Livre IV
Le mythe dans la littérature
On reconnaîtra maintenant ce qu’est le péché ou comment procède le péché. C’est lorsque la volonté humaine se sépare de▶ Dieu pour être une volonté à soi, qu’elle suscite sa propre ardeur et brûle ◀de▶ sa propre affection, ardeur qui lui est propre et qui n’a rien à voir avec l’ardeur divine.
Jacob Boehme.
1.
D’une influence précise ◀de▶ la littérature sur les mœurs
◀D’▶une manière générale, il est bien difficile ◀de▶ vérifier l’influence des arts sur la vie quotidienne ◀d’▶une époque. « La musique adoucit les mœurs ? » Je n’en sais rien, et personne ne saurait le démontrer. Et la peinture, quelle peut bien être son action ? L’architecture, au moins, nous pouvons l’habiter, mais là n’est pas son caractère ◀d’▶art. De même pour telle ou telle philosophie. Mais le cas est tout différent lorsqu’il s’agit ◀d’▶une littérature dont on peut démontrer, historiquement, qu’elle a donné sa langue à la passion.
Si la littérature peut se vanter ◀d’▶avoir agi sur les mœurs ◀de▶ l’Europe, c’est à coup sûr à notre mythe qu’elle le doit. ◀D’▶une manière plus précise : c’est à la rhétorique du mythe, héritage ◀de▶ l’amour provençal. Il n’est pas nécessaire ◀de▶ supposer ici quelque pouvoir magique des sons et du langage sur nos actes. L’adoption ◀d’▶un certain langage conventionnel entraîne et favorise naturellement l’essor des sentiments latents qui se trouvent les plus aptes à s’exprimer ◀de▶ la sorte. C’est dans ce sens que l’on peut se demander, avec La Rochefoucauld : combien ◀d’▶hommes seraient amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler ◀d’▶amour ?
Passion et expression ne sont guère séparables. La passion prend sa source dans cet élan ◀de▶ l’esprit qui par ailleurs fait naître le langage. Dès qu’elle dépasse l’instinct, dès qu’elle devient vraiment passion, elle tend du même mouvement à se raconter elle-même, que ce soit pour se justifier, pour s’exalter, ou simplement pour s’entretenir. (Le double sens est significatif.) En ce domaine, il est aisé ◀de▶ vérifier. Les sentiments qu’éprouvent l’élite, puis les masses par imitation, sont des créations littéraires en ce sens qu’une certaine rhétorique est la condition suffisante ◀de▶ leur aveu, donc ◀de▶ leur prise de conscience. À défaut de cette rhétorique, ces sentiments existeraient sans doute, mais ◀d’▶une manière accidentelle, non reconnue, à titre ◀d’▶étrangetés inavouables, en contrebande. Mais on a toujours vu que l’invention ◀d’▶une rhétorique faisait foisonner rapidement certaines puissances latentes du cœur. L’apparition ◀de▶ Werther par exemple a produit une vague ◀de▶ suicides. Rousseau fit boire du lait à toute la cour ◀de▶ France, et René désola plusieurs générations. C’est que pour admirer la nature simple, pour accepter certaines mélancolies, et même pour se suicider, il faut être en mesure « ◀d’▶expliquer » à soi-même ou aux autres ce qu’on sent. Plus un homme est sentimental, plus il y a ◀de▶ chances qu’il soit verbeux et bien disant.
Et de même, plus un homme est passionné, plus il y a ◀de▶ chances qu’il réinvente les figures ◀de▶ la rhétorique ; qu’il redécouvre leur nécessité ; qu’il se modèle spontanément à la ressemblance du « sublime » qu’elles ont su rendre inoubliable.
C’est pourquoi l’on n’aura pas grand-peine à jalonner l’évolution du mythe courtois dans la morale des peuples ◀d’▶Occident : l’on peut admettre qu’elle est parallèle à ses métamorphoses littéraires. (Moyennant, cela va de soi, certains retards et simplifications.)
En esquissant la courbe ◀de▶ la mystique classique, nous avons pu décrire une assomption du mythe. C’était la voie montante et elle nous a conduits à une dissolution libératrice du « charme ». La littérature, au contraire, est la voie qui descend aux mœurs. C’est donc la vulgarisation du mythe, ou pour mieux dire : sa « profanation »124 que nous allons décrire maintenant.
2.
Les deux roses
Le meilleur point ◀de▶ départ nous est donné par le Roman ◀de▶ la Rose, écrit entre les années 1237 et 1280 environ. Il y a cent ans, ou presque, que Béroul et Thomas ont composé la légende ◀de▶ Tristan. La croisade des albigeois a saccagé la civilisation courtoise du Languedoc, dispersant les derniers troubadours. Que va devenir la tradition ◀d’▶Amour ?
Il semble bien que, dès le xive siècle, les hérétiques répandus désormais dans toute l’Europe, où l’Église les traque, aient cessé ◀de▶ recourir à l’expression littéraire ◀de▶ leur religion. Le catharisme se cachera désormais dans les couches profondes et muettes des peuples, là où la vie sociale ne se prête plus aux formes nobles, ne fournit plus les beaux symboles ◀de▶ la grande féodalité. Ce mutisme, d’ailleurs, n’arrête pas son progrès.
L’Église ◀d’▶Amour donnera naissance à ◀d’▶innombrables sectes plus ou moins secrètes, plus ou moins révolutionnaires, et dont les traits constants témoignent ◀d’▶une origine commune, ◀d’▶une tradition fidèlement conservée. Toutes ces sectes en effet sont caractérisées par leur opposition au dogme trinitaire (du moins sous sa forme orthodoxe) ; par leur spiritualisme exalté ; par leur doctrine ◀de▶ la « joie rayonnante » ; par leur refus des sacrements et du mariage ; par leur condamnation absolue ◀de▶ toute participation aux guerres ; par leur anticléricalisme ; par leur goût ◀de▶ la pauvreté et ◀de▶ l’ascèse (végétarisme) ; enfin par leur esprit égalitaire, allant parfois jusqu’à un communisme total.
Nous retrouvons cet ensemble ◀de▶ traits non seulement chez les frères du Libre-Esprit et les ortliebiens rhénans — qui furent peut-être en rapport avec les Vaudois, voisins des cathares — non seulement chez les Vaudois eux-mêmes, chez les disciples ◀de▶ Joachim de Flore, chez les béguines et les béguards des Pays-Bas125, chez les lollards anglais, chez les premiers frères moraves (sinon chez les hussites), mais aussi chez les hérétiques des Églises réformées : Schwenckfeldt, Weigel, les anabaptistes, les mennonites… Luther, Calvin et Zwingli combattirent ces dissidents avec une violence qui rappelle les procédés ◀de▶ Rome contre ses propres sectes. Mais ils ne purent ou ne voulurent les anéantir totalement : ◀de▶ nos jours, on retrouve çà et là des communautés mennonites mêlées ◀d’▶éléments russes — doukhobors et khlystis — au Canada et jusqu’au Paraguay. Leur conception ◀de▶ l’amour n’a pas varié.
Plusieurs auteurs ont supposé qu’une élite cléricale du Moyen Âge fut initiée à ces doctrines. Ainsi pensent-ils expliquer mieux certaines obscurités ◀de▶ la littérature émanée des cercles franciscains et même parfois dominicains. J’avoue que l’extension du langage même des cathares peut induire à des rapprochements souvent troublants : nous l’avons vu à propos des mystiques.
Mais en l’absence ◀de▶ preuves presque impossibles à établir, je m’en tiendrai à un jugement certainement vrai pour la plupart des cas : dès le xive siècle, la littérature courtoise s’est détachée ◀de▶ ses racines mystiques ; elle s’est alors trouvée réduite à une simple forme ◀d’▶expression, c’est-à-dire à une rhétorique. Mais automatiquement, cette rhétorique tendait à idéaliser les objets tout profanes qu’elle décrivait. Ce procédé, bientôt ressenti comme tel, devait engendrer normalement une réaction dite « réaliste ». Double mouvement dont le Roman ◀de▶ la Rose nous donne l’illustre témoignage.
La Rose de Guillaume de Lorris — dans la première partie du roman, dite courtoise — c’est l’amour ◀de▶ la femme idéale, vraie femme déjà mais femme inaccessible dans son jardin givré ◀d’▶allégories. Danger, Male-Bouche et Honte défendent Bel Accueil contre les entreprises des galants. L’obstacle à l’union amoureuse est figuré par l’exigence morale, et non plus du tout religieuse : Ce n’est plus une ascèse mystique, mais un raffinement ◀de▶ l’esprit, qui doit amener l’amant à mériter le don.
Au contraire, pour Jean de Meung, qui terminera le Roman, la Rose n’est plus que la volupté physique. Le réalisme le plus franc succède aux fadaises ◀de▶ Lorris, le sensualisme au platonisme, le cynisme à l’exaltation. La Rose est emportée ◀de▶ haute lutte. La Nature triomphe ◀de▶ l’Esprit, et la raison ◀de▶ la passion.
Chacune ◀de▶ ces parties aura sa descendance. ◀De▶ Lorris, nous irons par Dante — qui peut-être le traduisit — jusqu’à Pétrarque et bien au-delà : jusqu’aux romans allégoriques du xviie , jusqu’à la Nouvelle Héloïse… Et par Jean de Meung, la tradition antique — celle qui condamne la passion comme une « maladie ◀de▶ l’âme » — se transmettra aux parties basses ◀de▶ la littérature française : gauloiserie, gaillardise, rationalisme, polémique, misogynie curieusement exaspérée, naturalisme et réduction ◀de▶ l’homme au sexe. C’est la défense normale que l’homme païen oppose au mythe ◀de▶ l’amour malheureux. (Peut-être, pratiquement, est-elle bien proche ◀d’▶une vision chrétienne réaliste. Nous aurons l’occasion ◀d’▶y revenir.)
3.
Sicile, Italie, Béatrice et Symbole
Alentour ◀de▶ l’an 1200, une solide amitié se noue entre Rambaut de Vaqueiras, troubadour languedocien, et le puissant marquis Alberto Malaspina. Il semble bien qu’un courant très direct ◀d’▶échanges « littéraires » — si l’on veut — unisse le Midi de la France à la Lombardo-Vénétie. Une fois de plus, la carte ◀de▶ l’influence des troubadours se confond avec celle des hérésies. Un peu plus tard, le mouvement franciscain naîtra ◀d’▶une conjonction semblable entre les « spirituels » (mais dans l’Église) et les poètes.
Cependant qu’autour de Palerme, où Frédéric II tient sa cour, fleurit l’école dite des Siciliens. Dans quelle mesure cette poésie courtoise du Sud s’inspira-t-elle des troubadours ? La question est encore obscure. On ne trouve à la cour ◀de▶ Palerme qu’un seul poète provençal, et Frédéric persécute l’hérésie. De même, on peut se demander dans quelle mesure les Siciliens « savaient » encore ce qu’est l’Amour. N’avaient-ils retenu du trobar clus que le procédé mystifiant ? On serait assez tenté ◀de▶ le croire, lorsqu’on voit Dante et son ami Cavalcanti s’élever contre leur maître Guittone d’Arezzo, et railler ses disciples : « Sectateurs ◀de▶ l’ignorance, aveugles qui veulent juger des couleurs, oies essayant ◀de▶ rivaliser avec l’aigle… »
Au Purgatoire, Dante rencontre un ◀de▶ ces pasticheurs infatigables, Bonagiunta de Lucques. Bonne occasion ◀de▶ définir le dolce stil nuovo, le style savant et caressant que l’école du Nord — novatrice mais qui revient aux origines valables — oppose à ces rhétoriqueurs.
Ce qui est frappant dans cette nouvelle école, c’est qu’elle rénove consciemment le langage symbolique des troubadours. Les Siciliens étaient tombés dans un douteux allégorisme : ils parlaient ◀de▶ la dame comme ◀d’▶une femme réelle, ce n’était plus que galanterie mais froide et stéréotypée. Dante et Cavalcanti, d’autres encore, demandaient plus ◀de▶ sincérité et plus ◀de▶ chaleur amoureuse, mais en même temps, ils savent et disent (dans ce dire est la nouveauté) que la Dame est purement symbolique.
Tel est le secret paradoxal ◀de▶ l’amour courtois : guindé et froid quand il ne vante que la femme, mais tout ardent ◀de▶ sincérité quand il célèbre la Sagesse ◀d’▶amour : c’est là vraiment que bat son cœur. Et Dante n’est jamais plus passionné qu’en chantant la Philosophie, si ce n’est quand elle devient la Science sacrée.
Sincérité bien propre aux troubadours, et toute contraire à celle qu’un moderne imagine ! Dante la définira, dans son Banquet, comme le secret qu’il faut voiler ◀d’▶un « beau mensonge ». Les cathares savaient bien tout cela. Mais notons qu’ils ne l’ont jamais dit126.
C’est parce que Dante et ses amis sont amenés à définir leur art qu’on surprend mieux qu’ailleurs chez les poètes italiens le vrai mystère des troubadours, de même que c’est au crépuscule que se révèlent les sept couleurs dont le grand jour faisait une seule lumière, trompeuse à force ◀d’▶évidence. Maintenant nous pouvons distinguer les thèmes que le trobar mêlait dans la naïve transparence ◀de▶ ses symboles.
Voici les derniers Siciliens. Cette plainte ◀de▶ Jacques de Lentino :
Mon cœur souvent meurt, et plus douloureusement que ◀de▶ mort naturelle, pour vous Dame qu’il désire et aime plus que lui-même…
J’ai en moi un feu, qui je le crois, jamais, jamais ne pourra s’éteindre… Pourquoi ne me consume-t-il point ?
Dante de même :
Amour qui, dans ma pensée, me parle ◀de▶ ma Dame avec grand désir, souvent m’entretient ◀de▶ choses telles qu’à leur sujet mon intelligence s’égare. Son langage résonne avec tant de douceur que l’âme qui l’écoute et l’entend s’écrie : — Malheureuse que je suis ! Je ne suis pas capable ◀de▶ répéter ce que j’entends dire ◀de▶ ma Dame !
Et qui douterait encore ◀de▶ la signification symbolique ◀de▶ la Dame, lorsqu’un Guido Guinizelli en parle comme du principe ◀de▶ « notre foi » :
Elle passe par le chemin, si pleine ◀de▶ grâce et ◀de▶ noblesse qu’elle abaisse l’orgueil ◀de▶ celui qu’elle salue [auquel elle donne son salut] et, s’il n’est déjà ◀de▶ notre foi, l’y amène.
Faut-il penser que Dante n’est qu’un blasphémateur lorsqu’il écrit au seuil ◀de▶ la Vita Nuova, cette strophe au sublime départ :
Un ange crie en l’Intelligence divine et dit : — Seigneur, dans le monde se voit une merveille en l’acte qui procède ◀d’▶une âme qui jusqu’ici rayonne. Le Ciel, qui ne manque que ◀d’▶une chose — c’est ◀de▶ l’avoir —, à son Seigneur la demande, et tous les Saints implorent cette faveur. Seule, Pitié prend notre parti, car Dieu dit, et c’est ◀de▶ ma Dame qu’il entend parler : — Mes bien-aimés, ores souffrez en paix que votre espérance demeure, autant qu’il me plaira, là où se trouve plus ◀d’▶un qui s’attend à la perdre et qui dira dans l’enfer : — Ô maudits, j’ai vu l’espérance des bienheureux !
S’agit-il donc ◀de▶ Béatrice comme femme ? Est-ce sa présence que tous les saints implorent et qui serait « l’espérance des bienheureux » ? Ou s’agit-il plutôt ◀de▶ l’Esprit saint soutenant son Église par la charité du Christ — (la Pitié) — jusqu’à ce que tous aient pu recevoir la Vie nouvelle127 ?
Ce qui doit paraître ici-bas blasphématoire, c’est l’équivoque malgré tout maintenue. ◀D’▶où le débat qui oppose Orlandi et Cavalcanti : il s’agirait ◀de▶ définir enfin ce dont on parle. « Cet Amour est-il vie ou mort ? » demande courageusement le premier. Et le second répond : « Du pouvoir ◀de▶ l’amour provient souvent la mort… L’amour existe lorsque le désir est si grand qu’il dépasse les limites ◀de▶ l’amour naturel… Comme il ne provient point ◀de▶ la qualité, il réfléchit perpétuellement sur lui-même son propre effet. Il n’est point un plaisir, mais une contemplation. »
Aucun doute ne demeure possible : l’Amour est la passion mystique. Mais encore faut-il définir le rôle ◀de▶ l’amour naturel dans cette perspective céleste. C’est ce qu’a fait Davanzati, vers la fin du xiiie siècle, exprimant dans une petite fable la vraie nature ◀de▶ l’amour qu’il chante et le danger ◀de▶ s’arrêter aux formes terrestres qui n’en sont qu’un reflet :
De même que la tigresse, dans sa grande douleur, se soulage en regardant un miroir et croit y voir l’image ◀de▶ ses petits qu’elle va cherchant : par ce plaisir elle oublie le chasseur, et reste là, et ne poursuit point ; de même celui qui est pénétré ◀d’▶amour puise la vie dans la contemplation ◀de▶ sa dame, car ainsi il soulage sa grande peine… Mais la dame n’a point le cœur pitoyable, le jour passe et l’espoir est déçu !
Ici la Dame au cœur impitoyable est bien la femme qui détourne l’Amour à son profit. Dans un Bestiaire moralisé ◀de▶ cette époque, je trouve la même fable, avec cette conclusion :
Ce fauve, à mon avis, c’est nous ; ses petits, qu’un chasseur lui a pris, ce sont les vertus, et le chasseur c’est le démon, qui nous fait voir ce qui n’est pas. ◀De▶ là vient que bien des hommes ont péri pour avoir tardé ◀d’▶aller vers le Seigneur.
Le temps venait où les poètes succomberaient aux charmes du miroir et ◀de▶ la rhétorique profanée. Nous allons voir Pétrarque se laisser prendre « à ce qui n’est pas », c’est-à-dire à l’image ◀de▶ sa Laure, qui trop longtemps — comme il gémit plus tard — le retiendra ◀d’▶« aller vers le Seigneur ».
4.
Pétrarque, ou le rhéteur converti
« Aimer une chose mortelle avec une foiQui à Dieu seul est due et à lui seul convient… »
« Tout le monde, et sur le moindre rocher que trempe la mer, sait qu’un homme a été superlativement amoureux et c’est Pétrarque. Et ce qu’il y a ◀de▶ mieux, c’est que c’est vrai… Qu’appelle-t-on un homme simplement amoureux ? Rien ◀d’▶analogue. Lui l’était ◀d’▶une façon extraordinaire, incendiaire, solaire. »128
Voilà ce qui doit étonner chez Pétrarque : cette inoubliable passion animant pour la première fois les symboles des troubadours ◀d’▶un souffle parfaitement païen, et non plus du tout hérétique ! On est aux antipodes du Dante, mais aussi des rhéteurs qu’il attaquait. Le « secret » dont je parlais plus haut s’est volatilisé : il ne joue plus. Le langage ◀de▶ l’Amour est enfin devenu la rhétorique du cœur humain. Cette « profanation » radicale doit faire naître, on a vu pourquoi (au livre II), une poésie plus adéquate que nulle autre à servir la mystique orthodoxe. Et cette dernière ne manquera pas ◀d’▶y puiser ses meilleures métaphores. En vérité, la tentation était trop forte. (On en jugera par quelques exemples mis en note, et à vrai dire choisis presque au hasard.)
Voici le Sonnet du premier anniversaire ◀de▶ l’amour ◀de▶ Pétrarque pour Laure :
Je bénis le lieu, le temps, l’heureOù si haut visèrent mes yeux,Et je dis : Ô mon âme, il te faut rendre grâceQui tant que tu le suis, au plus haut Bien te mèneEt te fait mépriser ce que l’homme désire129.Qui te pousse au ciel par un droit sentier
Où Pétrarque triomphe, c’est quand il prend la harpe ◀de▶ Tristan130, c’est dans le cri ◀de▶ la « torture délicieuse », du mal aimé, du plaisir qui consume :
Ô tendres, angéliques étincelles, béatitudesQui doucement me consume et détruit.
Ô mort vivante, ô mal délicieux131Comment as-tu sur moi tel pouvoir, si je n’y consens ?Parmi vents si contraires, sur une frêle barqueJe me trouve sans gouvernail en haute mer.(Sonnet 132.)
Nous connaissons bien cette barque — où comme l’autre il emporte sa lyre — et ce « pouvoir » dont il se plaint tout en sachant qu’il l’a voulu fatal :
Et pour que mon martyre au port jamais n’arriveMille fois chaque jour je meurs, mille je nais…132(Sonnet 164.)
Ailleurs, il parle ◀de▶ Laure comme ◀de▶ sa « bien-aimée ennemie », et gémit, tel Tristan se séparant ◀d’▶Iseut lorsqu’il la rend à son époux :
Ô dure départie(Sonnet 254.)
Car les yeux ◀de▶ Laure présente
Mais présente ou absente — ici encore —, la femme ne sera jamais que l’occasion ◀d’▶une torture qu’il préfère à tout :
Je sais, suivant mon feu partout où il me fuit,
Tout l’amour romantique est dans ce dernier vers. Et le secret ◀de▶ cette mélancolie, Pétrarque a su l’analyser mieux que les plus lucides victimes ◀de▶ ce que l’on baptisera plus tard le mal du siècle :
Des autres passions, je ressens des assauts fréquents, mais courts, momentanés. Ce mal-là au contraire me saisit quelquefois avec une ténacité telle qu’il m’enlace et me torture des journées et des nuits entières. Et ces moments-là, pour moi, ne ressemblent plus à la lumière et à la vie : c’est une nuit infernale et une cruelle mort. Et pourtant ! (voici bien ce qu’on peut appeler le comble des misères !) je me repais ◀de▶ ces peines et ◀de▶ ces douleurs-là avec une sorte ◀de▶ volupté si poignante que, si l’on vient m’en arracher, c’est malgré moi !134
Et saint Augustin, avec lequel Pétrarque tient ce dialogue fictif, lui répond :
Tu connais très bien ton mal. Tout à l’heure, tu en sauras la cause. Dis-moi : qu’est-ce qui te rend triste à ce point ? Est-ce bien le cours des choses ◀de▶ ce monde ? Est-ce une douleur physique, où bien quelque rigueur injuste ◀de▶ fortune ?
C’est le « vague des passions » préromantique. Et voici l’appel à la mort :
Que s’ouvre donc la geôle où je suis enferméQui me clôt le chemin vers une telle vie !(Chanson 72.)
La « nuit infernale » devient le Jour, la « cruelle mort » une Vie nouvelle, et pour qu’à la passion ne manque pas le sublime, voici la divinisation. Pétrarque demande comment il se peut faire qu’il vive encore, quoique séparé ◀de▶ sa dame :
Mais Amour me répond : ne te souvient-il pasque c’est là le privilège des amants
Puis il y eut cette fameuse ascension au Ventoux, qui lui donna beaucoup à réfléchir. Il y eut surtout, en 1348, la grande peste noire qui ravagea l’Europe : et voilà qui rappelle au poète que ses « qualités ◀d’▶homme » le lient ◀de▶ fait à une condition pitoyable. C’est ce qu’il dit dans sa Chanson ◀de▶ la Grande Peste, chef-d’œuvre inégalé ◀de▶ l’examen ◀de▶ conscience :
Je vais pensant — et en pensant m’assaillequ’elle me conduit souventà d’autres pleurs que ceux dont j’eus coutume :car voyant la fin chaque jour plus proche,à Dieu mille fois j’ai demandé ces ailesavec lesquelles, hors de la mortelleprison, pourrait s’enlever mon esprit au ciel.Mais cela, jusqu’alors, à rien ne m’a servi…
Prends ton parti avec prudence ! Prends !ne le peut jamais rendre…
Il n’a que trop longtemps mis son espoir en « cette fausse douceur fugitive » qu’est l’amour idéalisé.
Et je me sens au cœur venir, heure par heure,une belle colère, âpre et sévèrequi fait que tout penser secretmonte droit à mon front où tous le voient :aimer une chose mortelle, avec une foiqui à Dieu seul est due et à lui seul convientest plus interdit à qui plus désire honneur !
Mais comment s’arracher à cet amour blasphématoire, à ce besoin dément,
La lucidité même ◀d’▶un tel cri, où s’avoue le dernier secret du mythe courtois, c’est le signe ◀d’▶une grâce reçue. Ce qui peut arracher à l’espoir vain, c’est la foi seule dans le pardon. Voici la conversion ◀de▶ l’espérance qui trouve enfin son objet véritable :
Or lève-toi vers un espoir plus heureuxen contemplant le ciel qui tourne autour de toiimmortel et paré !votre désir s’apaisepar un coup d’œil, une parole, une chanson —si ce plaisir est jà si grand… quel sera l’autre !
5.
Un idéal à rebours : la gauloiserie
Imposer un style à la vie des passions — ce rêve ◀de▶ tout le Moyen Âge païen tourmenté par la loi chrétienne —, c’est la secrète volonté qui devait donner naissance au mythe. Mais la confusion ◀de▶ la foi, « qui à Dieu seul est due et à lui seul convient », avec l’amour ◀d’▶« une chose mortelle », en fut la conséquence inévitable. Et c’est bien ◀de▶ cette confusion — non ◀de▶ la doctrine orthodoxe — que devait résulter l’opposition tragique du corps et ◀de▶ l’âme. C’est la tendance ascétique, orientale — le monachisme vient ◀d’▶Orient — c’est la tendance hérétique des « parfaits » qui inspira la poésie courtoise. C’est donc bien elle, qui, peu à peu, contamina par le moyen ◀d’▶une littérature idéalisante l’élite ◀de▶ la société médiévale. ◀D’▶où la réaction « réaliste » qui ne pouvait manquer ◀de▶ s’ensuivre. Elle fut surtout sensible dans la bourgeoisie.
Dès le début du xiie siècle, en plein triomphe ◀de▶ l’amour courtois, l’on voit paraître cette tendance contraire, celle qui glorifiera la volupté avec le même excès, exactement, que l’autre apporte à glorifier la chasteté. Fabliaux contre poésie, cynisme contre idéalisme.
Le Débat ◀de▶ l’âme et du corps qui date précisément ◀de▶ cette époque est le premier témoignage ◀d’▶un conflit que le mariage chrétien était censé résoudre. On y voit l’âme récemment séparée ◀de▶ son corps adresser à son compagnon les reproches les plus amers : c’est lui qui aurait causé sa damnation. Mais le corps lui retourne l’accusation (il n’a pas tort.) Ainsi vont-ils, récriminant trop tard, au-devant du supplice éternel.
Issus ◀de▶ ce ressentiment du corps, les fabliaux eurent un immense succès (auprès du même public, souvent, que les romans idéalistes). C’étaient des historiettes grivoises colportées et reprises, avec des variantes infinies, par toute l’Europe médiévale. Les fabliaux annoncent le roman comique, qui annonce le roman ◀de▶ mœurs, qui annonce le naturalisme polémique du dernier siècle. Mais je ne crois pas qu’ils se soient engendrés en ligne directe. Chaque moment ◀de▶ cette progression vers le « vrai » se trouve lié, plus étroitement qu’au précédent, à un moment correspondant ◀de▶ la progression vers le « précieux », et c’est ◀de▶ cela qu’il naît, par réaction. Charles Sorel naît ◀de▶ l’Astrée, non des fabliaux ; la Marianne de Marivaux naît des comédies ◀de▶ Marivaux, non ◀de▶ Sorel ; et Zola naît ◀de▶ la décomposition du romantisme, au moins autant, si ce n’est beaucoup plus, que ◀de▶ Balzac (considéré alors comme réaliste).
Pour en revenir au xiiie siècle, a-t-on bien vu que la littérature sensuelle et volontiers pornographique des fabliaux souffre du même irréalisme, en fin de compte, que l’idéal des épopées courtoises ? Il me paraît que la « gauloiserie » n’est qu’un pétrarquisme à rebours.
« On aime à opposer — écrit J. Huizinga136 — l’esprit gaulois aux conventions ◀de▶ l’amour courtois et à y voir la conception naturaliste ◀de▶ l’amour, en opposition avec la conception romantique. Or la gauloiserie, aussi bien que la courtoisie, est une fiction romantique. La pensée érotique, pour acquérir une valeur ◀de▶ culture, doit être stylisée. Elle doit représenter la réalité complexe et pénible sous une forme simplifiée et illusoire. Tout ce qui constitue la gauloiserie : la licence fantaisiste, le dédain ◀de▶ toutes les complications naturelles et sociales ◀de▶ l’amour, l’indulgence pour les mensonges et les égoïsmes ◀de▶ la vie sexuelle, la vision ◀d’▶une jouissance infinie, tout cela ne fait que donner satisfaction au besoin humain ◀de▶ substituer à la réalité le rêve ◀d’▶une vie plus heureuse. C’est encore une aspiration à la vie sublime, tout comme l’autre, mais cette fois du côté animal. C’est un idéal quand même : celui ◀de▶ la luxure. »
Ce lien profond ◀de▶ la gauloiserie et ◀de▶ l’amour alambiqué, on le surprend dans une satire du xiiie siècle intitulée l’Évangile des femmes : c’est une suite ◀de▶ quatrains dont les trois premiers vers exaltent la femme selon le mode courtois, tandis que le quatrième réfute ◀d’▶un trait brutal ces éloges. Autre complicité : la gauloiserie démolit le mariage par en bas, alors que la chevalerie le ridiculisait ◀d’▶en haut. Comme on peut le voir, entre autres, dans le Dit ◀de▶ Chiceface. Chiceface est le monstre fabuleux qui ne se nourrit que ◀de▶ femmes fidèles, aussi est-il ◀d’▶une maigreur effroyable, tandis que son confrère Bigorne, lequel ne mange que les maris soumis, est ◀d’▶un embonpoint sans pareil.
Parallèlement à ces deux courants du mythe notons la réaction des clercs : c’est encore le chanoine Pétrarque qui lui montre la voie, en consacrant ses derniers chants à la louange ◀de▶ la Vierge Notre-Dame opposée à « ma » dame — mais sans varier le moins du monde ses lieux communs ◀de▶ poésie courtoise137. Dante a vengé ◀d’▶avance les troubadours en mettant en Enfer des « chevaliers ◀de▶ Marie », moines italiens appelés aussi « chevaliers joyeux » à cause de leur vie dissolue, et malgré leur saint patronage.
6.
Suite ◀de▶ la chevalerie, jusqu’à Cervantès
L’influence du roman breton est attestée par des centaines ◀de▶ textes à travers les xiiie , xive et xve siècles. Elle couvre la même étendue que l’influence des troubadours : l’Europe entière. Les minnesänger (chanteurs ◀de▶ l’Amour) en Allemagne sont nourris ◀de▶ légendes cathares138 et par ailleurs ne font qu’adapter du français les récits ◀de▶ Chrétien de Troyes. On traduit le Roman ◀de▶ Tristan dans toutes les langues ◀d’▶Occident. L’Anglais Thomas Malory, à la fin du xve siècle, en refait une version en prose. Dante considère le cycle épique et romanesque ◀de▶ la France du Nord comme le modèle universel ◀de▶ toute prose narrative, et Brunetto Latini extrait ◀de▶ Tristan (dans sa Rhétorique) le portrait ◀de▶ la femme idéale.
◀De▶ là, jusqu’au fond ◀de▶ la Norvège, ◀de▶ la Russie, ◀de▶ la Hongrie et des Espagnes, ◀d’▶innombrables imitations, dont les Amadis portugais puis espagnols, puis français, nous offrent le meilleur exemple au xve et au xvie siècle.
Par un phénomène remarquable, mais auquel on pouvait s’attendre, certains auteurs ◀de▶ ces imitations se trouvent amenés à redécouvrir le sens original des légendes mystiques. Mais alors ils ne peuvent se servir que ◀d’▶une mythologie toute catholique — soit prudence ou incompréhension — assez incompatible, on l’a bien vu, avec l’intention primitive. En 1554, en Espagne, paraît un livre ◀de▶ Hyeronimo de Sempere portant ce titre flamboyant : Libro ◀de▶ cavalleria celestial del pié ◀de▶ la rosa fragrante. Le Christ y devient le chevalier du Lion, Satan le chevalier du Serpent, Jean-Baptiste le chevalier du Désert, et les apôtres, les douze chevaliers ◀de▶ la Table ronde. L’ésotérisme manichéisant, toujours latent dans le cycle breton, renaît en filigrane à travers ces symboles.
Cervantès ne cite point les très nombreux romans ◀de▶ « chevalerie célestielle » qu’on lisait ◀de▶ son temps avec passion139. Il ne s’en prend, dans son Quichotte, qu’aux romans ◀d’▶aventures profanes. Cette omission est mystérieuse. Elle militerait en faveur de la thèse selon laquelle Cervantès connaissait la signification réelle ◀de▶ la littérature courtoise, et raillait non sans désespoir les rêveries ◀de▶ ses contemporains, adonnés à une illusion dont ils avaient perdu le secret. Don Quichotte ne serait grotesque que parce qu’il veut imiter une ascèse à laquelle il n’est pas initié, et suivre une voie que le malheur des temps rend totalement impraticable. L’Église ◀de▶ Rome a triomphé. Mieux vaut dès lors se mettre du bon côté avec l’honnête et réaliste Sancho Pança…
7.
Roméo et Juliette. — Milton
Cependant Rome n’a pas triomphé partout. Il est une île où son pouvoir est contesté. C’est la dernière patrie des bardes. En Cornouailles et en Écosse, leurs traditions resteront vivantes jusqu’à l’époque où Macpherson les transcrira en langage moderne. Et en Irlande, elles vivent encore ◀de▶ nos jours.
Je ne puis examiner ici le problème des rapports entre ce fonds ◀de▶ légendes celtiques et la littérature anglaise populaire et savante. Mais il est significatif qu’à la fin du xviie siècle, un bon lettré comme Robert Kirk, théologien et humaniste, ait écrit un traité sur les fées, sans trace ◀de▶ scepticisme ou ◀d’▶ironie. Nous ne savons presque rien ◀de▶ Shakespeare — mais nous avons le Songe ◀d’▶une Nuit ◀d’▶été. Et l’on dit qu’il était catholique — mais nous avons Roméo et Juliette qui est la seule tragédie courtoise, et la plus belle résurrection du mythe avant le Tristan de Wagner.
Tant qu’on ignore à peu près tout ◀de▶ la vie, voire ◀de▶ l’identité ◀de▶ Shakespeare, il est vain ◀de▶ se demander s’il connaissait la tradition secrète des troubadours. Mais on peut relever ce fait : que Vérone fut un des principaux centres du catharisme en Italie. Selon le moine Ranieri Saccone, qui fut dix-sept ans hérétique, il y avait à Vérone près de cinq-cents « parfaits », sans compter les « croyants » en beaucoup plus grand nombre… Comment les légendes ◀de▶ ce temps n’auraient-elles point gardé ◀de▶ traces des luttes violentes qui opposèrent dans la cité les « patarins » aux orthodoxes ?
En marge des luttes religieuses du siècle, qui refoulaient les anciennes hérésies dans une obscurité plus profonde que jamais, la tragédie des Amants ◀de▶ Vérone, c’est le voile un instant déchiré, ne laissant au souvenir ◀de▶ nos yeux que l’image négative ◀d’▶un éclat, « le soleil noir ◀de▶ la mélancolie ».
Surgi des profondeurs ◀de▶ l’âme avide ◀de▶ tortures transfigurantes, ◀de▶ la nuit abyssale où l’éclair ◀de▶ l’amour illumine parfois une face immobile et fascinante — ce nous-même ◀d’▶horreur et ◀de▶ divinité auquel s’adressent nos plus beaux poèmes ; ressuscité ◀d’▶un coup dans sa pleine stature, comme étourdi ◀de▶ sa jeunesse provocante et enivrée ◀de▶ rhétorique, au seuil du tombeau ◀de▶ Mantoue voici le mythe de nouveau qui se dresse, à la lueur ◀d’▶une torche que tient Roméo.
Juliette repose, endormie par le philtre. Le fils ◀de▶ Montaigu est entré, et il parle :
Combien souvent les hommes sur le point de mourirSe sont sentis joyeux ! Ceux qui veillent sur euxDisent : l’éclair avant la mort. Mais moi pourrai-jeNommer cette mort éclair ? Ô mon amour, ma femme,Est encore cramoisie sur tes lèvres, tes joues,
… Ah ! chère JuliettePourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je penserQue la mort non substantielle est amoureuseEt que le monstre maigre te conserveIci pour être ton amant dans la ténèbre ?Par crainte de cela je demeure avec toiJe ne repartirai ; ici je veux resterAvec les vers qui sont tes serviteurs ; ici, iciJe vais fixer mon repos éternel,Secouer l’influence des étoiles funestesMes yeux regardez une dernière fois !Mes bras prenez votre dernier embrassement !Et mes lèvres, ô vousPortes du souffle, par un légitime baiserScellez un marché sans âge avec la dévorante mort !Viens amer conducteur. Viens guide repoussant.Toi désespéré pilote, jette enfinVoilà pour mon amour !(Il boit.)
… Honnête apothicaireTa drogue est rapide. En un baiser je meurs.
Le consolament ◀de▶ la Mort vient de sceller le seul mariage qu’ait jamais pu vouloir l’Éros. Voici « l’aube » profane, encore une fois, le monde encore une fois qui recommence, et le Prince, rendu à son règne sévère :
Ce matin nous apporte une paix assombrie…
Il est certain que Milton quoique puritain subit l’influence ◀de▶ doctrines cabalistiques aussi peu « spiritualistes » que possible. Mais la révolte des « puritains » contre la royauté et les évêques mondanisés, n’évoque-t-elle pas la révolte des « purs » contre la féodalité et le clergé ?
Deux poèmes ◀de▶ Milton, qu’il écrivit dans sa jeunesse, l’Allegro et le Penseroso expriment l’opposition du Jour et ◀de▶ la Nuit, et le choix nécessaire qu’il n’a pas encore fait. (Il ne le fera sans doute jamais : du moins pas sans ◀de▶ telles réticences qu’il serait vain ◀de▶ conclure sur ce point plus nettement qu’il ne l’a voulu.)
Avant même ◀d’▶embrasser la cause puritaine, Milton cherchant un sujet ◀d’▶épopée avait envisagé parfois le thème ◀de▶ la légende celtique ◀d’▶Arthur et des chevaliers ◀de▶ la Table ronde. Dans son Penseroso, éloge ◀de▶ la Mélancolie nocturne, s’adressant à cette « Vierge sérieuse », il la prie ◀d’▶évoquer encore l’âme ◀d’▶Orphée, l’époux ◀de▶ Canacée qui possédait la bague et les miroirs magiques, et finalement les « illustres bardes »
tournois et trophées remportés,forêts, enchantements terribleset dont le sens dépasse le son.
« Where more is meant then meets the ear »… Il avait étudié pour son Histoire ◀de▶ Bretagne la chronique arthurienne et ses légendes. Et dans le ◀De▶ doctrina christiana, il s’était insurgé « contre la puissance créatrice ◀de▶ Dieu, contre les dogmes ◀de▶ la Trinité et ◀de▶ l’Incarnation… répudiant les définitions théologiques traditionnelles qui ne trouvaient point dans la Bible leur fondement141 ». Mettons à part ce dernier trait, qui malgré tout rattache Milton à la Réforme : n’est-ce point la même et unique hérésie que nous trouvons partout et en tous temps à l’origine du grand lyrisme passionnel ?
Quant au « matérialisme » ◀de▶ Milton, il s’oppose moins qu’on pourrait le croire à une doctrine « courtoise » ◀de▶ l’amour. Entre un monisme qui assimile l’esprit à la matière (ou l’inverse), et un dualisme qui condamne la matière au nom de l’esprit, l’histoire des sectes gnostiques et manichéennes montre bien que l’abîme n’est pas infranchissable, surtout sur le plan ◀de▶ l’éthique. L’idéalisme et le matérialisme ont ◀d’▶importants présupposés communs. L’extrême ◀de▶ la luxure touche parfois l’extrême ◀de▶ la chasteté exaltée. Et la négation ◀de▶ la mort, chez Milton, le conduit à des conclusions bien proches ◀de▶ celles des cathares. Comme eux, Milton croit que le bon désir procède des principes intellectuels, et qu’il doit nous purger ◀de▶ notre mauvais désir, ◀de▶ la sensualité, péché majeur. Et Fludd, son maître en occultisme, enseignait que la lumière est la matière divine…
Il reste cependant que la doctrine ◀de▶ Milton est bien plus « rationnelle » et sociale que celle des hérétiques du Midi. (Il considère par exemple le mariage comme un « remède contre l’incontinence ».) Aussi ne devait-elle point favoriser les confusions extrêmes ◀de▶ la chair et ◀de▶ l’esprit qui ne manquèrent pas ◀de▶ se produire dans les sectes néo-manichéennes.
8.
L’Astrée : ◀de▶ la mystique à la psychologie
L’histoire du mythe dans le Roman, au xviie siècle français, peut se réduire, hélas, en une formule : la mystique se dégrade en pure psychologie. Le roman devient l’objet ◀d’▶une littérature raffinée. ◀D’▶Urfé, La Calprenède, Gomberville et les Scudéry n’ont plus la moindre idée du sens ésotérique ◀de▶ la chevalerie légendaire. La nature symbolique des sujets qu’ils reprennent les induit simplement à composer ◀d’▶interminables romans à clef. Polexandre est Louis XIII, Cyrus est le Grand Condé, Diane est Marie de Médicis, etc.
Le sujet du roman demeure les « contrariétés » ◀de▶ l’amour, mais l’obstacle n’est plus la volonté ◀de▶ mort, si secrète et métaphysique dans Tristan : c’est simplement le point ◀d’▶honneur, manie sociale. C’est l’héroïne, ici, qui est la plus astucieuse lorsqu’il s’agit ◀d’▶imaginer des prétextes ◀de▶ séparation. Elle terrorise avec délices son chevaleresque soupirant, et l’on voit Polexandre, dans le roman ◀de▶ Gomberville, parcourir comme un fou les cinq parties du monde pour apaiser un regard irrité ◀de▶ sa maîtresse. Au dénouement, il est encore à se demander si cette « reine de l’Île inaccessible » ne va pas lui faire couper le cou. Mais tout finit, en général, par un mariage, prévu dès la première page et retardé jusqu’à la dix-millième lorsque l’auteur est un champion du genre. C’est le roman allégorique du xviie siècle qui inventa le happy ending. Le vrai roman courtois débouchait dans la mort, s’évanouissait dans une exaltation au-delà du monde… Maintenant, l’on veut que tout rentre dans l’ordre, c’est la société qui l’emporte, et dès lors la fin du roman ne saurait être qu’un retour à ce qui n’est plus le roman : au bonheur.
Les grands thèmes tragiques du mythe n’éveillent guère dans l’Astrée que des échos mélancoliques. Il y a bien les douze lois ◀d’▶Amour, les séparations ingénieuses, l’éloge ◀de▶ la chasteté, voire les défis à une mort libératrice. Mais la dialectique sauvage ◀de▶ Tristan n’est plus ici que coquetterie, et le combat du Jour et ◀de▶ la Nuit se ramène à des jeux ◀de▶ pénombre. Entre le corps des deux amants plus ◀d’▶épée nue, mais la houlette dorée ◀de▶ Céladon ornée ◀d’▶une faveur ◀de▶ la bergère.
Voici un trait qui symbolise tout le reste. Au cinquième et dernier volume ◀de▶ ce roman que l’on n’ose nommer un roman-fleuve, puisqu’il n’est parcouru que par les sinuosités ◀d’▶un modeste ruisseau, le Lignon, Céladon désespéré appelle la mort ; Astrée, ◀de▶ son côté conçoit la même pensée. Ils vont demander la fin ◀de▶ leurs maux à la Fontaine ◀de▶ Vérité, gardée par des lions et des licornes : cette fontaine ne sera désenchantée, selon l’oracle, que par la mort du plus fidèle amant et ◀de▶ la plus fidèle amante. (Thème ◀de▶ Tristan : c’est le rachat ◀de▶ la fatalité du philtre.) Céladon s’avance, mais ô miracle, les lions et les licornes se dévorent, le ciel s’obscurcit, le tonnerre gronde, le génie ◀de▶ l’Amour paraît dans un nuage et annonce la fin ◀de▶ l’enchantement. Astrée et Céladon évanouis (c’est une mort métaphorique) sont transportés chez le druide Adamas où ils se réveillent, puis s’épousent.
On a coutume ◀de▶ déclarer inexplicable le succès prodigieux ◀de▶ l’Astrée. Pourtant ses charmes ne sont point inégaux à ceux ◀de▶ nos récents romans féeriques. Et la psychologie des écrivains français n’a pas cessé ◀de▶ se complaire dans l’élégance allégorique : voir Giraudoux. La Fontaine adorait « cette œuvre exquise ». Et Rousseau, ◀de▶ passage à Lyon, voulut aller visiter le Forez et rechercher sur les rives du Lignon l’ombre des Dianes et des Silvandre. Comme il se renseignait auprès de son hôtesse, elle lui dit que le Forez était un bon pays ◀de▶ forges et qu’on y travaillait fort bien le fer. « Cette bonne femme, écrit-il tristement, a dû me prendre pour un apprenti serrurier. »
En vérité je me sens fort capable ◀d’▶entreprendre un éloge ◀de▶ l’Astrée : du point de vue ◀de▶ l’art littéraire, c’est une réussite capitale. Jamais les ressources ◀d’▶une rhétorique plus savante n’ont été à ce point harmonisées. L’on n’imagine pas ◀de▶ roman mieux écrit ; plus strictement réglé, dans son progrès, sur les lois ◀d’▶une plus sûre esthétique. L’emploi ◀de▶ « personnages constants » — le berger, la bergère, le volage, la coquette, le hardi, etc. — donne à la dialectique des sentiments sa meilleure garantie ◀de▶ précision, et disons même ◀de▶ vérité. Ici c’est l’art et non « la vie » qui mène le jeu. Nous sommes en face d’une création ◀de▶ l’esprit, et non ◀d’▶une confusion ◀de▶ reflets troubles, ◀d’▶aveux plus ou moins indiscrets et ◀de▶ hasards immérités (comme sont les romans ◀d’▶aujourd’hui). En un mot, l’Astrée est une œuvre. Elle suppose un métier savant, et vingt-cinq ans ◀d’▶application. Le snobisme qui lui fit un succès était mieux averti que le nôtre.
Mais aussi ce caractère ◀d’▶achèvement nous permet ◀de▶ poser une question nette : que vaut le succès même ◀de▶ l’effort littéraire ? Si l’on songe au mythe primitif, dont l’Astrée reprend tous les thèmes, l’on est frappé ◀de▶ constater que chez ◀d’▶Urfé le tragique se dégrade en émotion, et le destin en machine romanesque. Tout se réduit à moraliser et à plaire. Faut-il penser que la littérature la plus parfaite, en raison même ◀de▶ sa perfection, n’est qu’un sous-produit des mystiques créatrices ◀de▶ formes et ◀de▶ mythes ? Et qu’elle suppose, pour fleurir et s’achever en tant qu’œuvre d’art autonome, l’épuisement temporaire des sources profondes ? N’est-ce point pour cette cause que la littérature, si fort qu’elle flatte les passions du cœur, n’offre qu’une résistance à peu près nulle aux attaques ◀de▶ l’esprit réaliste et ◀de▶ ce qu’on nomme l’intérêt civique — comme il apparaît ◀de▶ nos jours ? Alors que les mystiques et les religions prennent au contraire une grande vigueur dans les réfutations et railleries qu’on leur oppose ?
Ce fut assez ◀d’▶un décret ◀de▶ l’officieux Boileau — le court Dialogue sur les Héros ◀de▶ Roman — pour réduire au silence et à l’oubli, jusque dans les manuels ◀de▶ notre siècle, la féerie romanesque née ◀de▶ l’Astrée, et le roman comique, son parasite142.
Il n’y eut plus qu’une dernière flamme, mince et pure, qui s’appelle la Princesse de Clèves. La mort s’y atténue en séparation volontaire, et la chevalerie fait place à la vertu qui conclut en faveur du monde…
9.
Corneille, ou le mythe combattu
C’est dans le théâtre classique — donc au cœur même ◀d’▶un ordre intolérant — que la passion devait trouver sa revanche la plus éclatante.
On connaît le curieux sujet ◀de▶ la Place royale, comédie fort désobligeante. Alidor amant ◀d’▶Angélique, et aimé ◀d’▶elle, « se trouve incommodé ◀d’▶un amour qui l’attache trop » et il veut faire en sorte que sa maîtresse se donne à son ami Cléandre. ◀D’▶où l’on conclut généralement que Corneille est le premier auteur qui ait voulu soumettre la passion à la raison, sinon à la morale. Il serait donc le premier qui ait échappé à l’emprise du mythe. Le cas vaut ◀d’▶être analysé. Voici comme Alidor se plaint au premier acte :
Ce n’est qu’en m’aimant trop qu’elle me fait mourir ;Une mauvaise œillade, un peu de jalousie,Et j’en aurais soudain passé ma fantaisie :Mais las ! elle est parfaite, et sa perfection
Arrêtons ici la tirade : les premiers vers suffisent à attirer notre méfiance. Quoi, c’est le bonheur qui serait fatal au repos ◀de▶ cet étrange amant ? Et le malheur ◀d’▶être trahi par Angélique le guérirait ◀de▶ son amour ? Cet Alidor serait un curieux monstre ! Disons plutôt qu’on voit trop bien ce qu’il essaie ◀de▶ nous dissimuler. Lui aussi, il ne veut que « brûler ! » Mais il ne peut l’avouer qu’en affirmant le contraire, en affirmant qu’il veut guérir : car on avoue difficilement le goût du malheur, à cette époque.
« J’ai honte ◀de▶ souffrir les maux dont je me plains »
, dit-il plus bas. C’est donc la honte qui est cause ◀de▶ son mensonge. En vérité, il souffre ◀de▶ l’absence ◀d’▶un obstacle entre son Angélique, trop fidèle, et lui-même. Il manque un « roi Marc » à ce jeu. C’est la situation des amants au terme des trois ans passés dans la forêt. Tristan avait le recours ◀de▶ rendre Iseut à son mari. Alidor est contraint ◀d’▶inventer un rival. Souffrant ◀de▶ ce que plus rien ne le sépare ◀d’▶Angélique, mais honteux ◀d’▶avouer cette souffrance, il imagine ◀de▶ se plaindre ◀d’▶être trop enchaîné par cette fidélité — alors qu’on voit tout au contraire qu’il désespère ◀de▶ ne point l’être assez. Il proclame un besoin ◀d’▶être libre qui traduit un profond désir ◀de▶ n’être plus même en état ◀de▶ désirer aucune liberté. C’est ce qui se passerait si Angélique
faisait mine ◀de▶ lui échapper. Mais voyez comme il est habile :
Cléandre
Qui se tînt malheureux pour être trop aimé ?Alidor
Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ?Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires ?
Il le prend ◀de▶ haut : méfions-nous. C’est qu’il se dispose à mentir.
Je le hais s’il me force : et quand j’aime, je veuxQue mon feu m’obéisse, au lieu de me contraindreQue je puisse à mon gré l’enflammer, et l’éteindre…
C’est là le Corneille classique, pensera-t-on : la volonté triomphant ◀de▶ la passion. Mais la suite ◀de▶ la comédie, même si nous ignorions les ruses du mythe, nous ferait bien voir que la vraie volonté du personnage est exactement opposée à ces hautaines déclarations.
« Il ne faut point servir ◀d’▶objet qui nous possède » signifie en réalité : « Le seul objet qui vaille ◀d’▶être servi, c’est celui qui nous posséderait totalement et qui, par sa fuite même, nous enflammerait sans cesse davantage — car c’est là notre gré véritable. » Les deux derniers mots : « … et l’éteindre » étant pur artifice ◀de▶ rhétorique, destiné à persuader le lecteur, ou Cléandre, ou Corneille lui-même, que c’est la liberté qui est désirée, alors que c’est évidemment le « feu » ; et non pas le feu « obéissant »…
On s’y trompe aisément, répétons-le. Et Corneille a tout fait pour cela. Dans la dédicace ◀de▶ sa pièce, il s’adresse en ces termes à un personnage inconnu ;
« C’est ◀de▶ vous que j’ai appris que l’amour ◀d’▶un honnête homme doit être toujours volontaire ; qu’on ne doit jamais aimer en un point qu’on ne puisse n’aimer pas ; que, si on vient jusque-là, c’est une tyrannie dont il faut secouer le joug ; et qu’enfin la personne aimée nous a beaucoup plus ◀d’▶obligation ◀de▶ notre amour, alors qu’elle est toujours l’effet ◀de▶ notre choix et ◀de▶ son mérite, que quand elle vient ◀d’▶une inclination aveugle, et forcée par quelque ascendant ◀de▶ naissance à qui nous ne pouvons résister… On ne donne point ce qu’on ne saurait nous refuser. »
Voici qui est bel et bon. Mais nous n’oublions pas que ce refus ◀de▶ la contrainte fatale, cette liberté qui fait le prix du don, c’est une des exigences fondamentales ◀de▶ l’amour courtois (l’un des articles des Leys d’Amors). Et que cette exigence est polémique, dirigée contre le mariage. Or Alidor et son amante trop fidèle se trouvent malgré eux dans l’état ◀de▶ mariés, à quoi notre héros veut échapper non pour l’amour ◀de▶ la liberté — qu’il allègue — mais pour l’amour ◀de▶ la passion.
À tel prix que ce soit, il faut rompre mes chaînes
C’est le plus pur langage courtois. Mais voyez la curieuse contradiction ; auparavant, il voulait le repos, et maintenant il craint le mariage qui lui amènerait le repos…
Je la veux offenser pour acquérir sa haineTant que j’aurai chez elle encor le moindre accès
Ces « desseins ◀de▶ guérir » (entendons : ◀de▶ brûler ; donc en fait : sa crainte ◀de▶ guérir !) sont en effet couronnés ◀de▶ succès au cinquième acte. Corneille l’avoue plus tard, tout en feignant ◀de▶ s’en étonner, comme il se doit, dans un Examen ◀de▶ sa pièce :
« Cet amour ◀de▶ son repos n’empêche point qu’au cinquième acte (Alidor) ne se montre encore passionné pour cette maîtresse, malgré la résolution qu’il avait prise ◀de▶ s’en défaire, et les trahisons qu’il lui a faites ; de sorte qu’il semble ne commencer à l’aimer que quand il lui a donné sujet ◀de▶ le haïr. »
L’aveu est complet cette fois-ci. Mais dans le plan purement psychologique où Corneille se place, le sens du mythe qui gouverne cette action ne peut que lui échapper, et il juge en fin de compte, très platement, qu’il n’y a là qu’une faiblesse logique. « Cela fait, conclut-il, une inégalité ◀de▶ mœurs qui est vicieuse. »
Ne nous étonnons point ◀de▶ cet aveuglement ◀de▶ l’auteur sur son dessein réel, pourtant si parfaitement mené à chef. L’essence du mythe ◀de▶ l’amour malheureux, nous le savons, c’est une passion inavouable. L’originalité ◀de▶ Corneille demeure ◀d’▶avoir voulu combattre et nier cette passion dont il vivait, et ce mythe même que réinventent ses deux plus belles tragédies : Polyeucte et le Cid. Il a voulu sauver au moins le principe ◀de▶ la liberté, c’est-à-dire ◀de▶ la personne — sans lui sacrifier toutefois les effets délicieux et torturants du fatal « philtre » (ici métaphorique). Bien mieux ; cette volonté ◀de▶ liberté est devenue l’agent le plus efficace ◀de▶ la passion qu’elle prétendait guérir. ◀D’▶où la tension inégalée ◀de▶ ce « théâtre du devoir » — comme le récitent et le réciteront toujours ceux qui ne sont guère capables ◀de▶ l’aimer…
10.
Racine, ou le mythe déchaîné
L’opposition classique ◀de▶ Racine et ◀de▶ Corneille se réduit à ceci, touchant le mythe : Racine part du philtre comme ◀d’▶un fait indiscutable privant ses victimes ◀de▶ toute espèce ◀de▶ responsabilité ; « C’est Vénus tout entière à sa proie attachée », — tandis que Corneille ne veut y voir qu’ « une tyrannie dont il faut secouer le joug ». ◀D’▶où l’harmonie voluptueuse ◀de▶ l’un, et la dialectique tendue ◀de▶ l’autre ; l’un s’abandonnant au courant, l’autre lui résistant, bien qu’entraîné (ou pour mieux se sentir entraîné…)
L’invitus invitam 143 qui fait le sujet ◀de▶ Bérénice, c’est une formule antique interprétée par un « moderne » dans la perspective courtoise ◀de▶ l’amour réciproque malheureux. Ainsi devient-elle la formule même ◀de▶ notre mythe.
Mais Racine, dans ses premières pièces, raccourcit la portée du mythe à la mesure ◀d’▶une psychologie exagérément « admissible ». « Je n’ai point poussé Bérénice jusqu’à se tuer, comme Didon, parce que Bérénice n’ayant pas ici avec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Énée, elle n’est pas obligée, comme elle, ◀de▶ renoncer à la vie. » L’on sent tout l’artifice et la faiblesse du « raisonnement » qui se voit opposé à la passion ◀de▶ la Nuit ! « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie, ajoute Racine, il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente ◀de▶ cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir ◀de▶ la tragédie. »
Or cette « tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir ◀de▶ la tragédie », ce n’est que la moitié du mythe, son aspect diurne, son reflet moral dans notre vie ◀de▶ créatures finies. Il y manque l’aspect nocturne, l’épanouissement mystique dans la vie infinie ◀de▶ la Nuit. Il y manque ce que l’on pourrait appeler, symétriquement, « cette joie majestueuse qui fait toute la douleur du Roman ». Car pour l’atteindre ou seulement la pressentir, il eût fallu pousser jusqu’à la mort, — cette mort que Racine ne juge pas nécessaire. La pudeur classique, tant vantée, ne va pas, quoi qu’on dise, sans un appauvrissement métaphysique, générateur ◀de▶ confusions incalculables. Car enfin cette « tristesse » racinienne, si « majestueuse » qu’on la veuille, ainsi bornée à soi, sans au-delà ni renversement dans la joie, acceptée telle qu’elle est dans le monde du jour, et qualifiée néanmoins ◀de▶ « plaisir », l’on ne voit pas en quoi ce serait davantage qu’une morosa delectatio.
Certes, l’on est fondé à contester la vérité dernière ◀de▶ la croyance mystique (manichéenne) qui est à l’origine ◀de▶ la passion et ◀de▶ son mythe : du moins faut-il bien reconnaître que cette croyance donne au drame et aux épreuves des amants une justification grandiose. S’ils aiment l’obstacle et le tourment qui en résulte, c’est que l’obstacle est un masque ◀de▶ la mort, et que la mort est le gage ◀d’▶une transfiguration, l’instant où ce qui était la Nuit se révèle le Jour absolu. Mais faute ◀d’▶atteindre cette limite, un Racine se condamne et nous condamne à goûter une mélancolie ◀de▶ nature essentiellement trouble. L’Éros courtois voulait nous libérer ◀de▶ la vie matérielle par la mort ; et l’Agapè chrétienne veut sanctifier la vie ; mais les « passions excitées » par Racine, cette « tristesse » à laquelle il nous invite à prendre on ne sait quel « plaisir », cela révèle en définitive ◀d’▶assez morbides complaisances à la défaite ◀de▶ l’esprit, à la résignation des sens. Et déjà l’on pressent que cet abandon au « mal du siècle » (sécularisation ◀de▶ la passion) ne peut conduire Racine qu’au jansénisme, c’est-à-dire à la forme ◀de▶ mortification morose — ◀d’▶autopunition dira Freud — qui se trouve la mieux adaptée au tempérament romantique.
Mais cette conversion-là ne pourra s’opérer qu’à la faveur ◀d’▶une crise révélant à Racine lui-même la vraie nature ◀de▶ son délire. Phèdre est un moment décisif non seulement dans la vie du poète, mais dans l’évolution du mythe à travers l’histoire ◀de▶ l’Europe.
11.
Phèdre, ou le mythe « puni »
Le thème ◀de▶ la mort est écarté dans Bérénice par une « censure » morale évidemment chrétienne ◀d’▶origine. Racine ne peut ni ne veut être pleinement lucide. Car sa lucidité l’obligerait à condamner ce qu’il n’ose chérir que dans son cœur le plus secret, et sans se l’avouer. Mais la crise ◀de▶ sa passion pour une femme qui fut peut-être la Champmeslé, et les premières atteintes ◀d’▶une vraie foi vont le pousser comme malgré lui, et plus qu’il n’espérait, aux extrêmes ◀de▶ l’aveu.
Phèdre, c’est la revanche ◀de▶ la mort. Oui, Racine le sait maintenant, c’est une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie, si elle a pour sujet l’amour-passion. Seulement, cette mort, il ne la désire pas comme une transfiguration : il a pris le parti du jour, la mort n’est plus que le châtiment ◀de▶ ses trop longues complaisances. C’est la passion, c’est sa propre passion, qu’il châtie en vouant à la mort la fille ◀de▶ Minos, et sa victime !
Racine, sous le couvert ◀de▶ son sujet antique, se punit doublement dans Phèdre. D’abord en faisant ◀de▶ l’obstacle un inceste, c’est-à-dire une entrave qu’il n’est plus admissible ◀de▶ vouloir vaincre. L’opinion — à laquelle Racine se montre si sensible — l’opinion est toujours avec Tristan contre le roi Marc, avec le séducteur contre le mari trompé ; elle n’est jamais avec les amants incestueux. Ensuite, Racine se punit par personnes interposées en refusant à la passion ◀de▶ Phèdre toute réciprocité de la part d’Hippolyte. Or Phèdre était écrite pour Champmeslé, qui y tint le rôle ◀de▶ la reine. Et Hippolyte, c’est Racine tel que maintenant il se souhaite : insensible au charme mortel… Confondant Phèdre et la femme qu’il aime, il se venge ◀de▶ l’objet ◀de▶ sa passion, et il se démontre à lui-même que cette passion est condamnable sans appel.
Mais je l’ai dit, Racine à l’époque ◀de▶ Phèdre est encore en pleine crise, balançant devant la décision. ◀D’▶où la duplicité profonde ◀de▶ la pièce. La loi morale, la loi du jour qu’il veut servir désormais, oblige Racine à rendre le jeune prince insensible à l’amour ◀de▶ Phèdre. Il déclare donc cet amour incestueux, encore que cette reine ne soit que la belle-mère ◀d’▶Hippolyte. Mais le vieil homme, le Racine naturel, cherche à tourner cette loi sévère qui, condamnant l’inceste, rend impossible la passion. Et voici comment il s’y prend : en rendant Hippolyte amoureux ◀d’▶Aricie, dont on va voir qu’elle est une Phèdre déguisée. Le tour est très subtil.
« Pour ce qui est du personnage ◀d’▶Hippolyte, écrit-il dans la Préface, j’avais remarqué dans les anciens qu’on reprochait à Euripide ◀de▶ l’avoir représenté comme un philosophe exempt ◀de▶ toute imperfection : ce qui faisait que la mort ◀de▶ ce jeune prince causait beaucoup plus ◀d’▶indignation que ◀de▶ pitié. J’ai cru lui devoir donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter ◀de▶ cette grandeur ◀d’▶âme avec laquelle il épargne l’honneur ◀de▶ Phèdre, et se laisse opprimer sans l’accuser. J’appelle faiblesse la passion qu’il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels ◀de▶ son père. »
Ainsi donc, Aricie, c’est « l’amour que le Père interdit » — un substitut voilé ◀de▶ l’amour incestueux144. (La psychanalyse nous a accoutumés à des déguisements plus savants !) Mais ce n’est pas l’inceste, c’est la passion qui intéresse — au sens fort — Racine. L’autre moyen qu’il a trouvé pour en parler voluptueusement, tout en se soumettant à la condamnation, c’est l’argument à toute épreuve du philtre. Ici, comme dans le mythe, le « Destin » servira ◀d’▶alibi à la responsabilité ◀de▶ ceux qui aiment, et du même coup, à celle ◀de▶ l’auteur.
Ah ! Seigneur ! si notre heure est une fois marquée(I,1.)
Ce n’est pas ce ciel-là qu’eût adoré Corneille ! Ni ces dieux que l’on dupe, et sur qui l’on rejette la faute :
Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flancOnt allumé le feu fatal à tout mon sang.(II, 3.)
Et voici la servante Œnone qui tient à Phèdre le même langage que la servante Brangaine à Isolde :
Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée :Par un charme fatal vous fûtes entraînée…(IV, 6.)
Duplicité, ai-je dit, mais à tel point essentielle à la pièce, constitutive ◀de▶ la crise même ◀d’▶où elle est née, qu’il serait bien vain ◀d’▶en faire reproche à son auteur. Il fallait Phèdre. Il fallait cet affleurement du mythe au jour. Il fallait cette douloureuse poussée ◀de▶ la volonté ◀de▶ mort cherchant à se délivrer ◀d’▶elle-même par l’impossible aveu, se retenant, s’avouant enfin à l’instant où elle y renonçait — avec le mouvement même ◀de▶ la reine, à trois reprises145. Il fallait cela pour que l’amour-passion succombât finalement à la Norme du Jour. Car c’est le jour terrestre qui pour la première fois, depuis l’apparition du mythe au xiie siècle, triomphe ◀de▶ la mort ◀de▶ l’amante, renversant toute la dialectique ◀de▶ Tristan et ◀de▶ Roméo :
Et la mort à mes yeux dérobant la clartérend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté.— Elle expire. Seigneur !Que ne peut avec elle expirer la mémoire !
Malgré tout — malgré même ce dernier trait que Racine a su faire mentir — j’en viens à croire qu’il est sincère dans sa Préface lorsqu’il écrit :
« Ce que je puis assurer, c’est que je n’ai point fait ◀de▶ tragédie où la vertu soit plus mise au jour que dans celle-ci ; les moindres fautes y sont sévèrement punies : la seule pensée du crime y est regardée avec autant ◀d’▶horreur que le crime même ; les faiblesses ◀de▶ l’amour y passent pour ◀de▶ vraies faiblesses ; les passions n’y sont présentées aux yeux que pour démontrer tout le désordre dont elles sont cause… »
On est loin du dessein ◀d’▶« exciter les passions » pour « plaire » à un besoin ◀de▶ « tristesse majestueuse ». On est tout près de Port-Royal.
Racine, comme Pétrarque, était ◀de▶ la race des troubadours qui trahissent l’Amour pour l’amour : ceux-là finissent presque toujours en religion. Mais notons-le : dans une religion ◀de▶ retraite — dernière injure peut-être au jour intolérable…
12.
Éclipse du mythe
Malgré Corneille, malgré Racine jusqu’à Phèdre, la fin du xviie siècle français souffre ou bénéficie, comme on voudra, ◀d’▶une première éclipse du mythe dans les mœurs et la philosophie.
La mise en ordre (pour ne pas dire mise au pas) ◀de▶ la société féodale par l’État-roi entraîne des modifications assez profondes dans les relations sentimentales et les coutumes. Le mariage redevient l’institution ◀de▶ base : il atteint un point ◀d’▶équilibre où les siècles suivants auront grand-peine à se maintenir, et que les siècles précédents n’ont pas connu. Les « alliances » privées se traitent dans les formes, ni plus ni moins qu’entre parties diplomatiques. L’inclination réelle ou supposée n’y ajoute guère qu’un élément ◀d’▶exquise perfection, ◀de▶ luxe heureux, dernière touche ◀d’▶une fantaisie qui sent presque l’impertinence. (Le xviiie la jugera vite ◀de▶ mauvais goût.) La convenance des rangs et la conformité des « qualités » deviennent la mesure idéale du bon mariage : curieuse analogie avec la Chine. Et ◀de▶ fait, c’est à partir de ce xviie siècle « rationnel » que nos mœurs se séparent des croyances religieuses (comme l’avait proposé Confucius) et, sans que nul paraisse y prendre garde, se rangent aux lois ◀de▶ la raison du siècle, reniant l’absolu chrétien. Les « mérites » et non plus la grâce imprévisible décident désormais ◀d’▶une union, et rendront seuls « aimable » un parti soigneusement raisonné. Triomphe ◀de▶ la morale jésuite. C’est le baroque classique qui vient emprisonner, dans l’artifice ◀de▶ ses pompes, le sentiment. Aussi bien, l’analyse ◀de▶ la passion telle que la conduit un Descartes, sa réduction à des catégories psychologiques nettement distinctes, à des hiérarchies rationnelles ◀de▶ qualités, mérites et facultés, devait-elle aboutir nécessairement à la dissolution du mythe et ◀de▶ son dynamisme originel. C’est que le mythe ne déploie son empire que là précisément où s’évanouissent toutes les catégories morales — par-delà le Bien et le Mal, dans le transport, et dans la transgression du domaine où vaut la morale.
Le cas ◀de▶ Spinoza mériterait un chapitre, mais son influence sur les mœurs ne s’est guère fait sentir que deux siècles plus tard. (Il a fallu que les philosophes ◀de▶ Sturm und Drang le traduisissent en allemand pour les poètes, qui l’ont traduit en métaphores pour les bourgeois sentimentaux, et cela donne finalement tout un verbiage sur la divinité des impressions champêtres du dimanche.)
Spinoza définit l’amour : un sentiment ◀de▶ joie accompagné ◀de▶ l’idée ◀d’▶une cause extérieure. C’est juste en un seul cas, d’ailleurs le seul prévu par ce mystique : si la cause extérieure est un Dieu auquel notre âme pourrait s’identifier146. Mais Spinoza néglige « l’obstacle ». Dans le fait, nos passions humaines sont toujours liées à des passions contraires, notre amour toujours lié à notre haine, et nos plaisirs à nos douleurs. Il n’est pas ◀de▶ cause isolée qui nous détermine purement. Entre la joie et sa cause extérieure il y a toujours quelque séparation et quelque obstacle : la société, le péché, la vertu, notre corps, notre moi distinct. Et ◀de▶ là vient l’ardeur ◀de▶ la passion. Et ◀de▶ là vient que le désir ◀d’▶union totale se lie indissolublement au désir ◀de▶ la mort qui libère. C’est parce que la passion n’existe pas sans la douleur qu’elle nous rend désirable notre perte. Écoutons la Religieuse portugaise, Mariana Alcoforado, comme elle écrit à l’homme qui l’a séduite : « Je vous rends grâce du fond ◀de▶ mon cœur pour la désespérance où vous m’avez jetée, et méprise le repos où je vivais, avant de vous avoir connu… Adieu ! Aimez-moi donc toujours, faites-moi souffrir ◀de▶ pires douleurs encore ! »
Vers la fin du xviiie siècle, c’est une autre femme qui dira : « Je vous aime comme on doit aimer : dans le désespoir » (Julie de Lespinasse).
Mais le xviiie siècle avant Rousseau, c’est vraiment l’éclipse totale du Soleil noir ◀de▶ la Mélancolie. Les « qualités » et les « mérites » qui rendent « aimable », selon les roués ◀de▶ la Régence et du règne ◀de▶ Louis XV, ne sont plus même ◀d’▶ordre moral, mais intellectuel et physique. La distinction ◀de▶ l’esprit et ◀de▶ la chair, succédant à la séparation ◀de▶ l’esprit et ◀de▶ l’âme croyante, aboutit à diviser l’être en intelligence et en sexe. À vrai dire, tout obstacle détruit, la passion n’a plus où se prendre. Et l’on parle ◀de▶ « passionnettes ». Le dieu ◀d’▶Amour n’est plus un dur destin mais un enfant impertinent. Presque plus rien n’est défendu. ◀De▶ la pudeur, obstacle naturel, on garde ce qu’il faut pour la rhétorique du désir, mais non plus même pour celle ◀de▶ l’amour. « Belle vertu, dit Mme d’Épinay, qu’on s’attache avec des épingles ! » (Il me semble que ces épingles ne sont point citées par hasard : « Amour vous point », disait la rhétorique. Un peu plus tard, le sang coulera sous la Terreur ; mais nous n’en sommes encore qu’à la « guerre en dentelles ».)
Or ce siècle ◀de▶ la Volupté n’est pas celui ◀de▶ la santé sensuelle, s’il a cru se guérir du mythe. « Les femmes ◀de▶ ce temps n’aiment pas avec le cœur, elles aiment avec la tête », dit l’abbé Galiani. Des « débauchées ◀de▶ l’esprit », ajoute Walpole, donnant peut-être la meilleure formule du don-juanisme féminin. Car c’est la femme qui rêve Don Juan, et s’il se trouve pour incarner ce rêve des Richelieu et des Casanova, je suis moins sûr ◀de▶ leur réalité que ◀de▶ celle du désir qui les crée. Ce désir, les Goncourt l’ont très bien aperçu dans leur ouvrage classique sur la femme au xviiie siècle : « Au lieu de lui donner les satisfactions ◀de▶ l’amour sensuel et ◀de▶ la fixer dans la volupté, l’amour la remplit ◀d’▶inquiétude, la pousse ◀d’▶essai en essai, ◀de▶ tentatives en tentatives, agitant devant elle, à mesure qu’elle fait un nouveau pas dans la honte, la tentation des corruptions spirituelles, un mensonge ◀d’▶idéal, le caprice insaisissable des rêves ◀de▶ la débauche. »
Un « mensonge ◀d’▶idéal », c’est bien à quoi se résumera toujours la réaction cynique contre le mythe. Nous en avons donné plus ◀d’▶un exemple. Le xviiie est trop poli pour admettre la gauloiserie : il la remplace par une affectation ◀de▶ facilité voluptueuse. Cette boutade, qui réduit tout l’amour au contact ◀de▶ deux épidermes j’y vois bien moins l’affirmation ◀d’▶un matérialisme inhumain qu’une preuve ◀de▶ la secrète persistance du mythe au cœur des hommes du xviiie . Il fallait bien que subsistât quelque peu ◀d’▶illusion amoureuse et ◀d’▶idéalisme diffus, pour que Chamfort ait pu juger « piquant » ◀de▶ noter cette maxime et ◀de▶ la publier. Cela pouvait encore étonner. Ce n’était encore, et ce ne sera jamais, qu’un idéalisme à rebours.
13.
Don Juan et Sade
Comme on voit, en fermant les yeux, une statue noire à la place de la blanche que l’on vient de considérer, l’éclipse du mythe devait faire apparaître l’antithèse absolue ◀de▶ Tristan. Si Don Juan n’est pas, historiquement, une invention du xviiie , du moins ce siècle a-t-il joué par rapport à ce personnage le rôle exact ◀de▶ Lucifer par rapport à la Création, dans la doctrine manichéenne : c’est lui qui a donné sa figure au Tenorio de Molina, et qui lui a imprimé pour toujours ces deux traits si typiques ◀de▶ l’époque : la noirceur et la scélératesse. Antithèse vraiment parfaite des deux vertus ◀de▶ l’amour chevaleresque : la candeur et la courtoisie.
Il me semble que la fascination qu’exerce sur le cœur des femmes et sur l’esprit ◀de▶ certains hommes le personnage mythique ◀de▶ Don Juan peut s’expliquer par sa nature infiniment contradictoire.
Don Juan, c’est à la fois l’espèce pure, la spontanéité ◀de▶ l’instinct, et l’esprit pur dans sa danse éperdue au-dessus ◀de▶ la mer des possibles. C’est l’infidélité perpétuelle, mais c’est aussi la perpétuelle recherche ◀d’▶une femme unique, jamais rejointe par l’erreur inlassable du désir. C’est l’insolente avidité ◀d’▶une jeunesse renouvelée à chaque rencontre, et c’est aussi la secrète faiblesse ◀de▶ celui qui ne peut pas posséder, parce qu’il n’est pas assez pour avoir…
Mais cela nous entraînerait à quelques développements qu’il vaut mieux réserver pour plus tard147. Considérons ici le Don Juan du théâtre148 comme le reflet inversé ◀de▶ Tristan.
Le contraste est d’abord dans l’allure extérieure des personnages, dans leur rythme. On imagine Don Juan toujours dressé sur ses ergots, prêt à bondir quand par hasard il vient de suspendre sa course. Au contraire, Tristan vient en scène avec l’espèce ◀de▶ lenteur somnambulique ◀de▶ celui qu’hypnotise un objet merveilleux, dont il n’aura jamais épuisé la richesse. L’un posséda mille et trois femmes, l’autre une seule femme. Mais c’est la multiplicité qui est pauvre, tandis que dans un être unique et possédé à l’infini se concentre le monde entier. Tristan n’a plus besoin du monde — parce qu’il aime ! Tandis que Don Juan, toujours aimé, ne peut jamais aimer en retour. ◀D’▶où son angoisse et sa course éperdue.
L’un recherche dans l’acte ◀d’▶amour la volupté ◀d’▶une profanation, l’autre accomplit en restant chaste la « prouesse » divinisante. La tactique ◀de▶ Don Juan, c’est le viol, et aussitôt remportée la victoire, il abandonne le terrain, il s’enfuit. Or la règle ◀de▶ l’amour courtois faisait du viol précisément le crime des crimes, la félonie sans rémission ; et ◀de▶ l’hommage un engagement jusqu’à la mort. Mais Don Juan aime le crime en soi, et par là se rend tributaire ◀de▶ la morale dont il abuse. Il a grand besoin qu’elle existe pour trouver goût à la violer. Tristan, lui, se voit libéré du jeu des règles, des péchés et des vertus, par la grâce ◀d’▶une vertu qui transcende le monde ◀de▶ la Loi.
Enfin tout se ramène à cette opposition : Don Juan est le démon ◀de▶ l’immanence pure, le prisonnier des apparences du monde, le martyr ◀de▶ la sensation de plus en plus décevante et méprisable — quand Tristan est le prisonnier ◀d’▶un au-delà du jour et ◀de▶ la nuit, le martyr ◀d’▶un ravissement qui se mue en joie pure à la mort.
On peut noter encore ceci : Don Juan plaisante, rit très haut, provoque la mort lorsque le Commandeur lui tend la main, au dernier acte ◀de▶ Mozart, rachetant par cet ultime défi des lâchetés qui eussent déshonoré un véritable chevalier. Tristan, mélancolique et courageux, n’abdique au contraire son orgueil qu’à l’approche ◀de▶ la mort lumineuse.
Je ne leur vois qu’un trait commun : tous deux ont l’épée à la main.
◀De▶ la Régence à Louis XVI, Don Juan a régné sur le rêve ◀d’▶une aristocratie déchue ◀de▶ l’héroïsme féodal. Un Richelieu ou un Lauzun dans la plus haute société, un Casanova au niveau de l’aventure scélérate, tels sont les parangons qui prennent la place ◀de▶ l’idéal détruit par le xviie siècle. Ce refoulement du mythe par l’ironie universelle, et le triomphe applaudi des « félons », préparent les plus étranges retours. Parmi tant de facilités, ◀de▶ raffinements intellectuels ou voluptueux, ◀de▶ satiétés, l’un des besoins les plus profonds ◀de▶ l’homme demeure privé ◀d’▶assouvissement, et c’est le besoin ◀de▶ souffrir. Un corps social qui le cultive, s’alanguit, comme l’a montré le déclin du Moyen Âge ; mais un corps social qui l’ignore et croit pouvoir le ridiculiser, se dessèche et s’énerve bien vite. L’esprit conçoit en cruauté active les souffrances qu’il interdit au cœur ◀de▶ subir. Point ◀de▶ bonté chez qui n’a pas souffert : sa fantaisie perd le contact vital, et tout pouvoir ◀de▶ « sympathie ». La femme n’est plus pour l’homme du xviiie qu’un « objet ». Mesurons l’un à l’autre ces extrêmes : la femme-idéal, pur symbole ◀d’▶un Amour qui entraîne l’amour au-delà des formes visibles ; et la femme-objet ◀de▶ plaisir, instrument plus ou moins aimable ◀d’▶une sensation qui enferme l’homme en soi…
Je distingue dans la contradiction ◀de▶ Don Juan et ◀de▶ Tristan, dans la tension insupportable ◀de▶ l’esprit qui vit cette contradiction parce qu’il subit la sensualité et désire l’idéal courtois, les données ◀de▶ l’œuvre ◀de▶ Sade, et les raisons précises ◀de▶ sa révolte.
C’est dans les Crimes ◀de▶ l’amour que Sade nous parle ◀de▶ son admiration pour la poésie ◀de▶ Pétrarque. Admiration traditionnelle dans sa famille, depuis le mariage qui avait uni Hugues de Sade, ancêtre direct du marquis, à la Dame de Pétrarque, Laure de Noves149. Pétrarque semblait ignorer simplement l’existence du désir et des corps, la réalité ◀d’▶un « objet ». Sade, qui est un homme du xviiie , connaît trop bien sa monotone tyrannie. Ce que Pétrarque négligeait, c’est l’obstacle physique dont il faut se venger. Il n’existe que trop, cet objet, c’est lui qui détient le plaisir et le plaisir est une fatalité. Comment s’en libérer, si ce n’est par l’excès, car tout excès vient de l’esprit ! Rien de plus glacialement rationaliste que les inventions « voluptueuses » multipliées par la rage du Marquis. Là où est le plaisir, là sera la souffrance, et la souffrance est le signe ◀d’▶un rachat. Purification par le mal : péchons jusqu’à détruire les derniers charmes du péché. Au lieu de négliger l’objet, détruisons-le par des tortures ◀d’▶où nous tirerons encore quelque plaisir, et cela fait partie ◀de▶ notre ascèse ! Une fureur dialectique s’empare ◀de▶ Sade. Le meurtre seul peut rétablir la liberté, mais le meurtre ◀de▶ ce qu’on aime, puisque c’est cela qui nous enchaîne. On ne tue bien que son amour, parce que lui seul est souverain. Le crime ◀d’▶amour impur sauvera la pureté.
Lisons maintenant avec cette clé la défense morale du meurtre telle que la présente Dolmancé dans la Philosophie dans le Boudoir : « Eh quoi ! un souverain ambitieux pourra détruire à son aise et sans le moindre scrupule les ennemis qui nuisent à ses projets ◀de▶ grandeur ? Des lois cruelles, arbitraires, impérieuses, pourront de même assassiner chaque siècle des millions ◀d’▶individus, et nous, faibles et malheureux particuliers, nous ne pourrons pas sacrifier un seul être à nos vengeances ou à nos caprices ? Est-il rien ◀de▶ si barbare, ◀de▶ si ridiculement étrange, et ne devons-nous pas, sous le voile du plus profond mystère, nous venger amplement ◀de▶ cette ineptie ? » (C’est moi qui ai souligné.)
Si le marquis de Sade avait été interrogé sur les mobiles secrets ◀de▶ sa morale, il se fût sans nul doute réfugié derrière un verbiage cynique. Mais tous ses arguments sont transparents : ils signifient avec exactitude le contraire ◀de▶ leur sens littéral150. Cette glorification du sexe est une constante et rationnelle profanation ◀de▶ la morale profanée du xviiie . C’est la « voie négative » ◀d’▶un athée qui désespère ◀d’▶échapper à ses liens, et qui défie l’amour spirituel ◀de▶ se manifester en tuant le criminel151. Car là seulement serait la délivrance — selon la foi des troubadours…
14.
La Nouvelle Héloïse
Paysan ◀de▶ Genève, Rousseau échappe à l’influence du don-juanisme citadin, mais non pas à une littérature qui trouve dans son tempérament des complicités bien profondes et qui n’est autre que le pétrarquisme. Le roman ◀de▶ Rousseau à proprement parler n’est pas une renaissance du mythe primitif ◀de▶ Tristan. Il n’a pas la violence sauvage ◀de▶ la légende, et encore moins son arrière-plan ésotérique. Ce qui revit en lui, c’est l’état d’âme créé chez les imitateurs des troubadours par une doctrine qu’ils « sécularisaient », n’en connaissant que la rhétorique profane. C’est l’acedia, l’heureuse mélancolie cultivée par l’ermite ◀de▶ Vaucluse. Qu’on relise les sommaires analytiques joints par un éditeur zélé à la troisième édition du roman : l’on y retrouve les situations que prévoyaient les leys ◀de▶ cortezia. C’est le Canzoniere mis en prose — et quelque peu embourgeoisé. (Çà et là une citation, une allusion, témoignent ◀de▶ la connaissance que Rousseau avait ◀de▶ Pétrarque, véritable inventeur du sentiment ◀de▶ la nature et du lyrisme ◀de▶ la solitude.) Avec ◀d’▶Urfé, la courtoisie avait tourné en casuistique profane. Chez Rousseau, elle devient une sorte ◀de▶ piétisme raffiné. Ici encore, la décadence est manifeste.
L’Héloïse qui vécut au xiie 152 et dont nous possédons les lettres à Abélard, évoque Iseut, Juliette et Mlle de Lespinasse, beaucoup plus que Julie d’Étange. Et Saint-Preux, malgré son beau nom, n’a plus rien du mystique ni du chevalier. Au surplus, le roman n’aboutit à la mort qu’après un renoncement à la passion, et cette mort ◀de▶ Julie est chrétienne — autant qu’il peut dépendre ◀de▶ Rousseau. (Il insiste longuement, dans une lettre à son éditeur, sur son protestantisme et celui ◀de▶ ses héros : mais malgré sa sincérité, l’on ne peut que suspecter un « calvinisme » qui parle ◀de▶ l’Être suprême et paraît ignorer le Christ…)
Tout cela ne m’empêchera point ◀de▶ confesser un goût très vif pour le style ◀de▶ ce roman — seul comparable à l’Astrée sous ce rapport — et une admiration sérieusement motivée pour sa lucidité psychologique. On a trop vite jugé le « rousseauisme » moral en attribuant à l’auteur du roman les croyances ◀de▶ ses personnages. Si Rousseau fut le premier à décrire ces erreurs, c’est qu’il en souffrit plus que d’autres et avec plus ◀de▶ résolution ◀de▶ s’y soustraire. Mais on néglige habituellement les conclusions ◀de▶ l’œuvre pour ne garder que le souvenir du ton, ◀de▶ l’émotion et ◀de▶ certaines complaisances qu’entraîne le genre romanesque. Il est visible que Rousseau, pas plus que Pétrarque à la fin ◀de▶ sa vie, n’est dupe ◀de▶ la « religion » ◀d’▶amour. Qu’on relise la grande lettre ◀de▶ Julie mariée (IIIe partie, lettre XVIII), analysant le passé des amants : on ne saurait dépister avec plus ◀de▶ rigueur, quoique féminine, les confusions intéressées ◀de▶ l’Éros et ◀de▶ l’Agapè. « La vertu est si nécessaire à nos cœurs que, quand on a une fois abandonné la véritable, on s’en fait ensuite une à sa mode, et l’on y tient plus fortement peut-être, parce qu’elle est ◀de▶ notre choix. »
Toutefois, l’on n’a pas tort ◀d’▶attribuer au « climat » ◀de▶ la Nouvelle Héloïse, si nouveau pour le xviiie siècle, une faculté ◀de▶ contagion contre laquelle les conclusions ◀de▶ l’auteur ne pouvaient rien. Et là, c’est bien le mythe qui reparaît, alangui, honteux et confus, mais à travers le voile des larmes vertueuses, reconnaissable à je ne sais quel frisson funèbre. À peine Saint-Preux voit-il ses « vœux » comblés (I, lettre LV) qu’il se met à douter sombrement : « Non, ce ne sont point ces transports que je regrette le plus : ah non ! retire s’il le faut ces faveurs enivrantes pour lesquelles je donnerais mille vies, mais rends-moi tout ce qui n’était point elles, et les effaçait mille fois. Rends-moi cette étroite union des âmes… Julie, dis-moi donc si je ne t’aimais point auparavant, ou si maintenant je ne t’aime plus ? Quel doute !… » Il s’effraye ◀de▶ l’équivoque du soupir, mais n’en conclut pas moins avec une sorte ◀de▶ dépit à peine voilé : « J’ai pris pour toi des sentiments plus paisibles, il est vrai, mais plus affectueux et de plus ◀de▶ différentes espèces… Les douceurs ◀de▶ l’amitié tempèrent les emportements ◀de▶ l’amour… » Le Tristan qui se réveille en lui après la « faute » ◀de▶ la possession se passerait bien ◀de▶ ces douceurs paisibles… Lui aussi désirait brûler, et non pas rassasier son désir. Lui aussi va multiplier les obstacles les plus gratuits, les prétextes ◀de▶ séparation, les situations voluptueusement inextricables. ◀D’▶où l’insistance pénible et, dès cette date, quelque peu excessive me semble-t-il, sur la roture ◀de▶ Saint-Preux, laquelle est censée interdire toute possibilité ◀d’▶union légale. ◀D’▶où encore l’assimilation du préjugé social et des exigences ◀d’▶une vertu déclarée religieuse par opportunité. Mais on distingue les mobiles inavoués ◀de▶ la confusion. Au xiie siècle, c’était la loi ◀de▶ courtoisie qui imposait la chasteté ; ici, c’est la coutume bourgeoise. Mais sous le couvert ◀de▶ l’une et ◀de▶ l’autre, c’est toujours le mythe qui agit. Dans la lettre déjà citée où elle récapitule leurs épreuves, Julie appelle « sainte ardeur » l’amour chaste qui les ravissait — bien qu’il fût dès ce moment condamnable — et « crime », « horreurs », « corruption », ce même amour après la possession. La faute qui compte, pour eux, on le voit bien, c’est celle qui lèse la « courtoisie », non la vertu bourgeoise trop souvent invoquée. Et ainsi ◀de▶ suite : il serait aisé ◀de▶ reprendre, à propos de la Nouvelle Héloïse, toute notre exégèse ◀de▶ Tristan, notre dialectique ◀de▶ l’obstacle. Il y a pourtant cette différence capitale que Rousseau aboutit au mariage, c’est-à-dire au triomphe du monde sanctifié par le christianisme, alors que la légende glorifiait dans la mort l’entière dissolution des liens terrestres.
15.
Le romantisme allemand
C’est à partir de l’état d’âme sentimental — et non mystique153 — des amants ◀de▶ la Nouvelle Héloïse que le romantisme va tâcher ◀de▶ rejoindre une mystique primitive qu’il ignore, mais dont il redécouvre, par éclairs, la vertu sacrale et mortelle.
Du Tristan de Thomas par Pétrarque et l’Astrée jusqu’à la tragédie classique, nous avons vu le mythe se dégrader, s’humaniser, s’analyser en éléments ◀de▶ moins en moins mystérieux ; enfin Racine l’abat, non sans avoir reçu dans cette lutte avec l’ange mauvais la plus douloureuse blessure. Et Don Juan bondit sur la scène ; ◀de▶ Molière à Mozart, c’est la grande éclipse du mythe. Mais à partir du roman ◀de▶ Rousseau, qui naît comme en marge du siècle, nous allons parcourir le même chemin en sens inverse : par Werther, cette réplique ◀d’▶Héloïse mais qui finit beaucoup plus mal — se rapprochant du modèle primitif — l’on arrive à Jean-Paul, à Hölderlin, à Novalis. Dans la panique ◀de▶ la Révolution, ◀de▶ la Terreur, des guerres européennes, certains aveux deviennent possibles, certaines souffrances osent enfin dire leur nom. L’adoration ◀de▶ la Nuit et ◀de▶ la Mort accède pour la première fois au plan ◀de▶ la conscience lyrique. Napoléon à peine vaincu, voici l’envahissement ◀de▶ l’Europe par une plus insidieuse tyrannie. Jusqu’au jour où Wagner, d’un seul coup, dressera le mythe dans sa pleine stature et dans sa virulence totale : la musique seule pouvait dire l’indicible, elle a forcé le dernier mystère ◀de▶ Tristan.
Mon propos n’est point ◀de▶ recenser les innombrables manifestations du mythe dans nos littératures, surtout modernes, mais seulement ◀de▶ poser des jalons et ◀de▶ réduire certaines contradictions tout apparentes. On me pardonnera ◀de▶ ne point multiplier les preuves ◀de▶ l’évidente renaissance du thème courtois — donc ◀de▶ l’amour réciproque malheureux — chez tous les romantiques allemands sans exception154. Quelques textes choisis entre mille en diront plus que tous les commentaires ici possibles, et trop tentants. (Dans leur nudité même, je sens trop bien qu’ils risquent ◀de▶ prendre figure ◀d’▶arguments, à cet endroit ◀de▶ notre voyage, du seul fait ◀de▶ leur trop parfaite convenance à nos définitions du mythe…)
Lettre ◀de▶ Diotima à Hölderlin :
Hier soir, j’ai longuement réfléchi sur la passion. Sans doute, la passion ◀de▶ l’amour suprême ne trouve jamais son accomplissement ici-bas ! Comprends bien mon sentiment : chercher cette satisfaction serait folie. Mourir ensemble ! (Mais silence ! ceci paraît exalté, et pourtant c’est si vrai !) Voilà le seul accomplissement. Mais nous avons des devoirs sacrés en ce bas monde. Il ne nous reste plus rien que la confiance la plus parfaite l’un dans l’autre et la foi dans la toute-puissante divinité ◀de▶ l’Amour qui à jamais nous guidera, invisible, et renforcera sans cesse notre union.155
Lorsque j’étais sur le tombeau [◀de▶ sa fiancée] la pensée m’est venue que ma mort donnerait à l’humanité un exemple ◀de▶ fidélité éternelle, et qu’elle instaurerait, en quelque sorte, la possibilité ◀d’▶aimer comme je l’ai fait.
Lorsqu’on fuit la douleur, c’est qu’on ne veut plus aimer. Celui qui aime devra ressentir éternellement le vide qui l’environne, et garder sa blessure ouverte. Que Dieu me conserve cette douleur qui m’est indiciblement chère…
Notre engagement n’était pas pris pour ce monde…
Toutes les passions finissent comme une tragédie, tout ce qui est limité finit par la mort, toute poésie a quelque chose ◀de▶ tragique.
Une union qui est conclue même pour la mort est un mariage qui nous donne une compagne pour la Nuit. C’est dans la mort que l’amour est le plus doux ; pour le vivant, la mort est une nuit ◀de▶ noces, un secret ◀de▶ doux mystères.
L’ivresse des sens appartient peut-être à l’amour comme le sommeil à la vie. Ce n’est pas la plus noble part, et l’homme vigoureux préférera toujours veiller à dormir.
Voici deux textes qui rendent un son proprement manichéen :
On doit séparer Dieu et la Nature. Dieu n’a rien à faire avec la Nature, il est le but ◀de▶ la Nature, l’élément avec lequel elle doit un jour s’harmoniser.
Nous sommes des esprits émanés ◀de▶ Dieu, des germes divins. Un jour nous deviendrons ce que notre Père est lui-même.156
Et dans les Hymnes à la Nuit, où l’Éros ténébreux supplie que le matin ne renaisse plus (thème des « aubes ») :
Que ton feu spirituel dévore mon corps, qu’en une étreinte aérienne je m’unisse étroitement à toi, et que dure alors éternellement notre nuit nuptiale !
Et l’on devrait citer toutes les œuvres ◀de▶ Tieck, définissant l’amour comme « une maladie du désir, une divine langueur… »157.
L’exaltation ◀de▶ la mort volontaire, amoureuse et divinisante, voilà le thème religieux le plus profond ◀de▶ cette nouvelle hérésie albigeoise que fut le romantisme allemand. La mort est le but idéal des « hommes élevés » ◀de▶ la Loge invisible ◀de▶ Jean-Paul. Elle se confond avec l’amour chez Novalis. Elle fut pour Kleist « le seul accomplissement » possible ◀d’▶une « passion ◀d’▶amour suprême » à laquelle se refusait son corps.
Mais les poètes ne sont plus les seuls à tenter l’au-delà nocturne : un philosophe comme G. von Schubert spécule sur le « côté nocturne » (Nachtseite) ◀de▶ l’existence. Fichte lui-même donne la définition ◀de▶ l’amour-par-essence-impossible, le vrai amour qui repousse tout objet pour s’élancer à l’infini. C’est, dit-il, « le désir ◀de▶ quelque chose ◀d’▶entièrement inconnu, qui se révèle uniquement par un besoin, par un malaise, par un vide, à la recherche ◀de▶ ce qui le comblerait, mais ignorant ◀d’▶où cela peut venir… ».
Hoffmann ne dit pas autre chose lorsqu’il baptise cet inconnu : la poésie :
Et voici que jaillit, pur feu céleste qui réchauffe et éclaire sans consumer, toute la félicité ineffable ◀de▶ la vie supérieure, germée au plus secret ◀de▶ l’âme. L’esprit déploie mille antennes toutes vibrantes ◀de▶ désir, tisse son filet autour de celle qui est apparue, et elle est à lui… et elle n’est jamais à lui, car la soif ◀de▶ son aspiration est à jamais insatiable.
C’est toute l’aventure des mystiques unitives qui de nouveau prend son départ dans la conscience occidentale, c’est, éternelle hérésie passionnelle, la transgression rêvée ◀de▶ toutes limites, et le suprême désir qui nie le monde. Ainsi revivent ◀de▶ tous côtés et se rassemblent les éléments épars du mythe, que Wagner seul osera nommer, mais alors pour le recréer dans une synthèse définitive. Rien ◀d’▶étonnant si le premier poème inspiré par le souvenir des cathares et ◀de▶ leur mystique fut composé par l’un des plus purs romantiques : c’est l’épopée des albigeois ◀de▶ Lenau. On peut y lire ces vers qui sont une sorte ◀de▶ profession ◀de▶ foi ◀de▶ la « religion nouvelle » rêvée par Novalis et ses amis :
Elle aussi, l’ère du Christ, que Dieu nous voile,Passera, la Nouvelle Alliance sera rompue ;Alors nous concevrons Dieu comme l’Esprit,Alors se célébrera l’Alliance éternelle.L’Esprit est Dieu ! ce cri puissant retentira
16.
Intériorisation du mythe
Le rythme intime du romantisme allemand, la diastole et la systole ◀de▶ son cœur, c’est l’enthousiasme et la tristesse métaphysique. C’est la dialectique abyssale ◀de▶ l’hérésie manichéenne, le renversement perpétuel du jour en Nuit et ◀de▶ la nuit en Jour. Le même élan qui portait l’âme vers la lumière et l’unité divine, considéré du point de vue ◀de▶ ce monde n’est plus qu’un élan vers la mort, une séparation essentielle. Tel est le tragique ◀de▶ l’Ironie transcendantale, ce mouvement perpétuel du romantisme, cette passion qui ruine sans relâche tous les objets qu’elle peut concevoir et désirer (la nature, l’être aimé, le moi), tout ce qui n’est pas l’Unité incréée, la dissolution sans retour. Mais cet enthousiasme est réel, c’est l’« endieusement » des troubadours, l’endiosada des mystiques espagnols, la joy ◀d’▶amor dans son délire dionysiaque. Il en jaillit perpétuellement, au point suprême ◀de▶ son élévation, des fantaisies extravagantes. Il y a une gaieté romantique, comme il y a un attendrissement : moments ◀de▶ détente, entre deux élancements contradictoires, retours au monde…
C’est ce moment ◀de▶ joie bizarre, né ◀de▶ l’ironie métaphysique, qui fait défaut au romantisme français. Ici, les données sont les mêmes mais le rythme est moins ample et l’esprit va trop vite au but. La France de la Révolution et ◀de▶ l’Empire n’a plus ◀d’▶énergie disponible pour la spéculation spirituelle : elle n’a point ◀de▶ « religion nouvelle », point ◀de▶ philosophes romantiques158, peu ou point ◀de▶ métaphysique, et peu ou point ◀de▶ fantaisie — cette surabondance ◀de▶ l’esprit exalté par son propre drame.
Le romantisme en France n’aura guère débordé le champ ◀de▶ la psychologie individuelle. Il y gagne une lucidité qui le conduit plus rapidement que les Allemands, dans un domaine plus restreint, à des conclusions désolées.
Certes, Chénier décrit comme un vrai romantique :
Et la célèbre invocation : « Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces ◀d’▶une autre vie », c’est le chant pur ◀de▶ la passion ◀de▶ la Nuit. Mais il n’est point ◀d’▶aube mystique à l’horizon spirituel, ni ◀de▶ véritable joie ◀d’▶amour au sommet ◀de▶ ces élancements. Le moi n’est jamais transcendé, il se refuse à l’illusion dernière ◀d’▶une libération cosmique. Il retombe, désenchanté, à l’analyse ◀de▶ sa tristesse et ◀de▶ son impuissance lucide. Romantisme mûri, désabusé, l’on serait même tenté ◀de▶ dire : trop rigoureux… Auprès de lui, Jean-Paul et Novalis feront toujours figure ◀d’▶adolescents. Le goût ◀de▶ la mort, chez les Allemands, exalte la saveur ◀de▶ vivre : c’est peut-être qu’il est plus « naïf », plus assuré ◀de▶ la réalité ◀de▶ son au-delà. Voyez-les se reprendre sans cesse aux formes désirables ◀de▶ la terre, oublier, plaisanter follement, tout ardents ◀de▶ curiosité ; ◀d’▶une merveilleuse inconséquence… Ce qui appauvrit le romantique français, c’est qu’il demeure un sceptique éloquent, c’est qu’il redoute la naïveté, la vulgarité foisonnante que les plus purs poètes allemands savaient goûter malgré leur nostalgie159. René s’amuse un jour à effeuiller une branche ◀de▶ saule sur un ruisseau, attachant une idée à chaque feuille que le courant entraîne. Il s’intéresse aux accidents qui menacent les débris ◀de▶ son rameau… On croit lire un poète allemand, on va retrouver la richesse du monde… Mais déjà l’homme du xviiie se réveille et se juge ridicule : « Voilà donc à quel degré ◀de▶ puérilité notre superbe raison peut descendre ! » Et c’est la « superbe raison » qui conclut sur une épigramme : « Et encore est-il vrai que bien des hommes attachent leur destinée à des choses ◀d’▶aussi peu de valeur que mes feuilles ◀de▶ saule. » Le reste ◀de▶ la page, admirable, jusqu’aux fameux orages désirés160.
« Pour ces rationalistes malgré eux, pour ces athées qui n’arrivent point à croire à leurs chimères les plus consolantes, l’amour ne sera pas longtemps félicité ineffable ◀de▶ la vie supérieure » dont parle E. T. A. Hoffmann ; mais plutôt cet amour « taciturne et toujours menacé » des plus beaux vers ◀de▶ Vigny.
Cette absence ◀d’▶intérêt naïf pour les formes quotidiennes ◀de▶ la vie facilitera le détachement ◀de▶ l’esprit, la purification abstraite du sentiment. Les êtres et les choses, ces prétextes, percés par un regard désabusé, cesseront bientôt ◀d’▶être les vrais obstacles. Et le mythe, appauvri ◀de▶ ses formes extérieures, deviendra ce qu’il est en son principe : une autodestruction voluptueuse du moi. « On est détrompé sans avoir joui, dit René ; il reste encore des désirs et l’on n’a plus ◀d’▶illusions… On habite avec un cœur plein, un monde vide. »
Alors la femme elle-même cesse ◀d’▶être le symbole indispensable ◀de▶ la nostalgie passionnée. Dans l’Oberman de Sénancour, l’« obstacle » est purement intérieur, il est dans la dualité du moi qui ne peut ni s’affirmer ni se dissoudre, ni se posséder ni être possédé.
Nous savions que Tristan n’aimait pas Iseut pour elle-même, mais seulement pour l’amour ◀de▶ l’Amour dont sa beauté lui offrait une image. Lui pourtant l’ignorait, et sa passion était naïve et forte. René et surtout Oberman ne peuvent même plus croire à l’image : ils ont compris que le drame se passe en eux, entre les lois inacceptables ◀de▶ la vie terrestre et finie, et le désir ◀d’▶une transgression ◀de▶ nos limites, mortelle mais divinisante.
Rares sont toutefois les romantiques français qui atteignirent cette connaissance audacieuse, desséchée, exacte, et plus proche qu’on ne pourrait croire ◀de▶ la mystique négative. La plupart reviendront aux illusions ◀de▶ l’amour humain, sans retrouver pourtant la forte naïveté du mythe. Ils raffineront merveilleusement les « prétextes » traditionnels à la séparation des deux amants : du Lys dans la vallée (le plus naïf) jusqu’à Adolphe (le plus lucide) c’est tantôt le mariage et l’honneur, ou le devoir social, ou la vertu, ou le secret mélancolique ◀de▶ l’amant, ou quelque scrupule religieux, enfin le narcissisme avoué… Intériorisation progressive du mythe, à mesure que l’obstacle invoqué s’effrite et se dissout dans une critique sceptique, tandis que les morales s’abâtardissent, et que tout élément « sacré » disparaît ◀de▶ la vie sociale.
17.
Stendhal, ou le fiasco du sublime
Homme du xviiie siècle, ayant subi la « touche » du romantisme, et fréquentant d’ailleurs une société des plus sceptiques, Stendhal nous offre un exemple parfait pour l’analyse ◀de▶ la profanation du mythe.
Voici un homme que le besoin ◀de▶ la passion tourmente : il a découvert dans son « âme », c’est-à-dire dans son goût du sublime, ce vide dont parlait Fichte, cet appel insatiable à l’inconnu, à l’Inconnue qui pourrait seule le combler. Aimer passionnément, ce serait vivre !
Il s’imagine ◀de▶ très bonne foi qu’un tel besoin relève ◀de▶ la nature physique. (Et il a même là-dessus sa petite explication matérialiste.) Il rirait bien si je lui démontrais que ce n’est là que l’empreinte du mythe dans son esprit, une habitude héritée ◀de▶ la culture, et spécialement ◀de▶ la littérature, puisque mystique et religion, pour lui, sont mortes. Mais il est obligé ◀de▶ constater que ce désir ◀de▶ passion, et la passion elle-même dans le monde où il vit, sont condamnés par la raison et par le scepticisme général. ◀D’▶où le besoin qu’il éprouve ◀de▶ justifier ce besoin ; ◀d’▶où son fameux traité ◀De▶ l’Amour. Aux premières lignes ◀de▶ la préface vous le sentez en pleine polémique : « Quoiqu’il traite ◀de▶ l’amour, ce petit volume n’est point un roman, et surtout n’est pas amusant comme un roman. C’est tout uniment une description exacte et scientifique ◀d’▶une sorte ◀de▶ folie très rare en France… » Stendhal baptise cette folie : l’amour-passion.
Tout le monde connaît la thèse du traité. Il y a quatre amours différents : l’amour-passion, l’amour-goût, l’amour physique et l’amour ◀de▶ vanité. Le premier seul trouve grâce aux yeux ◀de▶ l’auteur. La théorie ◀de▶ la cristallisation doit l’expliquer. « Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération ◀de▶ l’esprit qui tire ◀de▶ tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a ◀de▶ nouvelles perfections. » Ainsi aux mines ◀de▶ sel ◀de▶ Salzbourg, lorsqu’on jette un rameau dans l’eau profonde, on le retrouve trois mois après « garni ◀d’▶une infinité ◀de▶ diamants mobiles et éblouissants ». Tomber amoureux, dans cette théorie, c’est attribuer à une femme des perfections qu’elle ne possède nullement. Et pourquoi cela ? Parce que l’on a besoin ◀d’▶aimer, et qu’on ne peut aimer que la beauté. Disons plus simplement que la cristallisation, c’est le moment où l’on idéalise la femme aimée.
Je crois que c’est Ortega qui a souligné le premier161 que cette célèbre théorie revient à faire ◀de▶ l’amour passionné une simple erreur. « Non point que la passion se trompe souvent, précise-t-il, mais elle est en soi une erreur… Le cas Stendhal n’est pas douteux : il s’agit ◀d’▶un homme qui n’aimait pas réellement, et qui surtout ne fut pas réellement aimé. » Tristan aimait, Don Juan était aimé ; mais celui qui n’a du premier que la nostalgie, et du second que l’inconstance, se voit amené à définir l’amour comme une maladie ◀de▶ l’esprit — dans la pure tradition antique, sauf qu’il s’affirme heureux ◀d’▶être malade. Le voici donc dans la situation ◀d’▶un médecin qui étudie sur lui-même les progrès et les singularités ◀d’▶un mal qu’il ne croit pas mortel.
Toute la différence entre la cristallisation et l’idéalisation courtoise tient en ceci : Stendhal sait qu’il y aura décristallisation (retour à la lucidité). Le contrepoison du philtre, pour lui, c’est l’infidélité. La tragédie tourne au vaudeville.
Une chose me frappe ; sa description est admirable ◀de▶ vivacité, ◀d’▶exactitude, parfois ◀de▶ profondeur ; mais elle est totalement pessimiste — puisque aussi bien il s’agit ◀d’▶une erreur et dont il se désole ◀d’▶être tiré. ◀D’▶où peut provenir ce pessimisme incompatible avec la conception ◀de▶ la vie qu’il s’était faite ? C’est la question qu’il ne se pose jamais.
Il note très bien : « Le plaisir ne produit pas la moitié autant ◀d’▶impression que la douleur, ensuite, outre ce désagrément dans la quantité ◀d’▶émotion, la sympathie est au moins la moitié moins excitée par la peinture du bonheur que par celle ◀de▶ l’infortune. » Et encore : « Une âme faite pour les passions sent d’abord que cette vie heureuse (le mariage) l’ennuie, et peut-être aussi qu’elle ne lui donne que des idées communes. » Et plus loin : « Il y a peu de peines morales dans la vie qui ne soient rendues chères par l’émotion qu’elles excitent. »
Voilà qui est vrai : nous aimons la douleur, et le bonheur nous ennuie un peu… Cela vous paraît tout naturel ? Et pourtant un Hindou, un Chinois s’en étonnent. Un Grec ressuscité ne s’en étonnerait pas moins. ◀D’▶où nous viennent donc ce goût et ce dégoût bizarres ? Ne sont-ils pas contre nature ? Encore une fois, Stendhal ne se pose pas la question, n’étant pas en mesure ◀de▶ la résoudre. En matérialiste grossier — c’est la bonne espèce, la plus franche — il supprime simplement tout problème, grâce à sa théorie ◀de▶ la cristallisation, donc ◀de▶ l’erreur. Ce qui explique la passion, à son avis, c’est une erreur favorable au désir. « Ce phénomène, dit-il, vient de la nature qui nous commande ◀d’▶avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau. » Voilà donc le jugement obscurci, et qui se met à « cristalliser ». Mais on ne voit pas comment l’instinct se déciderait à commettre l’erreur nécessaire à cette opération rusée. (L’instinct seul, livré à lui-même.)
Je crois, comme Ortega, que la solution stendhalienne est d’abord inexacte, au regard des faits. Il existe un amour qui, loin de se tromper, est seul capable ◀de▶ découvrir dans l’être aimé les qualités réelles qui s’y cachent. De plus, n’est-ce point là le type ◀d’▶une solution verbale ? Car dire que la passion est une erreur — elle l’est parfois — ce n’est pas encore expliquer cette erreur. L’instinct ou la nature n’ont pas coutume ◀de▶ se tromper ◀de▶ la sorte… S’il y a erreur, elle ne peut venir que ◀de▶ l’esprit.
La vérité, c’est que Stendhal est la victime ◀d’▶un phénomène spirituel que ses croyances matérialistes ne sont plus en mesure ◀de▶ justifier. Victime heureuse d’ailleurs, et cela suffit à l’empêcher ◀de▶ pousser plus avant son enquête. Qu’est-ce que ce livre qu’il nous laisse ? Le témoignage ◀d’▶une inquiétude qu’éprouve l’esprit lucide devant le mythe : non qu’il désire vraiment s’en libérer, mais il en a perdu la clé.
Ce n’est pas qu’au cours de sa recherche Stendhal n’ait plusieurs fois « brûlé ». Il consacre deux longs chapitres à l’amour en Provence au xiie siècle, et reproduit le code ◀d’▶amour courtois en appendice. (Raynouard et Fauriel venaient de provoquer la renaissance des études romanes.) « Singulière civilisation », dit-il. Et il rêve un peu là-dessus. On dirait qu’il pressent quelque chose… Mais non : « Vingt anecdotes que je pourrais citer montrent partout dans cette Provence une galanterie aimable, spirituelle et conduite entre les deux sexes sur les principes ◀de▶ la justice… » Il finira, bien entendu, par les citer, ces anecdotes.
18.
Wagner, ou l’achèvement
« Délivré du monde, je te possède enfin, ô toi seule qui remplis toute mon âme, suprême volupté ◀d’▶amour ! »
L’homme qui a écrit cela (dans Tristan et Isolde) savait que la passion est quelque chose de plus que l’erreur : qu’elle est une décision fondamentale ◀de▶ l’être, un choix en faveur de la Mort, si la Mort est la libération ◀d’▶un monde ordonné par le mal.
Mais l’audace ◀de▶ cette œuvre est ◀de▶ celles qui ne peuvent être tolérées qu’à la faveur ◀d’▶une totale méprise, organisée et entretenue par une sorte ◀de▶ consensus social, ◀d’▶aveuglement tout à la fois juré et inconscient. À force de l’entendre répéter par les bons juges, on a fini par croire que le Tristan de Wagner est un drame du désir sensuel. Qu’un tel jugement ait pu s’accréditer en dépit de flagrantes évidences, voilà qui est significatif au plus haut point ◀de▶ la nécessité sociale des mythes. (Mensonges ◀d’▶autodéfense ◀d’▶une société qui veut sauver sa forme, tandis que les individus qui la composent se prêtent obscurément, sous le couvert ◀d’▶un refus, aux passions qui tendent à sa perte.)
En composant Tristan, Wagner a violé le tabou : il a tout dit, tout avoué par les paroles ◀de▶ son livret, et plus encore par sa musique. Il a chanté la Nuit ◀de▶ la dissolution des formes et des êtres, la libération du désir, l’anathème sur le désir, la gloire crépusculaire, immensément plaintive et bienheureuse ◀de▶ l’âme sauvée par la blessure mortelle du corps. Mais le sens maléfique ◀de▶ ce message, il fallait le nier pour pouvoir l’accueillir, il fallait à tout prix le travestir, l’interpréter ◀d’▶une manière tolérable, c’est-à-dire au nom du bon sens. Du mystère bouleversant ◀de▶ la Nuit et ◀de▶ la destruction des corps, l’on a fait la « sublimation » ◀d’▶un pauvre secret du plein jour : l’attrait des sexes, la loi tout animale des corps — ce qu’il faut à la société pour procréer et se consolider, ce qu’il faut au bourgeois pour ressentir sa vie… Qu’on y soit parvenu si rapidement et complètement ne saurait d’ailleurs témoigner ◀d’▶une vitalité sociale exceptionnelle : c’est plutôt la frivolité du public ordinaire des théâtres, son sentimentalisme lourd, et pour tout dire sa faculté exceptionnelle ◀de▶ ne pas entendre ce qu’on lui chante, qui ont facilité l’opération. Ainsi le Tristan de Wagner peut être impunément repris devant des salles émues en toute sécurité ; si forte est la certitude générale que personne ne croira son message.
Le drame débute par une évocation monumentale des puissances qui gouvernent le monde du jour : haine, orgueil, et violence barbare ◀de▶ l’honneur féodal, jusqu’au crime. Isolde veut venger l’affront subi. Le philtre qu’elle offre à Tristan est destiné à le faire mourir : mais ◀d’▶une mort que l’Amour condamne, ◀d’▶une mort selon les lois du jour et ◀de▶ la vengeance, brutale, accidentelle, privée ◀de▶ sens mystique. Or la Minne suprême inspire à Brangaine l’erreur qui doit sauver l’Amour. Au philtre ◀de▶ mort, elle substitue le breuvage ◀d’▶initiation. Ainsi l’étreinte unique ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Isolde aussitôt qu’ils ont bu, c’est le baiser unique du sacrement cathare, le consolamentum des Purs ! Dès cet instant, les lois du jour, la haine, l’honneur et la vengeance sont devenues sans force sur leurs cœurs. Les initiés pénètrent au monde nocturne ◀de▶ l’extase libératrice. Et le jour qui revient avec le cortège royal et ses dissonantes fanfares, le jour ne pourra plus les ressaisir : au terme ◀de▶ l’épreuve qu’il va leur imposer — c’est la passion — ils ont déjà pressenti l’autre mort, celle qui est le seul accomplissement ◀de▶ leur amour.
Le deuxième acte est le chant ◀de▶ la passion des âmes prisonnières des formes. Tous les obstacles surmontés, quand les amants sont seuls enveloppés ◀de▶ ténèbres, c’est le désir charnel qui les sépare encore. Ils sont ensemble et pourtant ils sont deux. Il y a ce et ◀de▶ Tristan « et » Isolde qui signifie leur dualité créée. À ce moment la musique seule peut exprimer la certitude et la substance ◀de▶ cette double nostalgie ◀d’▶être un. Car seule elle détient le pouvoir ◀d’▶harmoniser la plainte ◀de▶ deux voix, et ◀d’▶en faire une plainte unique où déjà vibre la réalité ◀d’▶un indicible au-delà ◀d’▶espérance. Et c’est pourquoi le leitmotiv du duo ◀d’▶amour est déjà celui ◀de▶ la mort.
Encore une fois revient le jour : le traître Mélot162 blesse Tristan. Mais la passion a désormais vaincu, elle vole au jour son apparente victoire : ◀de▶ cette blessure par où la vie s’écoule, elle fait le gage ◀de▶ la suprême guérison, celle que chantera Isolde agonisante sur le cadavre ◀de▶ Tristan, dans l’extase ◀de▶ la « joie la plus haute ».
Initiation, passion, accomplissement mortel : ces trois moments mystiques auxquels Wagner, par une géniale simplification, a su réduire les trois actes du drame, exposent la signification profonde du mythe, encore masquée dans les légendes médiévales par une foule ◀d’▶éléments épiques et pittoresques.
Cependant la forme ◀d’▶art que Wagner a choisie n’est pas sans recréer des possibilités ◀de▶ « méprise ».
Il fallait que ce fût un opéra, pour deux raisons qui tiennent à l’essence même du mythe. De même que le péché du premier homme, et ◀de▶ chaque homme, introduit dans le monde le temps ; de même que la faute des amants légendaires contre les lois ◀de▶ l’amour chaste transforme l’hymne des troubadours en un roman163 — ainsi les puissances du jour, évoquées par le premier acte, introduisent la lutte et la durée, qui sont les éléments du drame. Mais le drame ne peut pas tout dire, la religion ◀de▶ la passion étant « essentiellement lyrique ». Dès lors la musique seule sera capable ◀d’▶exprimer la dialectique transcendantale, le caractère éperdument contradictoire, contrapuntique ◀de▶ la passion ◀de▶ la Nuit — qui est l’appel au Jour incréé. La définition même ◀de▶ la musique occidentale, c’est l’accord émouvant des contraires. Expression ◀d’▶un dualisme douloureux, permanent au niveau de la vie, mais qui s’évanouit dans la grâce lumineuse au-delà ◀de▶ la mort physique.
Or le drame achevé par la musique, c’est l’opéra. Ainsi, ce n’est point un hasard si le mythe ◀de▶ Tristan et celui ◀de▶ Don Juan n’ont pu recevoir leur expression achevée que dans la forme ◀de▶ l’opéra. Si Mozart et Wagner nous ont donné les chefs-d’œuvre du drame musical, c’est en vertu de l’affinité originelle ◀de▶ ce mode ◀d’▶expression et des sujets qu’ils surent choisir. La musique seule peut bien parler ◀de▶ la tragédie, dont elle est la mère et la fille.
Toutefois, dans le cas ◀de▶ Tristan, l’élément plastique inhérent à toute mise en scène théâtrale se trouve recréer un obstacle à la compréhension directe du mythe. Les acteurs, les costumes, les décors164 retiennent l’attention dans le réel, imposent la présence du « jour », contredisent fatalement le sens profond ◀de▶ l’action. Tant qu’on regarde la scène, on est victime ◀de▶ l’illusion des formes — et des plus ridicules. Il n’y a là, « visiblement », qu’une grosse femme et un puissant guerrier en proie au tourment du désir… Fermez les yeux et aussitôt le drame s’éclaire ! L’orchestre décrit largement les dimensions ◀d’▶une tragédie tout intérieure. La morbidesse bouleversante des mélodies révèle un monde où le désir charnel n’est plus qu’une dernière et brûlante langueur dans l’âme qui se guérit ◀de▶ vivre.
Seule la lumière douloureuse du troisième acte — l’obsession jaune des fiévreux — peut traduire à ma vue le sens profond ◀de▶ l’exil des amants dans l’extase. Par ce qu’il a ◀d’▶artificiel, ◀de▶ trop violent, cet éclairage annonce que le jour meurt, et que déjà l’aube n’est plus qu’un crépuscule vainement exalté.
Un second lieu commun ◀de▶ la critique — d’ailleurs absolument contradictoire avec celui qui faisait ◀de▶ Tristan la glorification du désir sensuel — c’est le rappel ◀de▶ l’influence ◀de▶ Schopenhauer sur Wagner. Quoi qu’en aient pu penser Nietzsche, et Wagner lui-même, il me paraît que cette influence est fortement surestimée. Un créateur ◀de▶ la taille ◀de▶ Wagner ne met pas des « idées » en musique. Qu’il ait trouvé chez Schopenhauer quelques formules reprises par le livret, une cohérence intellectuelle justifiant à ses propres yeux certaines intimes déterminations, voilà sans doute ce qu’il faut retenir ◀de▶ la rencontre, et ce n’est pas ◀d’▶un immense intérêt. L’ascèse, la négation du monde créé, l’identification ◀de▶ l’attrait sexuel avec le vouloir-vivre obscurcissant la connaissance, toute cette mystique que l’on s’empresse ◀de▶ qualifier ◀de▶ bouddhiste, Wagner n’avait pas à l’apprendre. C’est parce qu’il la portait vivante en lui qu’il fut le premier à retrouver sa trace dans les symboles des minnesänger, dans la légende manichéenne ◀de▶ Parsifal, et par-dessous l’imagerie chrétienne, dans le Saint-Graal, la pierre sacrée des Iraniens et des cathares, la coupe ◀de▶ Gwyon165, divinité celtique !
Que Wagner ait restitué le sens perdu ◀de▶ la légende, dans sa virulence intégrale, ce n’est point là une thèse à faire admettre, c’est l’évidence largement déclarée par la musique et les paroles ◀de▶ l’opéra. Par l’opéra, le mythe connaît son achèvement. Mais ce « terme » détient deux sens contradictoires — comme presque tous les termes du vocabulaire ◀de▶ l’existence, décrivant l’être en situation ◀d’▶agir, non les objets. Achèvement désigne l’expression totale ◀d’▶un être, ◀d’▶un mythe ou ◀d’▶une œuvre ; d’autre part, désigne leur mort. Ainsi le mythe « achevé » par Wagner a vécu. Vixit Tristan ! Et s’ouvre l’ère ◀de▶ ses fantômes.
19.
Vulgarisation du mythe
Il y eut la voie poétique du mythe.
Edgar Poe engendra Baudelaire, qui engendra le symbolisme, qui engendra des mandragores, des femmes sans corps, des jeunes Parques, des apparences à peine féminines ◀de▶ fuites — comme on dit que l’eau fuit ◀d’▶un bassin : fissures dans le réel, fuites ◀de▶ rêves. C’est la tradition alanguie, intellectualisée, sophistiquée. Voie décidément trop étroite pour qu’un homme s’y engage tout entier : aussi déléguera-t-il à l’aventure quelques facultés détachées. Ascèse exactement facultative.
Il y eut aussi la voie romanesque du mythe ; mais elle ne tarda guère à déboucher sur une route nationale encombrée, où l’on se promène le dimanche en famille pour voir passer les belles autos, et s’indigner des excès ◀de▶ vitesse.
Le Lys dans la Vallée, Adolphe, Dominique, Madame Bovary, Thérèse Raquin, La Porte étroite, Un Amour ◀de▶ Swann : étapes françaises ◀de▶ la dissociation psychologique, ◀de▶ la dégradation ◀de▶ « l’obstacle » extérieure, et ◀de▶ la reconnaissance lucide — par là même, antiromanesque — ◀de▶ sa nature purement intime et subjective. (Religieuse dans le cas ◀de▶ Gide, quasi physique dans celui ◀de▶ Proust.)
Parallèlement, il convient ◀de▶ citer le Triomphe ◀de▶ la Mort ◀de▶ ◀d’▶Annunzio — commentaire admirable ◀de▶ Wagner — Anna Karénine, et presque tous les grands romans ◀de▶ l’ère victorienne, et surtout Tess des ◀d’▶Urberville et Jude l’Obscur ; et ◀de▶ nos jours les romans platonisants ◀d’▶un Charles Morgan.
Mais les chefs-d’œuvre, désormais, nous en apprennent moins sur la descente du mythe dans les mœurs, que les romans ◀de▶ série, le théâtre à succès, enfin le film. Le vrai tragique ◀de▶ notre époque est diffus dans la médiocrité.
Le vrai sérieux dès lors, implique la connaissance, le rejet ou l’acceptation ◀de▶ ce qui meut ou émeut les masses, et ◀de▶ l’anonymat des grands courants qui roulent les individus détachés, avec une puissance que l’esprit répugne encore à mesurer.
L’envahissement ◀de▶ nos littératures, tant bourgeoises que « prolétariennes », par le roman, et le roman ◀d’▶amour s’entend, traduit exactement l’envahissement ◀de▶ notre conscience par le contenu totalement profané du mythe. Celui-ci cesse d’ailleurs ◀d’▶être un vrai mythe dès qu’il se trouve privé ◀de▶ son cadre sacral, et que le secret mystique qu’il exprimait en le voilant se vulgarise et se démocratise. Le droit à la passion des romantiques devient alors la vague obsession ◀de▶ luxe et ◀d’▶aventures exotiques que les « romans ◀de▶ gare » suffisent à satisfaire symboliquement. Que cela n’ait plus aucune espèce ◀de▶ sens valable, il suffit pour s’en assurer ◀d’▶imaginer l’impuissance absolue où se trouvent les clients ◀de▶ cette littérature à concevoir une réalité mystique, une ascèse, un effort ◀de▶ l’esprit pour s’affranchir des liens sensuels : or la passion courtoise n’avait pas ◀d’▶autre but, et son langage n’avait pas ◀d’▶autre clé. Perdus et oubliés cette clé et ce but, la passion dont le besoin revient nous tourmenter n’est plus qu’une maladie ◀de▶ l’instinct, rarement mortelle, régulièrement toxique et déprimante, tout aussi dégradée et dégradante, par rapport au mythe ◀de▶ Tristan, que le serait par exemple l’alcoolisme par rapport à l’ivresse divine que chantaient les mystiques arabes.
L’exemple du théâtre « parisien » détient une signification plus riche pour notre objet. La bourgeoisie du Second Empire eut le mérite ◀de▶ faire une dernière tentative pour régulariser dans son cadre social l’influence anarchisante ◀de▶ la passion. Car celle-ci survivait à toute mystique, par la grâce équivoque du romantisme. L’hérédité — ou ce qu’on nommait ainsi — transmettait le virus atténué du philtre ; la culture littéraire entretenait, dans une certaine jeunesse tout au moins, le besoin ◀d’▶une brûlure nostalgique ; et tout cela composait une sorte ◀de▶ complexe que l’on prenait pour la « nature » elle-même, bien qu’il ne représentât qu’une survivance psychologique, voire physiologique.
La tentative ◀de▶ normalisation bourgeoise ◀de▶ la passion, visant à recréer une expression conventionnelle, donc admissible par l’ordre social — ce fut le théâtre ◀de▶ Dumas à Bataille. La fameuse « pièce à trois personnages », modèle ◀de▶ presque tous les auteurs dramatiques ◀de▶ la Belle Époque, c’est simplement l’adaptation du mythe ◀de▶ Tristan à la mesure ◀d’▶une société moderne. Le roi Marc est devenu le Cocu ; Tristan, le jeune premier, ou gigolo ; Iseut, l’épouse insatisfaite, oisive et lectrice ◀de▶ romans.
Ici encore, deux morales s’affrontent. Les barons félons ◀de▶ la légende sont figurés par les tenants ◀de▶ la morale « conformiste ». Ils défendent le mariage bourgeois, l’héritage, les convenances et l’Ordre. Ils sont du côté du mari, et donc légèrement ridicules. Mais la morale contraire triomphe régulièrement — fût-ce au prix ◀d’▶un coup de pistolet. C’est la morale du romantisme, des droits imprescriptibles ◀de▶ l’amour, et elle implique la supériorité « spirituelle » ◀de▶ la maîtresse sur l’épouse.
Quant au philtre, alibi ◀de▶ la responsabilité, on lui donne le nom romantique ◀de▶ « fatalité ◀de▶ la passion ». Et les tenants du conformisme n’ont pas tort ◀de▶ l’assimiler à la « littérature » en général, terme ◀de▶ mépris vouant à une exécration globale les « tendances dissolvantes », l’« anarchie », et les idéaux « impossibles ».
Bientôt, l’on n’essaiera plus même ◀de▶ nier la complaisance que réclame ◀de▶ ses propres victimes l’élaboration du vieux philtre. Elle est minutieusement décrite, jusque dans des ruses inconscientes, en des centaines ◀de▶ pages, par Marcel Proust. (Voir surtout Un Amour ◀de▶ Swann.)
Littérature bourgeoise ai-je dit : ses conclusions régulièrement antibourgeoises font partie intégrante ◀de▶ l’ordre social établi. L’instinct ◀de▶ conservation rend en effet cet ordre tolérant à l’égard de ce qui feint ◀de▶ le renier, mais qui en vit. Le calcul est très simple, et bien entendu inconscient. L’idéal glorifié par la littérature détourne en rêveries voluptueuses les tendances subversives ◀de▶ l’esprit. La morale du mariage en souffre évidemment, mais cela n’est pas ◀d’▶une gravité urgente, puisqu’on sait bien que l’institution matrimoniale repose sur des bases financières et non plus religieuses ou morales. À dire vrai, les seuls écarts considérés comme intolérables sont ceux qui entraînent une dilapidation du « patrimoine » ◀de▶ la famille. (Patrimoine ne signifiant plus que fortune et propriétés.)
Cette volonté ◀de▶ jouir du mythe mais sans le payer trop cher, on la voit s’exprimer en toute naïveté dans le film sentimental.
Peu de genres plus strictement conventionnels et rhétoriques que le film américain des premières années ◀de▶ l’entre-deux-guerres. C’était l’époque du happy end : tout devait aboutir au long baiser final sur fond ◀de▶ roses ou ◀de▶ tentures luxueuses. Or cette figure ◀de▶ style n’est pas sans relations avec le mythe au dernier stade ◀de▶ sa déchéance. Elle exprime à la perfection la synthèse idéale ◀de▶ deux désirs contradictoires : désir que rien ne s’arrange et désir que tout s’arrange — désir romantique et désir bourgeois. La profonde satisfaction que produit à coup sûr le happy end provient précisément du fait qu’il libère le public ◀de▶ ses contradictions intimes.
En effet : point ◀de▶ roman sans obstacles. On les multiplie donc, sans souci ◀d’▶une invraisemblance que le désir ◀de▶ romantisme rend insensible. Ainsi, pendant une heure ou deux le roman pourra rebondir et notre cœur haleter, et c’est ce que nous cherchons. Mais l’obstacle signifie, à la limite, la mort, le renoncement aux biens terrestres. C’est ce que nous ne voulons plus, dès que cela nous devient clair. Il s’agit donc ◀de▶ supprimer l’obstacle à temps, ce qui amène par définition la fin du roman et du film : « et ils eurent beaucoup ◀d’▶enfants » signifie qu’il n’y a plus rien à raconter ; ou bien c’est le baiser en gros plan, bouchant l’écran et refermant la fenêtre ◀de▶ l’imagination. Toutefois, l’on s’efforcera ◀de▶ donner à cette fin une atmosphère « poétique » qui dissimule le passage à la vie quotidienne, et compense la déception du romantique par le soulagement du bourgeois.
Ainsi, dans le théâtre, dans le roman à succès et dans le film qui exploitent inlassablement la formule du ménage à trois, l’idéalisme tragique du mythe originel n’est plus qu’une nostalgie assez vulgaire, idéalisation ◀de▶ désirs anodins, d’ailleurs ramenés vers la jouissance des choses, c’est-à-dire totalement invertis par rapport à l’amour courtois.
La religion des troubadours se prêtait aux complicités les plus sournoises avec l’instinct, qu’elle excitait par sa volonté même ◀de▶ le nier. L’ambiguïté du langage mystique ◀de▶ l’hérésie devait faire naître, dès le xiiie siècle, une rhétorique profane ◀de▶ la passion. Et c’est la diffusion ◀de▶ ce langage par la littérature romanesque qui aboutit, au cours du dernier siècle, à ce renversement des rôles : l’instinct devenant le vrai support ◀d’▶une rhétorique dont les figures lui prêtent désormais un semblant ◀d’▶idéalité.
20.
L’instinct glorifié
Comme à la rose ◀de▶ Guillaume de Lorris répond la rose ◀de▶ Jean de Meung, comme à la rhétorique cristalline ◀de▶ Pétrarque s’oppose la fantasmagorie sensuelle ◀de▶ Boccace, le romantisme a provoqué ◀de▶ nos jours une révolte qui se veut « primitive ». Ce n’est plus le sentiment que l’on idéalise, c’est l’instinct.
Je songe à une certaine école ◀de▶ romanciers anglo-américains, qui fleurit dans l’entre-deux-guerres, un Lawrence, un Caldwell, un Miller et leurs imitateurs. Voici ce que nous disaient ces hommes : « Nous en avons assez ◀de▶ souffrir pour des idées, des idéaux, des petites hypocrisies idéalisées et perverses auxquelles personne ne sait plus croire. Vous avez fait ◀de▶ la femme une espèce ◀de▶ divinité coquette, cruelle et vampirique. Vos femmes fatales, et vos femmes adultères, et vos femmes desséchées ◀de▶ vertu, nous ont gâté la joie ◀de▶ vivre. Nous nous vengerons ◀de▶ vos « divines ». La femme est d’abord une femelle. Nous la ferons se traîner sur le ventre vers le mâle dominateur166. Au lieu de chanter la courtoisie, nous chanterons les ruses du désir animal, l’emprise totale du sexe sur l’esprit. Et la grande innocence bestiale nous guérira ◀de▶ votre goût du péché, cette maladie ◀de▶ l’instinct génésique. Ce que vous appelez morale, c’est ce qui nous rend méchants, tristes et honteux. Ce que vous appelez l’ordure, voilà ce qui peut nous purifier. Vos tabous sont des sacrilèges contre la vraie divinité, qui est la Vie. Et la vie, c’est l’instinct libéré ◀de▶ l’esprit, la grande puissance solaire qui broie et magnifie l’individu fécond, la belle brute déchaînée, etc. » L’un ◀de▶ ces prophètes est allé jusqu’à dire : « Je voudrais avoir autant ◀de▶ vitalité qu’une vache. »
Cette nouvelle mystique ◀de▶ la « Vie » a pu donner naissance à ◀de▶ belles œuvres littéraires. Mais je la retrouve, étrangement identique, aux origines profondes ◀d’▶un mouvement que nous n’avons plus à étudier ni à convaincre : il nous menace à bout portant.
Perdre sa personnalité morale et se retremper dans le flux cosmique ◀de▶ l’instinct, c’est l’idéal ◀de▶ nos poètes du primitivisme solaire, mais la pratique ◀de▶ cette croyance n’est pas ◀de▶ nature à nous tromper un seul instant : il n’y a pas ◀de▶ « belles » brutes, il y a des brutes. L’idée ◀de▶ beauté qu’un Lawrence croit encore consistante, c’est l’héritage ◀d’▶une époque en faillite — une dette que plus personne, là-bas, n’est disposé à reconnaître. On n’a plus ◀de▶ comptes à rendre à cet « esprit » platonicien. Il était cause ◀de▶ toute la confusion, et il l’a payé ◀de▶ sa vie, voilà qui est clair.
Mais j’ajouterai ceci, qui est non moins clair : quand sous prétexte de détruire l’artificiel — rhétorique idéalisante, éthique et mystique du « parfait » — l’on prétend s’enfoncer dans le flot primitif ◀de▶ l’instinct, dans le larvaire, dans le non-fait, dans l’« infait », c’est-à-dire dans l’infect, l’on croit retrouver l’authentique ◀de▶ la vie, et l’on ne fait pourtant que s’abandonner au torrent des déchets ◀de▶ l’ancienne culture et ◀de▶ ses mythes désagrégés.
C’est qu’il n’y a plus, dans l’homme ◀d’▶aujourd’hui, ◀d’▶authenticité primitive. Ce que l’on appelle hérédité, dans le jargon ◀de▶ notre siècle, ce que l’Église appelle péché originel, cela désigne la perte irrémédiable du contact immédiat avec nos origines. Et dès lors, redescendre au-dessous de nos morales, ce n’est pas nous libérer ◀de▶ leurs interdictions, descendre au-dessous de l’expression créée et réglée par l’esprit (même si l’esprit, comme je le crois, nous engageait dans les voies irréelles), ce n’est pas revenir au réel, mais s’égarer dans la zone ◀de▶ terreur et dans les terrains vagues où se sont déversés tous les rebuts ◀d’▶une civilisation intoxiquée.
L’« authentique » dont le désir nous obsède, nous ne pourrons pas le retrouver. Il n’est pas au terme ◀d’▶un mouvement ◀d’▶abandon à l’instinct énervé et au ressentiment ◀de▶ la chair. Il n’est pas caché mais perdu. Il ne peut qu’être recréé par un effort contraire à la passion, c’est-à-dire par une action, une mise en ordre, une purification — un retour à la sobriété.
Agir, ce n’est pas s’évader hors ◀d’▶un monde déclaré diabolique. Ce n’est pas tuer ce corps gênant. Mais ce n’est pas non plus tirer son revolver contre l’esprit sous prétexte qu’il nous a trompés.167
Agir, en vérité, c’est accepter les conditions qui nous sont faites, dans le conflit ◀de▶ l’esprit et ◀de▶ la chair ; et c’est tenter ◀de▶ les surmonter non plus en détruisant mais en mariant les deux puissances antagonistes. Que l’esprit vienne au secours ◀de▶ la chair et retrouve en elle son appui, et que la chair se soumette à l’esprit et retrouve par lui sa paix. Telle est la voie.
Éros mortel, Éros vital — l’un appelle l’autre, et chacun ◀d’▶eux n’a pour fin véritable et pour terminaison réelle que l’autre, qu’il voulait détruire ! À l’infini, jusqu’à la consomption ◀de▶ toute vie et ◀de▶ tout esprit. Voilà ce que peut faire l’homme qui se prend pour son dieu. Voilà le mouvement dernier ◀de▶ la passion, dont l’exaspération s’appelle la guerre.
21.
La passion dans tous les domaines
Le mythe sacré ◀de▶ l’amour courtois, au xiie siècle, avait eu pour fonction sociale ◀d’▶ordonner et ◀de▶ purifier les puissances anarchiques ◀de▶ la passion. Une mystique transcendante orientait secrètement, polarisait vers l’au-delà les nostalgies ◀de▶ l’humanité souffrante. C’était sans doute une hérésie, mais pacifique, et par certains ◀de▶ ses aspects, très favorable à l’équilibre civilisateur. Cependant, du seul fait qu’elle s’opposait à la propagation ◀de▶ l’espèce et à la guerre, la société devait la persécuter. Ce fut Rome qui porta le fer et le feu dans les provinces gagnées à l’hérésie.
En détruisant matériellement cette religion, l’Église romaine la condamnait à se propager sous la forme la plus ambiguë et peut-être la plus dangereuse. Traquée, refoulée et désorganisée, l’hérésie ne devait pas tarder à se dénaturer ◀de▶ mille manières. Les confusions qu’elle favorisait malgré elle, cette glorification ◀de▶ l’amour humain qui était l’envers ◀de▶ sa doctrine, ce langage ◀d’▶une ambiguïté à la fois essentielle et opportune, qui permettait tous les abus, c’est cela qui allait échapper aux tribunaux ◀de▶ l’Inquisition, puis envahir la conscience européenne, même orthodoxe, et par une sorte ◀d’▶ironie, donner sa rhétorique passionnelle au mysticisme des plus grands saints.
Lorsque les mythes perdent leur caractère ésotérique et leur fonction sacrée, ils se résolvent en littérature. Le mythe courtois, mieux que tout autre, se prêtait à ce processus, puisqu’il n’avait pu se traduire que dans les termes ◀de▶ l’amour humain, bien qu’entendus au sens mystique. Ce sens évanoui restait une rhétorique. Elle pouvait exprimer nos instincts naturels, mais non sans les dévier, tout insensiblement, vers quelque au-delà de plus en plus mystérieux, apte à séduire le besoin ◀d’▶idéal qu’avait laissé dans la conscience une connaissance mystique réprouvée, puis perdue. Telle fut la chance ◀de▶ la littérature en Occident ; et cela seul peut expliquer l’empire, unique dans l’histoire des cultures, que la littérature a exercé jusqu’à nos jours sur l’élite et plus tard sur les masses.
Toutefois, le classicisme s’efforça ◀d’▶imposer tout au moins une forme ◀d’▶art à ces puissances obscures privées ◀de▶ leur forme sacrée. C’est à ces vestiges ◀de▶ rites que s’attaqua le romantisme. ◀D’▶où la violente exaltation, dès la fin du xviiie siècle, ◀de▶ tout ce qu’avaient voulu contenir le mythe originel ◀de▶ Tristan, puis ses substituts littéraires.
Le xixe siècle bourgeois vit se répandre dans la conscience profane l’« instinct ◀de▶ mort » longtemps refoulé dans l’inconscient ou canalisé dès sa source par un art aristocratique. Et quand les cadres ◀de▶ la société vinrent à craquer — sous l’effet ◀de▶ poussées ◀d’▶un tout autre ordre d’ailleurs — le contenu du mythe inonda notre vie quotidienne. Nous ne savions plus ce que signifiait cette diffuse exaltation ◀de▶ l’amour. Nous la prenions pour un printemps ◀de▶ l’instinct et pour une renaissance des forces dionysiaques persécutées par un soi-disant christianisme. Toute la littérature moderne entonna l’hymne ◀de▶ la « libération ».
Mais ◀d’▶où lui vient alors ce ton ◀de▶ désespoir ? Comment se fait-il que le roman qui triompha pendant trente ans, au xxe siècle, ◀de▶ toutes les autres formes littéraires, aboutisse à cette analyse marécageuse ◀de▶ nos doutes et ◀de▶ notre vide ? Que signifie cette libération qui nous laisse tellement démunis devant la propagande des butors ? Ne voit-on pas, dès les années 1930, que le roman a perdu toute sève ? qu’il ne retrouve une virulence provisoire qu’en se mettant au service ◀de▶ mystiques partisanes ? Serait-ce la fin du romantisme ?
Le spectacle ◀de▶ nos mœurs n’autorise pas cette conclusion. Car la crise actuelle du mariage bourgeois, c’est le triomphe à retardement, dénaturé tant que l’on voudra, mais tout de même le triomphe ◀d’▶une passion profanée.
Mais bien au-delà du mariage et du domaine ◀de▶ la sexualité proprement dite, le contenu du mythe et ses fantômes envahissent les domaines les plus divers : politique, lutte des classes, sentiment national, tout devient prétexte à « passion » et déjà s’exalte en « mystiques ». C’est que nous sommes devenus incapables ◀de▶ faire la part du feu, ◀d’▶ordonner nos désirs, ◀de▶ distinguer leur nature et leur fin, ◀d’▶imposer une mesure à leurs divagations — ◀de▶ les exprimer en figures.
Les dernières formes ◀de▶ l’amour ont été balayées par la guerre. Et j’insisterai sur cet exemple symbolique : nous ne faisons plus ◀de▶ « déclarations ◀d’▶amour » dans le même temps que nous admettons la guerre sans « déclaration » préalable. Nous revenons au stade du rapt, du viol, mais sans les rites qui accompagnaient ces actes chez les peuplades polynésiennes.
Cette progressive profanation du mythe — sa conversion en rhétorique, puis la dissolution ◀de▶ cette rhétorique et la totale vulgarisation ◀de▶ son contenu, l’on peut en suivre les étapes dans un domaine en apparence fort étranger à ceux que nous venons de parcourir : dans l’évolution ◀de▶ la guerre et ◀de▶ ses méthodes en Occident.