▶ doctrines et ◀les▶ mœurs, une première conclusion peut être formulée dès à présent :
◀L’▶amour-passion est apparu en Occident comme l’un des contrecoups du christianisme (et spécialement ◀de▶ sa doctrine du mariage) dans ◀les▶ âmes où vivait encore un paganisme naturel ou hérité.
Mais tout cela resterait bien théorique et contestable si nous n’étions pas en mesure ◀de▶ retracer ◀les▶ voies et moyens historiques ◀de▶ cette renaissance ◀de▶ ◀l’▶Éros. Or nous avons déjà fixé sa date : vers ◀le▶ début du xiie siècle. (Date ◀de▶ naissance ◀de▶ ◀l’▶amour-passion !21). Et nous allons montrer qu’elle porte un nom par ailleurs bien connu : ◀la▶ cortezia, ◀l’▶amour courtois.
6.
L’amour courtois : troubadours et cathares
Que toute ◀la▶ poésie européenne soit issue ◀de▶ ◀la▶ poésie des troubadours au xiie siècle, c’est ce dont personne ne saurait plus douter. « Oui, entre ◀les▶ xie et xiie siècles, ◀la▶ poésie ◀d’▶où qu’elle fût (hongroise, espagnole, portugaise, allemande, sicilienne, toscane, génoise, pisane, picarde, champenoise, flamande, anglaise, etc.) était au préalable languedocienne, c’est-à-dire que ◀le▶ poète, ne pouvant être que troubadour, était tenu ◀de▶ parler — et ◀de▶ ◀l’▶apprendre s’il ne ◀le▶ savait pas — ◀le▶ langage du troubadour, qui n’a jamais été que ◀le▶ provençal. »22
Qu’est-ce que ◀la▶ poésie des troubadours ? ◀L’▶exaltation ◀de▶ ◀l’▶amour malheureux. « Il n’y a dans toute ◀la▶ lyrique occitane et ◀la▶ lyrique pétrarquesque et dantesque qu’un thème : ◀l’▶amour ; et pas ◀l’▶amour heureux, comblé ou satisfait (ce spectacle ne peut rien engendrer), ◀l’▶amour perpétuellement insatisfait au contraire ; enfin, que deux personnages : ◀le▶ poète qui, huit-cents, neuf-cents, mille fois réédite sa plainte, et une belle qui toujours dit non. »23
◀L’▶Europe n’a pas connu ◀de▶ poésie plus profondément rhétorique : non seulement dans ses formes verbales et musicales, mais si paradoxal que cela paraisse, dans son inspiration elle-même, puisque celle-ci prend sa source dans un système fixe ◀de▶ lois, qui seront codifiées sous ◀le▶ nom ◀de▶ leys ◀d’▶amors. Mais il faut dire aussi que jamais rhétorique ne fut plus exaltante et fervente. Ce qu’elle exalte, c’est ◀l’▶amour hors du mariage, car ◀le▶ mariage ne signifie que ◀l’▶union des corps, tandis que ◀l’▶« Amor », qui est ◀l’▶Éros suprême, est ◀l’▶élancement ◀de▶ ◀l’▶âme vers ◀l’▶union lumineuse, au-delà ◀de▶ tout amour possible en cette vie. Voilà pourquoi ◀l’▶Amour suppose ◀la▶ chasteté. E ◀d’▶amor mou castitaz (◀d’▶amour vient chasteté) chante ◀le▶ troubadour toulousain Guilhem Montanhagol. ◀L’▶amour suppose aussi un rituel : ◀le▶ domnei ou donnoi, vasselage amoureux. ◀Le▶ poète a gagné sa dame par ◀la▶ beauté ◀de▶ son hommage musical. Il lui jure à genoux une éternelle fidélité, comme on fait à un suzerain. En gage ◀d’▶amour, ◀la▶ dame donnait à son paladin-poète un anneau ◀d’▶or, lui enjoignait ◀de▶ se lever, et lui déposait un baiser sur ◀le▶ front. Désormais, ces amants seront liés par ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ cortezia : ◀le▶ secret, ◀la▶ patience, et ◀la▶ mesure, qui n’est pas tout à fait synonyme ◀de▶ ◀la▶ chasteté, nous ◀le▶ verrons, mais plutôt ◀de▶ ◀la▶ retenue… Et surtout, ◀l’▶homme sera ◀le▶ servant ◀de▶ ◀la▶ femme.
◀D’▶où vient cette conception nouvelle ◀de▶ ◀l’▶amour « perpétuellement insatisfait », et cette louange enthousiaste et plaintive ◀d’▶« une belle qui toujours dit non » ? Et ◀d’▶où vient ce savant lyrisme qui tout ◀d’▶un coup se trouve là pour traduire ◀la▶ passion nouvelle ?
On ne saurait trop souligner ◀le▶ caractère miraculeux ◀de▶ cette double naissance, si rapide : en ◀l’▶espace ◀d’▶une vingtaine ◀d’▶années, naissance ◀d’▶une vision ◀de▶ ◀la▶ femme entièrement contraire aux mœurs traditionnelles — ◀la▶ femme se voit élevée au-dessus ◀de▶ ◀l’▶homme, dont elle devient ◀l’▶idéal nostalgique — et naissance ◀d’▶une poésie à formes fixes, très compliquées et raffinées, sans précédent dans toute ◀l’▶Antiquité ni dans ◀les▶ quelques siècles ◀de▶ culture romane qui succèdent à ◀la▶ renaissance carolingienne.
Ou bien tout cela « tombe du ciel », c’est-à-dire jaillit ◀d’▶une inspiration subite et collective — mais encore faudrait-il expliquer pourquoi elle s’est produite à tel moment et dans tels lieux bien définis ; ou bien tout cela relève ◀d’▶une cause historique précise — mais alors il s’agit ◀de▶ savoir pour quelles raisons elle est demeurée obscure jusqu’à nos jours.
Ce qui est curieux au plus haut point, c’est ◀l’▶embarras des romanistes ◀les▶ plus sérieux lorsqu’ils en viennent à reconnaître ◀la▶ question, et ◀la▶ facilité avec laquelle ils décident ◀de▶ n’y point répondre.
Tout le monde admet aujourd’hui que ◀la▶ poésie provençale et ◀les▶ conceptions ◀de▶ ◀l’▶amour qu’elle illustre, « loin de s’expliquer par ◀les▶ conditions où elle naquit, semble en contradiction absolue avec ces conditions »24. « Il est évident qu’elle ne reflète aucunement ◀la▶ réalité, ◀la▶ condition ◀de▶ ◀la▶ femme n’ayant pas été, dans ◀les▶ institutions féodales du Midi, moins humble et dépendante que dans celles du Nord. »25 Or, s’il est à ce point « évident » que ◀les▶ troubadours ne tiraient rien ◀de▶ ◀la▶ réalité sociale, il paraît non moins évident que leur conception ◀de▶ ◀l’▶amour venait d’ailleurs. Quel pouvait être cet ailleurs ?
◀La▶ même question se pose pour leur art, j’entends pour leur technique poétique. « Création extrêmement originale », écrit M. Jeanroy (quitte à reprocher à chacun ◀de▶ ces poètes pris à part ◀de▶ n’avoir montré aucune espèce ◀d’▶originalité et ◀de▶ s’être borné à raffiner des formes fixes et des lieux communs : mais encore fallait-il que l’un d’entre eux, au moins, ◀les▶ eût créés !). Or dès qu’un historien se risque à formuler une hypothèse sur ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ rhétorique courtoise, ◀les▶ spécialistes ◀l’▶accablent des plus aigres ironies, en France surtout. Sismondi faisait remonter aux Arabes ◀le▶ mysticisme du sentiment : on écarte dédaigneusement « cette énormité »26. Diez a montré des ressemblances ◀de▶ formes (rythmes et coupes) entre ◀la▶ lyrique arabe et ◀la▶ lyrique provençale : ce n’est pas sérieux, nous dit-on. Brinkmann et d’autres ont supposé que ◀la▶ poésie latine des xie et xiie siècles avait pu fournir des modèles : tout compte fait, cela ne se tient pas, car ◀les▶ troubadours, paraît-il, avaient trop peu de culture pour connaître cette poésie. Ainsi ◀de▶ chaque réponse proposée : ◀le▶ « sérieux » des savants paraissant consister surtout dans une propension à qualifier ◀d’▶énormité ou ◀de▶ fantaisie tout ce qui menace ◀de▶ donner un sens au phénomène qu’ils passent leur vie à étudier.
Il est vrai que Wechssler, dans un ouvrage fameux27, a cru pouvoir tout éclaircir en décelant à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ lyrique provençale des influences religieuses, néo-platoniciennes et chrétiennes dénaturées… Mais ces « affirmations hardies » ont aussitôt dressé contre elles ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos érudits. Wechssler s’est vu traiter ◀de▶ « doctrinaire » — suprême injure — et plusieurs ont insinué que ◀la▶ qualité ◀d’▶Allemand ◀de▶ ce professeur ◀les▶ dispensait ◀de▶ réfuter un système incompatible avec ◀le▶ clair génie ◀de▶ notre race.
Il reste donc d’une part un phénomène étrange, et d’autre part, ◀de▶ fort savantes réfutations ◀de▶ tout ce qui prétend ◀l’▶expliquer. « Il est également impossible — écrit un ◀de▶ nos professeurs — ◀de▶ voir dans ces chansons ◀d’▶amour, qui forment ◀les▶ trois quarts ◀de▶ ◀la▶ poésie provençale, une image fidèle ◀de▶ ◀la▶ réalité et un pur assemblage ◀de▶ formules vides ◀de▶ sens. » Certes. Mais là-dessus, ◀l’▶auteur annonce qu’« en historien scrupuleux », il se garde bien ◀de▶ se prononcer. Ce qui revient à dire que ◀la▶ lyrique courtoise dont il s’occupe reste à ses yeux et jusqu’à plus ample informé « un assemblage ◀de▶ formules vides ◀de▶ sens ». Excellent « matériel » il est vrai, pour un philologue qui se respecte et n’entend pas « solliciter » ◀les▶ textes, fût-ce par ◀le▶ moindre essai ◀de▶ ◀les▶ comprendre.
Je ne saurais me contenter, pour ma part, ◀d’▶une hypothèse à tel point scrupuleuse. Je me refuse à supposer un seul instant que ◀les▶ troubadours furent des faibles ◀d’▶esprit, tout juste bons à répéter sans se lasser des formules apprises on ne sait où. Et je me demande, après Aroux et Péladan, si ◀le▶ secret ◀de▶ toute cette poésie ne devrait pas être cherché beaucoup plus près ◀d’▶elle qu’on ne ◀l’▶a fait — tout près : sur place, dans ◀le▶ milieu même où elle est née. Et non pas dans ◀le▶ milieu purement « social » au sens moderne, mais bien dans ◀l’▶atmosphère religieuse qui se trouvait déterminer ◀les▶ formes, même sociales, ◀de▶ ce milieu.28
Partant ◀de▶ là, constatons qu’un grand fait historique domine ◀le▶ xiie siècle provençal :
Dans ◀le▶ même temps que ◀le▶ lyrisme du domnei, et dans ◀les▶ mêmes provinces — Languedoc, Poitou, Rhénanie, Catalogne, Lombardie — une hérésie puissante se répandait. ◀L’▶on a pu dire ◀de▶ ◀la▶ religion cathare qu’elle représenta pour ◀l’▶Église un péril aussi grave que celui ◀de▶ ◀l’▶arianisme. Certains ne vont-ils pas jusqu’à prétendre qu’elle fit en Occident des millions ◀de▶ fidèles secrets, malgré ◀la▶ très sanglante croisade des albigeois, au xiiie siècle et jusqu’à ◀la▶ Réforme ?
◀L’▶on peut attribuer pour origine précise à ◀l’▶hérésie ◀les▶ sectes néo-manichéennes ◀d’▶Asie Mineure et ◀les▶ églises bogomiles ◀de▶ Dalmatie et ◀de▶ Bulgarie. ◀Les▶ « purs » ou cathares29 se rattachaient aux grands courants gnostiques qui traversent le premier millénaire du christianisme. Et ◀l’▶on sait assez que ◀la▶ Gnose, de même que ◀les▶ doctrines ◀de▶ Mani ou Manès, plonge des racines dans ◀la▶ religion dualiste ◀de▶ ◀l’▶Iran.
Quelle était ◀la▶ doctrine des cathares ? On a répété très longtemps qu’« on ne ◀le▶ saurait jamais » et cela pour ◀l’▶excellente raison que ◀l’▶Inquisition avait brûlé tous ◀les▶ livres ◀de▶ culte et traités ◀de▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶Hérésie, et que ◀les▶ seuls témoignages subsistants étaient ◀les▶ interrogatoires des accusés, probablement « sollicités » par ◀les▶ juges et déformés par ◀les▶ greffiers. ◀De▶ fait, ◀la▶ découverte et ◀la▶ publication, en 1939, ◀d’▶un ouvrage théologique (tardif il est vrai) ◀le▶ Livre des deux Principes 30 s’ajoutant à ◀la▶ restitution ◀d’▶un Nouveau Testament et ◀de▶ rituels utilisés par ◀les▶ Hérétiques31, permet aujourd’hui ◀de▶ connaître dans leur ensemble et dans certaines ◀de▶ leurs variations, ◀les▶ dogmes ◀de▶ ◀l’▶« Église ◀d’▶Amour », nom que ◀l’▶on a donné parfois à ◀l’▶hérésie aussi dite « albigeoise »32.
◀L’▶origine permanente et toujours tragiquement actuelle ◀de▶ ◀l’▶attitude cathare, ou ◀d’▶une manière plus générale du dualisme, dans ◀les▶ religions ◀les▶ plus diverses comme dans ◀la▶ réflexion ◀de▶ millions ◀d’▶individus fut et demeure ◀le▶ problème du Mal, tel que ◀l’▶homme spirituel ◀l’▶expérimente dans ce monde.
◀Le▶ christianisme apporte au problème du Mal une réponse dialectique et paradoxale qui se résume dans ◀les▶ mots ◀de▶ liberté et ◀de▶ grâce. Plus pessimiste et ◀d’▶une logique plus massive, ◀le▶ dualisme statue ◀l’▶existence absolument hétérogène du Bien et du Mal, c’est-à-dire ◀de▶ deux mondes et ◀de▶ deux créations. En effet : Dieu est Amour, mais ◀le▶ monde est mauvais. Donc Dieu ne saurait être ◀l’▶auteur du monde, ◀de▶ ses ténèbres et du péché qui nous enserre. Sa création première dans ◀l’▶ordre spirituel, puis animique, a été achevée dans ◀l’▶ordre matériel par ◀l’▶Ange révolté, ◀le▶ Grand Arrogant, ◀le▶ Démiurge, c’est-à-dire Lucifer ou Satan. Celui-ci a tenté ◀les▶ âmes ou anges, en leur disant : « Qu’il leur valait mieux être en bas, où ils pourraient faire ◀le▶ mal et ◀le▶ bien, qu’en haut, où Dieu ne leur permettait que ◀le▶ bien. »33 Pour mieux séduire ◀les▶ âmes, Lucifer leur a montré « une femme ◀d’▶une beauté éclatante, qui ◀les▶ a enflammées ◀de▶ désir ». Puis il a quitté ◀le▶ Ciel avec elle, pour descendre dans ◀la▶ matière et dans ◀la▶ manifestation sensible. ◀Les▶ âmes-Anges, ayant suivi Satan et ◀la▶ femme ◀d’▶une beauté éclatante, ont été prises dans des corps matériels, qui leur étaient et leur demeurent étrangers. (Cette idée me paraît éclairer un sentiment fondamental chez ◀l’▶homme, même ◀de▶ nos jours.) ◀L’▶âme, dès lors, se trouve séparée ◀de▶ son esprit, qui reste au Ciel. Tentée par ◀la▶ liberté, elle devient en fait prisonnière ◀d’▶un corps aux appétits terrestres, soumis aux lois ◀de▶ ◀la▶ procréation et ◀de▶ ◀la▶ mort. Mais ◀le▶ Christ est venu parmi nous, pour nous montrer ◀le▶ chemin du retour à ◀la▶ Lumière. Ce Christ, en cela semblable à celui des gnostiques et ◀de▶ Manès, ne s’est pas vraiment incarné : il n’a pris que ◀l’▶apparence ◀d’▶un homme. C’est ici ◀la▶ grande hérésie docétiste (du grec dokesis, apparence) qui, ◀de▶ Marcion jusqu’à nos jours, traduit notre refus tout « naturel » ◀d’▶admettre ◀le▶ scandale ◀d’▶un Dieu-Homme. ◀Les▶ cathares rejettent donc ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation, et a fortiori sa traduction romaine dans ◀le▶ sacrement ◀de▶ ◀la▶ messe : ils ◀le▶ remplacent par une cène fraternelle, symbolisant des événements tout spirituels. Ils rejettent aussi ◀le▶ baptême par ◀l’▶eau, et ne reconnaissent que ◀le▶ baptême par ◀l’▶Esprit consolateur : ce consolamentum devient ◀le▶ rite majeur ◀de▶ leur Église. Il se donnait, lors des cérémonies ◀d’▶initiation, aux frères qui acceptaient ◀de▶ renoncer ◀le▶ monde, et s’engageaient solennellement à se consacrer à Dieu seul, à ne jamais mentir ni prêter serment, à ne tuer ni manger nul animal, enfin à s’abstenir ◀de▶ tout contact avec leur femme, s’ils étaient mariés. Il semble qu’un jeûne ◀de▶ quarante jours34 précédait ◀l’▶initiation et qu’un autre ◀d’▶égale durée lui succédait. (Plus tard, au xive siècle, ce jeûne rituel ou endura conduira quelques-uns des « purs » jusqu’à ◀la▶ mort volontaire, mort par amour ◀de▶ Dieu, consommation du détachement suprême ◀de▶ toute loi matérielle.) ◀Le▶ consolamentum était administré par ◀les▶ évêques, et comportait ◀l’▶imposition des mains, au milieu du cercle des « purs », puis ◀le▶ baiser ◀de▶ paix échangé par ◀les▶ frères. Après quoi, ◀l’▶initié devenait objet ◀de▶ vénération pour ◀les▶ simples croyants non encore « consolés » : il avait droit au « salut » des croyants, c’est-à-dire à trois « révérences ».
On a vu ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ Femme, appât du diable pour entraîner ◀les▶ âmes dans ◀les▶ corps. En retour (en revanche, dirait-on), un principe féminin, préexistant à ◀la▶ création matérielle, joue dans ◀le▶ catharisme un rôle tout analogue à celui ◀de▶ ◀la▶ Pistis-Sophia chez ◀les▶ gnostiques. À ◀la▶ Femme instrument ◀de▶ ◀la▶ perdition des âmes, répond Marie, symbole ◀de▶ pure Lumière salvatrice, Mère intacte (immatérielle) ◀de▶ Jésus, et semble-t-il, Juge plein ◀de▶ douceur des esprits délivrés.
◀Les▶ manichéens connaissaient depuis des siècles ◀les▶ mêmes sacrements que ◀les▶ cathares : ◀l’▶imposition des mains, ◀le▶ baiser ◀de▶ paix, et ◀la▶ vénération des Élus (ou « purs »). Il est important ◀de▶ mentionner ici ◀la▶ vénération manichéenne s’adressant à ◀la▶ « forme ◀de▶ lumière » qui dans chaque homme représente son propre esprit (demeuré au Ciel, hors de ◀la▶ manifestation) et qui accueille ◀l’▶hommage ◀de▶ son âme par un salut et un baiser.
◀L’▶enfer étant ◀la▶ prison ◀de▶ ◀la▶ matière, Lucifer, ◀l’▶ange révolté, n’y peut régner que pour ◀le▶ temps que durera « ◀l’▶erreur » des âmes. Au terme du cycle ◀de▶ leurs épreuves — comportant plusieurs vies, physiques ou autres, pour ◀les▶ hommes non encore illuminés — ◀la▶ création sera réintégrée dans ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Esprit originel, ◀les▶ pécheurs entraînés par Satan seront sauvés, et Satan lui-même rentrera dans ◀l’▶obéissance du Très-Haut.
◀Le▶ dualisme des cathares se résout donc en un véritable monisme eschatologique, tandis que ◀l’▶orthodoxie chrétienne, décrétant ◀la▶ damnation éternelle du diable et des pécheurs endurcis, aboutit à un dualisme final, bien qu’à l’encontre du manichéisme elle professe ◀l’▶idée ◀d’▶une création unique, toute divine et toute bonne aux origines.
Notons enfin ce dernier trait : comme ce fut ◀le▶ cas pour tant de sectes et ◀de▶ religions orientales — jaïnisme, bouddhisme, essénisme, gnosticisme chrétien — ◀l’▶Église cathare se divisait en deux groupes : ◀les▶ « Parfaits » (perfecti)35 qui avaient reçu ◀le▶ consolamentum, et ◀les▶ simples « croyants » (credentes ou imperfecti). Seuls les seconds avaient ◀le▶ droit ◀de▶ se marier et ◀de▶ vivre dans ◀le▶ monde condamné par ◀les▶ purs, sans s’astreindre à tous ◀les▶ préceptes ◀de▶ ◀la▶ morale ésotérique : mortifications corporelles, mépris ◀de▶ ◀la▶ création, dissolution ◀de▶ tous ◀les▶ liens mondains.
Saint Bernard de Clairvaux (cité par Rahn) a pu dire des cathares, qu’il combattit pourtant ◀de▶ toutes ses forces : « Il n’y a certainement pas ◀de▶ sermons plus chrétiens que ◀les▶ leurs, et leurs mœurs étaient pures… »
Ce jugement rachète en partie ◀les▶ calomnies ◀de▶ ◀l’▶Inquisition. Mais on s’étonne ◀de▶ voir ce saint docteur qualifier ◀de▶ « chrétienne » une prédication qui nie plusieurs des dogmes fondamentaux ◀de▶ son Église. Quant à ◀la▶ pureté ◀de▶ mœurs des cathares, nous avons vu qu’elle traduisait des croyances fort différentes ◀de▶ celles qui fondent ◀la▶ morale chrétienne orthodoxe. ◀La▶ condamnation ◀de▶ ◀la▶ chair, où certains croient voir aujourd’hui une caractéristique chrétienne, est en fait ◀d’▶origine manichéenne et « hérétique ». Car il est essentiel ◀de▶ ◀le▶ rappeler ici : ◀la▶ « chair » dont parle saint Paul n’est pas ◀le▶ corps physique, mais ◀le▶ tout ◀de▶ ◀l’▶homme naturel, corps, raison, facultés, désirs — donc ◀l’▶âme aussi.
◀La▶ croisade des albigeois, conduite par ◀l’▶abbé de Cîteaux, au commencement du xiiie siècle, détruisit ◀les▶ cités des cathares, brûla leurs livres, massacra et brûla ◀les▶ populations qui ◀les▶ aimaient, viola leurs sanctuaires et leur dernier haut lieu, ◀le▶ château-temple ◀de▶ Montségur36 — enfin saccagea brutalement ◀la▶ civilisation très raffinée dont ils avaient été ◀l’▶âme austère et secrète. Et cependant, ◀de▶ cette culture et ◀de▶ ses doctrines fondamentales, nous sommes encore tributaires, au-delà ◀de▶ ce que ◀l’▶on imagine… (Comme j’espère ◀le▶ montrer par ce livre.)
7.
Hérésie et poésie
Doit-on considérer ◀les▶ troubadours comme des « croyants » ◀de▶ ◀l’▶Église cathare, et comme des chantres ◀de▶ son hérésie ?
Cette thèse, que je qualifierai ◀de▶ maxima par contraste avec celle où je crois pouvoir m’arrêter37, fut avancée par des esprits aventureux comme Otto Rahn38, qui ◀l’▶ont, peut-être, compromise en cherchant à ◀la▶ rendre trop claire sur un plan historique plutôt que spirituel. Pourtant, j’en connais peu qui se présentent à ◀l’▶esprit comme à la fois plus irritantes et stimulantes : car il semble également difficile ◀de▶ ◀la▶ rejeter et ◀de▶ ◀l’▶accepter, ◀de▶ ◀la▶ démontrer et ◀de▶ n’y pas croire du tout, et cela tient à ◀l’▶essence même du phénomène dont elle essaie ◀de▶ rendre compte : à la fois historique et archétypique, psychique et mystique, concret et symbolique, ou si ◀l’▶on veut littéraire et religieux.
◀Les▶ données du problème sont, en gros, ◀les▶ suivantes. D’une part, ◀l’▶hérésie cathare et ◀l’▶amour courtois se développent simultanément, dans ◀le▶ temps (xiie siècle) comme dans ◀l’▶espace (Midi de la France)39. Comment croire que ces deux mouvements soient dépourvus ◀de▶ toute espèce ◀de▶ liens ? S’ils étaient demeurés sans nul rapport, ne serait-ce pas plus étrange que tout ? Mais en revanche, quelle espèce ◀de▶ liens peut-on imaginer entre ces noirs cathares, que leur ascétisme contraignait à fuir tout contact avec l’autre sexe40 et ces clairs troubadours, joyeux et fous, dit-on, chantant ◀l’▶amour, ◀le▶ printemps, ◀l’▶aube, ◀les▶ vergers fleuris et ◀la▶ Dame ?
Tout notre rationalisme moderne appuie ◀les▶ savants romanistes dans leur conclusion unanime : rien ◀de▶ commun entre cathares et troubadours ! Mais ◀l’▶irrépressible intuition des « aventureux » que j’ai cités répond, avec notre bon sens : démontrez-nous, dans ce cas, comment cathares et troubadours auraient pu se côtoyer chaque jour sans se connaître, et vivre dans deux mondes absolument étanches, au sein de ◀la▶ grande révolution psychique du xiie siècle !
◀Le▶ refus ◀de▶ comprendre l’un par l’autre et par un même mouvement ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀l’▶hérésie et ◀l’▶amour courtois, n’équivaut-il pas au refus ◀de▶ ◀les▶ comprendre isolément ?
Voyons ◀les▶ présomptions en faveur de ◀la▶ thèse.
Raimon V, comte de Toulouse et suzerain du Languedoc, écrit en 1177 : « ◀L’▶hérésie a pénétré partout. Elle a jeté ◀la▶ discorde dans toutes ◀les▶ familles, divisant ◀le▶ mari et ◀la▶ femme, ◀le▶ fils et ◀le▶ père, ◀la▶ bru et ◀la▶ belle-mère. ◀Les▶ prêtres eux-mêmes cèdent à ◀la▶ tentation. ◀Les▶ églises sont désertes et tombent en ruine… ◀Les▶ personnages ◀les▶ plus importants ◀de▶ ma terre se sont laissés corrompre. ◀La▶ foule a suivi leur exemple et abandonné ◀la▶ foi (catholique), ce qui fait que je n’ose ni ne puis rien entreprendre. » Est-il imaginable que ◀les▶ troubadours aient vécu et chanté dans ce monde-là sans se soucier ◀de▶ ce que pensaient, croyaient et sentaient ◀les▶ seigneurs aux dépens desquels ils vivaient ? On a rétorqué à cela que les premiers troubadours sont apparus dans ◀le▶ Poitou et ◀le▶ Limousin, tandis que ◀l’▶hérésie avait son centre plus au sud, dans ◀le▶ comté de Toulouse. C’est oublier que ◀l’▶hérésie est descendue du nord au sud, par Reims, Orléans, puis Limoges et ◀le▶ Poitou, précisément ! On a dit aussi que ◀les▶ cours ◀les▶ plus souvent citées par ◀les▶ troubadours comme particulièrement accueillantes, étaient celles des seigneurs demeurés orthodoxes : mais cette observation n’est pas toujours exacte — il s’en faut ◀de▶ beaucoup, comme on va voir ! — et de plus il se peut très bien que ◀le▶ seul fait que ◀les▶ troubadours ◀les▶ fréquentassent révèle tout au contraire ◀les▶ tendances hérétiques ◀de▶ ces cours. Voici ◀le▶ début ◀d’▶une chanson ◀de▶ Peire Vidal :
Mon cœur se réjouit à cause du renouveau si agréable et si doux, et à cause du château ◀de▶ Fanjeaux, qui me semble ◀le▶ Paradis ; car amour et joie s’y enferment, ainsi que tout ce qui convient à ◀l’▶honneur, et courtoisie sincère et parfaite.
Qui oserait dire, ou qui penserait un seul instant, que ces vers rendent un son « cathare » ? Mais qu’est-ce que ce château ◀de▶ Fanjeaux ? L’une des maisons-mères des cathares ! ◀Le▶ plus fameux des évêques hérétiques, Guilabert de Castres, ◀la▶ dirigea en personne dès 1193 (notre poème pouvant être daté des environs ◀de▶ 1190) et c’est là qu’Esclarmonde de Foix, ◀la▶ plus grande Dame ◀de▶ ◀l’▶hérésie, recevra ◀le▶ consolamentum !
La seconde strophe ne parle que des « dames » :
Je n’ai pas ◀d’▶ennemi si mortel, dont je ne devienne ◀l’▶ami loyal, s’il me parle des dames et m’en dit honneur et louange. Et comme je ne suis pas au milieu d’elles et que je vais dans un autre pars, je me plains, je soupire et je languis.
Est-il vraiment possible, se demande ◀le▶ lecteur, ◀d’▶imaginer que Peire Vidal soit autre chose qu’un galant amuseur, un flatteur ◀de▶ femmes riches — celles qui forment son public ? Mais ◀la▶ suite du poème est troublante. Peire Vidal énumère ◀les▶ maisons qui ◀l’▶ont bien reçu et ◀les▶ régions qu’hélas il doit quitter pour aller en Provence : ce sont ◀les▶ châteaux ◀de▶ Laurac, ◀de▶ Gaillac, ◀de▶ Saissac et ◀de▶ Montréal ; ce sont ◀les▶ comtés ◀de▶ ◀l’▶Albigeois et du Carcassès « où ◀les▶ chevaliers et ◀les▶ femmes du pays sont courtois », et c’est aussi « Dame Louve, qui m’a si bien conquis, que, par Dieu et ma foi ! ses doux ris restent dans mon cœur ! ». Or nous savons que tous ces châteaux sont des foyers connus ◀de▶ ◀l’▶hérésie, ou même des « maisons ◀d’▶hérétiques » (sortes ◀de▶ couvents) ; que ces comtés sont notoirement cathares ; et que cette « Louve » est ◀la▶ comtesse Stéphanie, dite ◀la▶ Loba, qui fait partie du groupe des hérétiques actives ! ◀Le▶ poème, qu’une anthologie moderne intitule en toute innocence « remerciements pour ◀de▶ gracieuses hospitalités », prend ainsi ◀le▶ caractère imprévu ◀d’▶une sorte ◀de▶ lettre pastorale ! Et pourtant, je ◀le▶ relis et je me frotte ◀les▶ yeux… Comment croire que ce ton badin, ces potins ◀de▶ milieu littéraire… S’agirait-il vraiment ◀de▶ « pures coïncidences » ? Ce doute et cette question renaissent à ◀l’▶infini.
Est-ce pure coïncidence, si ◀les▶ troubadours comme ◀les▶ cathares glorifient — sans toujours ◀l’▶exercer — ◀la▶ vertu ◀de▶ chasteté ? Est-ce pure coïncidence si, comme ◀les▶ « purs », ils ne reçoivent ◀de▶ leur Dame qu’un seul baiser ◀d’▶initiation ? Et s’ils distinguent deux degrés dans ◀le▶ domnei (◀le▶ pregaire, ou prière, et ◀l’▶entendeire) comme on distingue dans ◀l’▶Église ◀d’▶Amour ◀les▶ « croyants » et ◀les▶ « parfaits » ? Et s’ils raillent ◀les▶ liens du mariage, cette jurata fornicatio, selon ◀les▶ cathares ? Et s’ils invectivent ◀les▶ clercs et leurs alliés ◀les▶ féodaux ? Et s’ils vivent de préférence à ◀la▶ manière errante des « purs » qui s’en allaient deux par deux sur ◀les▶ routes ? Et si ◀l’▶on retrouve, enfin, dans certains ◀de▶ leurs vers, des expressions tirées ◀de▶ ◀la▶ liturgie cathare ?
Il ne serait que trop facile ◀de▶ multiplier ces questions. Voyons plutôt ◀les▶ arguments adverses. Tous ◀les▶ troubadours, dira-t-on, ne furent pas dans ◀le▶ camp ◀de▶ ◀l’▶hérésie. Plusieurs finirent leurs jours dans des couvents. Certes, et même un Folquet de Marseille a pu se joindre à ◀la▶ croisade des albigeois. Mais aussi passa-t-il pour un traître, jusqu’au jour où il fut accusé devant ◀le▶ pape Innocent III ◀d’▶avoir causé ◀la▶ mort ◀de▶ cinq-cents personnes ! D’ailleurs, quand on démontrerait, à supposer que ce fût possible en soi, que tels d’entre ◀les▶ troubadours ignoraient ◀les▶ analogies ◀de▶ leur lyrisme et du dogme cathare, on n’aurait pas encore démontré que ◀l’▶origine ◀de▶ ce lyrisme n’est pas hérétique. N’oublions pas qu’ils composaient leurs coblas et leurs sirventés selon ◀les▶ canons ◀d’▶une rhétorique admirablement invariable. On peut concevoir une poésie — même très belle — qui serait faite ◀de▶ lieux communs dont ◀le▶ poète ne saurait ◀d’▶où ils viennent. N’est-ce pas, sauf ◀la▶ beauté, plutôt courant ? Et si ◀l’▶on dit : ces troubadours ne parlent point ◀de▶ leurs croyances dans ◀les▶ poésies qui nous restent — il suffit ◀de▶ rappeler que ◀les▶ cathares promettaient, lors de ◀l’▶initiation, ◀de▶ ne jamais trahir leur foi, et cela quelle que fût ◀la▶ mort dont ils se verraient menacés. C’est ainsi que ◀les▶ registres ◀de▶ ◀l’▶Inquisition ne portent pas un seul aveu concernant ◀la▶ minesola (ou malisola, ou encore manisola), suprême initiation des « purs ». ◀La▶ fréquence même ◀de▶ cette question débattue dans ◀les▶ cours ◀d’▶amour : « Un chevalier peut-il être à la fois marié et fidèle à sa dame ? » voilà qui nous donne à penser, si ◀l’▶on songe à tous ◀les▶ troubadours qui devaient subir un apparent « mariage » avec ◀l’▶Église ◀de▶ Rome dont ils étaient ◀les▶ clercs, tout en servant dans leurs « pensées » une autre Dame, ◀l’▶Église ◀d’▶Amour… Bernard Gui, dans son Manuel de l’Inquisiteur, n’affirme-t-il pas que ◀les▶ cathares croyaient bien à ◀la▶ Sainte Vierge, sauf qu’elle représentait pour eux non pas une femme ◀de▶ chair, mère de Jésus, mais leur Église ?
Mais certains abjurèrent ◀l’▶hérésie sans abandonner ◀le▶ « trobar » ? Eh oui ! tout comme tel converti dans ◀la▶ plus récente poésie voue à ◀la▶ Vierge des images qu’il avait inventées pour d’autres. Peire d’Auvergne fit pénitence ? Preuve de plus qu’il fut hérétique.
Mais venons-en aux textes, et considérons-◀les▶ dans ◀la▶ très pure nudité et transparence ◀de▶ leur rhétorique amoureuse.
Thème ◀de▶ ◀la▶ mort, que ◀l’▶on préfère aux dons du monde :
Car joie qui repaît vilement
Ainsi chante Aimeric de Belenoi. ◀La▶ « joie vilaine », c’est ce qui ◀le▶ guérirait ◀de▶ son désir, si justement ◀l’▶amour sans fin n’était ◀le▶ mal qu’il aime, ◀la▶ « joy ◀d’▶amor », ◀le▶ délire qui prévaut :
… en fait, ce fou désirM’occira, que je reste ou aille par cheminsPuisque celle qui peut me guérir ne me plaint… et ce désirSur tout autre…
S’il ne veut pas mourir encore, c’est qu’il n’est pas assez détaché du désir, c’est qu’il craint ◀de▶ quitter son corps par désespoir, « mortel péché », enfin, c’est qu’il ignore encore
à quoi lui peut servir
◀La▶ doctrine n’exigeait-elle pas qu’on mît fin à sa vie « non par lassitude ni par peur ou douleur, mais dans un état ◀de▶ parfait détachement ◀de▶ ◀la▶ matière… »41.
Voici ◀le▶ thème ◀de▶ ◀la▶ séparation, ◀le▶ leitmotiv ◀de▶ tout ◀l’▶amour courtois :
Dieu ! comment se peut-il faire
Et voici Guiraut de Bornheil qui prie ◀la▶ vraie 42 lumière en attendant ◀l’▶aube du jour terrestre : cette aube qui doit ◀le▶ réunir à son « copain » ◀de▶ route, et donc ◀d’▶épreuves dans ◀le▶ monde. (Ces deux « copains », seraient-ce ◀l’▶âme et ◀le▶ corps ? ◀L’▶âme liée au corps, mais désirant ◀l’▶esprit ? Mais souvenons-nous aussi ◀de▶ ◀la▶ coutume des missionnaires cheminant deux par deux) :
Roi glorieux, lumière et clarté vraiePuissant Dieu, Seigneur, s’il vous agréeÀ mon copain fidèle soit aide et bienvenue
Mais à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ chanson, ◀le▶ troubadour a-t-il trahi ses vœux ? Ou bien a-t-il trouvé au sein de ◀la▶ nuit ◀la▶ Lumière vraie dont il ne faut se séparer ?
Beau doux copain, tant riche est ce séjourQue ne veux jamais plus voir aube ni jour
Ce rossignol allègrement vient de lancer ◀le▶ trille dont Wagner, au deuxième acte ◀de▶ Tristan, fera ◀le▶ cri sublime ◀de▶ Brengaine : « Habet acht ! Habet acht ! Schon weicht dem Tag die Nacht ! (« Prenez garde ! Prenez garde ! Voici que ◀la▶ nuit cède au jour ! ») Mais Tristan répond, lui aussi : « Qu’éternellement ◀la▶ nuit nous enveloppe ! » Tout comme dans ce début ◀d’▶une autre « aube »43 anonyme :
En un verger, sous une loge ◀d’▶aubépine, ◀la▶ dame a tenu son ami dans ses bras jusqu’à ce que ◀le▶ guetteur ait crié : Dieu ! c’est ◀l’▶aube. Qu’elle vient donc vite ! — Combien je voudrais, mon Dieu, que ◀la▶ nuit ne finît pas, que mon ami pût rester près de moi, et que jamais ◀le▶ guetteur n’annonçât ◀le▶ lever ◀de▶ ◀l’▶aube ! Dieu ! c’est ◀l’▶aube. Quelle vient donc vite !
Mais cette « belle qui toujours dit non » — encore que bien souvent ◀le▶ doute s’insinue — qui est-elle, femme ou symbole ? Pourquoi sont-ils tous à jurer que jamais ils ne trahiront ◀le▶ secret ◀de▶ leur grande passion — comme s’il s’agissait ◀d’▶une foi, et ◀d’▶une foi initiatique ?
Renoncez, je vous ◀le▶ dis, au nom d’Amour et au mien renoncez, perfides délateurs, accomplis en toute malice, à demander qui elle est, et quel est son pays, s’il est loin ou près, car je vous ◀le▶ tiendrai bien caché. Je mourrais plutôt que ◀de▶ faillir en un seul mot…
Quelle est ◀la▶ « dame » qui mériterait ce sacrifice ? Ou ce cri ◀de▶ Guillaume de Poitiers :
Par elle seule je serai sauvé !
Ou cette invocation ◀d’▶Uc de Saint-Circ à une Dame sans merci :
Je ne désire pas que Dieu m’aide ni me donne joie ou bonheur, sinon par vous !
S’il ne s’agit que ◀de▶ figures ◀de▶ rhétorique, quel est ◀l’▶esprit qui leur donna naissance ? Et quel Amour en fut ◀l’▶idée platonicienne ? Dans sa chanson Du moindre tiers ◀d’▶Amour — celui des femmes — Guiraut de Calanson dit des deux autres tiers, ◀l’▶amour des parents et ◀l’▶amour divin :
Au second tiers conviennent Noblesse et Merci ; et le premier est ◀de▶ telle élévation qu’au-dessus du ciel plane son pouvoir.
Cet Amour un en trois, ce principe féminin (Amor en provençal est du genre féminin) qui chez Dante va « mouvoir ◀le▶ ciel et toutes ◀les▶ étoiles », et dont Guiraut nous dit ici qu’il plane « au-dessus du ciel », n’est-ce point déjà ◀la▶ Divinité en soi des grands mystiques hétérodoxes, ◀le▶ Dieu ◀d’▶avant ◀la▶ Trinité dont nous parlent ◀la▶ Gnose et Maître Eckhart, et plus précisément encore, ◀le▶ Dieu « suressentiel » qui selon Bernard de Chartres (vers 1150 !) « réside au-dessus des cieux », et dont « Noys » — ◀de▶ Noûs grec — est ◀l’▶émanation intellectuelle et féminine ?
Et ◀d’▶où viendrait, sinon, ◀l’▶incertitude, voire ◀le▶ sentiment ◀d’▶équivoque dont on ne peut se départir à ◀la▶ lecture ◀de▶ ces poèmes amoureux ? Il s’agit bien ◀d’▶une femme réelle44 — ◀le▶ prétexte physique est là — mais comme dans ◀le▶ Cantique des Cantiques, ◀le▶ ton est réellement mystique. ◀Les▶ érudits nous ressassent leur formule : il n’y aurait là, « tout simplement », qu’une manie ◀d’▶idéaliser ◀la▶ femme et ◀l’▶amour naturel. Mais ◀d’▶où provient donc cette manie ? ◀D’▶une « humeur idéalisante » ?
Lisons plutôt ce cantique ◀de▶ Peire de Rogiers :
Âpre tourment je dois souffrirMon cœur ne s’en doit point défaireNi jamais joie, ni douce, ni bonne,Ne puis entrevoir en promesse :Cent joies aurais-je par prouesseN’en ferais rien, car ne sais vouloir qu’ELLE !
Et ce cri ◀de▶ Bernard de Ventadour :
Elle m’a pris mon cœur, elle m’a pris moi-même, elle m’a pris ◀le▶ monde, puis elle s’est elle-même dérobée à moi, ne me laissant que mon désir et mon cœur assoiffé !
Et ces deux strophes ◀d’▶Arnaut Daniel — un noble qui se fit jongleur errant, et dont ◀les▶ romanistes assurent que ◀les▶ poèmes sont « vides ◀de▶ pensée » : n’y trouve-t-on pas ◀la▶ démarche précise ◀de▶ ◀la▶ mystique négative, et ses métaphores invariables ?
Je ◀l’▶aime et ◀la▶ recherche ◀de▶ si grand cœur que, par excès ◀de▶ désir, je crois que je m’enlèverai tout désir si ◀l’▶on peut rien perdre à force de bien aimer. Car son cœur submerge le mien tout entier ◀d’▶un flot qui ne s’évapore plus…
Je ne veux ni ◀l’▶Empire ◀de▶ Rome, ni qu’on m’en nomme ◀le▶ pape, si je ne dois pas faire retour vers elle pour qui mon cœur s’embrase et se fend. Mais si elle ne guérit pas mon tourment avec un baiser avant ◀le▶ Nouvel An, elle me détruit et elle se damne.
Il est temps maintenant ◀de▶ pousser à ◀l’▶extrême ◀l’▶intuition directrice ◀de▶ cette recherche.
Si ◀la▶ Dame n’est pas simplement ◀l’▶Église ◀d’▶Amour des cathares (comme ont pu ◀le▶ croire Aroux et Péladan), ni ◀la▶ Maria-Sophia des hérésies gnostiques (◀le▶ Principe féminin ◀de▶ ◀la▶ divinité), ne serait-elle pas ◀l’▶Anima, ou plus précisément encore : ◀la▶ part spirituelle ◀de▶ ◀l’▶homme, celle que son âme emprisonnée dans ◀le▶ corps appelle ◀d’▶un amour nostalgique que ◀la▶ mort seule pourra combler ?
Dans ◀les▶ Képhalaïa ou Chapitres ◀de▶ Manès45, on peut lire au chapitre X comment ◀l’▶élu qui a renoncé au monde reçoit ◀l’▶imposition des mains (ce sera chez ◀les▶ cathares ◀le▶ consolamentum, généralement donné à ◀l’▶approche ◀de▶ ◀la▶ mort) ; comment il se voit ◀de▶ ◀la▶ sorte « ordonné » dans ◀l’▶Esprit ◀de▶ Lumière ; comment, au moment de sa mort, ◀la▶ forme ◀de▶ Lumière, qui est son Esprit, lui apparaît et ◀le▶ console par un baiser ; comment son ange lui tend ◀la▶ main droite et ◀le▶ salue également ◀d’▶un baiser ◀d’▶amour ; comment enfin ◀l’▶élu vénère sa propre forme ◀de▶ lumière, sa salvatrice.
Or, qu’attendait ◀de▶ ◀la▶ « Dame ◀de▶ ses pensées », inaccessible par essence, toujours placée « en trop haut lieu » pour lui46, ◀le▶ troubadour souffrant ◀de▶ ◀l’▶amour vrai ? Un seul baiser, un seul regard, un seul salut.
Jaufré Rudel, au terme ◀d’▶un amour conçu pour une femme qu’il n’a jamais vue, rejoignant enfin cette image après ◀la▶ traversée ◀d’▶une mer, meurt dans ◀les▶ bras ◀de▶ ◀la▶ comtesse de Tripoli dès qu’il en a reçu un seul baiser ◀de▶ paix et ◀le▶ salut. Il s’agit ◀d’▶une légende, mais tirée des poèmes qui chantent bel et bien « ◀l’▶amour ◀de▶ loin ». Il y eut aussi des dames « réelles »… Mais ◀le▶ furent-elles, en vérité, plus que cet événement psychique ?
◀De▶ ◀l’▶énigme historique, dont plusieurs ont cru voir ◀la▶ solution dans ◀l’▶hypothèse fort excitante ◀d’▶une clandestinité ◀de▶ ◀l’▶Église hérétique, dont ◀les▶ poètes eussent été ◀les▶ agents, nous passons maintenant au mystère ◀d’▶une passion proprement religieuse, ◀d’▶une conception mystique fortement attestée dans ◀la▶ vie même des âmes.
Essayons à nouveau ◀de▶ repérer, entre ◀les▶ pointes et ◀les▶ oscillations extrêmes ◀de▶ cette recherche, ◀la▶ réalité généralement intermédiaire, donc moins « claire » et moins « pure », du lyrisme courtois.
8.
Objections
Des deux chapitres qui précèdent, se dégagent, presque malgré moi, des conclusions dont ◀l’▶importance risque ◀de▶ se mesurer au nombre ◀d’▶objections qu’elles soulèveront. Je ne songe pas à esquiver des critiques que j’espère fécondes. Mais ◀le▶ lecteur me saura gré ◀de▶ tenir compte des doutes qui ont dû s’élever dans son esprit, et ◀d’▶indiquer en bref par quelles raisons je crois pouvoir ◀les▶ surmonter.
On a dit et on me dira :
1° que ◀la▶ religion des cathares nous est encore mal connue et qu’il est donc au moins prématuré ◀d’▶y voir ◀la▶ source (ou l’une des sources principales) du lyrisme courtois ;
2° que ◀les▶ troubadours n’ont jamais dit qu’ils suivaient cette religion, ou que c’était ◀d’▶elle qu’ils parlaient ;
3° qu’au contraire ◀l’▶amour qu’ils exaltent n’est que ◀l’▶idéalisation ou ◀la▶ sublimation du désir sexuel ;
4° qu’on distingue mal comment, ◀de▶ ◀la▶ confuse combinaison ◀de▶ doctrines manichéennes et néo-platoniciennes, sur un fond ◀de▶ traditions celtibériques, aurait pu naître une rhétorique aussi précise que celle des troubadours.
Je répondrai dans ◀l’▶ordre à ces critiques.
1. Religion mal connue
Si elle n’était pas connue du tout, ◀le▶ problème du lyrisme provençal resterait totalement obscur, comme il ressort ◀de▶ ◀l’▶aveu même des romanistes. Or je ◀le▶ répète, je me refuse, pour ma part, à considérer comme absurde une poétique et une éthique ◀de▶ ◀l’▶amour ◀d’▶où sont issues, dans ◀les▶ siècles suivants, ◀les▶ plus belles œuvres ◀de▶ ◀la▶ littérature occidentale.
D’autre part, ce que ◀l’▶on connaît aujourd’hui des croyances et des rites cathares suffit à établir sans plus de contestations possibles ◀les▶ origines manichéennes ◀de▶ ◀l’▶hérésie. Or, si ◀l’▶on se reporte à ce qui fut dit plus haut (II, 2) sur ◀la▶ nature essentiellement lyrique des dogmes manichéens en général, il apparaît qu’un supplément ◀d’▶information, sur telle ou telle nuance ou altération qu’auraient reçue ces dogmes dans ◀l’▶Église du Midi, n’apporterait pas grand-chose pour ou contre ma thèse. Ce ne sont pas des équivalences rationnelles et exactes du dogme qu’il faut chercher dans ◀la▶ rhétorique courtoise, mais bien ◀le▶ développement lyrique et psalmodique des symboles fondamentaux. De même, pour prendre un exemple moderne, ◀le▶ « sentiment chrétien » que ◀l’▶on reconnaît chez un Baudelaire est autre chose qu’une transposition terme à terme des dogmes catholiques. C’est plutôt une certaine sensibilité (même formelle) qui serait inconcevable sans ◀le▶ dogme catholique ; à quoi s’ajoutent des éléments ◀de▶ vocabulaire et ◀de▶ syntaxe dont ◀l’▶origine est nettement liturgique. On peut imaginer que ◀les▶ thèmes que nous avons relevés chez ◀les▶ poètes provençaux entretiennent avec ◀le▶ néo-manichéisme des relations ◀d’▶un type analogue47.
Au surplus, ◀la▶ tonalité hérétique des lieux communs ◀de▶ ◀la▶ rhétorique courtoise devient sensible dès que ◀l’▶on compare ces lieux communs à ceux ◀de▶ ◀la▶ poésie cléricale ◀de▶ ◀l’▶époque. Un spécialiste aussi sceptique que Jeanroy n’a pas été sans ◀le▶ remarquer. Parlant ◀de▶ ◀la▶ lyrique abstraite des troubadours du xiiie siècle et ◀de▶ ◀la▶ confusion qu’elle favorise, ◀de▶ Dieu et ◀de▶ ◀la▶ Dame des pensées, il écrit : « Il n’y a là, dira-t-on, que figures ◀de▶ rhétorique sans conséquences. Soit. Mais ◀les▶ théories que ◀les▶ troubadours développaient avec une si grave application, ne sont-elles pas aux antipodes du christianisme ? Ne devaient-ils pas s’en apercevoir ? Et pourquoi n’y a-t-il dans leurs œuvres aucune trace ◀de▶ ce déchirement intérieur, ◀de▶ ce dissidio qui rend si pathétiques certains vers ◀de▶ Pétrarque ? »48
2. ◀Les▶ troubadours gardent ◀le▶ secret
À ◀la▶ thèse du catharisme secret des troubadours, plusieurs auteurs récents ont objecté que jamais un poète courtois n’avait « vendu ◀la▶ mèche » même une fois converti à ◀l’▶orthodoxie catholique. C’est supposer chez ◀l’▶homme du xiie siècle une forme ◀de▶ conscience qui ne pouvait être la sienne.
Si ◀l’▶on essaie ◀de▶ se replacer dans ◀l’▶atmosphère du Moyen Âge, on s’aperçoit que ◀l’▶absence ◀de▶ signification symbolique ◀d’▶une poésie serait un fait beaucoup plus scandaleux que ne peut ◀l’▶être à nos yeux, par exemple, ◀le▶ symbolisme ◀de▶ ◀la▶ Dame. Dans l’optique de ◀l’▶homme médiéval, toute chose signifie autre chose, comme dans ◀les▶ rêves, et cela sans qu’intervienne aucun effort ◀de▶ traduction conceptuelle. En d’autres termes, ◀le▶ médiéval n’a pas besoin ◀de▶ se formuler ◀le▶ sens des symboles qu’il emploie, ni ◀d’▶en prendre une conscience distincte. Il est indemne ◀de▶ ce rationalisme qui nous permet, à nous autres modernes, ◀d’▶isoler et ◀d’▶abstraire ◀de▶ toute ambiance significative ◀les▶ objets que nous considérons49. L’un des meilleurs historiens des mœurs médiévales, J. Huizinga, nous propose sur ce point des exemples topiques ; celui, entre autres, du mystique Suso : « ◀La▶ vie ◀de▶ ◀la▶ chrétienté médiévale est, dans toutes ses manifestations, saturée ◀de▶ représentations religieuses. Pas ◀de▶ choses ou ◀d’▶actions, si ordinaires soient-elles, dont on ne cherche constamment à établir ◀le▶ rapport avec ◀la▶ foi. Mais dans cette atmosphère ◀de▶ saturation, ◀la▶ tension religieuse, ◀l’▶idée transcendantale, ◀l’▶élan vers ◀le▶ sublime, ne peuvent être toujours présents. Viennent-ils à manquer, tout ce qui était destiné à stimuler ◀la▶ conscience religieuse dégénère en profane banalité, en choquant matérialisme à prétentions ◀d’▶au-delà. Même chez un mystique ◀de▶ ◀l’▶envergure ◀d’▶un Henri Suso, ◀le▶ sublime nous semble parfois frôler ◀le▶ ridicule. Il est sublime quand, par piété envers ◀la▶ Vierge, il rend hommage à toutes ◀les▶ femmes et marche dans ◀la▶ boue pour laisser passer une pauvresse. Sublime encore, quand il suit ◀les▶ usages ◀de▶ ◀l’▶amour profane et célèbre ◀le▶ jour de l’an et le premier mai en offrant une couronne et une chanson à sa fiancée, ◀la▶ Sagesse éternelle. Mais que penser du reste ? À table, il mange ◀les▶ trois quarts ◀d’▶une pomme en ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ Trinité, et le dernier quart par amour pour ◀la▶ Mère céleste qui donnait à manger une pomme à son tendre enfant Jésus ; et ce dernier quart, il ◀le▶ mange avec ◀la▶ peau, parce que ◀les▶ petits garçons ne pèlent pas leurs pommes. Après Noël, au temps où ◀l’▶Enfant est trop jeune pour manger des fruits, Suso ne mange pas ce dernier quart, mais ◀l’▶offre à Marie qui ◀le▶ donnera à son fils. Il prend sa boisson en cinq traits pour ◀les▶ cinq plaies du Seigneur ; mais il double la cinquième gorgée parce que, du flanc ◀de▶ Jésus, coula du sang et ◀de▶ ◀l’▶eau. Voilà ◀la▶ sanctification ◀de▶ ◀la▶ vie poussée à ses extrêmes limites. »50
Dira-t-on que ◀l’▶on tombe ici du symbole dans ◀l’▶allégorie ? Oui, mais par un excès visible. ◀Le▶ même auteur remarque un peu plus loin que « ◀la▶ naïve conscience religieuse ◀de▶ ◀la▶ multitude n’avait pas besoin ◀de▶ preuves intellectuelles en matière de foi : ◀la▶ seule présence ◀d’▶une image visible des choses saintes suffisait à en démontrer ◀la▶ vérité » (p. 199). C’est dire que ◀le▶ « secret » des troubadours était en somme une évidence symbolique aux yeux des initiés et des sympathisants ◀de▶ ◀l’▶Église ◀d’▶Amour. Normalement, il ne serait venu à personne cette idée, strictement moderne, que ◀les▶ symboles, pour être valables, dussent être commentés et expliqués ◀d’▶une manière non symbolique…
Une objection inverse a été faite : comment se peut-il que jamais un cathare converti n’ait dénoncé ◀les▶ troubadours comme propagateurs ◀de▶ ◀l’▶hérésie ? ◀La▶ réponse me paraît aisée. Il est clair que ◀les▶ troubadours n’étaient nullement considérés comme des prédicateurs ni comme des militants ; au mieux comme des « croyants », et plus souvent encore comme ◀de▶ simples sympathisants. Ces distinctions, d’ailleurs, étaient bien moins tranchées qu’elles ne ◀le▶ seraient ◀de▶ nos jours. Ils chantaient, pour un public en majorité favorable à ◀l’▶hérésie, une forme ◀d’▶amour qui se trouvait correspondre (et répondre) à ◀la▶ situation morale très difficile résultant à la fois ◀de▶ ◀la▶ condamnation religieuse portée sur ◀la▶ sexualité par ◀les▶ Parfaits, et ◀de▶ ◀la▶ révolte naturelle contre ◀la▶ conception orthodoxe du mariage, récemment réaffirmée par ◀la▶ réforme grégorienne. Ils avaient donc à se garder à la fois contre ◀la▶ sévérité des Parfaits et contre celle des catholiques.
Toutefois, par suite de ◀la▶ situation particulière des hérétiques, ◀l’▶on conçoit que certains d’entre eux aient voulu indiquer discrètement que leurs poèmes avaient un double sens précis, outre ◀le▶ symbolisme habituel et qui allait de soi. Dans ce cas, ◀le▶ symbole se double ◀d’▶une allégorie, et prend un sens cryptographique. Je veux parler ◀de▶ ◀l’▶école du trobar clus, déjà citée, et que M. Jeanroy définit en ces termes : « Un autre moyen (pour « embarrasser ◀le▶ lecteur ») consistait alors à recouvrir une pensée religieuse ◀d’▶un vêtement profane, à appliquer à ◀l’▶amour divin ◀les▶ formules consacrées par ◀l’▶usage à ◀l’▶expression ◀de▶ ◀l’▶amour humain. »51 ◀Le▶ trobar clus ne serait ainsi qu’un jeu littéraire, un « tarabiscotage », « une perversion du goût singulière dans une littérature naissante », et qui au surplus « doit avoir d’autres causes », qu’on « ne se flatte pas ◀de▶ débrouiller ». (Op. cit., II, p. 16.)
Mais ◀le▶ troubadour Alegret ◀l’▶a fort bien dit :
« Mon vers (poème) paraîtra insensé au sot s’il n’a pas double entendement… Si quelqu’un veut contredire ce vers, qu’il s’avance et je lui dirai comment il me fut possible ◀d’▶y mettre deux (var. trois) mots ◀de▶ sens divers. » Cette manière ◀d’▶embrouiller ◀les▶ sens (entrebescar disaient ◀les▶ Provençaux : entrelacer) s’expliquerait-elle par une « intention ◀d’▶intriguer ◀l’▶auditeur et ◀de▶ lui poser une énigme » ? On peut penser que ◀les▶ troubadours étaient mus par des passions moins puériles…
« J’entrelace des mots rares, sombres et colorés, pensivement pensif… », écrit Raimbaut d’Orange. Et Marcabru : « Pour sage je tiens sans nul doute celui qui dans mon chant devine ce que chaque mot signifie. » Il est vrai qu’il ajoute — boutade ou précaution ? — « car moi-même je suis embarrassé pour éclaircir ma parole obscure ».
Ici se poserait ◀la▶ plus grave question, mais elle demeure presque insoluble : comment ◀les▶ troubadours entendaient-ils leurs propres symboles ? Et ◀d’▶une manière plus générale, quelle espèce ◀de▶ conscience avons-nous des métaphores que nous utilisons dans nos écrits ?52 Il ne faudrait pas oublier ce que ◀l’▶on vient de dire sur ◀la▶ mentalité « naïvement » symbolique des médiévaux : leurs symboles n’étaient pas traduisibles en concepts prosaïques et rationnels. Ce n’est donc que sur ◀le▶ double sens allégorique que devrait porter ◀la▶ question… Et enfin toute cette poésie baignait dans ◀l’▶atmosphère ◀la▶ plus chargée ◀de▶ passions. ◀Les▶ actions que nous rapportent ◀les▶ chroniqueurs du temps sont parmi ◀les▶ plus folles, ◀les▶ plus « surréalistes » qu’ait connues ◀l’▶histoire ◀de▶ nos mœurs… Qu’on se rappelle ce seigneur jaloux qui tue ◀le▶ troubadour favori ◀de▶ sa femme, et fait servir ◀le▶ cœur ◀de▶ ◀la▶ victime sur un plat. ◀La▶ dame ◀le▶ mange sans savoir ce que c’est. ◀Le▶ seigneur ◀le▶ lui ayant dit : « Messire, répond ◀la▶ dame, vous m’avez donné à manger mets si savoureux que jamais plus ne mangerai rien ◀d’▶autre ! » et elle se jette par ◀la▶ fenêtre du donjon. On admettra que cette atmosphère suffisait bien à des poètes pour « colorer » un symbolisme même dogmatique à ◀l’▶origine.
3. ◀L’▶Amour courtois serait une idéalisation ◀de▶ ◀l’▶amour charnel
C’est ◀la▶ thèse ◀la▶ plus courante. On pourrait se borner à rappeler que ◀le▶ symbolisme médiéval procède généralement de haut en bas — ◀de▶ ciel en terre — ce qui réfute ◀les▶ conclusions modernes déduites du préjugé matérialiste. Mais il faut aller au détail.
Contre Wechssler, qui veut voir, lui aussi, dans ◀la▶ lyrique courtoise une expression ◀de▶ sentiments religieux ◀de▶ ◀l’▶époque53, Jeanroy écrit : « Dans ces affirmations hardies, il y a du reste une erreur ◀de▶ fait aisée à relever : qu’à la longue, ◀la▶ chanson se soit vidée ◀de▶ son contenu initial, n’ait plus été qu’un tissu ◀de▶ formules creuses on ◀le▶ peut admettre. Mais au début et jusqu’à ◀la▶ fin du xiie siècle il n’en était pas ainsi : chez ◀les▶ poètes ◀de▶ cette époque, ◀l’▶expression du désir charnel est si vive et parfois si brutale qu’il est vraiment impossible ◀de▶ se tromper sur ◀la▶ nature ◀de▶ leurs aspirations. »
Si c’est ◀le▶ cas, on se demande ◀d’▶où vient ◀la▶ gêne et ◀l’▶« agacement » ◀de▶ ◀l’▶auteur lorsqu’il est obligé ◀de▶ reconnaître ◀l’▶équivoque des expressions courtoises et leurs résonances mystiques. « II est certain — doit-il avouer — que ◀les▶ idées religieuses ◀d’▶une époque influent généralement sur ◀la▶ conception qu’on se fait ◀de▶ ◀l’▶amour, et surtout que ◀le▶ vocabulaire ◀de▶ ◀la▶ galanterie se règle sur celui ◀de▶ ◀la▶ dévotion. Du jour où adorer devient synonyme ◀d’▶aimer, cette métaphore en entraîne une quantité d’autres. » Mais alors pourquoi rejeter sans discussion ◀l’▶ouvrage ◀de▶ Wechssler, qui soutient que ◀les▶ « théories amoureuses du Moyen Âge ne sont qu’un reflet ◀de▶ ses idées religieuses » ? Et pourquoi vouloir à tout prix que ◀les▶ poèmes des troubadours comportent des notations « réalistes » et des descriptions précises ◀de▶ ◀la▶ Dame aimée, alors qu’ailleurs on leur reproche ◀de▶ ne recourir jamais qu’à des épithètes stéréotypées ?
Jaufré Rudel, prince de Blaye, dit très nettement que sa Dame est une création ◀de▶ son esprit, et qu’elle s’évanouit avec ◀l’▶aube. Ailleurs, c’est ◀la▶ « princesse lointaine » qu’il veut aimer. Cependant M. Jeanroy s’inquiète ◀de▶ trouver dans ses poèmes « des détails qui paraissent nous plonger dans ◀la▶ réalité et que rien n’explique ». Exemples donnés : « Je suis en doute au sujet ◀d’▶une chose et mon cœur est dans ◀l’▶angoisse : c’est que tout ce que ◀le▶ frère me refuse, j’entends ◀la▶ sœur me ◀l’▶octroyer. » D’autre part, Rudel « décrit » ainsi sa Dame : elle a ◀le▶ corps « gras, delgat et gen ». Or la première phrase, où Jeanroy veut voir un trait biographique, détient un sens mystique évident : « Ce que ◀le▶ corps me refuse, ◀l’▶âme me ◀l’▶octroie » (par exemple, car il y a d’autres sens encore que celui-ci, qui est franciscain avant ◀la▶ lettre). Et quant aux épithètes « réalistes » qui décriraient une dame « réelle », on ◀les▶ retrouve parfaitement identiques chez une centaine d’autres poètes ! (Ce qui a fait dire à je ne sais plus quel érudit qu’il semblerait que toute ◀la▶ poésie des troubadours fût ◀l’▶œuvre ◀d’▶un seul auteur louant une Dame unique !) Où est alors cette expression « vive et brutale » ◀d’▶un désir évidemment charnel ? Dans ◀la▶ crudité ◀de▶ certains termes ? Mais elle était courante et naturelle avant ◀le▶ puritanisme bourgeois. ◀L’▶argument est anachronique.
Voici par contre un document ◀de▶ poids à l’appui de ◀la▶ thèse symboliste. Raimbaut d’Orange écrit un poème sur ◀les▶ femmes. Si vous voulez faire leur conquête, dit-il, soyez brutaux, « donnez-leur des coups ◀de▶ poing sur ◀le▶ nez » (est-ce assez « cru » ?), forcez-◀les▶ : car c’est cela qu’elles aiment.
Quant à moi, conclut-il, si je me comporte autrement, c’est que je ne me soucie pas ◀d’▶aimer. Je ne veux pas me gêner pour ◀les▶ femmes, pas plus que si toutes étaient mes sœurs ; c’est pourquoi je suis envers elles humble, complaisant, loyal et doux, tendre, respectueux et fidèle… Je n’aime rien, sauf cet anneau qui m’est cher, parce qu’il a été au doigt… Mais je m’aventure trop : assez, ma langue ! Car trop parler est pis que péché mortel.
Or nous avons ◀de▶ ce même Raimbaut d’Orange ◀d’▶admirables poèmes à ◀la▶ louange ◀de▶ ◀la▶ Dame. Et nous savons par ailleurs que ◀l’▶anneau (échangé par Tristan et Iseut) est ◀le▶ signe ◀d’▶une fidélité qui justement n’est pas celle des corps. Soulignons enfin ce fait capital : que ◀les▶ vertus ◀de▶ ◀la▶ cortezia : humilité, loyauté, respect et fidélité envers ◀la▶ Dame, sont ici rapportées expressément au refus ◀de▶ ◀l’▶amour physique. Au surplus, nous verrons plus tard ◀les▶ poèmes ◀de▶ Dante être ◀d’▶autant plus passionnés et « réalistes » dans leurs images que Béatrice s’élèvera davantage dans une hiérarchie ◀d’▶abstractions mystiques, figurant d’abord ◀la▶ philosophie, puis ◀la▶ Science, puis ◀la▶ Science sacrée.
Un petit fait encore : deux des plus ardents parmi ◀les▶ troubadours à louer ◀les▶ beautés ◀de▶ leur Dame, Arnaut Daniel et ◀l’▶Italien Guinizelli, sont placés au chant XXIV du Purgatoire dans ◀le▶ cercle des sodomistes !54
Mais tout cela nous amène à reconnaître enfin ◀la▶ réelle complexité ◀d’▶un problème dont nous avons souligné jusqu’ici, non sans une volontaire partialité, l’un des aspects seulement, et ◀le▶ plus contesté. On a trop longtemps cru que ◀la▶ cortezia était une simple idéalisation ◀de▶ ◀l’▶instinct sexuel. À ◀l’▶inverse, il serait excessif ◀de▶ soutenir que ◀l’▶idéal mystique sur quoi elle se fondait à ◀l’▶origine fût toujours et partout observé ; ou qu’il fût en soi univoque. ◀L’▶exaltation ◀de▶ ◀la▶ chasteté produit presque toujours des excès luxurieux. Sans nous attarder aux accusations ◀de▶ débauche que beaucoup ont portées contre ◀les▶ troubadours — ◀l’▶on sait au vrai peu de chose ◀de▶ leurs vies — nous rappellerons ◀l’▶exemple ◀de▶ sectes gnostiques, qui condamnaient aussi ◀la▶ création, et en particulier ◀l’▶attrait des sexes, mais déduisaient ◀de▶ cette condamnation une morale étrangement débridée. ◀Les▶ carpocratiens par exemple interdisaient ◀la▶ procréation, mais par ailleurs divinisaient ◀le▶ sperme.55
Il est probable que des excès ◀de▶ ce genre se produisirent aussi chez ◀les▶ cathares, et plus encore chez leurs disciples peu disciplinés, ◀les▶ troubadours. Des accusations horrifiantes figurent à cet égard dans ◀les▶ registres ◀de▶ ◀l’▶Inquisition. Notons toutefois qu’elles sont souvent contradictoires. Ainsi ◀l’▶on affirme tantôt que ◀les▶ cathares tiennent pour innocentes ◀les▶ voluptés ◀les▶ plus grossières, tantôt qu’ils réprouvent ◀le▶ mariage et tout commerce sexuel, licite ou non. Mais des accusations semblables furent portées contre toutes ◀les▶ religions nouvelles, sans excepter ◀le▶ christianisme primitif. Et il est juste ◀de▶ citer ici ◀le▶ jugement ◀d’▶un dominicain qui eut ◀l’▶occasion ◀de▶ fouiller dans ◀les▶ archives du saint Office, et qui s’exprime ainsi au sujet des cathares ◀d’▶Italie, ou patarins ; « Malgré toutes mes recherches, dans ◀les▶ procédures dressées par nos frères, je n’ai pas trouvé que ◀les▶ hérétiques « consolés » se livrassent en Toscane à des actes énormes ni qu’il se commît jamais parmi eux, surtout entre hommes et femmes (?), des excès sensuels. Or, si ◀les▶ religieux ne se sont pas tus par modestie, ce qui ne me paraît pas croyable de la part d’hommes qui faisaient attention à tout, leurs erreurs étaient plutôt des erreurs ◀d’▶intelligence que ◀de▶ sensualité. »56
Retenons donc ceci, qui nuance notre schéma : si ◀les▶ erreurs ◀de▶ ◀la▶ passion — au sens précis que je donne à ce mot — sont ◀d’▶origine religieuse et mystique, il est certain qu’elles se trouvent flatter, par cela même qu’elles veulent ◀le▶ transcender, ◀l’▶instinct sexuel, ou comme dit Platon dans ◀le▶ Banquet : « ◀l’▶amour ◀de▶ gauche ».
Tout ceci m’amène à conclure — quels qu’aient pu être mes scrupules à ◀l’▶origine — que ◀le▶ lyrisme courtois fut au moins inspiré par ◀l’▶atmosphère religieuse du catharisme57. C’est là une thèse minimum en apparence. Mais sitôt admise, elle me paraît tout à la fois impliquer et expliquer bien davantage.
Pour nous faciliter une représentation analogique ◀de▶ ce processus minimum ◀d’▶inspiration et ◀d’▶influence, prenons un exemple moderne. Un exemple dont je crois pouvoir dire que ◀les▶ données sont entièrement énumérables et très profondément connues (au sens total) par plusieurs hommes ◀de▶ ma génération : je veux parler du surréalisme et ◀de▶ ◀l’▶influence ◀de▶ Freud sur ce mouvement.
Supposons ◀l’▶historien futur ◀de▶ notre civilisation détruite : il a devant ◀les▶ yeux quelques poèmes surréalistes, il a pu ◀les▶ traduire et ◀les▶ dater. Par ailleurs, il n’ignore pas qu’à ◀l’▶époque du surréalisme florissait une école psychiatrique dont on n’a pu retrouver ◀les▶ ouvrages : ◀le▶ fascisme, survenu peu après, ◀les▶ ayant tous détruits à cause de leur inspiration sémite. Du moins sait-on par ◀les▶ pamphlets ◀de▶ ses adversaires que cette école proposait une théorie érotique des rêves. Or ◀les▶ poèmes surréalistes conservés et traduits ne paraissent présenter aucun sens, et ◀l’▶on se plaint ◀de▶ leur monotonie ; toujours ◀les▶ mêmes images érotiques et sanglantes, ◀la▶ même rhétorique exaltée, et ne dirait-on pas qu’ils n’ont qu’un seul auteur, etc. Mais peut-être, proposent certains, décrivent-ils simplement des rêves ? Peut-être même sont-ils des rêves écrits ? ◀Les▶ spécialistes demeurent sceptiques. Un littérateur « peu sérieux » imagine alors ◀l’▶hypothèse ◀d’▶une influence ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse sur ◀l’▶ensemble du surréalisme : coïncidence des dates, analogie ◀de▶ thèmes fondamentaux… ◀Les▶ spécialistes du xxe siècle haussent ◀les▶ épaules : Prouvez cela par des documents ! — Vous savez bien qu’il n’en existe plus. — Dans ce cas, il convient ◀de▶ surseoir à toute hypothèse cohérente. En attendant, ◀le▶ bon sens suffit à démontrer :
1° que ◀le▶ peu de choses que nous savons ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse n’autorise pas à faire ◀de▶ cette doctrine ◀la▶ source des textes connus. (Il semble bien que Freud ait été avant tout un savant ; qu’il ait soutenu une théorie ◀de▶ ◀la▶ libido ; et qu’il ait pris une attitude déterministe : or ◀le▶ surréalisme fut une école littéraire avant tout ; on ne retrouve ◀le▶ terme ◀de▶ libido dans aucun des poèmes subsistants ; et ces poèmes sont ◀de▶ tendance idéaliste-anarchisante) ;
2° que ◀les▶ surréalistes n’ont jamais dit dans leurs poèmes qu’ils étaient ◀les▶ disciples du freudisme ;
3° qu’au contraire ◀la▶ liberté qu’ils exaltent est celle que devaient nier tous ◀les▶ psychanalystes ;
4° qu’enfin ◀l’▶on distingue mal comment, ◀d’▶une science qui se donnait pour objet ◀l’▶analyse et ◀la▶ cure des névroses, aurait pu naître une rhétorique ◀de▶ ◀la▶ folie, c’est-à-dire un défi à toute science en général et à toute science psychiatrique en particulier…
Or il se trouve que nous savons exactement, nous autres hommes du xxe siècle, comment toutes ces choses improbables se sont réellement produites ; nous savons que ◀les▶ initiateurs du mouvement surréaliste ont lu Freud et ◀l’▶ont vénéré ; nous savons que, sans lui, leurs théories et leur lyrisme eussent été tout différents ; nous savons que ces poètes n’éprouvaient nul besoin et n’avaient pas ◀la▶ possibilité ◀de▶ parler ◀de▶ libido dans leurs poèmes ; nous savons même que c’est à ◀la▶ faveur ◀d’▶une erreur initiale sur ◀la▶ portée exacte ◀de▶ ◀la▶ doctrine ◀de▶ Freud (déterministe-positiviste) qu’ils ont pu en tirer ◀les▶ éléments ◀de▶ leur lyrisme (ce dernier trait me paraît capital pour ◀l’▶analogie que je propose) ; et nous savons enfin qu’il a suffi que quelques-uns des chefs ◀de▶ cette école lisent Freud : ◀les▶ disciples se sont bornés à imiter ◀la▶ rhétorique des maîtres… (Appendice 6).
En outre, on aperçoit, par cet exemple, que ◀l’▶action ◀d’▶une doctrine sur des poètes s’exerce moins par influence directe qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶une certaine ambiance ◀de▶ scandale, ◀de▶ snobisme et ◀d’▶intérêt, suscitée par ◀les▶ dogmes centraux. Ce qui explique pas mal ◀d’▶erreurs, variations et contradictions chez ◀les▶ poètes influencés. ◀D’▶où résulte qu’un surcroît ◀d’▶informations sur ◀la▶ nature exacte des théories ◀de▶ Freud, loin de fournir aux savants futurs ◀les▶ apaisements qu’ils seront en droit ◀d’▶attendre, paraîtra contredire ◀la▶ thèse ◀de▶ mon littérateur « peu sérieux ». (Eppur ! C’est lui qui aura raison contre ◀les▶ « vingtiémistes » chevronnés ◀de▶ son temps.)
On a remarqué qu’à ◀l’▶objection n° 4 je n’ai répondu jusqu’ici que ◀d’▶une manière tout indirecte et allusive. C’est qu’elle mérite un traitement particulier et nous engage dans un nouveau chapitre.
9.
Les mystiques arabes
Comment ◀de▶ ◀la▶ confuse combinaison ◀de▶ doctrines plus ou moins chrétiennes, manichéennes et néo-platoniciennes eût-il pu naître une rhétorique aussi précise que celle des troubadours ? C’est ◀l’▶argument que ◀les▶ romanistes ont coutume ◀d’▶opposer à ◀l’▶interprétation religieuse ◀de▶ ◀l’▶art courtois.
Or il se trouve que, dès ◀le▶ ixe siècle, une synthèse non moins « improbable » ◀de▶ manichéisme iranien, ◀de▶ néo-platonisme et ◀d’▶islamisme s’était bel et bien opérée en Arabie, et de plus, s’était exprimée par une poésie religieuse dont ◀les▶ métaphores érotiques offrent ◀les▶ plus frappantes analogies avec ◀les▶ métaphores courtoises.
Lorsque Sismondi avança ◀l’▶hypothèse ◀d’▶une influence arabe sur ◀la▶ lyrique provençale, A. W. Schlegel lui répondit qu’il fallait ignorer à la fois ◀la▶ poésie provençale et ◀l’▶arabe pour soutenir un pareil paradoxe. Mais Schlegel prouvait ◀de▶ ◀la▶ sorte que cette double ignorance était précisément son fait. On ◀l’▶excusera d’ailleurs si ◀l’▶on tient compte ◀de▶ ◀l’▶état des études arabisantes à son époque.
Des travaux plus récents ont décrit en détail ◀l’▶histoire et ◀l’▶œuvre, dès ◀le▶ ixe siècle, dans ◀l’▶islam, ◀d’▶une école ◀de▶ mystiques poètes qui devaient avoir plus tard pour principales illustrations al-Hallaj, Ruzhbehan de Shiraz et Sohrawardi d’Alep, troubadours ◀de▶ ◀l’▶Amour suprême, chantres courtois ◀de▶ ◀l’▶Idée voilée, objet aimé mais en même temps symbole du Désir divin.
Sohrawardi (mort en 1191) voyait dans Platon — qu’il connaissait par Plotin, Proclus et ◀l’▶école ◀d’▶Athènes — un continuateur ◀de▶ Zoroastre. Son néo-platonisme était par ailleurs très fortement pénétré ◀de▶ représentations mythiques iraniennes. En particulier, il empruntait aux doctrines avestiques — dont s’était inspiré Manès — ◀l’▶opposition du monde ◀de▶ ◀la▶ Lumière et du monde des Ténèbres, dont on a vu qu’elle est fondamentale pour ◀les▶ cathares. Et tout cela se traduisait — tout comme chez ◀les▶ cathares encore — par une rhétorique amoureuse et chevaleresque, dont ◀les▶ titres ◀de▶ quelques traités mystiques ◀de▶ cette école donnent une idée : ◀le▶ Familier des Amants, ◀le▶ Roman des Sept Beautés…
Il y a plus. À ◀l’▶occasion ◀de▶ ces traités, ◀les▶ mêmes disputes théologiques se produisirent, qui devaient renaître un peu plus tard dans ◀le▶ Moyen Âge occidental. Elles se compliquent d’ailleurs du fait que ◀l’▶islam contestait que ◀l’▶homme pût aimer Dieu (comme ◀l’▶ordonne ◀le▶ sommaire évangélique ◀de▶ ◀la▶ Loi). Une créature finie ne peut aimer que ◀le▶ fini. Il en résulta que ◀les▶ mystiques furent obligés ◀de▶ recourir à des symboles dont ◀le▶ sens restait secret. (Ainsi ◀la▶ louange du vin, dont ◀l’▶usage était interdit, devint ◀le▶ symbole ◀de▶ ◀la▶ divine ivresse ◀d’▶amour.) Mais compte tenu ◀de▶ cette difficulté particulière — qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec ◀la▶ situation courtoise — nous retrouvons en Occident et dans ◀le▶ Proche-Orient ◀les▶ mêmes problèmes.
◀L’▶orthodoxie musulmane, pas plus que ◀la▶ catholique, ne pouvait admettre qu’il y eût en ◀l’▶homme une part divine dont ◀l’▶exaltation aboutît à ◀la▶ fusion ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀de▶ ◀la▶ Divinité. Or ◀le▶ langage érotico-religieux des poètes mystiques tendait à établir cette confusion du Créateur et ◀de▶ ◀la▶ créature. Et ◀l’▶on accusa ces poètes ◀de▶ manichéisme déguisé, sur ◀la▶ foi ◀de▶ leur langage symbolique. Al-Hallaj et Sohrawardi devaient même payer ◀de▶ leur vie cette accusation ◀d’▶hérésie.58
Il est bien émouvant ◀de▶ constater que tous ◀les▶ termes ◀d’▶une pareille polémique s’appliquent au cas des troubadours, et plus tard, nous ◀le▶ verrons, mutatis mutandis, au cas des grands mystiques occidentaux, ◀de▶ Maître Eckhart à Jean de la Croix.
Une brève revue des thèmes « courtois » ◀de▶ ◀la▶ mystique arabe fera sentir à quelles profondeurs ◀le▶ parallélisme trouve ses origines, et jusque dans quels détails il se poursuit.
a) Sohrawardi nomme ◀les▶ amants des Frères de la Vérité, « appellation s’adressant à des amants mystiques qui s’entendent dans une idéalisation, commune » et fondent ainsi une communauté — comparable à ◀l’▶Église ◀d’▶Amour des cathares.
b) selon ◀le▶ manichéisme iranien, dont s’inspiraient ◀les▶ mystiques ◀de▶ ◀l’▶école illuminative ◀de▶ Sohrawardi, une jeune fille éblouissante attend ◀le▶ fidèle à ◀la▶ sortie du pont Chinvat et lui déclare : « Je suis toi-même ! » Or selon certains interprètes ◀de▶ ◀la▶ mystique des troubadours, ◀la▶ Dame des pensées ne serait autre que ◀la▶ part spirituelle et angélique ◀de▶ ◀l’▶homme, son vrai moi. Ce qui pourrait nous orienter vers une compréhension nouvelle ◀de▶ ce que nous appelions ◀le▶ « narcissisme ◀de▶ ◀la▶ passion » (à propos de Tristan, chap. VIII du Livre Ier ).
c) ◀Le▶ Familier des Amants est construit sur ◀l’▶allégorie du « Château ◀de▶ ◀l’▶Âme » et ◀de▶ ses différents étages et loges. Dans l’une ◀de▶ ces loges habite un personnage qui se nomme ◀l’▶Idée voilée. Elle « connaît ◀les▶ secrets qui guérissent et c’est ◀d’▶elle que ◀l’▶on apprend ◀la▶ magie ». (◀L’▶Iseut celtique était aussi une magicienne, « objet ◀de▶ contemplation, spectacle mystérieux ».) Dans ◀le▶ Château ◀de▶ ◀l’▶Âme habitent d’autres personnages allégoriques, tels que Beauté, Désir et Angoisse, ◀le▶ Renseigné, ◀le▶ Probateur, ◀le▶ Bien connu : comment ne pas songer au Roman ◀de▶ ◀la▶ Rose ? Et ◀le▶ symbolisme chevaleresque se retrouve dans ◀l’▶ouvrage ◀de▶ Nizami de Ganja : ◀le▶ Roman des Sept Beautés, qui conte ◀les▶ aventures ◀de▶ sept jeunes filles vêtues aux couleurs des planètes et que visite un roi-chevalier.
Nous retrouverons ◀le▶ Château ◀de▶ ◀l’▶Âme parmi ◀les▶ symboles préférés ◀d’▶un Ruysbroek et ◀d’▶une sainte Thérèse…
d) Dans un poème du « sultan des amoureux », Omar Ibn Al Faridh — pour prendre un exemple entre cent — ◀l’▶auteur décrit ◀la▶ passion terrible qui ◀l’▶envoûte :
Mes concitoyens, étonnés ◀de▶ me voir esclave, ont dit : Pourquoi ce jeune homme a-t-il été pris ◀de▶ folie ?
Et que peuvent-ils dire ◀de▶ moi, sinon que je m’occupe ◀de▶ Nou’m ? Oui, en vérité, je m’occupe ◀de▶ Nou’m.
Quand Nou’m me gratifie ◀d’▶un regard, cela m’est égal que Sou’da ne soit pas complaisante.59
« Nou’m » est ◀le▶ nom conventionnel ◀de▶ ◀la▶ femme aimée, et signifie ici Dieu. Or ◀les▶ troubadours nommaient aussi ◀la▶ Dame ◀de▶ leurs pensées ◀d’▶un nom conventionnel ou senhal, derrière lequel nos érudits s’épuisent à retrouver des personnages historiques…
e) ◀La▶ salutation est ◀le▶ salut que ◀l’▶initié voulait donner au Sage, mais que celui-ci, prévenant, donne le premier (Sohrawardi : ◀le▶ Bruissement ◀de▶ ◀l’▶aile ◀de▶ Gabriel), c’est un des thèmes constants du lyrisme des troubadours, puis ◀de▶ Dante et enfin ◀de▶ Pétrarque. Tous ces poètes attachent au « salut » ◀de▶ ◀la▶ Dame une importance apparemment démesurée, mais qui s’explique fort bien si ◀l’▶on prend garde au sens liturgique du salut.
f) ◀Les▶ mystiques arabes insistent sur ◀la▶ nécessité ◀de▶ garder ◀le▶ secret ◀de▶ ◀l’▶Amour divin. Ils dénoncent sans relâche ◀les▶ indiscrets qui voudraient s’enquérir des mystères sans y participer ◀de▶ toute leur foi. À ◀l’▶interrogation ◀d’▶un impatient : « Qu’est-ce que ◀le▶ soufisme ? » Al-Hallaj répond : « Ne t’attaque pas à Nous, regarde notre doigt que nous avons déjà teint dans ◀le▶ sang des amants. » De plus, ◀les▶ indiscrets sont soupçonnés ◀d’▶intentions mauvaises : ce sont eux qui dénoncent ◀les▶ amants à ◀l’▶autorité orthodoxe, c’est-à-dire qui révèlent à ◀la▶ censure dogmatique ◀le▶ sens secret des allégories.
Or dans la plupart des poèmes provençaux apparaissent des personnages qualifiés ◀de▶ losengiers (médisants, indiscrets, espions) et que ◀le▶ troubadour couvre ◀d’▶invectives. Nos savants commentateurs ne savent trop que faire ◀de▶ ces encombrants losengiers, et tentent ◀de▶ s’en débarrasser en affirmant que ◀les▶ amants du xiie siècle tenaient énormément au secret ◀de▶ leurs liaisons (ce qui ◀les▶ distinguerait, sans doute, des amants ◀de▶ tous ◀les▶ autres siècles ?).
g) Enfin, ◀la▶ louange ◀de▶ ◀la▶ mort ◀d’▶amour est ◀le▶ leitmotiv du lyrisme mystique des Arabes. Ibn Al Faridh :
Pour moi cependant ◀la▶ mort par amour est une vie ; je rends grâce à ma Bien-aimée ◀de▶ me ◀l’▶avoir offerte.
C’est ici ◀le▶ cri même ◀de▶ ◀la▶ mystique occidentale mais aussi du lyrisme provençal et ◀de▶ Tristan. C’est ◀l’▶oraison jaculatoire ◀de▶ sainte Thérèse : Je meurs ◀de▶ ne pas mourir !
Al-Hallaj disait :
En me tuant vous me ferez vivre, car pour moi c’est mourir que ◀de▶ vivre, et vivre que ◀de▶ mourir.
◀La▶ vie, c’est en effet ◀le▶ jour terrestre des êtres contingents et ◀le▶ tourment ◀de▶ ◀la▶ matière ; mais ◀la▶ mort, c’est ◀la▶ nuit ◀de▶ ◀l’▶illumination, ◀l’▶évanouissement des formes illusoires, ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Âme et ◀de▶ ◀l’▶Aimé, ◀la▶ communion avec ◀l’▶Être absolu.
Aussi Moïse est-il pour ◀les▶ mystiques arabes ◀le▶ symbole du plus grand Amant, puisqu’en exprimant ◀le▶ désir ◀de▶ voir Dieu sur ◀le▶ Sinaï, il exprima ◀le▶ désir ◀de▶ sa mort. Et ◀l’▶on conçoit que ◀le▶ terme nécessaire ◀de▶ ◀la▶ voie illuminative ◀d’▶un Sohrawardi, ◀d’▶un Hallaj, ait été ◀le▶ martyre religieux au sommet ◀de▶ ◀la▶ joy ◀d’▶amour :
Al-Hallaj se rendait au supplice en riant. Je lui dis : Maître qu’est cela ? Il répondit : Telle est ◀la▶ coquetterie ◀de▶ ◀la▶ Beauté attirant à elle ◀les▶ amoureux.60
On sait enfin que ◀l’▶amour platonique fut révéré par une tribu dont ◀le▶ prestige était grand dans ◀le▶ monde arabe, celle des Banou Odrah où ◀l’▶on mourait ◀d’▶amour à force ◀d’▶exalter ◀le▶ désir chaste, selon ◀le▶ verset du Coran : «
Celui qui aime, qui s’abstient ◀de▶ tout ce qui est
interdit, qui garde son amour secret, et qui meurt ◀de▶ son secret, celui-là meurt martyr.
»
« ◀L’▶amour odrih » devint, jusqu’en Andalousie, ◀le▶ nom même ◀de▶ ◀l’▶amour qui va s’appeler courtois dans ◀le▶ Midi, puis remonter vers ◀le▶ nord celtique, à ◀la▶ rencontre ◀de▶ Tristan…
Peut-on prouver que ◀la▶ poétique arabe a réellement influencé ◀la▶ cortezia ? Renan écrit en 1863 : « Un abîme sépare ◀la▶ forme et ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ poésie romane ◀de▶ ◀la▶ forme et ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ poésie arabe. » Un autre savant, Dozy, déclare à cette époque qu’on n’a pas prouvé ◀l’▶influence arabe sur ◀les▶ troubadours, « et qu’on ne ◀la▶ prouvera pas ». Ce ton péremptoire fait sourire.
◀De▶ Bagdad à ◀l’▶Andalousie, ◀la▶ poésie arabe est une, par ◀la▶ langue et ◀l’▶échange continu. ◀L’▶Andalousie touche aux royaumes espagnols, dont ◀les▶ souverains se mêlent à ceux du Languedoc et du Poitou. ◀L’▶épanouissement du lyrisme andalou aux xe et xie siècles nous est aujourd’hui bien connu. ◀La▶ prosodie précise du zadjal est celle-là même que reproduit le premier troubadour, Guillaume de Poitiers, dans cinq sur onze des poèmes ◀de▶ lui qui nous restent. ◀Les▶ « preuves » ◀de▶ ◀l’▶influence andalouse sur ◀les▶ poètes courtois ne sont plus à faire61. Et je pourrais ici remplir des pages ◀de▶ citations ◀d’▶Arabes et ◀de▶ Provençaux dont nos grands spécialistes ◀de▶ « ◀l’▶abîme qui sépare » auraient parfois peine à deviner ◀de▶ quel côté des Pyrénées elles furent écrites. ◀La▶ cause est entendue. Mais voici ce qui m’importe.
◀L’▶on assiste au xiie siècle dans ◀le▶ Languedoc comme dans ◀le▶ Limousin, à l’une des plus extraordinaires confluences spirituelles ◀de▶ ◀l’▶Histoire. D’une part, un grand courant religieux manichéen, qui avait pris sa source en Iran, remonte par ◀l’▶Asie Mineure et ◀les▶ Balkans jusqu’à ◀l’▶Italie et ◀la▶ France, apportant sa doctrine ésotérique ◀de▶ ◀la▶ Sophia-Maria et ◀de▶ ◀l’▶amour pour ◀la▶ « forme ◀de▶ lumière ». D’autre part, une rhétorique hautement raffinée, avec ses procédés, ses thèmes et personnages constants, ses ambiguïtés renaissant toujours aux mêmes endroits, son symbolisme enfin, remonte ◀de▶ ◀l’▶Irak des soufis platonisants et manichéisants jusqu’à ◀l’▶Espagne arabe, et passant par-dessus ◀les▶ Pyrénées, trouve au Midi de la France une société qui, semble-t-il, n’attendait plus que ces moyens ◀de▶ langage pour dire ce qu’elle n’osait et ne pouvait avouer ni dans ◀la▶ langue des clercs, ni dans ◀le▶ parler vulgaire. ◀La▶ poésie courtoise est née ◀de▶ cette rencontre.
Et c’est ainsi qu’au dernier confluent des « hérésies » ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀de▶ celles du désir, venues du même Orient par ◀les▶ deux rives ◀de▶ ◀la▶ mer civilisatrice, naquit ◀le▶ grand modèle occidental du langage ◀de▶ ◀l’▶amour-passion.
10.
Vue ◀d’▶ensemble du phénomène courtois
Revenant après ◀de▶ longues années sur ◀les▶ problèmes soulevés par ◀les▶ pages qui précèdent, j’éprouve ◀le▶ besoin ◀de▶ rassembler ici tout un faisceau ◀d’▶observations nouvelles. ◀Le▶ lecteur va juger si elles infirment, ou si au contraire elles élargissent pour mieux ◀l’▶asseoir ma thèse originelle que je réitère : sur ◀la▶ liaison profonde entre ◀la▶ cortezia et ◀l’▶atmosphère religieuse du catharisme.
On aura sans doute remarqué que je n’indiquais plus haut que par analogies ◀la▶ nature des relations possibles entre une mystique, une conception religieuse, ou simplement une théorie ◀de▶ ◀l’▶homme — et une forme lyrique déterminée. (Rapports entre ◀le▶ soufisme et ◀la▶ poésie courtoise des Arabes ; influence ◀de▶ Freud sur ◀l’▶école surréaliste.) ◀Les▶ polémiques parfois fort vives provoquées par ma thèse, plus ou moins bien comprise62, ◀les▶ découvertes multipliées depuis quinze ans par ◀les▶ spécialistes ◀de▶ ◀l’▶amour courtois, du catharisme et du manichéisme, et peut-être ◀l’▶expérience vécue autant que ◀de▶ nouvelles recherches personnelles, tout cela m’amène aujourd’hui à une conception ◀de▶ ◀la▶ cortezia à peine moins « historique » que celle que j’esquissais plus haut, mais sans doute plus psychologique.
Je rappelais ◀la▶ relation ◀de▶ fait (lieux et dates remarquablement identiques) entre cathares et troubadours. Je me risquais à dire : il y a là quelque chose, et ◀l’▶absence ◀de▶ rapports entre ces gens me paraîtrait plus étonnante encore que n’importe quelle hypothèse, « sérieuse » ou non, sur ◀la▶ nature ◀de▶ ces rapports. Mais je me gardais ◀de▶ démontrer ◀le▶ détail précis des influences, à la manière de beaucoup ◀d’▶historiens pour qui ◀le▶ réel n’est défini que par des documents écrits. J’irai maintenant un peu plus loin, mais dans mon sens, non dans ◀le▶ leur. Je ne prétends pas fonder sur pièces une ◀de▶ ces solutions textuelles et « scientifiques » après quoi, comme ◀le▶ dit Jaspers, « ◀la▶ question ne s’arrête plus devant ◀le▶ mystère et perd stupidement son existence dans ◀la▶ réponse ». Je voudrais au contraire approfondir, tout en ◀la▶ précisant autant qu’il est possible, ◀la▶ problématique ◀de▶ ◀l’▶amour courtois — parce que je ◀la▶ crois vitale pour ◀l’▶Occident moderne, et pour notre conduite morale et religieuse.
Je vais donc poser quelques faits, comme un piège. J’éviterai à la fois ◀d’▶indiquer des relations ◀de▶ cause à effet, et ◀de▶ formuler expressément des conclusions que ◀l’▶on pourrait citer hors du contexte — accords sans clé — et sur lesquelles critiques et lecteurs trop pressés se jetteraient en criant : « Des preuves ! » ou « Comme c’est vrai ! »
1. ◀La▶ Révolution psychique du xiie siècle. — Une hérésie néo-manichéenne, venue du Proche-Orient par ◀l’▶Arménie et ◀la▶ Bulgarie bogomile, celle des « bonshommes » ou cathares, ascètes condamnant ◀le▶ mariage mais fondant une « Église ◀d’▶Amour », opposée à ◀l’▶Église ◀de▶ Rome63, envahit rapidement ◀la▶ France, ◀de▶ Reims au Nord et des confins ◀de▶ ◀l’▶Italie jusqu’à ◀l’▶Espagne, pour rayonner ◀de▶ là sur toute ◀l’▶Europe.
Dans ◀le▶ même temps, d’autres mouvements hétérodoxes agitent ◀le▶ peuple et ◀le▶ clergé. Opposant aux prélats ambitieux et aux pompes sacrales ◀de▶ ◀l’▶Église un spiritualisme épuré, ils aboutissent parfois, plus ou moins consciemment, à des doctrines naturalistes et même matérialistes avant ◀la▶ lettre. ◀Le▶ « qui veut faire ◀l’▶ange fait ◀la▶ bête » semble illustré par leurs excès ; mais ceux-ci traduisent bien plutôt ◀la▶ nature révolutionnaire des problèmes qui surgissent dans ◀l’▶époque, ◀l’▶inordinatio profonde du siècle, dont ◀les▶ plus grands saints et ◀les▶ plus grands docteurs subissent et souffrent ◀la▶ passion au moins autant qu’ils ne parviennent à ◀la▶ transmuer en vertus et en vérités théologiques : saint Bernard de Clairvaux et Abélard sont ◀les▶ pôles ◀de▶ ce drame dans ◀l’▶Église, et au niveau de ◀la▶ spéculation. Mais hors de ◀l’▶Église, dans ses marges, dans ◀le▶ peuple auquel ces disputes paraissent lointaines ou incompréhensibles, ◀les▶ oscillations s’amplifient. ◀D’▶Henri de Lausanne et Pierre de Bruys jusqu’à un Amaury de Bène et aux frères ortliebiens ◀de▶ Strasbourg, tous condamnent ◀le▶ mariage — que par ailleurs, ◀le▶ pape-moine Grégoire VII vient ◀d’▶interdire aux prêtres. En revanche, beaucoup professent que ◀l’▶homme étant divin, rien ◀de▶ ce qu’il fait avec son corps — cette part du diable — ne saurait engager ◀le▶ salut ◀de▶ son âme : « Point ◀de▶ péché au-dessous du nombril ! » précise un évêque dualiste, excusant ainsi ◀la▶ licence favorisée ou tolérée par plusieurs sectes.
Une forme toute nouvelle ◀de▶ poésie naît dans ◀le▶ midi ◀de▶ ◀la▶ France, patrie cathare : elle célèbre ◀la▶ Dame des pensées, ◀l’▶idée platonicienne du principe féminin, ◀le▶ culte ◀de▶ ◀l’▶Amour contre ◀le▶ mariage, en même temps que ◀la▶ chasteté.
Saint Bernard de Clairvaux se met en campagne pour combattre ◀le▶ catharisme, fonde un ordre ascétique orthodoxe, face à celui des « bonshommes » ou Parfaits, puis oppose à ◀la▶ cortezia ◀la▶ mystique ◀de▶ ◀l’▶Amour divin.
◀De▶ nombreux commentaires du Cantique des Cantiques sont écrits pour ◀les▶ nonnes des premiers couvents ◀de▶ femmes, ◀de▶ ◀l’▶abbaye ◀de▶ Fontevrault si proche du premier troubadour — c’est ◀le▶ comte Guillaume de Poitiers — jusqu’au Paraclet ◀d’▶Héloïse. Cette mystique épithalamique se retrouve à la fois chez Bernard de Clairvaux, Hughes de Saint-Victor et Abélard lui-même.
Héloïse et Abélard vivent d’abord, puis publient largement, en poèmes courtois et en lettres, le premier grand roman ◀d’▶amour-passion ◀de▶ notre histoire.
Jaufré Rudel va mourir dans ◀les▶ bras ◀de▶ ◀la▶ comtesse de Tripoli, « princesse lointaine » qu’il aime sans ◀l’▶avoir jamais vue.
Et Joachim de Flore annonce que ◀l’▶Esprit-Saint, dont ◀l’▶ère est imminente, s’incarnera dans une Femme.
Tout cela se passe dans ◀la▶ réalité, ou dans ◀les▶ imaginations qui ◀la▶ conforment, aux lieux et au temps où se nouent ◀la▶ légende et ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀la▶ passion mortelle : Tristan.
À cette montée puissante et comme universelle ◀de▶ ◀l’▶Amour et du culte ◀de▶ ◀la▶ Femme idéalisée, ◀l’▶Église et ◀le▶ clergé ne pouvaient manquer ◀d’▶opposer une croyance et un culte qui répondissent au même désir profond, surgi ◀de▶ ◀l’▶âme collective. Il fallait « convertir » ce désir, tout en se laissant porter par lui, mais comme pour mieux ◀le▶ capter dans ◀le▶ courant puissant ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie64. ◀De▶ là ◀les▶ tentatives multipliées, dès ◀le▶ début du xiie siècle, pour instituer un culte ◀de▶ ◀la▶ Vierge. Marie reçoit généralement, dès cette époque, ◀le▶ titre ◀de▶ regina coeli, et c’est en Reine désormais que ◀l’▶art va ◀la▶ représenter. À ◀la▶ « Dame des Pensées » ◀de▶ ◀la▶ cortezia, on substituera « Notre-Dame ». Et ◀les▶ ordres monastiques qui apparaissent alors sont des répliques aux ordres chevaleresques : ◀le▶ moine est « chevalier ◀de▶ Marie ». En 1140, à Lyon, ◀les▶ chanoines établissent une fête ◀de▶ ◀l’▶Immaculée Conception ◀de▶ Notre-Dame. Saint Bernard de Clairvaux eut beau protester dans une lettre fameuse contre « cette fête nouvelle que ◀l’▶usage ◀de▶ ◀l’▶Église ignore, que ◀la▶ raison n’approuve pas, que ◀la▶ tradition n’autorise point… et qui introduit ◀la▶ nouveauté, sœur ◀de▶ ◀la▶ superstition, fille ◀de▶ ◀l’▶inconstance ». Et saint Thomas eut beau, cent ans plus tard, écrire ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise : « Si Marie eût été conçue sans péché, elle n’aurait pas eu besoin ◀d’▶être rachetée par Jésus-Christ. » ◀Le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ Vierge répondait à une nécessité ◀d’▶ordre vital pour ◀l’▶Église menacée et entraînée… ◀La▶ papauté, plusieurs siècles plus tard, ne put que sanctionner un sentiment qui n’avait pas attendu ◀le▶ dogme pour triompher dans tous ◀les▶ arts.
Enfin, voici un dernier trait dont on verra qu’il est tout impossible ◀de▶ ◀le▶ rattacher latéralement aux précédents. C’est au xiie siècle que s’atteste en Europe une modification radicale du jeu ◀d’▶échecs, originaire ◀de▶ ◀l’▶Inde. Au lieu des quatre rois qui dominaient ◀le▶ jeu primitif, on voit ◀la▶ Dame (ou Reine) prendre ◀le▶ pas sur toutes ◀les▶ pièces, sauf sur ◀le▶ Roi, celui-ci se trouvant d’ailleurs réduit à sa moindre puissance ◀d’▶action réelle, tout en demeurant ◀l’▶enjeu final et ◀le▶ personnage sacré (Appendice 7).
2. Œdipe et ◀les▶ dieux. — Freud désigne du nom ◀d’▶Œdipe ◀le▶ complexe composé dans ◀l’▶inconscient par ◀l’▶agressivité du fils contre ◀le▶ père (obstacle à ◀l’▶amour pour ◀la▶ mère) et par ◀le▶ sentiment ◀de▶ culpabilité qui en résulte. ◀Le▶ poids ◀de▶ ◀l’▶autorité patriarcale réduit ◀le▶ fils au conformisme social et moral ; ◀le▶ poids ◀de▶ ◀l’▶interdit lié à ◀la▶ mère (donc au principe féminin) inhibe ◀l’▶amour : tout ce qui touche à ◀la▶ femme reste « impur ». Ce complexe ◀de▶ sentiments œdipiens est ◀d’▶autant plus contraignant que ◀la▶ structure sociale est plus solide, ◀la▶ puissance du père plus assurée, et ◀le▶ dieu dont ◀le▶ père tient ses pouvoirs plus révéré.
Imaginons maintenant un état ◀de▶ ◀la▶ société où ◀le▶ principe ◀de▶ cohésion se relâche ; où ◀la▶ puissance économique détenue par ◀le▶ père se voit divisée ; où ◀la▶ puissance divine se divise elle-même, soit en une pluralité ◀de▶ dieux, comme en Grèce, soit en un couple dieu-déesse, comme en Égypte, soit enfin comme dans ◀le▶ manichéisme, en un Dieu bon qui est pur esprit et un Démiurge qui domine ◀la▶ matière et ◀la▶ chair. ◀La▶ compulsion qui créait ◀le▶ complexe œdipien faiblit ◀d’▶autant. ◀La▶ haine pour ◀le▶ père se concentre sur ◀le▶ démiurge et sur son œuvre : matière, chair, sexualité procréatrice, — tandis qu’un sentiment ◀d’▶adoration purifiée peut se porter sur ◀le▶ Dieu-Esprit. En même temps, ◀l’▶amour pour ◀la▶ femme se trouve partiellement libéré : il peut enfin s’avouer sous ◀la▶ forme ◀d’▶un culte rendu à ◀l’▶archétype divin ◀de▶ ◀la▶ femme, à condition que cette Déesse-Mère ne cesse pas ◀d’▶être virginale, qu’elle échappe donc à ◀l’▶interdit maintenu sur ◀la▶ femme ◀de▶ chair. ◀L’▶union mystique avec cette divinité féminine devient alors une participation à ◀la▶ puissance légitime du Dieu lumineux, un « endieusement », c’est-à-dire littéralement un enthousiasme libérateur unifiant ◀l’▶être, ◀le▶ « consolant »65.
3. Une illustration. — Au xiie siècle, ◀l’▶on assiste dans ◀le▶ Midi de la France à un relâchement notable du lien féodal et patriarcal (partage égal des domaines entre tous ◀les▶ fils, ou « pariage », ◀d’▶où perte ◀d’▶autorité du Suzerain) ; à une sorte ◀de▶ pré-Renaissance individualiste ; à ◀l’▶invasion ◀d’▶une religion dualiste ; enfin, à cette montée puissante du culte ◀de▶ ◀l’▶Amour, dont je viens de rappeler ◀les▶ manifestations.
Nous voici donc devant une réalisation (ou épiphanie dans ◀l’▶Histoire) du phénomène que nous venons ◀d’▶imaginer au paragraphe précédent.
Si nous cherchons à nous représenter ◀la▶ situation psychique et éthique ◀de▶ ◀l’▶homme en ce temps-là, nous constatons d’abord qu’il se trouve impliqué bon gré mal gré dans ◀la▶ lutte qui divise profondément ◀la▶ société, ◀les▶ pouvoirs, ◀les▶ familles, et ◀les▶ individus eux-mêmes : celle qui oppose ◀l’▶hérésie partout présente et ◀l’▶orthodoxie romaine battue en brèche. Du côté cathare, ◀le▶ mariage et ◀la▶ sexualité sont condamnés sans rémission par ◀les▶ Parfaits ou « consolés », mais demeurent tolérés dans ◀le▶ cas des simples croyants, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶immense majorité des hérétiques. Du côté catholique, ◀le▶ mariage est tenu pour sacrement, cependant qu’il repose en fait sur des bases ◀d’▶intérêt matériel et social, et se voit imposé aux époux sans qu’il soit tenu compte ◀de▶ leurs sentiments.
En même temps, ◀le▶ relâchement ◀de▶ ◀l’▶autorité et des pouvoirs ménage, comme nous ◀l’▶avons vu, une possibilité nouvelle ◀d’▶admettre ◀la▶ femme, mais sous ◀le▶ couvert ◀d’▶une idéalisation, voire ◀d’▶une divinisation du principe féminin. Ce qui ne peut qu’aviver ◀la▶ contradiction entre ◀les▶ idéaux (eux-mêmes en conflit !) et ◀la▶ réalité vécue. ◀La▶ psyché et ◀la▶ sensualité naturelles se débattent entre ces attaques convergentes, ces condamnations antithétiques, ces contraintes théoriques et pratiques, ces libertés très obscurément pressenties dans leur fascinante nouveauté…
C’est au cœur ◀de▶ cette situation inextricable, c’est comme une résultante ◀de▶ tant de confusions qui devaient s’y nouer, qu’apparaît ◀la▶ cortezia, « religion » littéraire ◀de▶ ◀l’▶Amour chaste, ◀de▶ ◀la▶ femme idéalisée, avec sa « piété » particulière, ◀la▶ joy ◀d’▶amors, ses « rites » précis, ◀la▶ rhétorique des troubadours, sa morale ◀de▶ ◀l’▶hommage et du service, sa « théologie » et ses disputes théologiques, ses « initiés », ◀les▶ troubadours, et ses « croyants », ◀le▶ grand public cultivé ou non, qui écoute ◀les▶ troubadours et fait leur gloire mondaine dans toute ◀l’▶Europe. Or nous voyons cette religion ◀de▶ ◀l’▶amour ennoblissant célébrée par ◀les▶ mêmes hommes qui persistent à tenir ◀la▶ sexualité pour « vilaine » ; et nous voyons souvent dans ◀le▶ même poète un adorateur enthousiaste ◀de▶ ◀la▶ Dame, qu’il exalte, et un contempteur ◀de▶ ◀la▶ femme, qu’il rabaisse : qu’on se rappelle seulement ◀les▶ vers ◀d’▶un Marcabru ou ◀d’▶un Raimbaut d’Orange, cités plus haut (au chap. 8).
Chose curieuse, ◀les▶ troubadours chez lesquels nous constatons cette contradiction ne s’en plaignent pas ! On dirait qu’ils ont trouvé ◀le▶ secret ◀d’▶une conciliation vivante des inconciliables. Ils semblent refléter, mais en ◀la▶ surmontant, ◀la▶ division des consciences (elle-même productrice ◀de▶ mauvaise conscience), dans ◀la▶ grande masse ◀d’▶une société partagée non seulement entre ◀la▶ chair et ◀l’▶esprit, mais encore entre ◀l’▶hérésie et ◀l’▶orthodoxie, et au sein même ◀de▶ ◀l’▶hérésie, entre ◀l’▶exigence des Parfaits et ◀la▶ vie réelle des Croyants…
Citons là-dessus l’un des plus sensibles interprètes modernes ◀de▶ ◀la▶ cortezia, René Nelli : « Presque toutes ◀les▶ dames du Carcassès, du Toulousain, du Foix, ◀de▶ ◀l’▶Albigeois étaient « croyantes » et savaient — bien qu’elles fussent mariées — que ◀le▶ mariage était condamné par leur Église. Beaucoup de troubadours — cela n’est pas douteux — étaient cathares ou, du moins, très au courant des idées qui étaient dans ◀l’▶air depuis deux-cents ans. Dans tous ◀les▶ cas, ils chantaient pour des châtelaines, dont il fallait apaiser par des chansons ◀la▶ mauvaise conscience, et qui leur demandaient non pas tant une illusion ◀d’▶amour sincère qu’un antipode spirituel au mariage où elles avaient été contraintes. »
◀Le▶ même auteur ajoute qu’à son avis, « il n’est pas question ◀de▶ voir dans ◀la▶ chasteté, ainsi feinte, une habitude réelle ni un reflet des mœurs », mais seulement « un hommage « religieux » (et formaliste) rendu par ◀l’▶imperfection à ◀la▶ perfection », c’est-à-dire par ◀les▶ troubadours et par ◀les▶ croyants inquiets à ◀la▶ morale des Parfaits.
Mais enfin, dit ◀le▶ sceptique ◀d’▶aujourd’hui, que peut bien signifier au concret cette « chasteté » prônée par des jongleurs ? Et comment expliquer ◀le▶ succès si rapide ◀d’▶une prétendue morale à ce point ambiguë, dans un Languedoc, une Italie du Nord, une Germanie rhénane, une Europe tout entière enfin, où ◀les▶ passions « religieuses » et ◀la▶ théologie n’occupaient tout de même pas ◀le▶ plus clair ◀de▶ ◀la▶ vie, et n’avaient tout de même pas supprimé toute espèce ◀d’▶impulsions naturelles ?
◀Les▶ modernes, en effet, depuis Rousseau, s’imaginent qu’il existe une sorte ◀de▶ nature normale, à laquelle ◀la▶ culture et ◀la▶ religion seraient venues surajouter leurs faux problèmes… Cette illusion touchante peut ◀les▶ aider à vivre, mais non pas à comprendre leur vie. Car tous, tant que nous sommes, sans ◀le▶ savoir, menons nos vies ◀de▶ civilisés dans une confusion proprement insensée ◀de▶ religions jamais tout à fait mortes, et rarement tout à fait comprises et pratiquées ; ◀de▶ morales jadis exclusives mais qui se superposent ou se combinent à ◀l’▶arrière-plan ◀de▶ nos conduites élémentaires ; ◀de▶ complexes ignorés mais ◀d’▶autant plus actifs ; et ◀d’▶instincts hérités bien moins ◀de▶ quelque nature animale que ◀de▶ coutumes totalement oubliées, devenues traces ou cicatrices mentales, tout inconscientes et, ◀de▶ ce fait, aisément confondues avec ◀l’▶instinct. Elles furent tantôt des artifices cruels, tantôt des rites sacrés ou des gestes magiques, parfois aussi des disciplines profondes élaborées par des mystiques lointaines à la fois dans ◀le▶ temps et dans ◀l’▶espace.
4. Une technique ◀de▶ ◀la▶ « chasteté ». — À partir du vie siècle se répand rapidement dans ◀l’▶Inde entière, tant hindouiste que bouddhiste, une école ou mode religieuse dont ◀l’▶influence s’épanouira pendant des siècles. « Du point de vue formel, ◀le▶ tantrisme se présente comme une nouvelle manifestation triomphante du shaktisme. ◀La▶ force secrète (shakti) qui anime ◀le▶ cosmos et soutient ◀les▶ dieux (en premier lieu Shiva et Bouddha)… est fortement personnifiée : c’est ◀la▶ Déesse, Épouse et Mère… ◀Le▶ dynamisme créateur revient à ◀la▶ Déesse… ◀Le▶ culte se concentre autour de ce principe cosmique féminin ; ◀la▶ méditation tient compte ◀de▶ ses « pouvoirs », ◀la▶ délivrance devient possible par ◀la▶ shakti… Dans certaines sectes tantriques, ◀la▶ femme devient elle-même une chose sacrée, une incarnation ◀de▶ ◀la▶ Mère. ◀L’▶apothéose religieuse ◀de▶ ◀la▶ femme est commune d’ailleurs à tous ◀les▶ courants mystiques du Moyen Âge indien… ◀Le▶ tantrisme est par excellence une technique, bien que fondamentalement il soit une métaphysique et une mystique… ◀La▶ méditation éveille certaines forces occultes qui dorment en chaque homme et qui, une fois éveillées, transforment ◀le▶ corps humain en un corps mystique. »66 Il s’agit, par ◀le▶ cérémonial du yoga tantrique (contrôle ◀de▶ ◀la▶ respiration, répétitions ◀de▶ mantras ou formules sacrées, méditation sur des mandatas ou images enfermant ◀les▶ symboles du monde et des dieux) ◀de▶ transcender ◀la▶ condition humaine.
◀Le▶ tantrisme bouddhique trouve des analogies précises dans ◀le▶ hatha yoga hindou, technique du contrôle du corps et ◀de▶ ◀l’▶énergie vitale. C’est ainsi que certaines postures (mudras) décrites par ◀le▶ hatha yoga ont pour but « ◀d’▶utiliser comme moyen ◀de▶ divinisation et ensuite ◀d’▶intégration, ◀d’▶unification finale, ◀la▶ fonction par excellence humaine, celle-là même qui détermine ◀le▶ cycle incessant des naissances et des morts, ◀la▶ fonction sexuelle »67.
Ainsi parle Shiva68 : « Pour mes dévots, je vais décrire ◀le▶ geste ◀de▶ ◀l’▶Éclair (vajroli mudra) qui détruit ◀la▶ Ténèbre du monde et doit être tenu pour ◀le▶ secret des secrets. » ◀Les▶ précisions données par ◀le▶ texte font allusion à une technique ◀de▶ ◀l’▶acte sexuel sans consommation, car « celui qui garde (ou reprend) sa semence dans son corps, qu’aurait-il à craindre ◀de▶ ◀la▶ mort ? » comme ◀le▶ dit un upanishad.
Dans ◀le▶ tantrisme, ◀la▶ maithuna (union sexuelle cérémonielle) devient un exercice yogique. Mais la plupart des textes qui ◀la▶ décrivent « sont écrits dans un langage intentionnel, secret, obscur, à double sens, dans lequel un état ◀de▶ conscience est exprimé par un terme érotique »69 — ou ◀l’▶inverse aussi bien. À tel point « qu’on ne peut jamais préciser si maithuna est un acte réel ou simplement une allégorie ». ◀De▶ toute manière, ◀le▶ but est ◀le▶ « suprême grand bonheur… ◀la▶ joie ◀de▶ ◀l’▶anéantissement du moi ». Et cette « béatitude érotique », obtenue par ◀l’▶arrêt non du plaisir mais ◀de▶ son effet physique, est utilisée comme expérience immédiate pour obtenir ◀l’▶état nirvanique. « Autrement, nous rappellent ◀les▶ textes, ◀le▶ dévot devient ◀la▶ proie ◀de▶ ◀la▶ triste loi karmique, comme n’importe quel débauché. »
Mais ◀la▶ femme, dans tout cela ? Elle reste objet ◀d’▶un culte. Considérée comme « source unique ◀de▶ joie et ◀de▶ repos, ◀l’▶amante synthétise toute ◀la▶ nature féminine, elle est mère, sœur, épouse, fille… elle est ◀le▶ chemin du salut »70. Ainsi ◀le▶ tantrisme apporte cette nouveauté qui consiste à « expérimenter ◀la▶ transsubstantialisation du corps humain à l’aide de ◀l’▶acte même qui, pour n’importe quel ascétisme, symbolise ◀l’▶état par excellence du péché et ◀de▶ ◀la▶ mort : ◀l’▶acte sexuel »71. Mais ◀l’▶acte est toujours décrit comme étant celui ◀de▶ ◀l’▶homme. ◀La▶ femme reste passive, impersonnelle, pur principe, sans visage et sans nom.
Une école mystique du tantrisme tardif, ◀le▶ Sahajiyâ, « amplifie ◀l’▶érotique rituelle jusqu’à des proportions étonnantes… On y accorde une grande importance à toute sorte ◀d’▶« amour » et ◀le▶ rituel ◀de▶ maithuna apparaît comme ◀le▶ couronnement ◀d’▶un lent et difficile apprentissage ascétique… ◀Le▶ néophyte doit servir ◀la▶ « femme dévote » pendant ◀les▶ quatre premiers mois, comme un domestique, dormir dans ◀la▶ même chambre qu’elle, puis à ses pieds. Pendant ◀les▶ quatre mois suivants et tout en continuant à ◀la▶ servir comme avant, il dort dans ◀le▶ même lit, du côté gauche. Pendant encore quatre mois, il dormira du côté droit, après ils dormiront enlacés, etc. Tous ces préliminaires ont pour but « ◀l’▶autonomisation » ◀de▶ ◀la▶ volupté — considérée comme ◀l’▶unique expérience humaine qui peut réaliser ◀la▶ béatitude nirvanique et ◀la▶ maîtrise des sens, i. e. ◀l’▶arrêt séminal »72.
Des pratiques similaires sont prescrites par ◀le▶ taoïsme, mais en vue de prolonger ◀la▶ jeunesse et ◀la▶ vie en économisant ◀le▶ principe vital73, plutôt que ◀de▶ conquérir ◀la▶ liberté spirituelle par ◀la▶ déification du corps. ◀La▶ « chasteté » tantrique consiste donc à faire ◀l’▶amour sans ◀le▶ faire, à rechercher ◀l’▶exaltation mystique et ◀la▶ béatitude à travers une Elle qu’il s’agit ◀de▶ « servir » en posture humiliée, mais en gardant cette maîtrise ◀de▶ soi dont ◀la▶ perte pourrait se traduire par un acte ◀de▶ procréation, lequel ferait retomber ◀le▶ chevalier servant dans ◀la▶ réalité fatale du Karma.
5. ◀La▶ joie ◀d’▶amour. — En contraste indéniable avec ces textes mystiques et cette abstruse technique psycho-physiologique, citons maintenant quelques chansons ◀de▶ « légers troubadours méridionaux », grands seigneurs amateurs ou jongleurs besogneux, que ◀les▶ romanistes unanimes nous décrivent comme ◀de▶ purs « rhétoriqueurs »74.
◀D’▶Amour, je sais qu’il donne aisément grande joie à celui qui observe ses lois, dit le premier des troubadours connus, Guillaume, septième comte de Poitiers et neuvième duc d’Aquitaine, qui mourut en 1127. Dès ◀le▶ début du xiie siècle, ces « lois ◀d’▶Amour » sont donc déjà fixées, comme un rituel. Ce sont Mesure, Service, Prouesse, Longue Attente, Chasteté, Secret et Merci, et ces vertus conduisent à ◀la▶ Joie, qui est signe et garantie ◀de▶ Vray Amor.
Voici Mesure et Patience :
◀De▶ courtoisie peut se vanter celui qui sait garder Mesure… ◀Le▶ bien-être des amoureux consiste en Joie, Patience et Mesure… J’approuve que ma dame me fasse longtemps attendre et que je n’aie point ◀d’▶elle ce qu’elle m’a promis. (Marcabru.)
Voici ◀le▶ Service ◀de▶ ◀la▶ Dame :
Prenez ma vie en hommage, belle ◀de▶ dure merci, pourvu que vous m’accordiez que par vous au ciel je tende ! (Uc de Saint-Circ.)
Chaque jour je m’améliore et me purifie, car je sers et révère ◀la▶ plus gente dame du monde. (Arnaut Daniel.)
(De même, ◀le▶ troubadour arabe Ibn Dawoud disait : « ◀La▶ soumission à ◀l’▶aimée est ◀la▶ marque naturelle ◀d’▶un homme courtois. »)
Celui qui se dispose à aimer ◀d’▶amour sensuel se met en guerre avec lui-même, car ◀le▶ sot après avoir vidé sa bourse fait triste contenance ! (Marcabru.)
Écoutez ! Sa voix (◀d’▶Amour) paraîtra douce comme ◀le▶ chant ◀de▶ ◀la▶ lyre, si seulement vous lui coupez ◀la▶ queue75 (Marcabru.)
Chasteté délivre ◀de▶ ◀la▶ tyrannie du désir en portant ◀le▶ Désir (courtois) à ◀l’▶extrême :
Par excès ◀de▶ désir, je crois que je me ◀l’▶enlèverai, si ◀l’▶on peut rien perdre à force de bien aimer. (Arnaut Daniel.)
(De même, Ibn Dawoud louait ◀la▶ chasteté pour son pouvoir « ◀d’▶éterniser ◀le▶ désir ».)
C’est au comble ◀de▶ ◀l’▶amour (vrai) et ◀de▶ sa « joie » que Jaufré Rudel se sent ◀le▶ plus éloigné ◀de▶ ◀l’▶amour coupable et ◀de▶ son « angoisse ». Il va plus loin dans ◀la▶ libération : ◀la▶ présence physique ◀de▶ ◀l’▶objet aimé lui deviendra bientôt indifférente :
J’ai une amie, mais je ne sais qui elle est, car jamais de par ma foi je ne ◀la▶ vis… et je ◀l’▶aime fort… Nulle joie ne me plaît autant que ◀la▶ possession ◀de▶ cet amour lointain.
◀La▶ « joie ◀d’▶Amour » n’est pas seulement libératrice du désir dominé par Mesure et Prouesse, elle est aussi fontaine ◀de▶ Jouvence :
Je veux garder (ma dame) pour me rafraîchir ◀le▶ cœur et renouveler mon corps, si bien que je ne puisse vieillir… Celui-là vivra cent ans qui réussira à posséder ◀la▶ joie ◀de▶ son amour. (Guillaume de Poitiers.)
Je n’ai cité que des poètes ◀de▶ la première et ◀de▶ la seconde génération des troubadours (1120 à 1180 environ). Au xiiie siècle, ceux ◀de▶ la dernière génération expliciteront ce que leurs modèles avaient chanté. « Ce n’est plus ◀de▶ ◀l’▶amour courtois, si on ◀le▶ matérialise ou si ◀la▶ Dame se rend comme récompense », écrit Daude de Prades, qui cependant ne craint pas ◀de▶ donner des précisions sur ◀les▶ gestes érotiques que ◀l’▶on peut se permettre avec cette Dame. Et Guiraut de Calanson :
Dans ◀le▶ palais où elle siège (◀la▶ Dame) sont cinq portes : celui qui peut ouvrir ◀les▶ deux premières passe aisément ◀les▶ trois autres, mais il lui est difficile ◀d’▶en sortir, il vit dans ◀la▶ joie, celui qui peut y rester. On y accède par quatre degrés très doux, mais là n’entrent ni vilains ni malotrus, ces gens-là sont logés dans ◀le▶ faubourg, lequel occupe plus ◀de▶ ◀la▶ moitié du monde.
Celui que ◀l’▶on nomme parfois le dernier troubadour, Guiraut Riquier, donnera ◀de▶ ces vers ◀le▶ commentaire suivant :
« ◀Les▶ cinq portes sont Désir, Prière, Servir, Baiser et Faire, par où Amour périt. » ◀Les▶ quatre degrés sont « honorer, dissimuler, bien servir, patiemment attendre »76.
Quant à Faux Amour, il se voit vertement dénoncé par Marcabru et ses successeurs, en des termes qui peuvent éclairer indirectement sur ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶amour vrai ou du moins sur certains ◀de▶ ces aspects. Et tout d’abord, dit Marcabru, « Il lie partie avec ◀le▶ diable, celui qui couve Faux Amour ». (Et en effet, ◀le▶ diable n’est-il pas ◀le▶ père ◀de▶ ◀la▶ création matérielle… et ◀de▶ ◀la▶ procréation, selon ◀le▶ catharisme ?) ◀Les▶ adversaires du vrai Amour sont ◀les▶ « homicides, traîtres, simoniaques, enchanteurs, luxurieux, usuriers… ◀les▶ maris trompeurs, ◀les▶ faux juges et ◀les▶ faux témoins, ◀les▶ faux prêtres, faux abbés, fausses recluses et faux reclus »77. Ils seront détruits, « soumis à toute ruine », et tourmentés en enfer.
Noble Amour a promis qu’il en serait ainsi, là sera ◀la▶ lamentation des désespérés.
Ah ! noble Amour, source ◀de▶ bonté, par qui ◀le▶ monde entier est illuminé, je te crie merci. Contre ces clameurs gémissantes, défends-moi, ◀de▶ peur que je ne sois retenu là-bas (en enfer) ; en tous lieux je me tiens pour ton prisonnier et, réconforté par toi sur toutes choses, j’espère que tu seras mon guide.
Enfin, contre certains des troubadours qui sans doute abusaient trop souvent des ambiguïtés ménagées par ◀le▶ « service » ◀d’▶amour courtois, Cercamon n’hésite pas à écrire en mettant ◀les▶ points sur ◀les▶ i : « Ces troubadours, en mêlant ◀la▶ vérité au mensonge, corrompent ◀les▶ amants, ◀les▶ femmes et ◀les▶ époux. Ils vous disent qu’Amour va ◀de▶ travers, et c’est pourquoi ◀les▶ maris deviennent jaloux et ◀les▶ dames sont dans ◀l’▶angoisse… Ces faux servants font qu’un grand nombre abandonnent Mérite et éloignent ◀d’▶eux Jeunesse. »
Quelles que soient ◀les▶ réalités ou ◀l’▶absence ◀de▶ réalités « matérielles » qui aient pu correspondre, en ces temps, à ◀de▶ telles précisions ◀de▶ langage, ◀la▶ rhétorique courtoise et son système ◀de▶ vertus, ◀de▶ péchés, ◀de▶ louanges et ◀d’▶interdits, demeure un fait patent : il suffit ◀de▶ lire. Elle va servir aux romanciers du Nord, ceux du cycle ◀d’▶Arthur, du Graal, et ◀de▶ Tristan, pour décrire des actions et des drames, et non plus seulement pour chanter ce que ◀l’▶on pourrait encore tenir, chez ◀les▶ troubadours du Midi, pour une pure fantasmagorie sentimentale.
] 6. Excuse aux historiens. — Je ne crois guère à ◀l’▶histoire « scientifique » comme critère des réalités qui m’intéressent dans cet ouvrage. Je lui laisse ◀le▶ soin ◀d’▶affirmer que telle « filiation » reste indémontrable « dans l’état actuel ◀de▶ nos connaissances », reste donc incroyable jusqu’à nouvel avis. Je cherche un sens, donc des analogies illustratives et illuminatives. Et je ne prétends aucunement confirmer une thèse quelconque en appelant ◀l’▶attention du lecteur sur certains faits que ◀la▶ « science sérieuse » tient aujourd’hui pour établis. Simplement, je ◀les▶ crois ◀de▶ nature à nourrir ◀l’▶imagination. Voici deux ◀de▶ ces faits sur quoi ◀l’▶on peut rêver.
◀La▶ Pancha Tantra, recueil ◀de▶ contes bouddhistes, fut traduite au vie siècle du sanscrit en pehlevi, par un médecin ◀de▶ Chosroès Ier, roi de Perse. ◀De▶ là, on peut suivre son progrès rapide vers ◀l’▶Europe à travers une série ◀de▶ traductions en syriaque, en arabe, en latin, en espagnol, etc. Au xviie siècle, ◀La▶ Fontaine ◀la▶ lira en français, dans une nouvelle traduction du persan faite sur une ancienne version arabe.
◀Le▶ périple du Roman ◀de▶ Barlaam et Josaphat est encore plus surprenant. Sous sa forme connue ◀de▶ nos jours, c’est ◀l’▶histoire romancée ◀de▶ ◀l’▶évolution spirituelle qui conduit Josaphat, prince indien, à découvrir et adopter ◀le▶ christianisme, dont ◀les▶ mystères lui sont communiqués par ◀le▶ « bonhomme » Barlaam. ◀La▶ version qui nous est restée, en provençal du xive siècle, quoique orthodoxe dans ◀les▶ grandes lignes, porte des traces indiscutables ◀de▶ manichéisme. Selon ◀l’▶école néocathare française, ◀les▶ hérétiques du xiie siècle auraient connu une version non amendée par ◀les▶ catholiques, et plus proche de ◀l’▶original. Que cette hypothèse soit un jour vérifiée ou non, il n’en reste pas moins que ◀l’▶origine manichéenne du Roman est attestée par ◀les▶ fragments ◀de▶ son texte original (en langage ouigour du viiie siècle) retrouvés dans ◀le▶ Turkestan oriental. Et ◀l’▶on peut suivre ◀la▶ transformation des noms hindous « Baghavan » et « Boddisattva » (◀le▶ Bouddha) en « Barlaam » et « Josaphat », en passant par ◀les▶ formes arabes « Balawhar va Budhâsaf » (var. Yudhâsaf).
Innombrables sont ◀les▶ exemples ◀de▶ relations entre ◀l’▶Orient et ◀l’▶Occident médiéval. J’ai choisi ces deux cas, solidement attestés, parce qu’ils réfutent ◀le▶ préjugé moderne en vertu duquel toute communication entre ◀le▶ tantrisme ou ◀le▶ manichéisme bouddhiste et ◀les▶ hérésies du Midi doit apparaître « hautement fantaisiste et improbable ».
7. En lieu et place de conclusions définitives. — ◀L’▶amour courtois ressemble à ◀l’▶amour encore chaste — et ◀d’▶autant plus brûlant — ◀de▶ la première adolescence. Il ressemble aussi à ◀l’▶amour chanté par ◀les▶ poètes arabes, homosexuels pour la plupart, comme ◀le▶ furent plusieurs troubadours. Il s’exprime dans des termes qui seront repris par presque tous ◀les▶ grands mystiques ◀de▶ ◀l’▶Occident. Il nous semble parfois se réduire à des fadaises sophistiquées, dans ◀le▶ goût des petites cours du Moyen Âge. Il peut être purement rêvé, et beaucoup se refusent à y voir autre chose qu’un tournoi verbal. Il peut traduire aussi ◀les▶ réalités précises, mais non moins ambiguës, ◀d’▶une certaine discipline érotico-mystique dont ◀l’▶Inde, ◀la▶ Chine et ◀le▶ Proche-Orient surent ◀les▶ recettes. Tout cela me paraît vraisemblable, tout cela peut être « vrai » aux divers sens du mot, et simultanément, et ◀de▶ plusieurs manières. Tout cela nous aide à mieux comprendre — si rien ne suffit à ◀l’▶« expliquer » — ◀l’▶amour courtois.
Au terme ◀de▶ ◀l’▶espèce ◀de▶ contre-enquête à laquelle je viens de me livrer, et compte tenu des objections ◀les▶ plus sensées que firent à ma thèse minima ◀les▶ partisans ◀d’▶écoles au moins diverses, me voici ramené par une sorte ◀de▶ spirale au-dessus ◀de▶ mes premières constatations : ◀l’▶amour courtois est né au xiie siècle, en pleine révolution ◀de▶ ◀la▶ psyché occidentale. Il a surgi du même mouvement qui fit remonter au demi-jour ◀de▶ ◀la▶ conscience et ◀de▶ ◀l’▶expression lyrique ◀de▶ ◀l’▶âme, ◀le▶ Principe Féminin ◀de▶ ◀la▶ shakti, ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ Femme, ◀de▶ ◀la▶ Mère, ◀de▶ ◀la▶ Vierge. Il participe ◀de▶ cette épiphanie ◀de▶ ◀l’▶Anima, qui figure à mes yeux, dans ◀l’▶homme occidental, ◀le▶ retour ◀d’▶un Orient symbolique. Il nous devient intelligible par certaines ◀de▶ ses marques historiques : sa relation littéralement congénitale avec ◀l’▶hérésie des cathares, et son opposition sournoise ou déclarée au concept chrétien du mariage. Mais il nous resterait indifférent s’il n’avait gardé dans nos vies, au travers des nombreux avatars dont nous allons décrire ◀la▶ procession, une virulence intime, perpétuellement nouvelle.
11.
De ◀l’▶Amour courtois au roman breton
Remontons maintenant du Midi vers ◀le▶ nord : nous découvrons dans ◀le▶ roman breton — Lancelot, Tristan et tout ◀le▶ cycle arthurien — une transposition romanesque des règles ◀de▶ ◀l’▶amour courtois et ◀de▶ sa rhétorique à double sens. « C’est du contact des légendes exotiques avec ◀les▶ idées courtoises que naquit le premier roman courtois », écrit M. E. Vinaver. Ces légendes « exotiques », c’étaient ◀les▶ vieux mystères sacrés des Celtes, plus qu’à demi oubliés d’ailleurs par un Béroul ou un Chrétien de Troyes, et quelques éléments ◀de▶ mythologie grecque.
On a longtemps polémisé sur ◀l’▶autonomie relative des deux littératures du Nord et du Midi. Il semble bien que ◀la▶ question soit actuellement résolue : c’est bien ◀le▶ Midi roman qui a donné son style et sa doctrine ◀de▶ ◀l’▶amour aux « romanciers » du cycle ◀de▶ ◀la▶ Table ronde. Et ◀l’▶on peut suivre ◀les▶ voies ◀de▶ cette transmission dans ◀les▶ documents historiques.
Aliénor de Poitiers, quittant sa cour ◀d’▶amour languedocienne, avait épousé Louis VII, puis en ◀l’▶an 1154, Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre78. Elle emmenait avec elle ses troubadours. C’est par elle et par eux entre autres que ◀les▶ trouvères anglo-normands reçurent ◀le▶ code et ◀le▶ secret ◀de▶ ◀l’▶amour courtois79. Chrétien de Troyes déclare tenir ◀le▶ fond et ◀l’▶esprit ◀de▶ ses romans ◀de▶ ◀la▶ comtesse Marie de Champagne, célèbre par sa cour ◀d’▶amour où ◀le▶ mariage fut condamné. Chrétien avait écrit un Roman ◀de▶ Tristan dont ◀les▶ manuscrits sont perdus. Béroul était Normand, Thomas était Anglais. Et en retour, ◀la▶ légende ◀de▶ Tristan se répandit très largement dans ◀le▶ Midi.
Cette interaction si rapide peut s’expliquer par une ancienne parenté entre ◀le▶ Midi précathare et ◀les▶ Celtes gaéliques et bretons. Nous avons vu que ◀la▶ religion druidique, ◀d’▶où sont issues ◀les▶ traditions des bardes et filids, enseignait une doctrine dualiste ◀de▶ ◀l’▶Univers, et faisait ◀de▶ ◀la▶ femme un symbole du divin.
Et c’est dans ◀le▶ fonds celtibérique que ◀l’▶hérésie chrétienne des « purs » a puisé certains traits ◀de▶ sa mythologie. Que celle-ci ait revêtu chez ◀les▶ poètes du Nord des couleurs assombries et plus tragiques, c’est naturel. Taranis, dieu du ciel orageux, supplante Lug, dieu du ciel lumineux. Et bien que ◀la▶ doctrine courtoise rejoignît et fît resurgir ◀d’▶anciennes traditions autochtones, elle n’en était pas moins pour ◀les▶ trouvères une chose apprise : ◀d’▶où ◀les▶ erreurs qu’ils commirent bien souvent.
Il est d’ailleurs extrêmement délicat ◀de▶ préciser ◀les▶ causes et ◀l’▶importance exacte ◀de▶ ces erreurs. Est-ce un défaut ◀d’▶initiation ? Est-ce une tradition imparfaite ? Ou encore une tendance hérétique au sein de ◀l’▶hérésie même, un essai plus ou moins sincère ◀de▶ retour vers ◀l’▶orthodoxie80 ? Ou simplement, une « profanation » des thèmes courtois, que ◀les▶ trouvères auraient utilisés sans grands scrupules à d’autres fins que ◀les▶ troubadours ? Dans ◀l’▶attente ◀de▶ recherches plus approfondies sur tous ces points, bornons-nous à remarquer que ◀les▶ romans bretons sont tantôt plus « chrétiens » et tantôt plus « barbares » que ◀les▶ poèmes des troubadours, dont ils sont cependant inspirés ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus incontestable.
Nous ne savons si Chrétien de Troyes a bien compris ◀les▶ lois ◀d’▶amour que lui enseignait Marie de Champagne. Nous ne savons dans quelle mesure il a voulu que ses romans fussent des chroniques secrètes ◀de▶ ◀l’▶Église persécutée (thèse ◀de▶ Rahn, Péladan et Aroux) ou ◀de▶ simples allégories illustrant ◀la▶ morale et ◀la▶ mystique courtoise (comme j’inclinerais à ◀le▶ penser). Toutes ◀les▶ hypothèses sont permises en ◀l’▶absence ◀de▶ documents dont on voit bien pourquoi ils font défaut : trop ◀d’▶intérêts se trouvaient ligués contre ◀la▶ diffusion ◀de▶ ◀l’▶hérésie, sans parler ◀de▶ sa volonté ◀de▶ demeurer ésotérique. Quoi qu’il en soit, Chrétien de Troyes a notablement déformé ◀la▶ signification des mythes qu’il conte.
◀La▶ légende du Graal, par exemple : Suhtschek y voit un mythe manichéen venu de ◀l’▶Iran ; Otto Rahn une chronique déguisée des cathares. (Parzival, fils ◀d’▶Herzeloïde, femme du Castis, chez Wolfram d’Eschenbach, serait ◀le▶ comte Ramon Roger Trencavel, fils ◀d’▶Adélaïde de Carcassonne et ◀d’▶Alphonse le Chaste, roi d’Aragon. — Trencavel signifie : « qui tranche bellement », et Wolfram traduit ◀le▶ nom ◀de▶ Parzival par « Schneid mitten durch » ; « perce bellement ».) Ces deux interprétations se contredisent bien moins qu’elles ne se complètent81. Elles ont ◀l’▶avantage décisif ◀de▶ rendre compte ◀de▶ bien des bizarreries ◀de▶ ◀la▶ légende et ◀de▶ son attirail symbolique. Faut-il penser, avec un transcripteur moderne, qu’« il est fort vraisemblable que Chrétien de Troyes n’était pas instruit du sens païen et secret ◀de▶ ces traits mystérieux qu’il rapportait »82 ? Ou bien se vit-il contraint ◀de▶ déguiser ce sens, en sorte que seuls ◀les▶ initiés pussent démêler ◀la▶ fantaisie et ◀la▶ doctrine, ◀l’▶ornement romanesque et ◀la▶ chronique réelle ? Si ce fut ◀le▶ cas, il n’y réussit que trop bien, puisque Robert de Boron, son continuateur, n’hésite pas à christianiser ◀les▶ symboles jusqu’à faire du Graal ◀le▶ vase qui reçut ◀le▶ sang du Christ, et ◀de▶ ◀la▶ Table ronde une sorte ◀d’▶autel pour ◀la▶ Sainte-Cène. Cependant, même dans ◀le▶ grand roman ◀de▶ Lancelot (qui date ◀de▶ 1225 environ) ◀le▶ symbolisme et ◀l’▶allégorie sont évidents, si saugrenues que puissent paraître ◀les▶ interprétations que donne ◀l’▶auteur lui-même, après chaque épisode. Il est une ◀de▶ ces interprétations que je crois utile ◀de▶ citer, car ◀l’▶origine cathare y transparaît nettement, malgré ◀l’▶ignorance ◀de▶ ◀l’▶auteur. Lancelot errant par ◀la▶ haute forêt parvient à un carrefour. Il hésite entre ◀le▶ chemin ◀de▶ gauche et celui ◀de▶ droite Il s’engage dans celui ◀de▶ gauche, malgré ◀l’▶avertissement gravé sur une ◀croix▶ qui se dresse devant lui. Bientôt survient un chevalier à ◀l’▶armure blanche qui ◀le▶ renverse ◀de▶ son cheval et ◀le▶ dépouille ◀de▶ sa couronne. Lancelot tout déconfit rencontre un prêtre et se confesse. « Je vous dirai ◀la▶ signifiance ◀de▶ ce qui vous est advenu, dit ◀le▶ prud’homme. ◀La▶ voie ◀de▶ droite que vous avez dédaignée au carrefour était celle ◀de▶ ◀la▶ chevalerie terrienne, où vous avez longtemps triomphé ; celle ◀de▶ gauche était ◀la▶ voie ◀de▶ ◀la▶ chevalerie célestielle, et il ne s’agit plus là ◀de▶ tuer des hommes et ◀d’▶abattre des champions par force ◀d’▶armes : il s’agit des choses spirituelles. Et vous y prîtes ◀la▶ couronne ◀d’▶orgueil : c’est pourquoi ◀le▶ chevalier vous renversa si facilement, car il représentait justement ◀le▶ péché que vous veniez de commettre. »83
Libre après cela aux historiens ◀de▶ ◀la▶ littérature ◀de▶ parler ◀d’▶aventures incroyables, ◀de▶ merveilleux facile, ◀de▶ naïvetés touchantes, ◀de▶ fraîcheur primitive, etc. « Poèmes incohérents, personnages sans caractères ni couleurs, mannequins dont ◀les▶ froides aventures s’enchaînent à ◀l’▶infini », nous dit ◀de▶ ces légendes l’un ◀de▶ leurs meilleurs adaptateurs modernes ! Ainsi s’est répandue ◀l’▶opinion fort étrange que ◀les▶ poètes bretons n’étaient en somme que des amuseurs un peu niais, dont ◀le▶ succès demeure incompréhensible à notre esprit si pénétrant et averti. Un peu plus ◀de▶ pénétration nous ferait voir au contraire que ◀la▶ vraie barbarie est dans ◀la▶ conception moderne du roman, photographie truquée ◀de▶ faits insignifiants, alors que ◀le▶ roman breton procède ◀d’▶une cohérence intime dont nous avons perdu jusqu’au pressentiment. En vérité, tout « signifie », dans ces aventures merveilleuses, tout est symbole ou délicate allégorie, et seuls ◀les▶ ignorants s’arrêtent à ◀l’▶apparence puérile du conte, destinée justement à masquer ◀le▶ sens profond aux regards superficiels, non avertis.
Mais quand bien même ◀les▶ trouvères seraient inférieurs aux troubadours dans ◀la▶ connaissance mystique, ils n’ont pas introduit dans leurs romans que des erreurs. Ils ont traité un thème nouveau, celui ◀de▶ ◀l’▶amour physique, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ faute. (Et j’entends bien ◀la▶ faute au sens « courtois », non pas au sens ◀de▶ ◀la▶ morale chrétienne.) ◀Les▶ ouvrages ◀de▶ Chrétien de Troyes ne sont pas seulement des poèmes ◀d’▶amour, comme on ◀le▶ répète, mais ◀de▶ véritables romans. C’est qu’à ◀la▶ différence des poèmes provençaux, ils s’attachent à décrire ◀les▶ trahisons ◀de▶ ◀l’▶amour, au lieu d’exprimer seulement ◀l’▶élan ◀de▶ ◀la▶ passion dans sa pureté mystique. ◀Le▶ point ◀de▶ départ ◀de▶ Lancelot — comme ◀de▶ Tristan — c’est ◀le▶ péché contre ◀l’▶amour courtois, ◀la▶ possession physique ◀d’▶une femme réelle, ◀la▶ « profanation » ◀de▶ ◀l’▶amour. Et c’est à cause de cette faute initiale que Lancelot ne trouvera pas ◀le▶ Graal, et sera cent fois humilié quand il errera dans ◀la▶ voie céleste. Il a choisi ◀la▶ voie terrienne, il a trahi ◀l’▶Amour mystique, il n’est pas « pur ». Seuls ◀les▶ « purs » et ◀les▶ vrais « sauvages » comme Bohor, Perceval et Galaad parviendront à ◀l’▶initiation. Il est clair que ◀la▶ description ◀de▶ ces errements et ◀de▶ leurs punitions exigeait ◀la▶ forme du récit, et non plus ◀de▶ ◀la▶ simple chanson.
Dans Tristan, ◀la▶ faute initiale est douloureusement rachetée par une longue pénitence des amants. C’est pourquoi ◀le▶ roman finit « bien » — au sens ◀de▶ ◀la▶ mystique cathare — c’est-à-dire aboutit à ◀la▶ double mort volontaire.84
Ainsi s’explique par des raisons spirituelles ◀la▶ formation ◀d’▶un genre nouveau — ◀le▶ roman — qui ne deviendra proprement littéraire que par ◀la▶ suite, quand il se détachera du mythe provisoirement exténué — au début du xviie siècle.
12.
Des mythes celtiques au roman breton
Tristan nous apparaît comme ◀le▶ plus purement courtois des romans bretons, en ce sens que ◀la▶ part épique — combats et intrigues — y est réduite au minimum, tandis que ◀le▶ développement tragique ◀de▶ ◀la▶ doctrine religieuse détermine à lui seul ◀la▶ courbe puissante et simple du récit.
Mais en même temps, Tristan est ◀le▶ plus « breton » des romans courtois, en ce sens qu’on y trouve incorporés des éléments religieux et mythiques ◀d’▶origine très nettement celtique, bien plus nombreux et plus exactement identifiables que dans ◀les▶ romans ◀de▶ ◀la▶ Table ronde.
Hubert note très bien à propos de ◀la▶ littérature galloise que « c’est un miracle qu’elle contienne des éléments ◀de▶ religion brittonique : elle s’est formée dans un pays chrétien, romanisé, puis colonisé par ◀les▶ Irlandais »85. ◀Le▶ miracle est cependant attesté par un grand nombre ◀d’▶incidents mis en œuvre par Béroul et Thomas, et qui ne trouvent ◀d’▶explication que dans ◀les▶ récentes découvertes ◀de▶ ◀l’▶archéologie celtique. À vrai dire, ◀le▶ pouvoir poétique ◀de▶ ces éléments religieux était tel qu’on s’explique assez bien leur survivance, même dans un monde qui avait perdu ◀la▶ foi des druides, et oublié ◀le▶ sens ◀de▶ leurs mystères.
Dans ◀le▶ cycle des légendes irlandaises, nous trouvons un grand nombre ◀de▶ récits qui racontent ◀le▶ voyage ◀d’▶un héros au pays des morts. Ce héros, Bran, Cuchulainn, ou Oisin, « est attiré par une mystérieuse beauté : il s’embarque sur une barque magique » et parvient à une terre merveilleuse. « Il se lasse à ◀la▶ fin ◀de▶ ce séjour, veut revenir. C’est finalement pour mourir »86. Nous avons là ◀l’▶origine évidente ◀de▶ la première navigation à ◀l’▶aventure ◀de▶ Tristan malade, en quête du baume magique.
D’autre part, plusieurs récits ◀de▶ ce cycle irlandais figurent ◀les▶ prototypes assez exacts des situations du Roman ◀de▶ Tristan. Par exemple, dans ◀l’▶idylle tragique ◀de▶ Diarmaid et Grainne, ◀les▶ deux amants se sauvent dans ◀la▶ forêt où ◀le▶ mari ◀les▶ poursuit. Dans Bailé et Aillin, ils se donnent rendez-vous en un lieu désert, où ◀la▶ mort ◀les▶ précède, empêchant leur réunion « car il était prédit par ◀les▶ druides qu’ils ne se rencontreraient pas dans leur vie, mais qu’ils se rencontreraient après ◀la▶ mort, pour ne jamais se séparer »87.
Il serait aisé ◀de▶ multiplier ces comparaisons littéraires. Mais certains traits ◀de▶ mœurs nous incitent à des rapprochements plus précis. On se rappelle que Tristan, après ◀la▶ mort ◀de▶ ses parents, fut élevé à ◀la▶ cour du roi Marc son oncle. Or il était fréquent, chez ◀les▶ plus anciens Celtes, que ◀l’▶on confiât ◀les▶ enfants « à ◀la▶ garde ◀d’▶un personnage qualifié dans une grande maison, ◀la▶ maison des hommes ». Ils y recevaient ◀l’▶enseignement ◀d’▶un druide, et se trouvaient mis à ◀l’▶abri des femmes. « Cette institution qu’on appelle généralement du nom anglo-normand ◀de▶ fosterage s’est maintenue en pays celtique : nous trouvons ◀les▶ enfants confiés à des parents nourriciers, à ◀l’▶égard desquels ils contractent ◀de▶ véritables liens ◀de▶ parenté, attestés par ◀le▶ fait qu’un certain nombre ◀de▶ personnages portent dans ◀l’▶indication ◀de▶ leur filiation ◀le▶ nom ◀de▶ leur père nourricier… On recherchait comme pères nourriciers soit ◀les▶ membres ◀de▶ ◀la▶ famille maternelle, soit… des druides. »88
Tristan élevé par Marc, son oncle maternel, devient ainsi, en vertu du fosterage, ◀le▶ « fils » du roi. (◀Les▶ psychanalystes ne manqueront pas ◀de▶ voir dans ◀la▶ liaison malheureuse ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut ◀le▶ résultat ◀d’▶un complexe œdipien : à quoi s’oppose toutefois ◀le▶ fait que ◀les▶ « pères nourriciers » avaient souvent jusqu’à cinquante fils juridiques (◀le▶ lien était donc assez faible), et surtout ◀le▶ fait que ◀l’▶inceste était assez bien toléré chez ◀les▶ Celtes, comme ◀l’▶attestent ◀de▶ nombreux documents.)
◀La▶ coutume du potlatch, don rituel ou plutôt échange ◀de▶ dons ostentatoires, accompagné ◀de▶ surenchère, subsiste également dans Tristan et ◀les▶ romans ◀de▶ ◀la▶ Table ronde. On y voit un grand nombre ◀d’▶aventures débuter par une promesse « en blanc » faite par ◀le▶ roi à quelque damoiselle qui lui demande un don, sans dire lequel. Il s’agit en général ◀d’▶un service très périlleux. « ◀Les▶ tournois, note Hubert, font certainement partie ◀de▶ ce vaste système ◀de▶ concurrence et ◀de▶ surenchère. » (II, p. 234.)
Enfin, ◀l’▶on sait que ◀les▶ jeunes Celtes au moment de ◀la▶ puberté, donc au sortir de ◀la▶ maison des hommes, devaient accomplir un exploit (meurtre ◀d’▶un étranger ou chasse glorieuse) pour acquérir ◀le▶ droit ◀de▶ se marier : ◀le▶ combat contre ◀le▶ Morholt, dans Tristan, illustre exactement cette coutume, sans faire d’ailleurs ◀la▶ moindre allusion à son origine sacrée.
Tous ces faits rendent vraisemblable ◀la▶ conclusion ◀d’▶Hubert : à savoir que ◀la▶ mythologie celtique s’est transmise au cycle courtois non par des voies proprement religieuses, mais par ◀le▶ culte plus profane des héros et ◀de▶ leurs prouesses, remplaçant peu à peu ◀les▶ dieux dans ◀les▶ légendes populaires.
Gaston Paris remarquait avec profondeur que ◀le▶ roman ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut rend un son particulier, qui ne se trouve guère dans ◀la▶ littérature du Moyen Âge, et il ◀l’▶expliquait par ◀l’▶origine celtique ◀de▶ ces poèmes. C’est par Tristan et par Arthur que ◀le▶ plus clair et ◀le▶ plus précieux du génie celtique s’est incorporé à ◀l’▶esprit européen. (Hubert, II, p. 336.)
Ce « son particulier », que Bédier sut faire rendre à sa moderne transcription ◀de▶ ◀la▶ légende, est si nettement sensible à notre cœur qu’il nous met en mesure ◀d’▶isoler ◀l’▶élément non celtique, donc proprement courtois qui provoqua, au xiie siècle, ◀la▶ constitution ◀de▶ notre mythe.
Qu’on lise l’une après l’autre une légende irlandaise et ◀la▶ légende ◀de▶ Béroul ou ◀de▶ Thomas : et ◀l’▶on verra que ◀d’▶un côté, c’est une fatalité tout extérieure qui provoque ◀la▶ catastrophe, tandis que ◀de▶ l’autre, c’est ◀la▶ volonté secrète, mais infaillible, des deux amants mystiques. Dans ◀les▶ légendes celtiques, c’est ◀l’▶élément épique qui commande ◀l’▶action et ◀le▶ dénouement, tandis que dans ◀les▶ romans courtois, c’est ◀la▶ tragédie intérieure.
Enfin, ◀l’▶amour celtique (en dépit de ◀la▶ sublimation religieuse ◀de▶ ◀la▶ femme par ◀les▶ druides) est avant tout ◀l’▶amour sensuel89. ◀Le▶ fait que dans certaines légendes cet amour s’oppose secrètement à ◀l’▶amour religieux orthodoxe, et se voit donc contraint ◀de▶ s’exprimer par des symboles ésotériques, aide à comprendre que ◀le▶ fond breton se soit si aisément adapté au symbolisme du roman courtois. Mais cette analogie reste purement formelle. Tout au plus devait-elle favoriser ◀la▶ confusion moderne entre ◀la▶ passion ◀de▶ Tristan et ◀la▶ pure sensualité.
Quelques citations ◀de▶ Thomas, ◀le▶ plus conscient des cinq auteurs ◀de▶ ◀la▶ légende primitive, suffiront à faire concevoir ◀l’▶originalité du mythe courtois. On y trouve exprimé et commenté en termes étonnamment modernes ◀le▶ principe ◀de▶ cohésion qu’apporte ◀la▶ mystique courtoise aux éléments religieux, sociologiques ou épiques, hérités du vieux fond breton. Ce principe, c’est ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ douleur considérée comme une ascèse, ◀le▶ « mal aimé » des troubadours. Voici Tristan livré au plus cruel conflit, lorsqu’au soir ◀de▶ ses noces avec Iseut aux blanches mains, il ne peut se résoudre à posséder sa femme :
« Tristan désire Iseut aux blanches mains pour son nom et pour sa beauté, car, quelle qu’eût été sa beauté sans ce nom, quel qu’eût été ce nom sans sa beauté, ◀le▶ désir ◀de▶ Tristan ne s’y fût pas porté. Ainsi Tristan veut se venger ◀de▶ sa douleur et ◀de▶ ses peines, et contre son mal, il avise un remède dont il doublera son tourment. »
Du seul fait qu’Iseut aux blanches mains est devenue sa femme légitime, il ne doit plus et ne peut plus ◀la▶ désirer :
Jamais il n’eût méprisé ◀le▶ bien qu’il a, s’il n’eût pas été le sien : son cœur ne prend en aversion que ◀le▶ bonheur qu’il est contraint ◀d’▶avoir. ◀Le▶ lui eût-on refusé, il se serait lancé à sa recherche, pensant toujours trouver mieux, parce qu’il n’aime pas ce qu’il a !… Ainsi en advient-il à beaucoup de gens. Dans ◀d’▶amers déboires ◀d’▶amour, angoisses, lourdes peines et tourments, ce qu’ils font pour s’y soustraire, s’en affranchir et s’en venger, ◀les▶ asservit ◀d’▶un lien plus inextricable encore. ◀D’▶irréalisables désirs, ◀d’▶impossibles convoitises ◀les▶ conduisent à ne rien faire dans leur détresse qui n’irrite leur amertume… Celui qui tend tous ses désirs vers un bonheur inaccessible, celui-là met sa volonté en guerre avec son désir.90 (Encontre désir fait volier, dit ◀le▶ texte ◀de▶ Thomas.)
Un fonds celtique ◀de▶ légendes religieuses — d’ailleurs très anciennement commun au Midi languedocien et ibérique et au Nord irlandais et breton ; des coutumes ◀de▶ chevalerie féodale ; des apparences ◀d’▶orthodoxie chrétienne ; une sensualité parfois très complaisante ; enfin ◀la▶ fantaisie individuelle des poètes : tels sont donc en fin de compte ◀les▶ éléments sur lesquels ◀la▶ doctrine hérétique ◀de▶ ◀l’▶Amour, profondément manichéenne dans son esprit, opéra ses transmutations. Ainsi naquit ◀le▶ mythe ◀de▶ Tristan. Loin de moi ◀la▶ tentation ◀d’▶analyser ◀le▶ processus ◀de▶ cette métamorphose : il nous échappe doublement, étant poétique et mystique. Mais nous savons maintenant ◀d’▶où vient ◀le▶ mythe, et où il mène. Et peut-être pressentons-nous — mais alors c’est intraduisible — comment il peut se recréer dans une vie ou dans une œuvre.
13.
Du roman breton à Wagner, en passant par Gottfried
La première recréation du mythe, par un esprit remarquablement conscient ◀de▶ ses implications théologiques, fut ◀le▶ fait ◀de▶ Gottfried de Strasbourg, vers ◀le▶ début du xiiie siècle.
Gottfried était un clerc, qui lisait ◀le▶ français (il cite souvent des vers ◀de▶ Thomas dans son texte), et qui se passionnait pour ◀les▶ grandes polémiques où venaient de s’affronter Bernard de Clairvaux et ◀les▶ cathares, mais aussi Abélard, ◀l’▶école ◀de▶ Chartres, et plusieurs hérétiques très dangereusement voisins ◀de▶ ◀la▶ « mystique du cœur ».
Théologien, poète, et conscient ◀de▶ ses choix, Gottfried révèle beaucoup mieux que ses modèles ◀l’▶importance proprement religieuse du mythe dualiste ◀de▶ Tristan. Mais aussi, pour ◀la▶ même raison, il avoue mieux que tous ◀les▶ autres cet élément fondamental du mythe : ◀l’▶angoisse ◀de▶ ◀la▶ sensualité, et ◀l’▶orgueil, « humaniste » qui ◀la▶ compense. Angoisse : ◀l’▶instinct sexuel est ressenti comme un destin cruel, une tyrannie ; orgueil : cette tyrannie sera conçue comme une force divinisante — c’est-à-dire dressant ◀l’▶homme contre Dieu — sitôt qu’on aura décidé ◀de▶ lui céder. (Ce paradoxe annonce ◀l’▶amor fati ◀de▶ Nietzsche.)
Quand Béroul limitait à trois ans ◀l’▶action du philtre, et quand Thomas faisait du « vin herbé » un symbole ◀de▶ ◀l’▶ivresse amoureuse, Gottfried y voit ◀le▶ signe ◀d’▶un destin, ◀d’▶une force aveugle, étrangère aux personnes, ◀d’▶une volonté ◀de▶ ◀la▶ Déesse Minne, reviviscence ◀de▶ ◀la▶ Grande Mère des plus vieilles religions ◀de▶ ◀l’▶humanité. Mais sitôt absorbé, ◀le▶ philtre ◀de▶ ◀la▶ passion place ses victimes dans un au-delà ◀de▶ toute morale, qui ne saurait être que divin. Ainsi ◀le▶ philtre à la fois rive à ◀la▶ sexualité, qui est une loi ◀de▶ ◀la▶ vie, et contraint à ◀la▶ dépasser dans un hybris libérateur, au-delà du seuil mortel ◀de▶ ◀la▶ dualité, ◀de▶ ◀la▶ distinction des personnes. Ce paradoxe essentiellement manichéen sous-tend ◀l’▶immense poème du Rhénan.
Gottfried copie Thomas, mais il en fait ce qu’il veut. Il modifie — et nous dressons ◀l’▶oreille — trois moments décisifs ◀de▶ ◀l’▶action :
a) il met en relief, non sans férocité, ◀le▶ caractère évidemment blasphématoire ◀de▶ ◀l’▶épisode du Jugement par ◀le▶ fer rouge ;
b) il remplace ◀la▶ forêt du Morois par une « Grotte ◀d’▶Amour », ◀la▶ Minnegrotte, qui lui permet ◀de▶ comparer ◀l’▶architecture ◀d’▶une église chrétienne et celle du temple ◀de▶ ◀l’▶amour ;
c) il décide que ◀le▶ mariage ◀de▶ Tristan avec Iseut aux blanches mains ne fut pas « blanc », mais consommé.
Son long poème inachevé — il nous en reste près de 19 000 vers, mais ◀la▶ mort des amants, quoique annoncée, ne fut jamais écrite — est à la fois plus religieux et plus sensuel que ceux ◀de▶ Béroul et ◀de▶ Thomas. Et surtout, il dit et commente ce que ◀les▶ Bretons montraient sans ◀l’▶expliquer ni même s’en étonner, apparemment. Il développe et révèle ainsi tout ◀le▶ catharisme latent ◀de▶ ◀la▶ légende sans auteur.91
a) ◀Le▶ « jugement ◀de▶ Dieu » est une coutume barbare, mais ◀l’▶Église ◀l’▶admettait au xiie siècle et venait de ◀l’▶appliquer, précisément, à des femmes ◀de▶ Cologne et ◀de▶ Strasbourg, à juste titre soupçonnées ◀de▶ catharisme. ◀L’▶épreuve consistait à saisir à main nue une barre ◀de▶ fer portée au rouge : seuls ◀les▶ menteurs ou ◀les▶ parjures étaient brûlés. On sait qu’Iseut, soupçonnée ◀de▶ trahir sa fidélité au roi Marc, s’offre au jugement par un mouvement ◀d’▶orgueil et ◀de▶ défi démesuré. Elle jure n’avoir jamais été dans ◀les▶ bras ◀d’▶un autre homme que son mari, si ce n’est, ajoute-t-elle en riant, dans ◀les▶ bras du pauvre passeur qui vient de ◀l’▶aider à franchir une rivière : or c’était Tristan déguisé. Elle sort intacte ◀de▶ ◀l’▶épreuve. Gottfried commente : « Ce fut ainsi chose manifeste et avérée devant tous que ◀le▶ très vertueux Christ tourne à tout vent comme girouette et se plie comme une simple étoffe… Il se prête et s’adapte à tout, selon ◀le▶ cœur ◀de▶ chacun, à ◀la▶ sincérité comme à ◀la▶ tromperie… Il est toujours ce que ◀l’▶on veut qu’il soit. »92 ◀L’▶allusion au « cœur » est nettement dirigée contre Bernard de Clairvaux, dont ◀les▶ écrits étaient si familiers au poète qu’il imite bien souvent leur dialectique ◀de▶ ◀la▶ souffrance, du désir et ◀de▶ ◀l’▶extase, quitte à en inverser ◀les▶ conclusions : ◀l’▶extase finale n’aboutit point au jour ◀de▶ Dieu mais à ◀la▶ nuit ◀de▶ ◀la▶ passion, non point au salut ◀de▶ ◀la▶ personne mais bien à sa dissolution.
Tout ◀le▶ passage cité trahit d’ailleurs un virulent ressentiment contre ◀les▶ doctrines orthodoxes qui « plient ◀le▶ Christ comme une simple étoffe » et lui font sanctionner après coup tout ce que condamnent, aux yeux de Gottfried et des hérétiques ◀de▶ son temps, ◀l’▶Évangile « pur » et ◀la▶ gnose dualiste : ◀le▶ monde manifesté, ◀la▶ chair en général, et dans ce monde ◀l’▶ordre social du temps (féodal, clérical, et guerrier), et dans cet ordre ◀le▶ mariage.
b) ◀La▶ Minnegrotte nous est décrite comme une église, avec une science réelle du symbolisme liturgique et ◀de▶ ◀l’▶architecture gothique naissante. Mais sur ◀le▶ lit substitué à ◀l’▶autel, lit consacré à ◀la▶ déesse Minne comme ◀l’▶autel catholique au Christ, s’opère ◀le▶ sacrement courtois : ◀les▶ amants « communient » dans ◀la▶ passion. En lieu et place du miracle eucharistique, ◀de▶ ◀la▶ transsubstantiation des espèces matérielles et ◀de▶ ◀la▶ divinisation ◀de▶ celui qui ◀les▶ reçoit, c’est ◀la▶ chair qui se fond avec ◀l’▶esprit en unité transcendantale. Et ce sont ◀les▶ amants, non ◀les▶ croyants, qui vont être divinisés par ◀la▶ « consommation » (spirituelle ou physique ? ◀l’▶ambiguïté profonde subsiste ici encore) ◀de▶ ◀la▶ substance ◀de▶ ◀l’▶Amour. Or cet Amour s’oppose à ◀la▶ ferveur du cœur des clunisiens dans ◀les▶ mêmes termes que ◀l’▶Éros à ◀l’▶Agapè… Incompatible au reste, faut-il ◀le▶ préciser, avec cet autre sacrement « perverti » par ◀l’▶orthodoxie qui ◀l’▶a socialisé et matérialisé : ◀le▶ mariage unissant deux corps même sans amour, et que ◀les▶ cathares n’ont pas cessé ◀de▶ dénoncer comme jurata fornicatio.
Il paraît au surplus possible ◀de▶ retrouver dans ◀l’▶épisode ◀de▶ ◀la▶ Minnegrotte toute ◀la▶ dialectique qui sera celle des grands mystiques du xiiie et du xviie siècle : ◀les▶ trois voies purgative, illuminative et unitive sont ici très précisément préfigurées, quoique infléchies ou inverties par ◀l’▶attitude dualiste et même gnostique93 ◀de▶ Gottfried.
c) ◀Le▶ mariage « consommé » avec la seconde Iseut rétablit ◀le▶ parallèle — évité par Thomas — avec ◀le▶ mariage sans amour ◀d’▶Iseut la Blonde et du roi Marc. L’un et l’autre se voient stigmatisés comme relevant ◀de▶ ◀la▶ nécessité temporelle et physiologique, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶exil des âmes captives dans ◀la▶ prison des corps. C’est ici ◀le▶ jugement ◀de▶ ◀la▶ morale courtoise, dans toute ◀la▶ virulence ◀de▶ son manichéisme, qui triomphe du jugement ◀de▶ ◀l’▶Église et du siècle, complices aux yeux de Gottfried et des cathares. Mais ceci jette un jour assez étrange sur ◀la▶ nature ◀de▶ ◀la▶ « consommation » érotico-eucharistique opérée dans ◀la▶ Minnegrotte.
Faire ◀l’▶amour sans aimer selon ◀la▶ courtoisie (ici Minne), céder à ◀la▶ sensualité purement physique, voilà ◀le▶ péché suprême, originel, dans une vision cathare du monde. Aimer ◀de▶ passion pure, même sans contact physique (◀l’▶épée entre ◀les▶ corps et ◀les▶ séparations), voilà ◀la▶ suprême vertu, et ◀la▶ vraie voie divinisante. Entre ces deux extrêmes illustrés par ◀le▶ mythe sur ◀l’▶arrière-plan psychique et religieux du xiie siècle, toutes ◀les▶ confusions ◀de▶ ◀l’▶amour deviennent mieux que possibles : inévitables. Nous n’en sommes pas sortis au xxe siècle, sinon ce livre n’aurait plus ◀d’▶objet. Mais on peut poser des repères.
Il est bien évident que Gottfried de Strasbourg utilise à son gré ◀la▶ « matière ◀de▶ Bretagne », et catharise ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀l’▶amour-pour-la-mort avec une liberté dont on ignore encore si elle ne lui a pas coûté ◀la▶ vie. Mais il est non moins clair que ◀le▶ cadre du roman, son intrigue et ses thèmes directeurs se prêtaient au projet du poète ◀d’▶une manière que ◀l’▶on doit qualifier ◀de▶ proprement congénitale. Dans son essence, dans sa structure intime, dans son progrès et dans sa forme, non moins que dans son enseignement, ◀le▶ mythe ◀de▶ Tristan se révèle comme foncièrement hérétique et dualiste. Il n’y a pas place, ici, pour ◀le▶ moindre hasard, ni pour cette suspension des conclusions que certains érudits, parfois, semblent confondre avec ◀la▶ « science ».
Tristan est un roman bien plus profondément et plus indiscutablement manichéen que ◀la▶ Divine Comédie n’est thomiste.
Il reste que Gottfried explicite ◀la▶ légende ◀d’▶une manière toute nouvelle et grosse ◀de▶ conséquences. Il préfigure ◀l’▶espèce ◀de▶ trahison géniale opérée par Wagner six siècles et demi plus tard.
Même si ◀l’▶on ignorait que ◀la▶ source ◀de▶ Wagner fut ◀le▶ poème ◀de▶ Gottfried, ◀la▶ seule comparaison des textes ◀l’▶établirait : ◀les▶ petits vers pressés, antithétiques, haletants, du deuxième acte ◀de▶ ◀l’▶opéra imitent Gottfried jusqu’au pastiche94. ◀Le▶ célèbre duo ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Isolde mêlant leurs noms, niant leurs noms, chantant ◀le▶ dépassement du moi distinct, du temps, ◀de▶ ◀l’▶espace et du malheur terrestre, est emprunté presque littéralement à divers passages du poème95. Mais bien plus encore que sa forme, c’est ◀le▶ contenu philosophique et religieux du poème ◀de▶ Gottfried que Wagner va ressusciter par ◀l’▶opération musicale. ◀Le▶ monde créé appartient au démon. Tout ce qui dépend ◀de▶ son empire est donc voué à ◀la▶ nécessité, et ◀les▶ corps sont voués au désir, dont ◀le▶ philtre ◀d’▶amour symbolise ◀l’▶inéluctable tyrannie. ◀L’▶homme n’est pas libre. Il est déterminé par ◀le▶ démon. Mais s’il assume son destin ◀de▶ malheur jusqu’à ◀la▶ mort, qui ◀le▶ libère du corps, il peut atteindre au-delà du temps et ◀de▶ ◀l’▶espace ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶Amour, cette fusion ◀de▶ deux « moi » cessant ◀de▶ souffrir ◀l’▶amour : ◀la▶ Joie suprême. Ce que Wagner a repris à Gottfried, c’est tout ce que ◀les▶ Bretons n’avaient pas voulu dire, ou pas su dire, et s’étaient curieusement contentés ◀d’▶illustrer en actions romanesques : ◀la▶ nostalgie religieuse-hérétique ◀d’▶une évasion hors de ce monde mauvais, ◀la▶ sensualité condamnée en même temps que divinisée, ◀l’▶effort ◀de▶ ◀l’▶âme pour échapper à ◀l’▶inordinatio fondamentale du Siècle, à ◀la▶ contradiction tragique entre ◀le▶ Bien — qui ne peut être que ◀l’▶Amour — et ◀le▶ Mal triomphant dans ◀le▶ monde créé. Ce que Wagner, en somme, a repris ◀de▶ Gottfried, c’est son dualisme foncier. Et c’est par là que son œuvre agit encore sur nous, plus insidieuse et fascinante pour notre sensibilité que ◀la▶ restauration esthétique ◀d’▶un Bédier.
14.
Premières conclusions
Compte tenu du changement ◀de▶ registre qui s’opère dans ◀les▶ expressions poétiques ◀de▶ ◀l’▶amour courtois lorsqu’on passe du Midi des troubadours au Nord plus barbare des trouvères, nous sommes en mesure ◀de▶ voir dorénavant dans ◀le▶ chef-d’œuvre ◀de▶ Béroul, Thomas et Gottfried de Strasbourg, ◀l’▶aboutissement ◀de▶ toutes nos pérégrinations. ◀Les▶ religions antiques, certaines mystiques du Proche-Orient, ◀l’▶hérésie qui ◀les▶ fit revivre en Languedoc, ◀le▶ contrecoup ◀de▶ cette hérésie dans ◀la▶ conscience occidentale et dans ◀les▶ coutumes féodales, tout cela vient sourdement retentir dans ◀le▶ mythe.
Nous avons donc rejoint ◀le▶ Roman ◀de▶ Tristan et situé sa nécessité à telle date, à ◀l’▶intersection ◀de▶ telles traditions hérétiques et ◀de▶ telles institutions qui ◀les▶ condamnaient farouchement, ◀les▶ obligeant par cette condamnation à s’exprimer en symboles équivoques et à revêtir ◀la▶ forme ◀d’▶un mythe.
◀De▶ ◀l’▶ensemble ◀de▶ ces convergences, il est temps ◀de▶ tirer ◀la▶ conclusion : ◀L’▶amour-passion glorifié par ◀le▶ mythe fut réellement au xiie siècle, date ◀de▶ son apparition, une religion dans toute ◀la▶ force ◀de▶ ce terme, et spécialement une hérésie chrétienne historiquement déterminée .
◀D’▶où ◀l’▶on pourra déduire :
1° que ◀la▶ passion, vulgarisée ◀de▶ nos jours par ◀les▶ romans et par ◀le▶ film, n’est rien ◀d’▶autre que ◀le▶ reflux et ◀l’▶invasion anarchique dans nos vies ◀d’▶une hérésie spiritualiste dont nous avons perdu ◀la▶ clef ;
2° qu’à ◀l’▶origine ◀de▶ notre crise du mariage il n’y a pas moins que ◀le▶ conflit ◀de▶ deux traditions religieuses, c’est-à-dire une décision que nous prenons presque toujours inconsciemment, en toute ignorance ◀de▶ cause, ◀de▶ fins et ◀de▶ risques encourus, en faveur d’une morale survivante que nous ne savons plus justifier.
Il s’en faut d’ailleurs ◀de▶ beaucoup que ◀la▶ passion et ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀la▶ passion n’agissent que dans nos vies privées.
◀La▶ mystique ◀d’▶Occident est une autre passion dont ◀le▶ langage métaphorique est parfois étrangement semblable à celui ◀de▶ ◀l’▶amour courtois.
Nos grandes littératures sont pour une bonne partie des laïcisations du mythe, ou comme je préfère ◀le▶ dire : des « profanations » successives ◀de▶ son contenu et ◀de▶ sa forme.
Enfin, ◀la▶ guerre, en Occident, et toutes ◀les▶ formes militaires, jusque vers 1914, ont gardé par ◀le▶ fait ◀de▶ leur origine chevaleresque — et pour d’autres raisons peut-être — un parallélisme constant avec ◀l’▶évolution du mythe.
C’est ◀de▶ quoi ◀l’▶on traitera dans ◀les▶ livres qui viennent.