Livre III
Passion et mystique
1.
Position du problème
On a souvent tenté d’▶expliquer ◀le▶ mysticisme en ◀le▶ « ramenant » à quelque déviation ◀de▶ ◀l’▶amour humain, c’est-à-dire en fin de compte : à ◀la▶ sexualité.
Or ◀l’▶examen du Roman ◀de▶ Tristan et ◀de▶ ses sources historiques nous a conduit à renverser ◀le▶ rapport. C’est ici ◀la▶ passion mortelle qu’il faut « ramener » à une mystique, plus ou moins consciente et précise.
Il est certain que ce seul exemple n’autorise pas à des conclusions générales. Mais il permet au moins ◀de▶ reposer un problème que ◀le▶ xixe siècle matérialiste s’était cru en mesure ◀de▶ trancher au détriment de ◀la▶ mystique. À vrai dire, je ne suis pas très sûr que ce problème comporte une solution définitive et simple. Mais il me paraît important ◀de▶ reconnaître au moins, sa position.
Qu’on parte ◀de▶ ◀la▶ passion ou ◀de▶ ◀la▶ mystique pour tenter ◀de▶ ramener l’une à l’autre, ce que ◀l’▶on admet implicitement, c’est ◀l’▶existence ◀d’▶un rapport quelconque entre ces deux réalités. Reste à savoir dans quelle mesure ce rapprochement ne nous est pas suggéré par ◀la▶ seule nature du langage. On a remarqué depuis longtemps ◀l’▶analogie des métaphores mystiques et amoureuses. Mais ◀d’▶une entière analogie des mots, peut-on conclure à une entière analogie des réalités qu’ils désignent ? Ne sommes-nous pas jusqu’à un certain point victimes ◀d’▶une illusion verbale ? ◀d’▶une sorte ◀de▶ « calembour continué » ? Quand bien même ce serait ◀le▶ cas, ◀le▶ problème ressurgit ailleurs. Marquons tout de suite ce qui ◀le▶ rend inévitable à notre sens.
S’il n’y avait en jeu, dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ passion, que des facteurs physiologiques, on ne comprendrait plus rien au mythe ◀de▶ Tristan. ◀La▶ sexualité est une faim. Or il est ◀de▶ ◀la▶ nature ◀d’▶une faim ◀de▶ chercher à tout prix ◀l’▶apaisement. Plus elle est forte, moins elle se montre difficile quant aux objets qui peuvent ◀la▶ rassasier. Mais nous voyons ici une passion dont ◀la▶ nature est justement ◀de▶ refuser tout ce qui pourrait ◀la▶ satisfaire et ◀la▶ guérir. Nous ne sommes donc pas en présence d’une faim, mais bien ◀d’▶une intoxication. Et ◀l’▶on a soutenu récemment, par ◀les▶ preuves ◀les▶ plus convaincantes, que tout intoxiqué est un mystique qui s’ignore96. Or, qu’elle soit physique, ou morale, toute intoxication suppose ◀l’▶intervention ◀d’▶un agent étranger, que ◀l’▶instinct livré à lui-même éliminerait aussi vite que possible. ◀Les▶ animaux ne s’intoxiquent pas97…
Inversement, ◀la▶ mystique à elle seule, rend-elle compte ◀de▶ ◀la▶ passion ? Il faudrait alors expliquer pourquoi c’est dans ◀l’▶amour sexuel, et non pas dans ◀la▶ respiration ou ◀la▶ nutrition, par exemple, qu’elle puise ses métaphores ◀les▶ plus frappantes. Il faudrait expliquer pourquoi c’est toujours à ◀l’▶instinct sexuel que ◀l’▶on a tenté ◀de▶ « ramener » ◀la▶ mystique, et cela bien avant Freud et son école.
Voici donc ◀le▶ dilemme que pose ◀l’▶amour-passion : si ◀l’▶on n’y voit que ◀de▶ ◀la▶ sexualité, c’est autant dire que ◀l’▶on ne sait pas ◀de▶ quoi ◀l’▶on parle. Si au contraire on rapporte cet amour à quelque chose ◀d’▶étranger au sexe — il en résulte des choses bizarres, comme disait à peu près Schopenhauer.
Prenons ◀le▶ problème tel que nous ◀le▶ pose ◀le▶ mythe, et tel qu’il se posait au xiie siècle. C’est en partant ◀d’▶un exemple précis et ◀d’▶une œuvre antérieure à ◀l’▶essor ◀de▶ ◀la▶ grande mystique orthodoxe, que nous aurons ◀les▶ meilleures chances ◀de▶ surprendre à ◀l’▶état naissant ◀la▶ dialectique des « choses bizarres »…
2.
Tristan : une aventure mystique
Nous avons constaté que ◀le▶ Roman ◀de▶ Tristan est, à bien des égards, une première « profanation » ◀de▶ ◀la▶ mystique courtoise et ◀de▶ ses sources (néo-platonisme, manichéisme, soufisme). ◀La▶ mythification a trop bien réussi, soit que Béroul, Thomas, et leur prédécesseur n’aient pas toujours très bien saisi ◀l’▶enseignement courtois dans sa pureté, soit qu’ils aient été entraînés par ◀l’▶ardeur proprement « romanesque » (au sens moderne et littéraire du terme) et par des complaisances bien explicables envers ◀le▶ goût ◀de▶ leurs auditeurs, moins policés que ceux du Midi. ◀Le▶ caractère distinctif du Roman est en effet ◀de▶ reposer sur une faute contre ◀les▶ lois ◀d’▶amour courtois, puisque tout ◀le▶ drame vient de ◀l’▶adultère consommé. ◀De▶ là que nous ayons un « roman » selon ◀la▶ formule moderne du genre, et non pas un simple poème.
Il n’en reste pas moins que dans ◀l’▶ensemble, et si ◀l’▶on considère surtout ◀le▶ principe interne ◀de▶ ◀l’▶action, Tristan évoque par la plupart de ses situations romanesques ◀la▶ progression ◀d’▶une vie mystique. Certains « moments » relèvent ◀de▶ ◀la▶ pure tradition cathare, d’autres peuvent être rapprochés ◀d’▶une expérience mystique plus générale, et qu’on retrouve identique, dans sa forme, aussi bien chez ◀les▶ orthodoxes que chez ◀les▶ dissidents ou ◀les▶ païens (Iraniens et Arabes, voire bouddhistes). En tout état ◀de▶ cause, on ne saurait plus parler ◀d’▶un vulgaire roman ◀d’▶adultère : ◀l’▶infidélité ◀d’▶Iseut, c’est ◀l’▶hérésie, c’est ◀la▶ vertu mystique des « purs », c’est une vertu, selon ◀les▶ auteurs ◀de▶ ◀la▶ légende. Et ◀la▶ faute n’est pas dans ◀l’▶amour, mais dans sa « réalisation »…
Si délicate et périlleuse que se révèle toute comparaison entre deux formes ◀de▶ mystique — et ◀d’▶autant plus qu’ici l’un des termes en présence se trouve dénaturé par son revêtement épique — risquons un parallèle très général entre ◀le▶ Roman et ◀l’▶aventure mystique. Quitte à rectifier par ◀la▶ suite ◀les▶ conclusions trop téméraires où nous pourrions induire un lecteur non prévenu.
Tristan blessé s’embarque sur une nacelle sans gouvernail ni voile, muni seulement ◀de▶ son épée et ◀de▶ sa harpe. Il part à ◀la▶ recherche du baume salutaire qui chassera ◀le▶ poison ◀de▶ son sang. C’est ◀le▶ type même du départ mystique, ◀de▶ ◀l’▶abandon à ◀l’▶aventure surnaturelle. C’est ◀la▶ quête ◀de▶ ◀l’▶âme pécheresse, c’est-à-dire blessée mortellement, qui renonce aux aides rationnelles et visibles, et s’offre à une grâce inconnue. ◀La▶ poésie moderne nous a montré combien ◀d’▶exemples ◀de▶ ces départs à ◀l’▶aventure, désespérés mais encore éloquents ! Rudiments ◀d’▶une recherche mystique, qui ne laisse oublier ni ◀la▶ lyre ni ◀l’▶épée symbolique du défi à ◀la▶ société constituée ! Est-il beaucoup de nos poètes qui aient trouvé leur « amour mortel » ? Pour certains, tout se réduit à une petite croisière dont on revient avec un livre à imprimer. D’autres cultivent ce poison qui donne des visions pittoresques. Presque tous publient ◀le▶ secret…
Tristan, lui, a trouvé ◀l’▶amour. Mais tout d’abord, il n’a pas su ◀le▶ reconnaître. Quand ◀le▶ roi Marc — ◀l’▶autorité constituée — ◀l’▶envoie chercher ◀la▶ princesse lointaine qu’il réserve à son seul plaisir, Tristan ignore que ◀l’▶aventure pourrait aussi ◀le▶ concerner.
Survient ◀l’▶erreur fatale du philtre bu. Nous avons vu, par ◀l’▶analyse du mythe, que cette fatalité joue ◀le▶ rôle ◀d’▶un alibi : ◀les▶ amants ne se veulent responsables ◀de▶ rien, leur passion étant inavouable tant aux yeux de ◀la▶ société (qui ◀la▶ réprouve comme un crime) qu’à leurs yeux propres (puisqu’elle ◀les▶ fait mourir). C’est là ◀l’▶aspect psychologique ◀de▶ ◀l’▶aventure. Mais voici ◀l’▶aspect religieux : ce hasard aussitôt irrévocable, mais dont on distingue après coup que tout semblait ◀le▶ préparer, c’est ◀l’▶élection ◀d’▶une âme par ◀l’▶Amour tout-puissant, ◀la▶ vocation qui ◀la▶ surprend comme malgré elle. Une vie nouvelle commence ici (Appendice 9).
Normalement, ce premier et décisif appel devrait introduire Tristan dans ◀la▶ voie des macérations et ◀le▶ conduire à ◀l’▶endura. Mais emporté par ◀la▶ violence ◀de▶ la première révélation, qui parfois embrase ◀le▶ sang, il enfreint ◀la▶ règle des « purs ». ◀Le▶ baiser symbolique, il ◀le▶ ravit par force, il ◀le▶ profane. Et voici déchaînées ◀les▶ puissances mauvaises. « Souffle, souffle ô vent ! Malheur ! ah malheur ! fille ◀d’▶Irlande, amoureuse et sauvage ! » Toute une vie ◀de▶ pénitence devra maintenant racheter ◀le▶ sacrilège.
Mais ◀le▶ malheur essentiel ◀de▶ cet amour n’est pas seulement ◀la▶ rançon du péché. ◀L’▶ascèse qui rachètera ◀la▶ faute commise doit aussi et surtout délivrer ◀l’▶homme du fait même ◀d’▶être né dans ce monde ◀de▶ ténèbres. Elle doit conduire au détachement final et bienheureux, à ◀la▶ mort volontaire des « parfaits ». Cette pénitence a donc une signification toute différente ◀de▶ celle du repentir chrétien. Et bien que ◀l’▶orthodoxie et ◀l’▶hérésie semblent parfois étrangement confondues dans ◀le▶ Roman, il est toujours possible ◀de▶ reconnaître, à ◀de▶ tels traits, ◀la▶ tendance réellement dominante — celle qui s’épanouira dans ◀la▶ mort des amants. Reprenons par exemple ◀le▶ récit ◀de▶ ◀l’▶« aspre vie » dans ◀la▶ forêt ◀de▶ Morois. « Nous avons perdu ◀le▶ monde, et ◀le▶ monde nous », gémit Iseut (dans ◀le▶ Roman en prose). Et Tristan ◀de▶ répondre : « Si ◀le▶ monde entier était orendroit avec nous, je ne verrois fors vous seule. » Il s’agit bien ◀d’▶une endura. Cette retraite dans ◀la▶ forêt, c’est une ◀de▶ ces périodes ◀de▶ jeûne et ◀de▶ macération dont nous connaissons ◀le▶ but chez ◀les▶ cathares : ◀l’▶absorption ◀de▶ toutes ◀les▶ facultés dans ◀la▶ contemplation ◀de▶ ◀l’▶amour seul.
Un trait profond ◀de▶ ◀la▶ passion — et ◀de▶ ◀la▶ mystique en général — paraît ici. « On est seul avec tout ce qu’on aime », écrira plus tard Novalis, ce mystique ◀de▶ ◀la▶ Nuit et ◀de▶ ◀la▶ Lumière secrète. Cette maxime traduit d’ailleurs, parmi tant d’autres sens possibles, un fait ◀d’▶observation purement psychologique : ◀la▶ passion n’est nullement cette vie plus riche dont rêvent ◀les▶ adolescents ; elle est, bien au contraire, une sorte ◀d’▶intensité nue et dénuante, oui vraiment, un amer dénuement, un appauvrissement ◀de▶ ◀la▶ conscience vidée ◀de▶ toute diversité, une obsession ◀de▶ ◀l’▶imagination concentrée sur une seule image, — et dès lors ◀le▶ monde s’évanouit, « ◀les▶ autres » cessent ◀d’▶être présents, il n’y a plus ni prochain ni devoirs, ni liens qui tiennent, ni terre ni ciel : on est seul avec tout ce que ◀l’▶on aime. « Nous avons perdu ◀le▶ monde, et ◀le▶ monde nous. » C’est ◀l’▶extase, ◀la▶ fuite profonde hors de toutes ◀les▶ choses créées. Vraiment, comment se défendre ◀de▶ songer ici aux « déserts » ◀de▶ ◀la▶ Nuit obscure que décrit saint Jean de la Croix ? « Éloigne ◀les▶ choses, amant ! — Ma voie est fuite. » Et Thérèse d’Avila disait, plusieurs siècles avant Novalis, que dans ◀l’▶extase, ◀l’▶âme doit penser « comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde ».
A-t-on ◀le▶ droit ◀d’▶opérer ce rapprochement entre un génie religieux du premier ordre et un poème où ◀l’▶élément mystique revêt ◀les▶ formes ◀les▶ plus rudimentaires ? Certes, ce serait une sorte ◀de▶ blasphème s’il ne s’agissait dans ◀le▶ Roman que ◀d’▶une passion ◀d’▶amour sensuel : mais tout indique que nous sommes ici sur ◀la▶ via mystica des « parfaits ». C’est alors ◀le▶ contenu des états ◀d’▶âme et leur objet, mais non leur forme, qui diffère (Appendice 10). (Nous allons y revenir d’ailleurs un peu plus loin, et de manière à dissiper toute équivoque.)
Voici un autre point ◀de▶ comparaison.
On sait combien ◀les▶ mystiques espagnols ont coutume ◀d’▶insister sur ◀le▶ récit ◀de▶ leurs souffrances. Plus ◀la▶ lumière et ◀l’▶amour divin sont vifs, plus ◀l’▶âme se voit souillée et misérable en sorte qu’ « elle se figure être persécutée par Dieu comme son ennemie ». Cette impression provoque une souffrance si pénible, puisque ◀l’▶âme se croit rejetée par Dieu, qu’elle arracha à Job soumis à une semblable épreuve ce cri : « Pourquoi, mon Dieu, m’as-tu fait contraire à toi-même, pourquoi suis-je devenu à charge à moi-même ? »98 Or il ne s’agit plus ici des souffrances corporelles ou morales qu’entraîne ◀la▶ mortification des sens et ◀de▶ ◀la▶ volonté, mais ◀l’▶âme souffre séparation et réjection, dans ◀le▶ temps même ◀de▶ ◀la▶ plus vive ardeur ◀de▶ son amour. Il y aurait à citer cent pages où revient ◀la▶ même plainte ◀de▶ ◀l’▶âme sur « ◀l’▶abandon divin, tourment suprême ». Sur « ce vide profond… cruelle disette des trois sortes ◀de▶ biens qui peuvent consoler ◀l’▶âme, savoir ◀les▶ temporels, ◀les▶ naturels, et ◀les▶ spirituels » ; enfin, « sur cette impression ◀de▶ rejet qui compte parmi ◀les▶ peines ◀les▶ plus dures ◀de▶ ◀l’▶état ◀de▶ purification ». (Ibid.)
Tristan n’est qu’une impure et parfois équivoque traduction ◀de▶ ◀la▶ mystique courtoise. (Il arrive que ◀les▶ situations ◀les▶ plus apparemment « mystiques » du Roman doivent être interprétées — si ◀l’▶on ne veut pas errer gravement — à partir de ◀l’▶amour humain, et par voie ◀de▶ sublimation, non par ◀la▶ voie inverse, allant ◀de▶ ◀l’▶Amour divin aux métaphores, qui convient pour ◀les▶ grands mystiques.) Ceci dit, nous pouvons retrouver dans ◀le▶ mythe plus ◀d’▶un aspect des souffrances mystiques.
On se souvient ◀de▶ ◀la▶ plainte du troubadour :
Dieu ! comment se peut-il faire
Jamais ◀l’▶amour n’enflamme Tristan si follement que lorsqu’il est séparé ◀de▶ sa « dame ». ◀La▶ psychologie ◀la▶ plus simple rendrait compte ◀de▶ ce phénomène. Mais il ne sert ici que ◀de▶ prétexte et ◀d’▶image matérielle pour représenter ◀les▶ tourments ◀de▶ ◀l’▶ascèse purificatrice. Nous avons vu que ◀les▶ séparations des deux amants, dans ◀le▶ Roman, répondent à une nécessité tout intérieure ◀de▶ ◀la▶ passion. Iseut est une femme aimée, mais elle est aussi autre chose, ◀le▶ symbole ◀de▶ ◀l’▶Amour lumineux. Quand Tristan erre au loin, il ◀l’▶aime davantage, et plus il aime, plus il endure ◀de▶ souffrances. Mais nous savons que c’est ◀la▶ souffrance qui est ◀le▶ vrai but ◀de▶ ◀la▶ séparation voulue… Nous rejoignons alors ◀la▶ situation mystique (par l’autre extrême) : plus Tristan aime, et plus il se veut séparé, c’est-à-dire rejeté par ◀l’▶amour. Au point qu’il doutera même ◀de▶ ◀l’▶« amitié » ◀d’▶Iseut, qu’il ◀la▶ tiendra un temps pour ennemie, et qu’il acceptera ◀le▶ « mariage blanc » avec l’autre Iseut — l’autre « foi » — l’autre Église dont il doit refuser ◀la▶ communion !
En un seul passage du Roman, ◀l’▶orthodoxie triomphe provisoirement. C’est quand, ◀le▶ philtre ayant cessé ◀d’▶agir, Tristan et Iseut vont trouver ◀l’▶ermite Ogrin dans sa cellule. Rencontre ◀de▶ celui qui souffre pour son Dieu, et des amants qui souffrent pour un autre Amour… Ils se repentent (c’est la première et dernière fois). Iseut va revenir à ◀l’▶époux légitime — ◀l’▶hérésie rentrer au giron. Mais tandis que ◀le▶ roi s’approche avec son cortège ◀de▶ barons, ◀les▶ amants échangent ◀l’▶anneau ◀de▶ ◀l’▶éternelle fidélité et du secret. ◀La▶ soumission ne sera donc qu’apparente. Et ◀le▶ jugement par ◀le▶ fer rouge qu’exige ◀la▶ reine, ce sera sa vengeance contre ◀le▶ Dieu du roi, deux fois trompé.
Pour extérieures et formelles qu’elles soient, ◀de▶ telles correspondances ne sauraient être, en toute honnêteté, réduites à des coïncidences. Mais si ◀les▶ formes sont pareilles, il importe ◀de▶ définir en quoi ◀les▶ contenus restent incompatibles, et quelle est ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶abus qui par ◀la▶ suite a voulu ◀les▶ confondre.
◀L’▶on pourrait tout ramener à une grossière confusion du Créateur et ◀de▶ ◀la▶ créature, dans ◀le▶ Roman : ◀la▶ fameuse « divinisation ◀de▶ ◀la▶ femme » selon ◀la▶ formule des manuels. Dans ◀le▶ cas où Iseut ne serait qu’une belle femme — comme ◀le▶ croiront ◀les▶ siècles à venir —, ◀les▶ similitudes mystiques que nous venons de dégager ne seraient plus que ◀de▶ ◀l’▶ordre du langage, et spécialement ◀de▶ ◀la▶ métaphore. Je ne songe pas à nier cet aspect du problème, il sera traité en son lieu. Mais je crois qu’il y a bien autre chose. Car s’il n’y avait que cela, ce serait alors tout ◀l’▶arrière-plan religieux ◀de▶ ◀la▶ légende qu’il faudrait nier ou négliger, en dépit de ◀l’▶évidence historique. On reviendrait donc à zéro pour ce qui est du sens du mythe, et ◀le▶ Roman cesserait ◀d’▶être un roman courtois ; ou bien ◀l’▶amour courtois cesserait ◀d’▶être ce qu’il fut, pour se mettre à ressembler à ce que nos érudits conçoivent qu’il fut. C’est autant dire qu’on ne comprendrait plus rien à rien. Encore une fois, ce qui se trouve en question, c’est ◀la▶ passion ◀d’▶amour, et non ◀l’▶amour purement profane et naturel.
Voici, me semble-t-il, ◀le▶ principe véritable ◀de▶ ◀l’▶opposition des deux mystiques. ◀L’▶orthodoxe aboutit au « mariage spirituel » ◀de▶ Dieu et ◀de▶ ◀l’▶âme, dès cette vie, tandis que ◀l’▶hérétique espère ◀l’▶union et ◀la▶ fusion totale, mais au-delà ◀de▶ ◀la▶ mort des corps. Pour ◀les▶ cathares, il n’y avait pas ◀de▶ rachat possible ◀de▶ ce monde. Il s’ensuivait — théoriquement — que ◀l’▶amour profane était ◀le▶ malheur absolu, ◀l’▶attachement impossible et condamnable à ◀la▶ créature imparfaite ; tandis que pour ◀le▶ chrétien ◀l’▶amour divin est un malheur recréateur. Loin de nier ◀l’▶amour profane, il aboutit à ◀le▶ sanctifier par ◀le▶ mariage.
◀Les▶ amants mystiques du Roman chercheront donc ◀l’▶intensité ◀de▶ ◀la▶ passion et non son apaisement heureux. Plus leur passion est vive et plus elle ◀les▶ détache des choses créées, et plus facilement ils parviennent à ◀la▶ mort volontaire dans ◀l’▶endura. Au contraire, ◀les▶ mystiques chrétiens voient dans ◀les▶ actes et ◀les▶ œuvres qui découlent ◀de▶ ◀l’▶état mystique ◀les▶ critères ◀de▶ sa vérité99. C’est du moins ◀le▶ mouvement constant ◀de▶ ceux qui ont concentré leur oraison sur ◀le▶ Christ incarné réellement. Mais ◀les▶ « parfaits » ne croyaient pas ◀l’▶Incarnation, et ne pouvaient connaître ce retour ◀de▶ ◀l’▶âme à une vie rénovée. « Je meurs ◀de▶ ne pas mourir », dit sainte Thérèse, mais c’est ◀de▶ ne pas mourir assez pour vivre toute ◀la▶ vie nouvelle, et pour obéir sans tourments.
Je ne trouve rien, dans Tristan, qui rappelle ◀le▶ « rejet des dons » dont parlent Eckhart et saint Jean de la Croix. ◀Les▶ amants se plaignent parfois ◀de▶ leur passion et maudissent ◀le▶ poison fatal, cause ◀de▶ leurs terribles souffrances. « Amor par force ◀les▶ demeine. » Mais finalement, c’est ◀la▶ passion totale qu’ils accueilleront comme ◀la▶ révélation dernière, dans ◀la▶ mort. Ainsi ◀de▶ leur attitude envers ◀les▶ créatures : ils ne ◀les▶ retrouvent pas au-delà ◀de▶ leur passion et ◀de▶ son ascèse. Ils ignorent ce mouvement ◀de▶ retour au monde si caractéristique du christianisme. Jean de la Croix, lui aussi, connaît un détachement parfait : « Lorsqu’on mortifie ◀les▶ passions, ◀l’▶âme ne reçoit plus ◀d’▶aliment des créatures ; et ◀de▶ cette façon, elle est remplie ◀d’▶obscurité, et destituée des objets que ◀les▶ passions lui présentaient. » (Nuit obscure, III.) (Et ◀l’▶on peut certes rapprocher ce passage ◀de▶ ◀l’▶admirable cri ◀de▶ Ventadour : « Elle m’a pris ◀le▶ cœur, elle m’a pris moi-même, elle m’a pris ◀le▶ monde, puis s’est elle-même dérobée à moi, ne me laissant rien que mon désir et mon cœur assoiffé. ») Au-delà même ◀de▶ cet état, Jean de la Croix connut ◀la▶ viduité totale, où non seulement ◀le▶ monde et ◀le▶ prochain, et ◀l’▶amour avec son objet, mais jusqu’au désir ◀de▶ ◀l’▶amour semblent se dérober au comble ◀de▶ ◀l’▶élan : « Vide ◀de▶ toute convoitise, rien ne ◀le▶ pousse vers ◀le▶ haut, et rien ne ◀l’▶attire vers ◀le▶ bas… » (Maximes.) ◀Le▶ troubadour Arnaut Daniel parlait aussi ◀de▶ cet « excès ◀de▶ désir » qui enlève « tout désir ». Mais cet état théopathique n’aboutit point chez Jean de la Croix à ◀la▶ condamnation des créatures. Maître Eckhart, que ◀l’▶on tient cependant — à tort peut-être — pour platonicien, sait dire en termes magnifiques que ◀l’▶âme pure est ◀le▶ lieu ◀de▶ rédemption des créatures dénaturées par ◀le▶ péché. « Toutes ◀les▶ créatures passent ◀de▶ leur vie à leur être. Toutes ◀les▶ créatures se portent dans ma raison afin d’être en moi raisonnables. Moi seul, je ramène toutes ◀les▶ créatures à Dieu. » C’est ce mouvement qui fait défaut, théoriquement, à toute mystique fondée sur ◀l’▶Éros lumineux.
Mais il faut indiquer la dernière limite, qui est celle ◀de▶ ◀l’▶humilité. Et là encore, ◀la▶ clé ◀de▶ ◀l’▶opposition est dans ◀le▶ mystère ◀de▶ ◀l’▶Incarnation.
◀Le▶ Roman est baigné par ◀l’▶atmosphère celtique ◀de▶ ◀l’▶orgueil chevaleresque : c’est ◀le▶ désir ◀de▶ ◀la▶ prouesse qui est ◀le▶ moteur des hauts faits ◀de▶ Tristan. Comme tous ◀les▶ passionnés, il aime avec témérité ◀la▶ sensation ◀de▶ puissance qu’il éprouve dans ◀le▶ risque. ◀D’▶où ◀le▶ désir final du risque pour lui-même, ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ passion sans terme, ◀la▶ volonté ◀de▶ ◀la▶ mort sans retour. ◀L’▶on s’aperçoit, à cette limite, que ◀la▶ prouesse était ◀le▶ signe matériel ◀d’▶un processus ◀de▶ divinisation. ◀Les▶ vrais mystiques, tout au contraire, sont ◀la▶ prudence même, ◀la▶ rigueur même, ◀l’▶obéissance même dans ◀la▶ lucidité. Si « ◀la▶ mort m’est un gain », c’est que « Christ est ma vie », et Christ s’est incarné, c’est-à-dire abaissé. Ainsi ◀le▶ chrétien ne se jette pas dans ◀l’▶illusion ◀d’▶une mort ◀d’▶amour transfigurante, mais au contraire accepte ◀les▶ limites ◀de▶ sa terrestre vocation. « Rien ne ◀le▶ pousse vers ◀le▶ haut, et rien ne ◀l’▶attire vers ◀le▶ bas », disait saint Jean de la Croix, et cela « parce qu’il se tient au centre ◀de▶ son humilité ».
3.
Transpositions curieuses, mais inévitables
Toute ◀la▶ poésie ◀d’▶Occident procède ◀de▶ ◀l’▶amour courtois et du roman breton qui en dérive. C’est à cette origine que notre poésie doit son vocabulaire pseudo-mystique ; et c’est dans ce vocabulaire que ◀les▶ amoureux ◀d’▶aujourd’hui puisent encore, en toute inconscience, leurs métaphores ◀les▶ plus courantes.
Mais de même que ◀le▶ mythe romanesque avait utilisé un « matériel » ◀d’▶images, ◀de▶ noms et ◀de▶ situations tiré du fonds religieux des Celtes, donc ◀d’▶une religion déjà morte, de même notre littérature et nos passions utilisent par abus, et sans ◀le▶ savoir, un langage dont ◀la▶ seule mystique définissait ◀le▶ sens valable.
Plus ◀d’▶une fois, ◀l’▶ambiguïté du mythe nous a fait hésiter en présence de tel épisode : s’agissait-il ◀d’▶amour profane — selon ◀la▶ lettre du Roman — ou ◀d’▶un symbole ◀de▶ ◀l’▶Éros lumineux, voire ◀de▶ ◀l’▶Église ◀d’▶Amour ? On conçoit donc que, par ◀la▶ suite, ◀le▶ lecteur ignorant des mystères fut presque fatalement amené à transposer dans notre vie profane toutes ces allégories trop bien voilées. Il est facile ◀d’▶imaginer ◀le▶ processus. Saint Augustin écrit cette prière : « Je te cherchais hors de moi, et je ne te trouvais pas, parce que tu étais en moi. » Il parle à Dieu, à ◀l’▶amour éternel. Mais supposez qu’un troubadour ait exprimé ◀la▶ même prière en feignant ◀de▶ ◀l’▶adresser à sa Dame. ◀L’▶amant habitué aux métaphores mystiques, qu’il entend à leur sens profane, sera tenté ◀de▶ voir dans cette même phrase ◀l’▶expression ◀de▶ ◀la▶ passion qu’il aime : celle qu’on goûte et savoure en soi, dans une sorte ◀d’▶indifférence à son objet vivant et extérieur. Ainsi nous avons vu que Tristan aime Iseut non point dans sa réalité, mais en tant qu’elle éveille en lui ◀la▶ brûlure délicieuse du désir. ◀L’▶amour-passion tend à se confondre avec ◀l’▶exaltation ◀d’▶un narcissisme…
Dans cette transposition objectivement mais non pas consciemment blasphématoire, et qui ne s’est accomplie qu’après ◀le▶ xiie siècle, ◀la▶ conscience moderne a cru voir une donnée première. Elle a cru pouvoir « expliquer » ◀le▶ plus élevé par ◀le▶ plus bas, ◀la▶ mystique pure par ◀la▶ passion humaine. Elle a fondé cette « science » nouvelle sur ◀l’▶observation du langage, et spécialement sur ◀la▶ similitude des métaphores utilisées dans ◀les▶ deux cas. Or ◀d’▶où venaient ces métaphores ? ◀D’▶une mystique, comme nous ◀l’▶avons vu — mais déguisée, persécutée, puis oubliée. À tel point oubliée comme hérésie, et passée dans ◀les▶ mœurs comme poésie, que ◀les▶ mystiques chrétiens utiliseront ses métaphores devenues profanes comme si elles étaient toutes naturelles. Et nous ferons de même ensuite, et nos savants.
Notre « science » reste donc valable à condition qu’on change ◀le▶ signe ◀de▶ chacune ◀de▶ ses propositions. Par exemple, là où ◀la▶ science proclame que ◀la▶ mystique résulte ◀d’▶une sublimation ◀de▶ ◀l’▶instinct, il suffira ◀de▶ changer ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ relation constatée, et ◀d’▶écrire que « ◀l’▶instinct » en question résulte ◀d’▶une profanation ◀de▶ ◀la▶ mystique primitive.
Cependant, ◀la▶ conscience moderne montre une si grande répugnance à opérer ce renversement, qu’il est bon ◀d’▶entrer plus avant dans ◀le▶ mécanisme des transpositions, et même ◀de▶ reconnaître ◀la▶ valeur ◀de▶ certaines objections courantes. Car enfin, dira-t-on, ◀la▶ mystique, au moins dans une ◀de▶ ses tendances, ne s’est-elle pas prêtée à toutes ◀les▶ confusions ? N’a-t-elle pas abusé la première du langage ◀de▶ ◀l’▶Éros païen ?
4.
Les Mystiques orthodoxes et ◀le▶ langage ◀de▶ ◀la▶ passion
◀Le▶ fait central ◀de▶ toute vie religieuse ◀de▶ forme et ◀de▶ contenu chrétiens, c’est ◀l’▶événement ◀de▶ ◀l’▶Incarnation. Dès que ◀l’▶on s’écarte un tant soit peu de ce foyer, ◀l’▶on encourt ◀le▶ double péril ◀de▶ ◀l’▶humanisme et ◀de▶ ◀l’▶idéalisme.
◀L’▶hérésie des cathares consistait à idéaliser tout ◀l’▶Évangile, et à regarder ◀l’▶amour sous toutes ses formes comme un élan hors du monde créé. Cette fuite dans ◀le▶ divin — ou « enthousiasme » — cette transgression des limites ◀de▶ ◀l’▶humain, finalement irréalisable, devait se traduire, et se trahir ◀d’▶une manière fatale, par une exaltation en termes divins ◀de▶ ◀l’▶amour sexuel.
À ◀l’▶inverse, on peut observer chez ◀les▶ mystiques ◀les▶ plus « christocentriques » une propension à s’adresser à Dieu dans ◀le▶ langage des affections humaines : attrait sexuel, faim et soif, volonté. Exaltation en termes humains ◀de▶ ◀l’▶amour ◀de▶ Dieu.
Ainsi se dessinent deux grands courants que nous retrouverons dans ◀la▶ mystique universelle. Ils seront d’ailleurs rarement purs dans telle ou telle œuvre donnée. Même chez ◀les▶ représentants ◀les▶ plus typiques ◀de▶ l’une et ◀de▶ l’autre tendance, ils coexistent presque toujours, ne fût-ce qu’à ◀la▶ manière dont ◀la▶ tentation coexiste avec ◀la▶ volonté ◀d’▶obéissance chez ◀le▶ croyant. Historiquement parlant, il est donc malaisé ◀de▶ ◀les▶ isoler. Mais théologiquement, ◀la▶ chose est claire. Le premier courant est celui ◀de▶ ◀la▶ mystique unitive : il tend à ◀la▶ fusion totale ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀de▶ ◀la▶ divinité. Le second courant peut être appelé celui ◀de▶ ◀la▶ mystique épithalamique : il tend au mariage ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀de▶ Dieu, et suppose donc qu’une distinction ◀d’▶essence est maintenue entre ◀la▶ créature et ◀le▶ Créateur.
Quelques exemples individuels — ◀les▶ seuls valables en ce domaine100 — nous permettront ◀de▶ préciser tout cela sans excessives simplifications. Ils nous permettront ◀d’▶entrevoir ◀les▶ raisons ◀de▶ ce curieux phénomène : « ◀l’▶abus » du langage amoureux en religion doit être rattaché, historiquement, au courant ◀le▶ plus orthodoxe.
J’emprunterai mon premier exemple à ◀l’▶ouvrage ◀de▶ Rudolf Otto intitulé Mystique occidentale-orientale 101. ◀L’▶auteur compare, puis oppose ◀le▶ fondateur ◀de▶ ◀la▶ mystique allemande au xive siècle. Maître Eckhart, et ◀le▶ mystique hindou Sankara. Ce qui est intéressant pour notre objet, c’est que Rudolf Otto distingue ◀l’▶Orient ◀de▶ ◀l’▶Occident en ramenant leurs mystiques respectives à ◀l’▶Éros et à ◀l’▶Agapè, ◀d’▶une manière assez analogue à celle que nous proposions ci-dessus (voir II, 4).
Sankara refuse ◀le▶ monde et ◀le▶ condamne sans appel : ◀le▶ nirvana ne peut accueillir ◀le▶ samsara (qui est ◀la▶ vie diverse, infiniment mouvante). Au contraire, Eckhart verra Dieu présent dans toutes ◀les▶ créatures, en tant que, par ◀l’▶âme du croyant, elles « passent ◀de▶ leur vie à leur être ».
◀La▶ confrontation est rendue possible par ◀le▶ fait qu’il existe au Moyen Âge une tradition mystique parallèle à celle ◀de▶ Sankara. « Mystique ◀de▶ ◀l’▶ivresse sentimentale — écrit Otto — à ◀la▶ faveur ◀de▶ laquelle ◀le▶ Je et ◀le▶ Tu des êtres unis par une forte émotion coulent l’un dans l’autre, donnant naissance à une unité ◀d’▶être. Eckhart ne connaît ni cette ivresse ni cet amour « pathologique ». ◀L’▶amour, pour lui, c’est ◀la▶ vertu chrétienne ◀de▶ ◀l’▶Agapè, forte comme ◀la▶ mort, mais non point ivre ; intime, mais humble à ◀l’▶extrême, et en même temps volontaire et active comme ◀le▶ kantien « amour pratique ». C’est par ce trait, tout particulièrement, que Eckhart se distingue ◀d’▶une manière radicale ◀de▶ Plotin, dont on persiste à faire son maître. Plotin lui aussi prêche ◀l’▶amour mystique, mais ◀l’▶amour plotinien n’est nullement ◀l’▶Agapè chrétienne ; c’est ◀l’▶Éros grec, qui est jouissance, et jouissance ◀d’▶une naturelle et surnaturelle Beauté… gardant jusqu’en ses plus subtiles sublimations quelque chose ◀de▶ ◀l’▶Éros du Symposium platonicien, grand Daimon qui, ◀de▶ ◀la▶ ferveur ◀de▶ ◀l’▶instinct ◀de▶ procréation, s’élève en se purifiant à ◀la▶ ferveur divine, mais n’en conserve pas moins ◀les▶ éléments ◀de▶ ◀l’▶homme fervent. » Pour Eckhart, ◀la▶ vraie voie mystique n’est pas celle qui, s’élevant ◀d’▶un état ◀de▶ sentiment, mènerait à une union suprême, au sommet ◀d’▶un élan ◀d’▶amour :
◀L’▶amour n’unit point, écrit-il. Il unit bien à une œuvre, non à une essence.102
« ◀L’▶union lui apparaît plutôt comme fournissant d’abord ◀la▶ possibilité ◀d’▶une Agapè authentique. Non seulement son Agapè n’a pas ◀le▶ moindre trait commun avec ◀l’▶Éros platonicien ou plotinien, mais encore elle figure ◀la▶ pureté même du sentiment chrétien dans sa chasteté et sa simplicité élémentaires, sans exaltation ni ajout ◀d’▶aucune sorte. » Et ◀de▶ cette union résultent « ◀la▶ confiance, ◀la▶ foi, ◀l’▶abandon, ◀le▶ service ».
Il s’agit donc plutôt, me semble-t-il, ◀d’▶une communion que ◀d’▶une union, puisque, comme ◀l’▶écrit ailleurs Eckhart, ◀l’▶âme reste ◀l’▶âme, et Dieu reste Dieu103. ◀L’▶acte ◀d’▶amour spirituel est initial, et non final. Pour ◀le▶ chrétien, ◀la▶ mort à soi-même est ◀le▶ début ◀d’▶une vie plus réelle ici-bas, non ◀la▶ catastrophe ◀de▶ ce monde. D’ailleurs Otto cite un passage ◀d’▶Eckhart où il est question non plus ◀d’▶union mais bien ◀d’▶égalité ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀de▶ Dieu :
« Et cette égalité ◀de▶ l’un dans l’un et avec l’un est source et origine du fleurissant resplendissant amour. »104
Ce n’est donc pas, conclut Otto, ◀la▶ plus haute joie mystique qui figure pour Eckhart ◀l’▶expression authentique ◀de▶ ◀l’▶union divine, mais bien ◀l’▶Agapè, dont ne parlent et que ne connaissent ni Plotin ni Sankara. »
Voici donc, semble-t-il, deux pôles ◀de▶ ◀la▶ mystique universelle très nettement caractérisés. ◀L’▶Orient (c’est-à-dire Sankara, Platon, Plotin) et ◀l’▶Occident (ici figuré par Eckhart) s’opposeraient dans ◀les▶ termes mêmes par lesquels nous avons tenté ◀de▶ distinguer ◀la▶ mystique des cathares et ◀la▶ doctrine chrétienne ◀de▶ ◀l’▶amour.
Mais Eckhart ne fut pas en odeur ◀de▶ sainteté. ◀Le▶ pape Jean XXII condamna même ses thèses ◀les▶ plus hardies dans une bulle ◀de▶ 1329. L’une des thèses condamnées, la dixième, est ainsi reproduite dans ◀la▶ bulle :
« Nous nous métamorphosons totalement en Dieu et nous nous convertissons en lui ◀de▶ ◀la▶ même manière que ◀le▶ pain dans ◀le▶ sacrement se change en corps du Christ : je suis ainsi changé en lui parce que lui-même me fait être sien. Unité et non similitude. Par ◀le▶ Dieu vivant, il est vrai qu’il n’y a plus là aucune distinction. »
Cette thèse, extraite des œuvres ◀d’▶Eckhart, paraît contredire formellement ◀l’▶interprétation précédente. Elle rejette Maître Eckhart du côté de « ◀l’▶Orient », c’est-à-dire du côté ◀d’▶une mystique essentiellement unitive, et par cela même hérétique…
Ce qui est certain, c’est que Maître Eckhart est ◀le▶ dialecticien par excellence, et qu’il est trop facile ◀d’▶extraire ◀de▶ ses œuvres ◀les▶ vérités ◀les▶ plus contradictoires. Chez lui, a-t-on pu dire, « négation et affirmation forment à elles deux ◀la▶ vérité. L’une n’est pas vraie sans l’autre, et ne se peut concevoir que par rapport à l’autre. Affirmation et négation sont inséparables, n’étant que ◀les▶ deux aspects ◀d’▶une même vérité »105.
Il n’en est pas moins significatif ◀de▶ constater que Eckhart souleva dans ◀la▶ mystique flamande une opposition très violente, et sur ◀les▶ chefs précis dont Otto ◀le▶ montre adversaire : savoir ◀l’▶union essentielle et ◀l’▶abandon des œuvres. On est toujours à ◀l’▶Orient ◀de▶ quelqu’un ! C’est ainsi que Maître Eckhart figura ◀l’▶hérésie que j’appelle « orientale » aux yeux de Ruysbroek l’Admirable.
Ruysbroek se montre impitoyable contre celui qui fut son maître. Dans son Livre des douze béguines, il dénonce « ces faux prophètes » — Eckhart et ses disciples — qui « s’imaginent qu’ils sont Dieu par nature ». « Quant à ces gens qui ne veulent pas seulement être ◀les▶ égaux ◀de▶ Dieu, mais Dieu lui-même, ils sont plus méchants et plus maudits que Lucifer et ses séides. » Et encore : « Ils ne veulent ni savoir, ni connaître, ni vouloir, ni aimer, ni remercier, ni louer, ni désirer, ni posséder… Voilà ce qu’ils appellent ◀la▶ parfaite pauvreté ◀d’▶esprit… Mais ceux qui sont nés du Saint-Esprit et chantent ses louanges, pratiquent toutes ◀les▶ vertus. Ils connaissent et ils aiment ; ils cherchent ; ils trouvent… » Bref, ils agissent.
On ◀le▶ voit : Ruysbroek accuse Eckhart ◀de▶ quiétisme. Il revendique contre lui un certain activisme ◀de▶ ◀l’▶amour. C’est qu’il ne croit nullement que toute distinction entre ◀l’▶âme et Dieu puisse être abolie : ◀l’▶âme ne peut se faire divine, mais seulement semblable à Dieu. Elle contemple Dieu dans ◀le▶ miroir ◀d’▶un esprit entièrement purifié. « Nous contemplons ce que nous sommes et sommes ce que nous contemplons ; car notre essence, sans rien perdre ◀de▶ sa propre personnalité, est unie à ◀la▶ vérité divine qui respecte ◀la▶ distinction. » Et ailleurs : « ◀L’▶abîme qui nous sépare ◀de▶ Dieu est perçu ◀de▶ nous au lieu ◀le▶ plus secret ◀de▶ nous-mêmes. Il est ◀la▶ distance essentielle… »
Or voici ◀le▶ point qu’il importait ◀de▶ mettre en lumière. Si ◀l’▶âme peut s’unir essentiellement à Dieu, ◀l’▶amour ◀de▶ ◀l’▶âme pour Dieu est un amour heureux. On peut prévoir qu’il ne sera pas porté à s’exprimer en termes de passion. Et c’est bien ce que ◀l’▶Histoire démontre. « Chez ◀les▶ mystiques eckhartiens — écrit ◀l’▶abbé Paquier106 —, je ne sais si ◀l’▶on rencontre jamais ◀le▶ langage ◀de▶ ◀l’▶amour humain. »
À ◀l’▶inverse, si ◀l’▶âme ne peut s’unir essentiellement à Dieu, comme ◀le▶ soutient ◀l’▶orthodoxie chrétienne, il en résulte que ◀l’▶amour ◀de▶ ◀l’▶âme pour Dieu est, dans ce sens précis, un amour réciproque malheureux. On peut alors prévoir que cet amour s’exprimera dans ◀le▶ langage passionnel, c’est-à-dire dans ◀le▶ langage ◀de▶ ◀l’▶hérésie cathare « profanisé » par ◀la▶ littérature et adopté par ◀les▶ passions humaines. Car c’est sa rhétorique qui se trouve être ◀la▶ plus apte à traduire et à communiquer ◀l’▶essence tout ineffable du sentiment que ◀l’▶on vit.
Là encore, ◀les▶ textes confirment ◀l’▶exactitude ◀de▶ notre schéma. C’est bien avec Ruysbroek et sa doctrine ◀de▶ ◀la▶ distinction essentielle qu’apparaît, dans ◀la▶ mystique du Nord, ◀le▶ langage « épithalamique ».
« Voici donc venu ◀l’▶irrésistible désir. S’efforcer continuellement ◀de▶ saisir ◀l’▶insaisissable… Et ◀l’▶objet du désir ne peut être ni abandonné ni saisi107. ◀L’▶abandonner est chose intolérable, et il est impossible ◀de▶ ◀le▶ conserver. ◀Le▶ silence même n’a pas assez ◀de▶ force pour ◀l’▶étreindre ◀de▶ ses mains. »
Et toutes ◀les▶ métaphores ◀de▶ ◀l’▶amour-passion se déversent dans ◀la▶ prose enflammée ◀de▶ Ruysbroek : immersion dans ◀l’▶amour, défaillements, embrassements, ouragans ◀de▶ ◀l’▶impatience, brûlure ◀d’▶amour qui dévore nuit et jour, orgie ◀d’▶amour, délices ruisselantes, ivresses, meurtrissures… « Il m’a bu ◀l’▶esprit et ◀le▶ cœur », fait dire Ruysbroek à l’une ◀de▶ ses béguines parlant du Christ. « Je me suis perdue dans sa bouche », dit une autre. Et une troisième : « Boire ◀les▶ regards ◀de▶ ◀l’▶amour et s’y engloutir enivrée… »
Je me suis arrêté à l’exemple de Ruysbroek pour ◀la▶ commodité ◀de▶ ◀l’▶exposé : ◀le▶ fait historique que Maître Eckhart et son disciple se soient opposés sur ◀le▶ point précis ◀de▶ ◀l’▶union divine, rendait possible une confrontation.
Mais ◀la▶ lecture des mystiques franciscains, dès ◀le▶ xiiie siècle, nous eût fourni un autre exemple non moins frappant ◀de▶ ◀l’▶usage des thèmes courtois.
On sait que saint François d’Assise avait appris ◀le▶ français dans sa jeunesse et qu’il faisait ses délices ◀de▶ nos romans ◀de▶ chevalerie. Il rêvait ◀de▶ devenir ◀le▶ « meilleur chevalier du monde » ou, selon ses propres paroles, « un grand baron adoré du monde entier »108. Et ◀l’▶on sait d’autre part ◀de▶ quelle manière il inaugura son ministère : sur ◀la▶ grande place ◀d’▶Assise, en présence de ◀l’▶évêque et ◀d’▶une foule immense, il se dépouilla ◀de▶ tous ses vêtements et se dressant tout nu devant son père richement habillé, déclara que désormais Dieu seul serait son Père. « ◀L’▶évêque lui jeta sur ◀les▶ épaules son propre manteau, et François s’enfuit dans ◀la▶ campagne, chantant à pleine voix des vers français… ◀Le▶ parfait dénuement avait fait ◀de▶ son corps ◀l’▶humble serviteur ◀de▶ son âme ; plus ◀d’▶obstacles à ses élans vers ◀le▶ Souverain Bien !… Se souvenant des romans français, François fit ◀de▶ ◀la▶ Pauvreté sa « Dame », et s’honora ◀d’▶être son « chevalier »109.
Cette forme ◀de▶ « dénuement », physique mais symbolique, est encore pratiquée ◀de▶ nos jours par ◀la▶ secte des Doukhobors (« combattants spirituels ») dont ◀les▶ croyances sont liées à celles des cathares et gnostiques.
En 1929, ◀les▶ Doukhobors réfugiés au Canada, voulant protester contre ◀l’▶obligation ◀de▶ faire élever leurs enfants à ◀l’▶école ◀d’▶État, « parcoururent ◀les▶ campagnes complètement dévêtus et chantant des hymnes religieux »110. On ◀les▶ accusa naturellement ◀d’▶exhibitionnisme et ◀de▶ communisme sexuel.
Au xiiie siècle, on était moins obtus. ◀La▶ chevalerie errante des Franciscains se répandit en Italie comme ◀les▶ troubadours s’étaient répandus dans ◀le▶ Midi de la France : par ◀les▶ routes, sur ◀les▶ places, ◀de▶ village en château. ◀Les▶ poèmes ◀de▶ Jacopone da Todi, « jongleur ◀de▶ Dieu », ◀les▶ laudes ◀de▶ ses imitateurs, ◀les▶ lettres ◀de▶ sainte Catherine de Sienne, ◀le▶ Livre ◀de▶ ◀la▶ bienheureuse Angèle de Foligno, et tant de récits des Fioretti 111, attestent que ◀la▶ rhétorique des troubadours et des romans courtois sont ◀les▶ sources directes du lyrisme franciscain, lequel à son tour devait influencer si profondément ◀le▶ langage mystique des siècles suivants.
Souviens-toi, ô créature, que ta nature est celle des anges. Si plus longtemps tu demeures en cette boue, tu devras rester toujours dans ◀les▶ ténèbres.
lit-on dans une des laudes attribuée à Jacopone da Todi ou à son entourage, et cet « angélisme » rappelle ◀d’▶une manière précise celui des cathares. D’autres laudes, pour être plus évidemment catholiques ◀d’▶inspiration, n’en sont que plus « érotiques » ou « courtoises » ◀de▶ langage :
Mon cœur se fond comme ◀la▶ glace au feu lorsque étroitement j’embrasse mon Seigneur, criant : ◀l’▶amour ◀de▶ ◀l’▶Amour me consume, je m’unis à ◀l’▶Amour, enivré ◀d’▶amour. Dans ◀les▶ flammes, je brûle et je languis, en criant ; en vivant, je meurs, et en mourant, je vis. Pourtant, je n’aime pas, mais j’ai soif ◀d’▶aimer, et j’ai faim ◀de▶ m’unir à ◀l’▶Amour.112
5.
La Rhétorique courtoise chez ◀les▶ mystiques espagnols
Si maintenant nous parcourons ◀les▶ textes des grands mystiques espagnols, sainte Thérèse et saint Jean de la Croix au xvie siècle, nous y retrouvons, jusque dans ses nuances ◀les▶ plus précieuses, ◀la▶ rhétorique entière ◀de▶ ◀l’▶amour courtois.
À défaut ◀d’▶une anthologie qui tiendrait décidément trop ◀de▶ place113, bornons-nous à énumérer ◀les▶ principaux thèmes communs aux troubadours et aux mystiques orthodoxes :
Sur quoi ◀le▶ psychologue matérialiste (cela va ◀de▶ Voltaire à Freud) conclut avec une bizarre assurance, et sur ◀la▶ foi du seul langage, que tout cela relève ◀d’▶une déviation sexuelle. Et ◀l’▶on sait que ◀les▶ conclusions des savants du xixe siècle sont devenues nos préjugés courants. Mais sans compter que ◀le▶ jugement matérialiste sur ◀les▶ mystiques est plus révélateur ◀de▶ ◀l’▶obsession ◀de▶ ceux qui ◀le▶ portent que ◀de▶ ◀l’▶objet sur lequel on ◀le▶ porte, il repose sur une double erreur historique et psychologique. Car :
1° ◀le▶ langage ◀de▶ ◀la▶ passion — tel qu’on ◀le▶ retrouve chez ◀les▶ mystiques — n’est pas, à ◀l’▶origine, celui des sens et ◀de▶ ◀la▶ nature, mais il est au contraire ◀la▶ rhétorique ◀d’▶une ascèse étroitement liée à ◀l’▶hérésie méridionale du xiie siècle ;
2° des génies comme saint Jean de la Croix et sainte Thérèse étaient mieux avertis que quiconque des dangers ◀de▶ ◀la▶ « luxure spirituelle ». (C’est ◀l’▶expression ◀de▶ saint Jean de la Croix.) Or tous ◀les▶ deux en parlent avec une liberté telle que ◀l’▶on ne voit plus ce que pourrait signifier, dans leur cas, ◀le▶ soupçon habituel ◀de▶ « refoulement ».
Reprenons ces deux arguments.
Et tout d’abord, soulignons bien que ◀le▶ langage des mystiques ne saurait être confondu avec ◀la▶ nature profonde ◀de▶ ◀l’▶expérience qu’ils ont vécue. J. Baruzi écrit ◀de▶ sainte Thérèse : « On a démêlé ◀les▶ sources ◀de▶ nombre ◀de▶ ses images… Mais trouverait-on aussi sûrement ◀les▶ origines ◀de▶ ce langage psychologique où se traduit sans doute, ◀le▶ plus purement, sa nature ? »115 Tous ◀les▶ mystiques, et sainte Thérèse la première, se plaignent ◀de▶ n’avoir pas ◀de▶ mots nouveaux (nuevas palabras) pour louer ◀les▶ œuvres ◀de▶ Dieu telles qu’ils ◀les▶ vivent dans leur âme. Et leurs silences furent plus réels que leurs paroles. Il ne s’agit donc, ici, que ◀de▶ tenir compte des éléments hérités ◀de▶ leur langage littéraire.
Or s’il faut se borner à un exemple qui est à la fois ◀le▶ plus fameux, ◀le▶ mieux connu, et celui qui a ◀le▶ plus égaré nos savants, ◀le▶ fait est que sainte Thérèse utilise constamment, et même raffine ◀la▶ rhétorique courtoise.
S’agit-il ◀d’▶influences littéraires ? Ou ◀de▶ courants hérétiques souterrains ? Ou ◀d’▶une recréation autonome, qui pourrait s’expliquer en partie sur ◀la▶ base des remarques que nous faisions au précédent chapitre ? « Comment savoir, écrit J. Baruzi, si certaines images que Jean de la Croix emprunte au Cantique des Cantiques sont extraites uniquement du poème biblique, ou ne sont pas en même temps des images retrouvées, vérifiées pour ainsi dire, traduisant une joie recomposée ? »116
Je ne pense pas que personne, ◀de▶ nos jours, soit en mesure ◀de▶ trancher toutes ces questions. ◀Les▶ spécialistes ◀les▶ mieux informés hésitent encore lorsqu’il s’agit ◀d’▶attribuer à tel mystique fort bien connu, et orthodoxe par-dessus ◀le▶ marché (Ruysbroek ou sainte Thérèse par exemple) ◀l’▶origine ◀de▶ termes précis dont Jean de la Croix fait usage. Nous pouvons cependant, pour sainte Thérèse, retrouver quelques sources certaines.
« On a souvent signalé ◀le▶ goût des mystiques pour ◀la▶ littérature chevaleresque. Sainte Thérèse raffolait dans sa jeunesse des romans ◀de▶ chevalerie (voir sa Vie par elle-même, chap II) ; elle eut même, paraît-il, ◀l’▶idée ◀d’▶en composer un en collaboration avec son frère Rodrigue. »117 Nous savons d’autre part que ◀les▶ auteurs religieux dont elle faisait sa nourriture intellectuelle étaient tous fortement imbus ◀de▶ rhétorique courtoise et chevaleresque. ◀La▶ question a d’ailleurs été traitée, par un auteur qui offre toutes ◀les▶ garanties ◀de▶ sérieux et ◀d’▶information118, et en des termes qui me paraissent trop significatifs pour que j’hésite à ◀les▶ reproduire :
Si ◀l’▶on se borne à ◀la▶ conception ◀de▶ ◀l’▶amour dans ◀les▶ romans ◀de▶ chevalerie et dans ◀les▶ traités spirituels du xvie siècle, on observe ◀d’▶intéressantes analogies ◀de▶ fond et ◀de▶ forme.
a) ◀Le▶ noble langage ◀d’▶Amadis, ses métaphores érotiques, ses subtiles préciosités se retrouvent chez Francisco de Ossuna, Bernardino de Laredo et Malou de Chaide [maître ◀de▶ sainte Thérèse], aussi bien que dans ◀les▶ Exclamations et ◀le▶ Château intérieur.
b) En Espagne, ◀les▶ auteurs ◀de▶ romans ◀de▶ chevalerie comme ceux des traités mystiques se caractérisent par ◀le▶ même réalisme quand ils sacrifient ◀le▶ sentiment du merveilleux à celui ◀d’▶une intimité plus familière et plus émouvante, comme ils tendent à mettre ◀l’▶humain et ◀le▶ divin sur ◀le▶ même plan, soit en contemplant ◀le▶ divin avec des yeux profanes, soit en considérant ◀l’▶humain sous une interprétation divine. [C’est moi qui souligne.]
c) Surtout ◀l’▶amour courtois et ◀l’▶amour divin s’exaltent l’un et l’autre dans ◀la▶ même conception héroïque ◀de▶ ◀l’▶obligation morale, ◀de▶ ◀l’▶action et ◀de▶ ◀la▶ foi. ◀La▶ devise ◀d’▶Amadis de Gaule et celle ◀de▶ sainte Thérèse pourraient être également « aimer pour agir ». [Ici, je ferai quelques réserves : ◀l’▶amour courtois, dans sa pureté première, aime pour souffrir, pour « pâtir »…]
d) Ce n’est pas dans ◀les▶ pauvres extravagances des romans ◀de▶ chevalerie mystique (◀la▶ Gallarda Espirituel, El divino Escarraman) qu’il faut chercher ◀la▶ synthèse ◀de▶ ◀l’▶amour divin et ◀de▶ ◀l’▶amour courtois, mais chez ◀les▶ troubadours provençaux du xiie siècle. ◀Les▶ plus féconds éléments ◀de▶ leur doctrine, ◀de▶ leur symbolisme et ◀de▶ leur terminologie passent dans ◀la▶ mystique du xiiie siècle par l’intermédiaire de saint François d’Assise.
En se limitant à ◀l’▶évolution ◀de▶ sainte Thérèse, on constate que ◀les▶ romans ◀de▶ chevalerie ont eu sur elle une influence psychologique, et une influence littéraire qui apparaît surtout dans ◀le▶ symbolisme guerrier du combat spirituel et du Château intérieur. »
Extraordinaire retour et assomption ◀de▶ ◀l’▶hérésie, par ◀le▶ détour ◀d’▶une rhétorique qu’elle a créée contre ◀l’▶Église, et que ◀l’▶Église lui reprend par ses saints ! Résumons ◀les▶ étapes ◀de▶ ◀l’▶aventure : ◀l’▶hérésie des « parfaits » descend ◀de▶ ◀l’▶Éros à Vénus, elle va jusqu’à confondre avec ◀la▶ poésie ◀d’▶un amour qui serait tout profane ; ◀les▶ confusions qu’elle entretient ◀de▶ ◀la▶ sorte flattent trop bien ◀les▶ désirs naturels ; peu à peu, ◀l’▶hérésie disparaît aux yeux des mondains abusés par ◀le▶ charme trompeur ◀de▶ ◀l’▶art : ils n’en gardent que ◀la▶ poésie ; et voici que cent ans et trois-cents ans plus tard, ce vêtement dont on a oublié qu’il cachait autre chose que ◀la▶ nature — c’est ◀la▶ mystique chrétienne qui vient ◀le▶ reprendre pour en revêtir ◀l’▶Agapè !
Quant à ◀la▶ psychologie dont relèverait cette préférence pour ◀le▶ langage passionnel, elle a été interprétée généralement selon ◀la▶ superstition matérialiste119. On a « ramené » tout ce qu’on pouvait — et un peu plus — à ◀l’▶instinct sexuel « dévoyé ». ◀Le▶ xixe siècle, dans ◀l’▶ensemble, n’est jamais plus heureux que lorsqu’il peut « ramener » ◀le▶ supérieur à ◀l’▶inférieur, ◀le▶ spirituel au matériel, ◀le▶ significatif à ◀l’▶insignifiant. Et c’est ce qu’il appelle « expliquer ». Que ce soit, la plupart du temps, au prix des pires dénis du sens critique, je n’ai pas à ◀le▶ montrer ici dans ◀le▶ détail : j’ai dit ailleurs120 qu’à mon avis, cette propension moderne est ◀le▶ signe ◀d’▶un ressentiment profond à l’endroit de ◀la▶ poésie, et en général, ◀de▶ toute activité créatrice — donc risquée — ◀de▶ ◀l’▶esprit.
Mais il convient ◀de▶ préciser encore : que pour ◀les▶ hommes du xvie siècle, ◀le▶ langage érotique était plus innocent qu’à nos yeux. C’est nous qui sommes des névrosés, héritiers du « puritanisme » embourgeoisé ◀d’▶un xixe siècle incroyant. Saint Jean de la Croix, qui décrivit en une page remarquable ◀de▶ pénétration psychologique ◀les▶ mouvements ◀de▶ ◀la▶ chair attirée par ◀l’▶élan mystique en ses débuts (Nuit obscure, I, v. 3), ne s’exagère pas plus qu’il ne se ◀la▶ dissimule ◀la▶ gravité relative ◀de▶ pareils accidents. Réciter ici ◀les▶ formules « sublimation » et « refoulement », c’est simplement refuser ◀de▶ savoir ◀de▶ quoi ◀l’▶on parle. Où est ◀le▶ refoulement, où est ◀la▶ censure, lorsque Thérèse écrit à un religieux qui se plaint ◀de▶ ressentir une émotion des sens chaque fois qu’il entre en oraison : « Je trouve que cela est indifférent à ◀l’▶oraison, et que ◀le▶ mieux est ◀de▶ n’y faire aucune attention. » De même, à l’un ◀de▶ ses frères qui ne pouvait communier sans éprouver ◀l’▶émoi sexuel, et à qui ◀l’▶on avait ordonné en conséquence, ◀de▶ ne plus communier qu’une fois ◀l’▶an, saint Jean de la Croix conseille ◀de▶ ne pas s’inquiéter, ◀de▶ recevoir ◀le▶ sacrement chaque semaine, quoi qu’il advienne — et ◀le▶ frère se trouve guéri, parce qu’il cesse ◀de▶ craindre à ◀l’▶excès. S’il faut parler encore ◀de▶ psychanalyse, reconnaissons que Jean de la Croix joue ici ◀le▶ rôle du médecin, et non du névrosé.
« Il vous semblera peut-être, écrit sainte Thérèse, que certaines choses qui se rencontrent dans ◀le▶ Cantique des Cantiques auraient pu s’exprimer ◀d’▶une autre manière. Vu notre grossièreté, je ne serais pas surprise que cela nous vînt à ◀l’▶esprit. J’ai même entendu dire à certaines personnes qu’elles évitaient ◀de▶ ◀les▶ entendre. O Dieu ! que notre misère est grande ! Il nous arrive comme à ces animaux venimeux qui changent en poison tout ce qu’ils mangent… »
◀De▶ ◀la▶ comparaison formelle des écrits ◀d’▶un Eckhart avec ceux ◀d’▶un Ruysbroek, ◀d’▶une Thérèse et ◀d’▶un Jean de la Croix, nous pouvons maintenant tirer cette conclusion : ◀la▶ nature des métaphores empruntées au langage courant par ◀les▶ mystiques n’est pas sans ◀d’▶étroites relations avec leur doctrine ◀de▶ ◀l’▶union ou leur foi dans ◀l’▶Incarnation.
Ruysbroek, Thérèse et Jean de la Croix sont très nettement « christocentriques ». Tout chez eux part du drame ◀de▶ ◀la▶ séparation instituée par ◀le▶ péché entre ◀l’▶homme et son Créateur ; tout aboutit à des instants ◀de▶ communion active dans ◀la▶ Grâce, et c’est cela qu’ils appellent « mariage » — cette communion ◀de▶ ◀l’▶âme élue et du Christ époux ◀de▶ ◀l’▶Église. Mais ◀la▶ voie ◀de▶ ◀l’▶homme séparé, c’est ◀la▶ passion — et ◀la▶ passion est partout dans leurs œuvres, tandis qu’elle est absente ◀de▶ celles ◀d’▶Eckhart.
Voilà pourquoi ce fut ◀la▶ mystique orthodoxe — ◀la▶ moins suspecte ◀de▶ troubles complaisances ! — qui se vit portée par ◀l’▶objet même ◀de▶ sa foi à user, et parfois à abuser, du langage ◀de▶ ◀l’▶amour-passion. Usage et abus dont ◀la▶ psychologie moderne devait nécessairement tirer des conclusions conformes à son bon sens, mais qui me paraissent controuvées par ◀l’▶Histoire.
6.
Note sur ◀la▶ métaphore
Pourtant tout n’est pas expliqué par ces considérations historiques. Car on peut reculer encore ◀la▶ question, et dire : ◀le▶ langage passionnel vient ◀d’▶une littérature courtoise née dans ◀l’▶ambiance ◀d’▶une certaine hérésie ; mais cette hérésie, à son tour, ne se ramène-t-elle pas à des dispositions physiologiques sublimées ? Rien ne permet ◀de▶ ◀l’▶affirmer historiquement. En théorie cependant ◀l’▶objection reste possible, et même inévitable.
On connaît ◀le▶ casse-tête philosophique : qui a commencé, ◀la▶ poule ou ◀l’▶œuf ? ◀La▶ même question se repose, non moins insoluble, quand il s’agit ◀de▶ savoir, en fin de compte, si c’est ◀l’▶« esprit » ou ◀la▶ « matière » qui sont ◀la▶ cause des phénomènes où tous ◀les▶ deux sont impliqués.
Par exemple, dans ◀le▶ cas du langage mystique : sommes-nous en présence d’une matérialisation du spirituel — et celui-ci serait alors ◀la▶ cause première — ou au contraire ◀d’▶une sublimation ◀de▶ phénomènes physiologiques, lesquels seraient à ◀la▶ base ◀de▶ ce qui se trouve exprimé ? Quelle que soit ◀la▶ réponse qu’on donnera, une chose demeure certaine : c’est que nous sommes en présence de deux facteurs qui n’existent jamais l’un sans l’autre. On pourrait fort bien s’en tenir à cette constatation empirique. Mais en fait, personne ne s’y tient.
◀La▶ conscience moderne, par exemple, victime des réflexes que lui a donnés ◀la▶ science matérialiste, tranche toujours ◀le▶ débat au bénéfice ◀de▶ ce qui est ◀le▶ plus bas.
Prenons ◀le▶ cas des métaphores : on dit ◀d’▶un goût qu’il est amer mais on dira aussi ◀d’▶une douleur qu’elle est amère. Comment cela peut-il s’expliquer ? Tout le monde répond, sans hésiter, que lorsqu’on parle ◀d’▶une douleur amère, on s’exprime par métaphore, au figuré. ◀Le▶ sens propre du mot « amer » serait alors celui qui concerne ◀la▶ sensation physique, tenue pour primitive.
Il se peut. Mais ◀d’▶où ◀le▶ sait-on ?
◀Les▶ personnes qui croient cela, ◀le▶ croient-elles pour des raisons qu’elles seraient capables ◀de▶ donner ? Ont-elles donc recherché si, chronologiquement, ◀le▶ sens « matériel » ◀d’▶un mot précède toujours ◀le▶ « spirituel », qui ne serait qu’une transposition, un à-peu-près, une erreur tolérée ? En vérité, personne ne se livre à ces recherches : on affirme sur ◀la▶ foi ◀d’▶un préjugé que ◀l’▶on baptise bon sens ou évidence. Ce préjugé consiste à croire que ◀le▶ physique est plus vrai et plus réel que ◀le▶ spirituel ; qu’il est donc à ◀la▶ base ◀de▶ tout ; que c’est par lui que tout s’explique.
◀Le▶ mécanisme ◀de▶ ce préjugé a été défini et critiqué par ◀le▶ Dr Minkowski121 et Arnaud Dandieu ◀d’▶une manière pertinente et nuancée. Selon ces deux auteurs, ◀le▶ sens dit « propre » et ◀le▶ sens dit « figuré » ne sauraient être « ramenés » l’un à l’autre, car tous ◀les▶ deux traduisent « proprement » dans des domaines différents, une réalité indivisible, plus profonde, antérieure à ses aspects sensoriels ou spirituels. Sinon comment expliquerait-on que ◀le▶ même mot puisse servir à désigner des phénomènes aussi divers ? En vérité, il n’y a pas moins ◀d’▶amertume dans ◀la▶ douleur que dans ◀le▶ goût du sel, mais ce que nous désignons dans l’une et l’autre par ◀le▶ même mot, c’est une même manière ◀d’▶être affecté, soit par ◀les▶ sens, soit par ◀la▶ pensée, dans ◀la▶ totalité ◀de▶ notre existence.
Ainsi ◀de▶ nos métaphores amoureuses. ◀Le▶ moderne n’hésite pas à tenir ce raisonnement : « Amour désigne pour moi ◀l’▶attrait sexuel — or sainte Thérèse parle sans cesse ◀d’▶amour — donc cette mystique est une érotomane qui s’ignore. » Mais nous avons vu que sainte Thérèse n’ignore rien, et qu’au contraire ◀les▶ amants « passionnés » sont sans doute des mystiques qui s’ignorent… Ainsi ◀les▶ arguments s’annulent. Nous ne savons rien des origines premières. Ce que nous avons pu dégager, c’est uniquement ◀le▶ jeu des deux facteurs dans ◀l’▶évolution historique. Résumons-◀le▶ encore une fois, pour plus ◀de▶ clarté.
Notre langage passionnel nous vient de ◀la▶ rhétorique des troubadours. Rhétorique ambiguë par excellence : une dogmatique manichéenne y compose des symboles ◀d’▶attrait sexuel. Mais peu à peu, cette rhétorique se détachant ◀de▶ ◀la▶ religion qui ◀l’▶a créée, passe dans ◀les▶ mœurs, et devient langage commun. Maintenant, quand un mystique veut exprimer ses expériences ineffables, il est contraint ◀de▶ se servir ◀de▶ métaphores. Il ◀les▶ prend où il ◀les▶ trouve et telles qu’elles sont, quitte à ◀les▶ modifier par ◀la▶ suite. Or à partir du xiie siècle, ◀les▶ métaphores courantes sont celles ◀de▶ ◀la▶ rhétorique courtoise. Que ◀les▶ mystiques s’en emparent sans hésiter ne signifie donc pas du tout qu’ils « subliment » des passions sensuelles, mais simplement que ◀l’▶expression habituelle ◀de▶ ces passions, créée d’ailleurs par une mystique, convient à ◀l’▶expression ◀de▶ ◀l’▶amour spirituel qu’ils vivent. Et elle convient même ◀d’▶autant mieux à ◀l’▶expression des rapports « malheureux » entretenus par ◀l’▶âme et son Dieu, qu’elle s’est plus complètement humanisée, c’est-à-dire détachée ◀de▶ ◀l’▶hérésie. Car ◀l’▶hérésie posait ◀l’▶union possible ◀de▶ Dieu et ◀de▶ ◀l’▶âme, ce qui entraînait ◀le▶ bonheur divin et ◀le▶ malheur ◀de▶ tout amour humain ; tandis que ◀l’▶orthodoxie pose que ◀l’▶union est impossible, ce qui entraîne ◀le▶ malheur divin et rend ◀l’▶amour humain possible en ses limites. ◀D’▶où il résulte que ◀le▶ langage ◀de▶ ◀la▶ passion humaine selon ◀l’▶hérésie correspond au langage ◀de▶ ◀la▶ passion divine selon ◀l’▶orthodoxie.
On se trouve donc en présence d’une continuelle interaction. Et seule une décision tout arbitraire isolerait tel ou tel moment ◀de▶ cette dialectique permanente pour en faire ◀la▶ donnée première.
7.
Libération finale des mystiques
Cette décision tout arbitraire, il est temps ◀de▶ ◀la▶ prendre ici, et ◀de▶ ◀la▶ prendre en faveur de ◀l’▶esprit, c’est-à-dire ◀de▶ sa primauté. Qu’elle soit arbitraire en fin de compte, ou ce qui revient au même, avant tout compte, n’exclut pas qu’on ◀l’▶appuie ◀de▶ raisons. J’en marquerai trois.
1° ◀Le▶ langage passionnel me paraît s’expliquer à partir de ◀l’▶esprit, en ceci qu’il exprime non pas ◀le▶ triomphe ◀de▶ ◀la▶ nature sur ◀l’▶esprit — comme ◀le▶ font croire des expressions courantes telles que « aveuglé par ◀la▶ passion », « fou ◀d’▶amour » — mais ◀l’▶excès ◀de▶ ◀l’▶esprit sur ◀l’▶instinct. « ◀L’▶amour existe lorsque ◀le▶ désir est si grand qu’il dépasse ◀les▶ limites ◀de▶ ◀l’▶amour naturel », disait ◀le▶ troubadour Guido Cavalcanti, au xiiie siècle. Or ◀le▶ fait ◀de▶ dépasser ◀les▶ limites ◀de▶ ◀l’▶instinct, définit ◀l’▶homme en tant qu’esprit. C’est ce fait seul qui nous permet ◀de▶ parler.
Qu’est-ce que ◀le▶ langage en effet ? ◀Le▶ pouvoir ◀de▶ mentir autant que ◀le▶ pouvoir ◀d’▶exprimer ce qui est. Un animal est incapable ◀de▶ mentir, ◀de▶ dire ce que ◀l’▶instinct ne fait pas, ◀d’▶aller au-delà du nécessaire et au-delà ◀de▶ ◀la▶ satisfaction. ◀La▶ passion, ◀l’▶amour ◀de▶ ◀l’▶amour, c’est au contraire ◀l’▶élan qui va au-delà ◀de▶ ◀l’▶instinct et qui, par là, ment à ◀l’▶instinct. ◀Le▶ responsable ◀d’▶un tel mensonge ne saurait être que « ◀l’▶esprit ». (On sent ici à quelle profondeur ◀l’▶amour-passion, ◀l’▶expression et ◀le▶ mensonge se trouvent liés. Et n’est-elle pas typique ◀de▶ toute passion, cette volonté ◀de▶ s’exprimer, ◀de▶ se décrire comme pour mieux jouir ◀de▶ soi-même ? Mais aussi cette conviction que ◀les▶ autres ne comprendront pas, et que s’ils questionnent ou accusent, on ne peut alors que mentir pour sauver ◀l’▶essence même ◀de▶ ◀la▶ passion !)
2° Si Jean de la Croix, et même Ruysbroek, et saint François, sont évidemment postérieurs à ◀la▶ naissance ◀de▶ ◀l’▶amour-passion, il n’en reste pas moins que celui-ci est postérieur à ◀la▶ mystique pseudo-chrétienne des cathares.
3° C’est sans doute à tort qu’à ◀la▶ proposition : « Tout érotomane est un mystique qui s’ignore », on a cru pouvoir répondre : « Ou ◀l’▶inverse. » Il se peut que ◀les▶ épigones des grands mystiques122 nous apparaissent parfois comme des érotomanes qui s’ignorent. Mais il est certain que ◀l’▶érotomanie est une forme ◀d’▶intoxication, et tout nous prouve que ◀les▶ Eckhart, Ruysbroek, Thérèse, Jean de la Croix, sont exactement ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qu’on nomme des intoxiqués.
◀L’▶intoxiqué est ◀la▶ victime non ◀de▶ sa passion, mais ◀de▶ ◀l’▶agent matériel qu’elle utilise pour s’exalter. Si ◀l’▶origine ◀de▶ cette passion est un désir, conscient ou non, ◀d’▶échapper à ◀la▶ condition terrestre insupportable, et si ◀l’▶on est en droit ◀d’▶y voir ◀le▶ rudiment ◀d’▶un appel mystique, il n’en reste pas moins que ◀l’▶intoxiqué est avant tout ◀l’▶esclave ◀de▶ sa drogue. Psychologiquement, c’est un être déchu, dont ◀les▶ sens s’émoussent, dont ◀la▶ lucidité s’affaiblit, et qui finit dans ◀l’▶idiotie. ◀Les▶ grands mystiques, tout au contraire, insistent sur ◀la▶ nécessité ◀de▶ dépasser ◀l’▶état ◀de▶ transe, ◀d’▶accéder à une lucidité toujours plus pure et audacieuse, ◀de▶ vérifier même ◀les▶ plus hautes grâces par leurs répercussions dans ◀la▶ vie quotidienne. Sainte Thérèse ne tenait pour bonnes que ◀les▶ visions qui ◀la▶ poussaient à mieux agir, à mieux aimer. Surtout, ◀les▶ grands mystiques s’accordent à voir ◀le▶ terme ◀de▶ leur ascension dans ◀la▶ liberté souveraine ◀de▶ ◀l’▶âme. Saint Jean de la Croix et Maître Eckhart disent en termes différents ◀la▶ même chose : il faut que ◀le▶ mystique arrive « à se passer du don », à ne plus ◀le▶ désirer pour lui-même. Dans ◀le▶ mariage spirituel, dit Jean de la Croix, ◀l’▶âme parvient à aimer Dieu sans plus sentir son amour. C’est un état ◀d’▶indifférence parfaite, croirait-on ; en vérité, c’est ◀le▶ point ◀de▶ perfection ◀d’▶un équilibre durement conquis, ◀d’▶une connaissance immédiatement active.
Au-delà des transes et au-delà ◀de▶ ◀l’▶ascèse, ◀l’▶aventure mystique culmine dans un état ◀d’▶extrême « désintoxication » ◀de▶ ◀l’▶âme. Dans ◀la▶ plus rigoureuse possession ◀de▶ soi-même. Et c’est alors que ◀le▶ mariage devient possible, qui signifie non plus jouissance ◀de▶ ◀l’▶Éros, mais fécondité ◀de▶ ◀l’▶Agapè.
Ainsi ◀la▶ mystique orthodoxe apparaît-elle enfin comme ◀la▶ voie purgative par excellence, ◀la▶ meilleure discipline qui nous permette ◀de▶ transcender ◀l’▶amour-passion jusque dans ses formes sublimées. ◀Le▶ cycle ◀de▶ ◀l’▶ascèse chrétienne ramène ◀l’▶âme à ◀l’▶obéissance heureuse, c’est-à-dire à ◀l’▶acceptation des limites ◀de▶ ◀la▶ créature, mais dans un esprit renouvelé, dans une liberté reconquise.
8.
Crépuscule ◀de▶ ◀l’▶amour-passion
C’est ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation qui distingue radicalement ◀la▶ mystique orthodoxe ◀de▶ ◀l’▶hérétique. C’est lui qui donne un sens tout différent au mot amour dans ◀les▶ deux cas.
◀Les▶ hérétiques cathares opposent ◀la▶ Nuit au Jour comme ◀le▶ fait ◀l’▶Évangile ◀de▶ Jean. Mais ◀la▶ Parole du Jour, pour eux, n’a pas revêtu ◀la▶ forme ◀de▶ ◀la▶ Nuit : elle n’a pas « été faite chair ». Ils ne veulent pas que ◀le▶ Jour parfait se communique à nous au travers de ◀la▶ vie. (Ils ne croient pas ◀l’▶humanité du Christ.) Ils veulent aller tout droit à ◀l’▶Amour par ◀l’▶amour, et ◀de▶ ◀la▶ Nuit au Jour sans nul intermédiaire. Sombrant alors, comme Icare est tombé. (Celui qui veut aller à Dieu sans passer par ◀le▶ Christ qui est « ◀le▶ chemin », celui-là va au diable, disait énergiquement Luther.) Ils pressentent que ◀la▶ Nuit est un mystère du Jour, dont ◀le▶ Jour seul détient ◀le▶ secret dernier123. Mais ils ignorent que ◀la▶ Nuit, c’est ◀la▶ Colère ◀de▶ Dieu — répondant à notre révolte — et non pas ◀l’▶œuvre ◀d’▶un obscur démiurge. (Telle est du moins ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀la▶ Bible.) Refusant que ◀le▶ Jour ◀les▶ enseigne dans cette vie et par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀la▶ « matière », méconnaissant une Agapè qui sanctifie ◀la▶ créature, ignorant donc ◀la▶ vraie nature ◀de▶ ce qu’ils tiennent pour ◀le▶ péché, ils courent ◀le▶ risque ◀de▶ s’y perdre sans retour au moment même qu’ils croient lui échapper.
Et ◀de▶ là vient que ◀la▶ confusion était fatale entre ◀l’▶Éros divinisant et ◀l’▶Éros prisonnier ◀de▶ ◀l’▶instinct. ◀De▶ là vient que ◀la▶ passion « enthousiaste », ◀la▶ joy ◀d’▶amor des troubadours, devait fatalement aboutir à ◀la▶ passion humaine malheureuse. Cet amour impossible laissait au cœur des hommes une brûlure inoubliable, une ardeur vraiment dévorante, une soif que ◀la▶ mort seule pouvait éteindre : ce fut ◀la▶ « torture ◀d’▶amour » qu’ils se mirent à aimer pour elle-même.
◀La▶ passion des « parfaits » voulait ◀la▶ mort divinisante. ◀La▶ soif qu’elle laisse au cœur des hommes sans foi, mais bouleversés par sa brûlante poésie, ne cherchera plus dans ◀la▶ mort que ◀la▶ suprême sensation.
Et de même, ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ Dame, dès qu’il cessera ◀d’▶être un symbole ◀de▶ ◀l’▶union avec ◀le▶ Jour incréé, deviendra ◀le▶ symbole ◀de▶ ◀l’▶impossible union avec ◀la▶ femme ; gardant ◀de▶ ses origines mystiques on ne sait quoi ◀de▶ divin, ◀de▶ faussement transcendant — une illusion ◀de▶ gloire libératrice dont ◀la▶ douleur serait encore ◀le▶ signe ! Ainsi s’opère ◀le▶ renversement tragique : se dépasser jusqu’à s’unir au transcendant, quand ◀le▶ but n’est plus ◀la▶ Lumière, et quand on ignore ◀le▶ « chemin », c’est se précipiter dans ◀la▶ Nuit.
◀Le▶ dépassement, dès lors, n’est plus qu’exaltation du narcissisme. Il ne vise plus à ◀la▶ libération des sens, mais à ◀la▶ douloureuse intensité du sentiment. Intoxication par ◀l’▶esprit.
◀L’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ passion ◀d’▶amour, dans toutes ◀les▶ grandes littératures, du xiiie siècle jusqu’à nous, c’est ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ déchéance du mythe courtois dans ◀la▶ vie « profanée ». C’est ◀le▶ récit des tentatives de plus en plus désespérées que fait ◀l’▶Éros, pour remplacer ◀la▶ transcendance mystique par une intensité émue. Mais grandiloquentes ou plaintives, ◀les▶ figures du discours passionné, ◀les▶ « couleurs » ◀de▶ sa rhétorique ne seront jamais que ◀les▶ exaltations ◀d’▶un crépuscule, promesses ◀de▶ gloire jamais tenues…