Livre V
Amour et guerre
1.
Parallélisme des formes
Du désir à la▶ mort par ◀la▶ passion, telle est ◀la▶ voie du romantisme occidental ; et nous y sommes tous engagés pour autant que nous sommes tributaires — inconsciemment bien entendu — ◀d’▶un ensemble ◀de▶ mœurs et ◀de▶ coutumes dont ◀la▶ mystique courtoise a créé ◀les▶ symboles. Or passion signifie souffrance.
Notre notion ◀de▶ ◀l’▶amour, enveloppant celle que nous avons ◀de▶ ◀la▶ femme, se trouve donc liée à une notion ◀de▶ ◀la▶ souffrance féconde qui flatte ou légitime obscurément, au plus secret ◀de▶ ◀la▶ conscience occidentale, ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ guerre.
Cette liaison singulière ◀d’▶une certaine idée ◀de▶ ◀la▶ femme et ◀d’▶une idée correspondante ◀de▶ ◀la▶ guerre, en Occident, entraîne ◀de▶ profondes conséquences pour ◀la▶ morale, ◀l’▶éducation, ◀la▶ politique. Un fort gros livre ne serait pas ◀de▶ trop pour en démêler ◀les▶ aspects. On doit souhaiter que ce livre soit écrit, mais sans se dissimuler ◀l’▶extrême difficulté ◀de▶ ◀la▶ tâche. Car en effet, pour ◀la▶ mener à bien, il s’agirait ◀de▶ posséder à fond ◀la▶ matière rapidement explorée dans ◀les▶ pages qui précèdent, puis une solide culture militaire, enfin ◀la▶ somme des recherches psychologiques entreprises depuis ◀le▶ xixe siècle sur ◀la▶ question ◀de▶ ◀l’▶« instinct combatif » dans ses relations avec ◀l’▶instinct sexuel168. Faute ◀de▶ quoi, je me bornerai à soulever un certain nombre ◀de▶ questions, et surtout à ◀les▶ situer dans ◀la▶ logique du mythe, qui est mon vrai sujet.
On peut penser d’ailleurs que ◀l’▶examen des formes n’est pas moins instructif, en ce domaine, que ◀la▶ recherche des causes, et qu’il est certainement moins trompeur. Il n’est pas nécessaire par exemple ◀de▶ recourir aux théories ◀de▶ Freud pour constater que ◀l’▶instinct ◀de▶ guerre et ◀l’▶érotisme sont fondamentalement liés : ◀les▶ figures courantes du langage ◀le▶ font voir avec plus ◀d’▶évidence. Laissant donc ◀de▶ côté ◀les▶ hypothèses multiples et changeantes relatives à ◀la▶ genèse des instincts, je m’en tiendrai à quelques rapprochements formels entre ◀les▶ arts ◀d’▶aimer et ◀de▶ guerroyer du xiie siècle jusqu’à nos jours. Mon propos étant simplement ◀de▶ marquer un parallélisme entre ◀l’▶évolution du mythe et ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ guerre, sans préjuger d’ailleurs ◀de▶ ◀la▶ priorité ◀de▶ l’une ou ◀de▶ l’autre.
2.
Langage guerrier ◀de▶ ◀l’▶amour
Dès ◀l’▶Antiquité, ◀les▶ poètes ont usé ◀de▶ métaphores guerrières pour décrire ◀les▶ effets ◀de▶ ◀l’▶amour naturel. ◀Le▶ dieu ◀d’▶amour est un archer qui décoche des flèches mortelles. ◀La▶ femme se rend à ◀l’▶homme qui ◀la▶ conquiert parce qu’il est ◀le▶ meilleur guerrier. ◀L’▶enjeu ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ Troie est ◀la▶ possession ◀d’▶une femme. Et l’un des plus anciens romans que nous possédions, ◀le▶ Théagène et Chariclée d’Héliodore (iiie siècle) parle déjà des « luttes ◀d’▶amour » et ◀de▶ ◀la▶ « délicieuse défaite » ◀de▶ celui « qui tombe sous ◀les▶ traits inévitables ◀d’▶Éros ».
Plutarque fait voir que ◀la▶ morale sexuelle des Spartiates s’ordonnait au rendement militaire ◀de▶ ce peuple. ◀L’▶eugénisme ◀de▶ Lycurgue, et ses lois minutieuses réglant ◀les▶ relations des époux, n’ont ◀d’▶autre but que ◀d’▶augmenter ◀l’▶agressivité des soldats.
Tout cela confirme ◀la▶ liaison naturelle, c’est-à-dire physiologique, ◀de▶ ◀l’▶instinct sexuel et ◀de▶ ◀l’▶instinct combatif. Mais il serait vain ◀de▶ chercher des ressemblances entre ◀la▶ tactique des Anciens et leur conception ◀de▶ ◀l’▶amour. ◀Les▶ deux domaines restent soumis à des lois tout à fait distinctes, et privées ◀de▶ commune mesure.
Il n’en va plus de même dans notre histoire à partir des xiie et xiiie siècles. On voit alors ◀le▶ langage amoureux s’enrichir ◀de▶ tournures qui ne désignent plus seulement ◀les▶ gestes élémentaires du guerrier, mais qui sont empruntées ◀d’▶une façon très précise à ◀l’▶art des batailles, à ◀la▶ tactique militaire ◀de▶ ◀l’▶époque. Il ne s’agit plus, désormais, ◀d’▶une origine commune plus ou moins obscurément ressentie, mais bien ◀d’▶un minutieux parallélisme.
◀L’▶amant fait ◀le▶ siège ◀de▶ sa Dame. Il livre ◀d’▶amoureux assauts à sa vertu. Il ◀la▶ serre ◀de▶ près, il ◀la▶ poursuit, il cherche à vaincre ◀les▶ dernières défenses ◀de▶ sa pudeur, et à ◀les▶ tourner par surprise ; enfin ◀la▶ dame se rend à merci. Mais alors, par une curieuse inversion bien typique ◀de▶ ◀la▶ courtoisie, c’est ◀l’▶amant qui sera son prisonnier en même temps que son vainqueur. Il deviendra ◀le▶ vassal ◀de▶ cette suzeraine, selon ◀la▶ règle des guerres féodales, tout comme si c’était lui qui avait subi ◀la▶ défaite 169. Il ne lui reste plus qu’à faire ◀la▶ preuve ◀de▶ sa vaillance, etc. Tout ceci pour ◀le▶ beau langage. Mais ◀l’▶argot soldatesque et civil nous fournirait une profusion ◀d’▶exemples ◀d’▶une verdeur encore plus significative. Et plus tard, ◀l’▶introduction des armes à feu devait donner lieu à ◀d’▶innombrables plaisanteries à double sens.
Ce parallélisme d’ailleurs est complaisamment exploité par ◀les▶ écrivains. C’est un thème ◀de▶ rhétorique inépuisable. « Ô ! trop heureux capitaine, écrit Brantôme170, qui avez combattu et tué tant ◀d’▶hommes ennemis ◀de▶ Dieu dans ◀les▶ armées et dans ◀les▶ villes ! Ô ! trop heureux encore une fois, et plus, qui avez combattu et vaincu à tant d’autres assauts et ◀de▶ reprises une si belle Dame entre ◀les▶ pavillons ◀de▶ votre lit ! » Il ne faudra pas s’étonner si ◀les▶ auteurs mystiques reprennent ces métaphores devenues banales, et ◀les▶ transposent selon ◀le▶ processus décrit plus haut, dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶amour divin. Francisco de Ossuna (l’un des maîtres ◀de▶ sainte Thérèse ◀les▶ plus imbus ◀de▶ rhétorique courtoise) écrit dans son Ley de Amor : « Ne pense pas que ◀le▶ combat ◀de▶ ◀l’▶amour soit comme ◀les▶ autres batailles où ◀la▶ fureur et ◀le▶ fracas ◀d’▶une guerre épouvantable sévit des deux côtés, car ◀l’▶amour ne combat qu’à force de caresses et n’a d’autres menaces que ses tendres paroles. Ses flèches et ses coups sont ◀les▶ bienfaits et ◀les▶ dons. Sa rencontre est une offre ◀de▶ grande efficacité. ◀Les▶ soupirs composent son artillerie. Sa prise ◀de▶ possession est un embrassement. Sa tuerie est ◀de▶ donner ◀la▶ vie pour ◀l’▶aimé. »
On a vu que ◀la▶ rhétorique courtoise traduit, à ◀l’▶origine, ◀la▶ lutte du Jour et ◀de▶ ◀la▶ Nuit. ◀La▶ mort y joue un rôle central : elle est ◀la▶ défaite du monde et ◀la▶ victoire ◀de▶ ◀la▶ vie lumineuse. Amour et mort sont reliés par ◀l’▶ascèse, comme par ◀l’▶instinct sont reliés désir et guerre. Mais ni cette origine religieuse, ni cette complicité physiologique des instincts ◀de▶ combat et ◀de▶ procréation ne suffisent à déterminer ◀l’▶usage précis des expressions guerrières dans ◀la▶ littérature érotique ◀d’▶Occident. Ce qui explique tout, c’est ◀l’▶existence au Moyen Âge ◀d’▶une règle effectivement commune à ◀l’▶art ◀d’▶aimer et à ◀l’▶art militaire, et qui s’appelle ◀la▶ chevalerie.
3.
La chevalerie, loi ◀de▶ ◀l’▶amour et ◀de▶ ◀la▶ guerre
« Donner un style à ◀l’▶amour », telle est, selon J. Huizinga, ◀l’▶aspiration suprême ◀de▶ ◀la▶ société médiévale dans ◀l’▶ordre éthique. « C’est une nécessité sociale, un besoin ◀d’▶autant plus impérieux que ◀les▶ mœurs sont plus féroces. Il faut élever ◀l’▶amour à ◀la▶ hauteur ◀d’▶un rite, ◀la▶ violence débordante ◀de▶ ◀la▶ passion ◀l’▶exige. À moins que ◀les▶ émotions ne se laissent encadrer dans des formes et des règles, c’est ◀la▶ barbarie. ◀L’▶Église avait pour tâche ◀de▶ réprimer ◀la▶ brutalité et ◀la▶ licence du peuple, mais elle n’y suffisait pas. ◀L’▶aristocratie, en dehors des préceptes ◀de▶ ◀la▶ religion, avait sa culture à elle, à savoir ◀la▶ courtoisie, et elle y puisait ◀les▶ normes ◀de▶ sa conduite. »171 (Nous savons en effet que ◀la▶ courtoisie non seulement ne devait rien à ◀l’▶Église, mais s’opposait à sa morale. Voilà qui peut nous inciter à réviser bien des jugements sur ◀l’▶unité spirituelle ◀de▶ ◀la▶ société médiévale !) Or s’il est vrai que cette morale courtoise ne parvint guère à transformer ◀les▶ mœurs privées des hautes classes, qui demeuraient ◀d’▶ « une rudesse étonnante », du moins joua-t-elle ◀le▶ rôle ◀d’▶un idéal créateur ◀de▶ belles apparences. Elle triompha dans ◀la▶ littérature. Et par ailleurs, elle réussit à s’imposer à ◀la▶ réalité ◀la▶ plus violente du temps, celle ◀de▶ ◀la▶ guerre. Exemple unique ◀d’▶un ars amandi, qui donne naissance à un ars bellandi.
Ce n’est pas seulement dans ◀le▶ détail des règles ◀de▶ combat individuel que se fait sentir ◀l’▶action ◀de▶ ◀l’▶idéal chevaleresque, mais dans ◀la▶ conduite même des batailles, et jusque dans ◀la▶ politique. ◀Le▶ formalisme militaire revêt à cette époque une valeur ◀d’▶absolu religieux. Il est fréquent qu’on se laisse tuer pour respecter des conventions ◀d’▶une merveilleuse extravagance. « ◀Les▶ chevaliers ◀de▶ ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀l’▶Étoile jurent que dans ◀le▶ combat ils ne reculeront jamais de plus ◀de▶ quatre arpents ; sinon ils devront mourir ou se rendre. Et cette règle étrange, si ◀l’▶on en croit Froissart, coûta ◀la▶ vie, dès ◀le▶ début ◀de▶ ◀l’▶ordre, à plus ◀de▶ quatre-vingts d’entre eux. » De même, ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀la▶ stratégie sont sacrifiées à celles ◀de▶ ◀l’▶esthétique ou ◀de▶ ◀l’▶honneur courtois. « En 1415, Henri V d’Angleterre va à ◀la▶ rencontre des Français avant ◀la▶ bataille ◀d’▶Azincourt. Par erreur, ◀le▶ soir, il dépasse ◀le▶ village que ◀les▶ fourrageurs lui ont assigné pour y dormir cette nuit-là. Or ◀le▶ roi « comme celuy qui gardoit ◀le▶ plus ◀les▶ cérémonies ◀d’▶honneur très loable » vient justement ◀d’▶ordonner que ◀les▶ chevaliers en reconnaissance abandonnent ◀la▶ cotte ◀d’▶armes afin de ne pas être, en revenant, obligés ◀de▶ reculer en vêtements guerriers. Maintenant, revêtu ◀de▶ sa cotte ◀d’▶armes, il ne peut donc revenir sur ses pas ; il passe ◀la▶ nuit dans ◀l’▶endroit où il est, et fait se ranger ◀l’▶avant-garde conformément à ce nouveau plan. » ◀Les▶ exemples abondent ◀de▶ carnages inutiles provoqués par des vœux ◀d’▶une folle outrecuidance et que ◀l’▶on tente ◀d’▶accomplir au plus grand des périls possibles. C’est bien ◀le▶ péril qu’on recherche pour lui-même, car on n’est pas inapte en d’autres cas à trouver des prétextes pour esquiver ses engagements. ◀La▶ casuistique courtoise en offre ◀d’▶excellents. Cette casuistique « ne régit pas seulement ◀la▶ morale et ◀le▶ droit ; elle s’étend à tous ◀les▶ domaines où ◀le▶ style et ◀la▶ forme sont choses essentielles ; ◀les▶ cérémonies, ◀l’▶étiquette, ◀les▶ tournois, ◀la▶ chasse et surtout ◀l’▶amour ». Elle a même exercé une influence déterminante sur ◀le▶ droit des gens à sa naissance. « Droit ◀de▶ butin, droit ◀d’▶attaque — fidélité à ◀la▶ parole donnée sont régis par des règles semblables à celles qui gouvernent ◀le▶ tournoi et ◀la▶ chasse. » ◀L’▶Arbre des Batailles ◀d’▶Honoré Bonet est un traité sur ◀le▶ droit ◀de▶ guerre où ◀l’▶on trouve discutées pêle-mêle à coups ◀de▶ textes bibliques et ◀d’▶articles ◀de▶ droit canonique des questions ◀de▶ ce genre : « Si ◀l’▶on perd dans ◀la▶ mêlée une armure empruntée, est-on tenu ◀de▶ ◀la▶ rendre ? — Est-il permis ◀de▶ livrer bataille un jour ◀de▶ fête ? — Vaut-il mieux se battre après ◀les▶ repas ou à jeun ? — Dans quels cas peut-on s’évader ◀de▶ captivité ? » Dans un autre ouvrage, on voit deux capitaines se disputer un prisonnier devant ◀le▶ chef : « C’est moi qui ◀l’▶ai saisi le premier dit l’un, par ◀le▶ bras et par ◀la▶ main droite, et lui ai arraché ◀le▶ gant. — Mais à moi, dit l’autre, il a donné cette même main avec sa parole. »
Quant aux idées politiques inspirées au Moyen Âge par ◀la▶ conception chevaleresque, ce sont essentiellement selon Huizinga : ◀la▶ lutte pour ◀la▶ paix universelle basée sur ◀l’▶union des rois, ◀la▶ conquête ◀de▶ Jérusalem et ◀l’▶expulsion des Turcs. Idées chimériques mais dont ◀l’▶empire ne cessera ◀de▶ s’exercer sur ◀les▶ princes jusqu’au xve siècle, en dépit des transformations ◀de▶ tous ordres survenues entre-temps en Europe, et à l’encontre des intérêts réels ◀les▶ plus urgents.
C’est ici que se marque ◀le▶ mieux ◀le▶ caractère particulier ◀de▶ ◀l’▶idéal courtois, radicalement contradictoire avec ◀la▶ « dure réalité » ◀de▶ ◀l’▶époque : il représente un pôle ◀d’▶attraction pour ◀les▶ aspirations spirituelles brimées. C’est une forme ◀d’▶évasion romantique, en même temps qu’un frein aux instincts. ◀Le▶ formalisme minutieux ◀de▶ ◀la▶ guerre s’oppose aux violences du sang féodal comme ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ chasteté, chez ◀les▶ troubadours, s’oppose à ◀l’▶exaltation érotique du xiie siècle. « Dans ◀la▶ conscience du Moyen Âge, se forment pour ainsi dire l’une à côté de l’autre deux conceptions ◀de▶ ◀la▶ vie : ◀la▶ conception pieuse, ascétique, attire à elle tous ◀les▶ sentiments moraux ; ◀la▶ sensualité, abandonnée au diable, se venge terriblement. Que l’un ou l’autre ◀de▶ ces penchants prédomine, nous avons ◀le▶ saint ou ◀le▶ pécheur ; mais en général, ils se tiennent en équilibre instable avec ◀d’▶énormes écarts ◀de▶ ◀la▶ balance. »
4.
Les tournois, ou ◀le▶ mythe en acte
II est pourtant un domaine où s’opère ◀la▶ synthèse à peu près parfaite des instincts érotiques et guerriers et ◀de▶ ◀la▶ règle courtoise idéale : c’est ◀le▶ terrain nettement circonscrit ◀de▶ ◀la▶ lice où se jouent ◀les▶ tournois.
Là, ◀les▶ fureurs du sang se donnent libre cours mais sous ◀l’▶égide et dans ◀les▶ cadres symboliques ◀d’▶une cérémonie sacrale. C’est un équivalent sportif ◀de▶ ◀la▶ fonction mythique du Tristan telle que nous ◀la▶ définissions : exprimer ◀la▶ passion dans toute sa force, mais en ◀la▶ voilant religieusement, de manière à ◀la▶ rendre acceptable au jugement ◀de▶ ◀la▶ société. ◀Le▶ tournoi « joue » ◀le▶ mythe, physiquement : — « ◀Les▶ transports ◀de▶ ◀l’▶amour romanesque ne devaient pas seulement être présentés sous forme de lecture, mais surtout donnés en spectacle. Ce jeu peut revêtir deux formes : ◀la▶ représentation dramatique et ◀le▶ sport. Celui-ci est, au e, ◀de▶ beaucoup ◀le▶ plus important. ◀Le▶ drame ne traitait encore, en général, que ◀la▶ matière sacrée ; ◀l’▶aventure amoureuse n’y était qu’exceptionnelle. ◀Le▶ sport médiéval, au contraire, et surtout ◀le▶ tournoi, était lui-même dramatique au plus haut point et contenait, en outre, une forte dose ◀d’▶érotisme. Partout et toujours, ◀le▶ sport a associé ces deux facteurs : dramatiques et amoureux ; mais tandis que ◀les▶ sports modernes sont presque retournés à ◀la▶ simplicité grecque, ◀le▶ tournoi ◀de▶ ◀la▶ fin du Moyen Âge, avec ses riches ornements et sa mise en scène, pouvait remplir ◀les▶ fonctions du drame lui-même. »172
Rien ne me paraît plus propre à restituer ◀l’▶atmosphère ◀de▶ rêve du Roman ◀de▶ Tristan que ◀les▶ descriptions ◀de▶ tournois qu’on peut lire dans ◀les▶ œuvres ◀de▶ Chastellain et ◀les▶ mémoires ◀d’▶Olivier de la Marche, tous deux historiographes du fastueux et chevaleresque duché ◀de▶ Bourgogne au xve siècle.
◀L’▶amour et ◀la▶ mort s’y marient dans un paysage artificiel et symbolique ◀de▶ très haute mélancolie. « ◀L’▶héroïsme par amour — voilà ◀le▶ motif romanesque qui doit apparaître partout et toujours. C’est ◀la▶ transformation immédiate du désir sensuel en un sacrifice ◀de▶ soi-même qui semble faire partie du domaine ◀de▶ ◀l’▶éthique… ◀L’▶expression et ◀la▶ satisfaction du désir, qui paraissent tous deux impossibles se transforment en une chose plus élevée : ◀l’▶action entreprise par amour. ◀La▶ mort devient alors ◀la▶ seule alternative à ◀l’▶accomplissement du désir, et ◀la▶ délivrance est donc ◀de▶ toute manière assurée. »
◀La▶ mise en scène des tournois emprunte ses idées aux romans ◀de▶ ◀la▶ Table ronde. Ainsi, au xve siècle, ◀le▶ Pas ◀d’▶Armes dit ◀de▶ ◀la▶ Fontaine des Pleurs est basé sur une aventure romanesque imaginaire. « ◀La▶ fontaine est construite à cet effet. Pendant une année entière, tous les premiers du mois, un chevalier anonyme viendra déployer, devant ◀la▶ fontaine, une tente dans laquelle est assise une dame (en effigie naturellement) ; celle-ci tient une licorne qui porte trois écus. Tout chevalier qui touche ◀l’▶écu s’engage à un combat dans ◀les▶ conditions décrites par ◀les▶ « chapitres » du pas ◀d’▶armes. C’est à cheval qu’il faut toucher ◀les▶ boucliers : ◀les▶ chevaliers trouveront toujours des chevaux prêts à cet usage. » « ◀Le▶ chevalier est toujours inconnu ; c’est « ◀le▶ blanc chevalier », « ◀le▶ chevalier mesconnu », ◀le▶ « chevalier à ◀la▶ pèlerine » ; parfois il apparaît en héros ◀de▶ roman et s’appelle ◀le▶ chevalier au cygne ou porte ◀les▶ armes ◀de▶ Lancelot, ◀de▶ Tristan ou ◀de▶ Palamedes… ◀Le▶ plus souvent, un voile ◀de▶ mélancolie est répandu sur toute ◀l’▶action ; ◀le▶ nom ◀de▶ ◀la▶ Fontaine des Pleurs est éminemment suggestif. ◀Les▶ écus sont blancs, violets et noirs, semés ◀de▶ larmes blanches ; on ◀les▶ touche par pitié pour ◀la▶ « Dame des pleurs ». À ◀l’▶emprise du Dragon, célébré à ◀l’▶occasion du départ ◀de▶ sa fille Marguerite devenue reine d’Angleterre, ◀le▶ roi René apparaît en noir, sur un cheval noir caparaçonné ◀de▶ noir, avec une lance noire et un écu ◀de▶ sable aux larmes ◀d’▶argent… Pour ◀l’▶Arbre Charlemagne, ◀les▶ écus sont noirs et violets aux larmes noires ou or. »
◀L’▶élément érotique du tournoi apparaît encore dans ◀la▶ coutume du chevalier ◀de▶ porter ◀le▶ voile ou une pièce du vêtement ◀de▶ sa dame, qu’il lui remet parfois, après ◀le▶ combat, tout maculé ◀de▶ son sang. (Ainsi fait Lancelot dans ◀les▶ romans ◀de▶ ◀la▶ Table ronde.)
« ◀L’▶atmosphère ◀de▶ passion qui entourait ◀les▶ tournois explique ◀l’▶hostilité ◀de▶ ◀l’▶Église pour ces sports. Ceux-ci provoquaient parfois ◀d’▶éclatants adultères, comme ◀le▶ témoigne, à propos du tournoi ◀de▶ 1389, ◀le▶ Religieux ◀de▶ Saint-Denis et, sur ◀la▶ foi ◀de▶ celui-ci, Jean Juvénal des Ursins. »
Cependant, ◀la▶ grande vogue des tournois est ◀l’▶indice ◀d’▶un déclin ◀de▶ ◀la▶ chevalerie. Celle-ci se heurte dès ◀le▶ début du xve siècle (bataille ◀d’▶Azincourt) à des réalités de plus en plus brutales et matérielles qui ◀la▶ rejettent dans ◀la▶ littérature, ◀les▶ fêtes et ◀les▶ jeux symboliques. « En tant que principe militaire, ◀la▶ chevalerie était devenue insuffisante ; ◀la▶ tactique avait depuis longtemps renoncé à se conformer à ses règles : ◀la▶ guerre, aux xive et xve siècles, était faite ◀d’▶approches furtives, ◀d’▶incursions et ◀de▶ raids. » Cependant « vers ◀l’▶an 1400 encore, ◀les▶ cimiers et ◀les▶ blasons, ◀les▶ bannières et ◀les▶ cris ◀de▶ guerre conservent aux combats un caractère individuel et ◀l’▶apparence ◀d’▶un noble sport ». Mais dans ◀le▶ courant du xve siècle, ◀l’▶on se met à combattre à pied et en rangs. Autre transformation significative à ◀la▶ fin du siècle : ◀les▶ lansquenets introduisent ◀l’▶usage du tambour, ◀d’▶origine orientale. « Avec son effet hypnotique et inharmonieux, ◀le▶ tambour symbolise ◀la▶ transition entre ◀l’▶époque ◀de▶ ◀la▶ chevalerie et celle ◀de▶ ◀l’▶art militaire moderne ; il est un élément dans ◀la▶ mécanisation ◀de▶ ◀la▶ guerre. » Enfin ◀le▶ coup ◀de▶ grâce sera porté à ◀la▶ chevalerie par ◀l’▶invention ◀de▶ ◀l’▶artillerie. « Et n’est-ce pas une ironie du sort qui fit que cette fleur des chevaliers errants à ◀la▶ mode ◀de▶ Bourgogne, Jacques de Lalaing, fut tué par un boulet ◀de▶ canon ? »
Il n’en reste pas moins que ◀les▶ conventions ◀de▶ ◀la▶ guerre et ◀de▶ ◀l’▶amour courtois ont marqué ◀les▶ coutumes occidentales ◀d’▶une empreinte qui ne s’effacera guère qu’au xxe siècle.
◀L’▶idée ◀de▶ valeur individuelle, ou ◀d’▶exploit guerrier, représentée par ◀le▶ duel et ◀la▶ « prouesse » (tournoi, combat singulier des deux chefs en présence) ; ◀l’▶idée ◀de▶ régler ◀les▶ batailles d’après un protocole quasi sacral ; ◀la▶ conception ascétique ◀de▶ ◀la▶ vie militaire (jeûnes prolongés avant ◀l’▶épreuve des armes) ; ◀les▶ conventions permettant ◀de▶ déterminer ◀le▶ vainqueur (c’est par exemple celui qui passe ◀la▶ nuit sur ◀le▶ champ de bataille) ; enfin et surtout ◀le▶ parallélisme exact des symboles érotiques et militaires — tout cela ne cessera pas ◀de▶ déterminer ◀les▶ modes ◀de▶ guerroyer à travers ◀les▶ siècles suivants. Si bien que ◀l’▶on pourra considérer tout changement dans ◀la▶ tactique militaire comme relatif à un changement dans ◀les▶ conceptions ◀de▶ ◀l’▶amour, ou inversement.
5.
Condottieri et canons
« ◀L’▶Italie n’avait jamais été si florissante ni si paisible qu’elle ◀l’▶était vers ◀l’▶année 1490. Une paix profonde régnait dans ses provinces : ◀les▶ montagnes et ◀les▶ plaines étaient également fertiles ; riche, bien peuplée et ne reconnaissant point ◀de▶ domination étrangère, elle tirait encore un nouveau lustre ◀de▶ ◀la▶ magnificence ◀de▶ plusieurs ◀de▶ ses Princes, ◀de▶ ◀la▶ beauté ◀d’▶un grand nombre ◀de▶ villes célèbres et ◀de▶ ◀la▶ majesté du Siège de la Religion. ◀Les▶ Sciences et ◀les▶ Arts fleurissaient dans son sein, elle possédait ◀de▶ grands hommes d’État, et même ◀d’▶excellents capitaines pour ce temps-là. »173
Ces capitaines, c’étaient ◀les▶ condottieri. Soldats ◀de▶ métier au service des Princes et des papes, ils avaient pour coutume bien moins ◀de▶ faire ◀la▶ guerre que ◀d’▶empêcher qu’on y tuât du monde. Ces aventuriers étaient avant tout ◀d’▶avisés diplomates, ◀d’▶astucieux commerçants. Ils savaient ◀le▶ prix ◀d’▶un soldat. Leur tactique consistait essentiellement à faire des prisonniers et à désorganiser ◀les▶ corps ennemis. Parfois — c’était leur suprême réussite — ils parvenaient à battre ◀l’▶adversaire ◀d’▶une manière vraiment radicale : ils détruisaient ◀l’▶ensemble ◀de▶ ses forces en achetant ◀d’▶un bloc son armée. Quand ils n’y arrivaient pas, il fallait se résoudre à batailler. Mais une bataille, dit Machiavel, n’offrait alors aucun danger : « On combat toujours à cheval, couvert ◀d’▶armes et assuré ◀de▶ ◀la▶ vie lorsqu’on se rend prisonnier… ◀La▶ vie des vaincus et presque toujours respectée. Ils ne sont pas longtemps prisonniers et ils recouvrent très aisément ◀la▶ liberté. Une ville a beau se révolter vingt fois, elle n’est jamais détruite ; ◀les▶ habitants conservent toutes leurs propriétés ; tout ce qu’ils ont à craindre, c’est ◀de▶ payer une contribution. »174
Cet art ◀de▶ guerre exprimait dans son plan — alors considéré comme inférieur — une culture admirablement humanisée, une « civilisation » profonde, donc ◀le▶ contraire ◀d’▶une « militarisation ». ◀L’▶État était devenu une œuvre d’art, selon ◀l’▶expression ◀de▶ Burckhardt. ◀La▶ guerre elle-même s’était civilisée dans toute ◀la▶ mesure où ◀le▶ paradoxe est soutenable. ◀Le▶ duel des chefs était fort en honneur, et suffisait à terminer une campagne. (Ce n’était plus d’ailleurs un « jugement ◀de▶ Dieu », mais ◀le▶ triomphe ◀d’▶une personnalité). On réprouvait ◀l’▶usage des armes à feu comme contraire à ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀l’▶individu. (◀Le▶ condottiere Paolo Vitelli fit même crever ◀les▶ yeux ◀d’▶un ◀de▶ ses adversaires parce que ◀le▶ misérable avait osé soutenir ◀la▶ légitimité ◀de▶ ◀l’▶emploi des canons.)
Et comment concevait-on ◀l’▶amour ? Burckhardt insiste175 sur ◀le▶ fait que ◀les▶ mariages se concluaient sans drame, après ◀de▶ très courtes fiançailles, et que ◀le▶ droit du mari à ◀la▶ fidélité ◀de▶ ◀l’▶épouse ne revêtait pas ce caractère absolu qu’il avait pris dans ◀les▶ pays nordiques. ◀Les▶ femmes ◀de▶ ◀la▶ haute société recevaient une éducation aussi complète que celle des hommes, et jouissaient ◀d’▶une entière égalité morale, à ◀l’▶inverse ◀de▶ ce qui se passait en France et dans ◀les▶ Allemagnes. Si par ailleurs, ◀la▶ guerre était devenue diplomatique dans ◀les▶ hautes sphères, et vénale dans ◀la▶ pratique, il en allait de même ◀de▶ ◀l’▶amour. Semblables aux hétaïres ◀de▶ ◀la▶ Grèce antique, ◀les▶ courtisanes jouaient un rôle parfois considérable dans ◀la▶ vie sociale. ◀Les▶ plus célèbres se distinguaient par leur culture, récitant et faisant des vers, jouant ◀d’▶un instrument, tenant conversation.
Cette paganisation ◀de▶ ◀la▶ vie sexuelle dénote un recul sensible des influences courtoises, une dépréciation du mythe tragique. ◀Le▶ platonisme des petites cours ducales, si bien exprimé par Bembo et par Baldassare Castiglione dans ses dialogues du Cortigiano, se réduisait à une « mondanité » délicate et toute hédoniste. ◀La▶ « courtoisie » prenait son sens moderne ◀de▶ politesse et ◀de▶ civilité. Il n’était plus question ◀de▶ condamner ◀la▶ vie. Et « ◀l’▶instinct ◀de▶ mort » semblait neutralisé.
C’est sur cette Italie heureuse, immorale et très pacifique176 qu’allaient se jeter ◀les▶ troupes françaises ◀de▶ Charles VIII. ◀Le▶ tonnerre ◀de▶ leurs trente-six canons ◀de▶ bronze provoqua dans ◀la▶ péninsule une panique ◀de▶ fin du monde. « ◀Le▶ passage ◀de▶ ce prince en Italie, dit Guichardin, fut ◀la▶ source ◀d’▶une infinité ◀de▶ maux et ◀de▶ révolutions. ◀Les▶ États changèrent tout à coup de face, ◀les▶ provinces furent ravagées, ◀les▶ villes détruites, et tout ◀le▶ pays fut inondé ◀de▶ sang… ◀L’▶Italie apprit aussi une nouvelle mais sanglante méthode ◀de▶ faire ◀la▶ guerre… qui troubla tellement ◀la▶ paix et ◀l’▶harmonie ◀de▶ nos provinces qu’il fut depuis impossible ◀d’▶y rétablir ◀l’▶ordre et ◀la▶ tranquillité. »177
Ce n’était pas que ◀les▶ Italiens eussent ignoré ◀l’▶usage ◀de▶ ◀l’▶artillerie jusqu’à cette date, mais ils ◀la▶ méprisaient, comme je ◀l’▶ai dit, et comme ◀le▶ prouvent encore ◀les▶ invectives ◀de▶ ◀l’▶Arioste contre ◀les▶ armes à feu. Au surplus, « ◀les▶ Français avaient une artillerie plus légère, et dont ◀les▶ pièces qu’ils appelaient canons étaient toutes ◀de▶ bronze… ◀Les▶ décharges étaient si fréquentes et si fortes qu’elles faisaient en peu de temps ce qu’on ne faisait auparavant en Italie qu’en plusieurs jours ; enfin cette machine plus infernale qu’humaine était aussi utile aux Français dans ◀les▶ combats que dans ◀les▶ sièges… ».
Autre sujet ◀d’▶effroi pour ◀l’▶Italie : tandis que dans ◀la▶ milice des condottieri « la plupart des hommes ◀d’▶armes étaient ou paysans ou ◀de▶ ◀la▶ lie du peuple, presque toujours sujets ◀d’▶un autre prince que celui pour lequel ils faisaient ◀la▶ guerre », et n’étaient donc animés « ni par aucun sentiment ◀de▶ gloire ni par aucun motif extérieur », ◀l’▶armée française se présentait comme une armée nationale : « ◀Les▶ gens ◀d’▶armes étaient presque tous sujets du Roi et gentilshommes » ce qui ◀les▶ empêchait ◀de▶ « changer ◀de▶ maître par ambition ou par avarice ».
On pressentit dès lors ◀d’▶inévitables carnages. Et en effet au combat ◀de▶ Rapallo, tout au début ◀de▶ ◀la▶ campagne, sur ◀les▶ 3000 hommes engagés, plus ◀de▶ 100 furent tués : « Nombre considérable par rapport à ◀la▶ manière dont on faisait alors ◀la▶ guerre en Italie », remarque Guichardin. Et ce n’était vraiment qu’un début ! Burckhardt affirme que ◀les▶ dévastations françaises furent peu de chose en comparaison de celles commises un peu plus tard par ◀les▶ Espagnols « chez lesquels peut-être un apport ◀de▶ sang non occidental, ou peut-être ◀l’▶habitude des spectacles ◀de▶ ◀l’▶Inquisition avaient déchaîné ◀les▶ instincts démoniaques ». Artillerie et massacre des civils : ◀la▶ guerre moderne venait de naître. Elle allait peu à peu transformer ◀les▶ chevaliers exaltés et magnifiques en troupes disciplinées et uniformes. Évolution qui devait aboutir ◀de▶ nos jours à ◀l’▶annihilation ◀de▶ toute passion guerrière, à mesure que ◀les▶ hommes desservant ◀les▶ machines se feraient eux-mêmes des machines, n’exécutant qu’un petit nombre ◀de▶ mouvements automatiques, destinés à donner ◀la▶ mort à grande distance, sans colère ni pitié.
6.
La guerre classique
◀L’▶effort des hommes ◀de▶ guerre, aux xviie et xviiie siècles, sera ◀de▶ dominer ◀le▶ monstre mécanique, afin de sauver autant que possible ◀le▶ caractère humain ◀de▶ ◀la▶ guerre. On ne peut pas renoncer aux inventions techniques, à ◀l’▶artillerie, aux fortifications. Du moins va-t-on multiplier ◀les▶ règles ◀de▶ ◀la▶ tactique et ◀de▶ ◀la▶ stratégie, afin que ◀l’▶intelligence, et ◀la▶ « valeur » des chefs gardent apparemment le premier rang parmi ◀les▶ facteurs ◀de▶ ◀la▶ lutte.
◀La▶ chevalerie représentait un effort pour donner un style à ◀l’▶instinct. ◀La▶ guerre classique est un effort pour conserver et recréer ce style malgré ◀l’▶intervention ◀de▶ facteurs inhumains. ◀D’▶où ◀le▶ formalisme étonnant ◀de▶ ◀l’▶art militaire ◀de▶ ces siècles.178
Avec Vauban, ◀le▶ siège ◀d’▶une place forte devient une sorte ◀d’▶opération ◀de▶ ◀l’▶esprit dont ◀les▶ péripéties se déroulent, on ◀l’▶a bien dit, comme ◀les▶ cinq actes ◀d’▶une tragédie classique.
« C’est alors que ◀la▶ guerre ressemble vraiment à une partie ◀d’▶échecs. Lorsque après des manœuvres compliquées, un des adversaires a perdu ou gagné plusieurs pièces — villes ou places fortes — alors vient ◀la▶ grande bataille : du sommet ◀de▶ quelque coteau, où lui apparaît tout ◀le▶ terrain du combat, tout ◀l’▶échiquier, ◀le▶ maréchal fait avancer ou reculer habilement ses beaux régiments… Échec et mat, ◀le▶ perdant range son jeu : on remet ◀les▶ pions dans leur boîte ou ◀les▶ régiments dans leurs quartiers ◀d’▶hiver, et chacun va à ses petites affaires en attendant ◀la▶ partie ou ◀la▶ campagne suivante. »179
Chaque fois que reparaît ◀l’▶élément ◀de▶ jeu dans ◀la▶ guerre, on peut en déduire que ◀la▶ société et sa culture font un effort pour recréer ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀la▶ passion, c’est-à-dire pour rendre à ◀la▶ puissance anarchique un cadre et des moyens ◀d’▶expression rituels. Et c’est bien ce qui se vérifie dans ◀le▶ cas du xviie siècle : qu’on se reporte à nos chapitres sur ◀l’▶Astrée et sur ◀la▶ tragédie classique.
« C’est ici ◀la▶ matière qu’on spiritualise, pour fixer ◀la▶ conduite des combattants, animés et pensants malgré tout », écrira Foch à propos de ◀la▶ guerre au xviiie siècle.180 Mot étonnant, d’ailleurs repris ◀de▶ von der Goltz, dans un passage qu’il vaut ◀la▶ peine ◀de▶ citer : « ◀L’▶erreur (des généraux « formalistes ») consistait à placer ◀l’▶objet ◀de▶ ◀la▶ guerre dans ◀l’▶exécution ◀de▶ manœuvres finement combinées et non dans ◀l’▶anéantissement des forces ◀de▶ ◀l’▶adversaire. ◀Le▶ monde militaire est toujours tombé dans ces erreurs quand il s’est mis à abandonner ◀la▶ notion droite et simple des lois ◀de▶ ◀la▶ guerre, à spiritualiser ◀la▶ matière, en négligeant ◀le▶ sens naturel des choses et ◀l’▶influence du cœur humain sur ◀les▶ résolutions des hommes. » — « Spiritualiser » est peut-être excessif : il ne s’agissait guère que ◀de▶ rationaliser. Mais ◀l’▶expression (méprisante !) est bien typique ◀de▶ ◀la▶ psychologie qui apparaîtra dès ◀la▶ Révolution française — ce déchaînement des instincts collectifs et des passions catastrophiques.
Que reprochent ◀les▶ stratèges modernes aux généraux ◀de▶ Louis XIV et ◀de▶ Louis XV ? C’est ◀d’▶avoir essayé ◀de▶ faire ◀la▶ guerre en tuant ◀le▶ moins ◀d’▶hommes qu’ils pouvaient. Or c’était là ◀le▶ triomphe ◀d’▶une civilisation dont tout ◀l’▶effort tendait à ordonner ◀la▶ Nature, ◀la▶ matière, et leurs fatalités, aux lois ◀de▶ ◀la▶ raison humaine et ◀de▶ ◀l’▶intérêt personnel. Illusion si ◀l’▶on veut, mais sans laquelle nulle civilisation et nulle culture ne sont proprement concevables.
Racine aussi, nous ◀l’▶avons vu, croyait qu’on pouvait faire des tragédies sans crime.
◀Le▶ refus ◀de▶ trouver belles ◀les▶ catastrophes, voilà qui peut définir ◀l’▶âge classique. Certes ◀la▶ guerre et ◀la▶ passion demeurent des maux inévitables, et d’ailleurs secrètement désirés ; mais ◀la▶ grandeur ◀de▶ ◀l’▶homme est ◀de▶ limiter leur champ, ◀de▶ ◀les▶ canaliser et ◀de▶ ◀les▶ utiliser, on dirait même ◀de▶ ◀les▶ subordonner à une diplomatie, art ◀de▶ civils. Louis XIV déclare ◀la▶ guerre sous des prétextes juridiques et personnels, où ◀l’▶honneur national n’a rien à voir. Querelles ◀de▶ gendre et ◀de▶ beau-père au sujet de ◀la▶ dot promise. Et c’est de même que ◀l’▶on « traite » un mariage : intérêt, convenance des rangs, apports territoriaux et financiers… ◀La▶ passion n’y joue plus ◀le▶ moindre rôle.
◀L’▶amour lui-même, d’ailleurs, va devenir une tactique. Il perd son auréole dramatique.
7.
La guerre en dentelles
◀L’▶exemple du xviiie siècle est ◀le▶ plus propre à illustrer ◀le▶ parallèle ◀de▶ ◀l’▶amour et ◀de▶ ◀la▶ guerre. Il suffira ◀de▶ quelques touches pour ◀l’▶indiquer.
Don Juan succède à Tristan, ◀la▶ volupté perverse à ◀la▶ passion mortelle. Et ◀la▶ guerre en même temps se « profanise » : aux Jugements ◀de▶ Dieu, à ◀la▶ chevalerie sacrée, bardée ◀de▶ fer, ascétique et sanglante, succède une diplomatie retorse, une armée commandée par des courtisans en dentelles, libertins et bien décidés à sauver « ◀la▶ douceur ◀de▶ vivre ».
◀Les▶ légendes épiques et ◀les▶ romans ◀de▶ ◀la▶ Table ronde multiplient ◀les▶ récits ◀de▶ tueries inouïes ; ◀la▶ gloire ◀d’▶un chevalier est faite du nombre ◀de▶ ses adversaires pourfendus et décapités, et si possible tranchés en deux ◀de▶ ◀la▶ tête au sexe ◀d’▶un formidable coup d’épée. ◀Les▶ exagérations sauvages ◀de▶ ces récits ne laissent pas ◀de▶ doute sur ce qui flatte ◀la▶ vraie passion ◀de▶ ◀l’▶homme du Moyen Âge. Gloire du sang ! Mais ◀le▶ xviiie siècle considéra comme une réussite glorieuse ◀d’▶avoir pris une ville assiégée et ne faisant ◀de▶ part et ◀d’▶autre que trois morts. C’est ◀l’▶art savant qui est à ◀l’▶honneur. Maurice de Saxe écrit : « Je ne suis point pour ◀les▶ batailles, surtout au début ◀d’▶une guerre. Je suis persuadé qu’un bon général pourra ◀la▶ faire toute sa vie sans s’y voir obligé. »
S’il faut cependant en venir aux mains, ce sera du moins pour une bataille « rangée », un siège « en règle », et ◀la▶ tradition chevaleresque dans ce qu’elle a de plus élevé et de plus fou retrouvera un dernier prestige. Voyez Condé empanaché caracolant parmi ◀les▶ troupes ennemies — en véritable héros ◀de▶ ◀l’▶Astrée qu’il fut. Et cette suprême politesse devant ◀la▶ mort, à Fontenoy.
Mais voici ◀la▶ totale « profanation » ◀de▶ ◀la▶ guerre et ◀de▶ sa passion sacrée : c’est Law, ◀le▶ financier ◀de▶ ◀la▶ Régence qui ◀la▶ propose, reprenant, et sans doute à son insu, ◀la▶ méthode des Condottieri :
« ◀La▶ victoire (lit-on dans ses Œuvres) appartient toujours à celui qui a le dernier écu. On entretient en France une armée qui coûte 100 millions par an ; c’est 2 milliards pour vingt ans. Nous n’avons pas plus ◀de▶ cinq ans ◀de▶ guerre chaque vingt ans, et cette guerre en outre, nous met en arrière de 1 milliard au moins. Voilà donc 3 milliards qui nous en coûte pour guerroyer cinq ans. Quel en est ◀le▶ résultat ? Car ◀le▶ succès définitif est incertain. Avec bien du bonheur, on peut espérer ◀de▶ détruire 150 000 ennemis par ◀le▶ feu, ◀le▶ fer, ◀l’▶eau, ◀la▶ faim, ◀les▶ fatigues, ◀les▶ maladies. Ainsi, ◀la▶ destruction directe ou indirecte ◀d’▶un soldat allemand nous coûte 20 000 livres sans compter ◀la▶ perte sur notre population, qui n’est réparée qu’au bout de vingt-cinq ans. Au lieu de cet attirail dispendieux, incommode et dangereux, ◀d’▶une armée permanente, ne vaudrait-il pas mieux en épargner ◀les▶ frais et acheter ◀l’▶armée ennemie, lorsque ◀l’▶occasion s’en présenterait. Un Anglais estimait un homme 480 livres sterling. C’est ◀la▶ plus forte évaluation, et ils ne sont pas tous aussi chers, comme on sait ; mais enfin, il y aurait encore moitié à gagner en finance, et tout en population, car, pour son argent, on aurait un homme nouveau, au lieu que, dans ◀le▶ système actuel, on perd celui qu’on avait, sans profiter ◀de▶ celui qu’on a détruit si dispendieusement. »
◀Les▶ Goncourt ont très bien senti ◀l’▶identité foncière des phénomènes ◀de▶ ◀la▶ guerre et ◀de▶ ◀l’▶amour au xviiie . Voici dans quels termes ils décrivent ◀la▶ « tactique » des roués ◀de▶ ◀l’▶époque : « C’est dans cette guerre et ce jeu ◀de▶ ◀l’▶amour que ◀le▶ siècle révèle peut-être ses qualités ◀les▶ plus profondes, ses ressources ◀les▶ plus secrètes, et comme un génie ◀de▶ duplicité tout inattendu du caractère français. Que ◀de▶ grands diplomates, que ◀de▶ grands politiques sans nom, plus habiles que Dubois, plus insinuants que Bernis, parmi cette petite bande ◀d’▶hommes qui font ◀de▶ ◀la▶ séduction ◀de▶ ◀la▶ femme ◀le▶ but ◀de▶ leurs pensées et ◀la▶ grande affaire ◀de▶ leur vie… Que ◀de▶ combinaisons ◀de▶ romancier et ◀de▶ stratégiste ! Pas un n’attaque une femme sans avoir fait ce qu’on appelle un plan, sans avoir passé ◀la▶ nuit à se promener et à retourner ◀la▶ position… Et ◀l’▶attaque commencée, ils sont jusqu’au bout des comédiens étonnants, pareils à ces livres du temps dans lesquels il n’y a pas un sentiment exprimé qui ne soit feint ou dissimulé… « N’omettre rien », c’est ◀le▶ précepte ◀de▶ l’un ◀d’▶eux.181 » Devise ◀de▶ général, que ◀les▶ Soubise, par malheur, n’oubliaient guère que sur ◀le▶ champ de bataille.
8.
La guerre révolutionnaire
Entre Rousseau et ◀le▶ romantisme allemand, c’est-à-dire entre le premier réveil du mythe et son épanouissement orageux, il y a ◀la▶ Révolution française et ◀les▶ campagnes ◀de▶ Bonaparte, c’est-à-dire ◀le▶ retour dans ◀la▶ guerre ◀de▶ ◀la▶ passion catastrophique.
Du point de vue proprement militaire, qu’apportait ◀la▶ Révolution ? « Un déchaînement ◀de▶ passion inconnu avant elle », répond Foch. ◀L’▶hérésie ◀de▶ ◀l’▶ancienne école, précise-t-il, c’était ◀d’▶avoir voulu « faire ◀de▶ ◀la▶ guerre une science exacte, méconnaissant sa nature même ◀de▶ drame effrayant et passionné (Jomini) ».
On sait par ailleurs quelle explosion ◀de▶ sentimentalisme précéda et accompagna ◀la▶ Révolution, phénomène beaucoup plus passionnel que politique, au sens strict du terme.182 Longtemps contenue dans ◀les▶ formes classiques ◀de▶ ◀la▶ guerre, ◀la▶ violence, après ◀le▶ meurtre du Roi — action sacrée et rituelle dans ◀les▶ sociétés primitives — redevient quelque chose ◀d’▶horrifiant et ◀d’▶attirant à la fois. C’est ◀le▶ culte et ◀le▶ mystère sanglant autour duquel se crée une communauté nouvelle : ◀la▶ Nation.
Or ◀la▶ Nation, c’est ◀la▶ transposition ◀de▶ ◀la▶ passion sur le plan collectif. À vrai dire, il est plus facile ◀de▶ ◀le▶ sentir que ◀de▶ ◀l’▶expliquer rationnellement. Toute passion, dira-t-on, suppose deux êtres, et ◀l’▶on ne voit pas à qui s’adresse ◀la▶ passion assumée par ◀la▶ Nation… Nous savons toutefois que ◀la▶ passion ◀d’▶amour, par exemple, est en son fond un narcissisme, autoexaltation ◀de▶ ◀l’▶amant, bien plus que relation avec ◀l’▶aimée. Ce que désire Tristan, c’est ◀la▶ brûlure ◀d’▶amour plus que ◀la▶ possession ◀d’▶Iseut. Car ◀la▶ brûlure intense et dévorante ◀de▶ ◀la▶ passion ◀le▶ divinise, et comme Wagner ◀l’▶a vu, ◀l’▶égale au monde. « Mon regard ravi s’aveugle… Seul je suis — Moi ◀le▶ monde… »
◀La▶ passion veut que ◀le▶ moi devienne plus grand que tout, aussi seul et puissant que Dieu. Elle veut (sans ◀le▶ savoir) qu’au-delà ◀de▶ cette gloire, sa mort soit véritablement ◀la▶ fin ◀de▶ tout.
◀L’▶ardeur nationaliste, elle aussi, est une autoexaltation, un amour narcissiste du Soi collectif. Il est vrai que sa relation avec autrui s’avoue rarement comme un amour : presque toujours, c’est ◀la▶ haine qui apparaît en premier lieu, et qu’on proclame. Mais cette haine ◀de▶ l’autre, n’est-elle pas toujours présente dans ◀les▶ transports ◀de▶ ◀l’▶amour-passion ? Il n’y a donc qu’un déplacement ◀d’▶accent. Ensuite, que veut ◀la▶ passion nationale ? ◀L’▶exaltation ◀de▶ ◀la▶ force collective ne peut mener qu’à ce dilemme : ou ◀l’▶impérialisme triomphe — c’est ◀l’▶ambition ◀de▶ s’égaler au monde — ou ◀le▶ voisin s’y oppose énergiquement, et c’est ◀la▶ guerre. Or on observe qu’une nation dans son premier essor passionnel recule rarement devant une guerre même sans espoir. Elle manifeste ainsi sans se ◀l’▶avouer qu’elle préfère ◀le▶ risque ◀de▶ mort, et ◀la▶ mort même, à ◀l’▶abandon ◀de▶ sa passion. « ◀La▶ liberté ou ◀la▶ mort », hurlaient ◀les▶ jacobins à ◀l’▶heure où ◀les▶ forces ennemies paraissaient vingt fois supérieures, à ◀l’▶heure où liberté et mort étaient bien près ◀d’▶avoir ◀le▶ même sens…
Ainsi ◀la▶ nation et ◀la▶ Guerre sont liées comme ◀l’▶Amour et ◀la▶ Mort. Désormais ◀le▶ fait national sera ◀le▶ facteur dominant ◀de▶ ◀la▶ guerre. « Celui qui écrit sur ◀la▶ stratégie et sur ◀la▶ tactique devrait s’astreindre à n’enseigner qu’une stratégie et une tactique nationales, seules susceptibles ◀d’▶être profitables à ◀la▶ nation pour laquelle il écrit. » Ainsi s’exprime ◀le▶ général von der Goltz, disciple ◀de▶ Clausewitz, lequel n’a cessé ◀d’▶affirmer que toute ◀la▶ théorie prussienne ◀de▶ ◀la▶ guerre devait se fonder sur ◀l’▶expérience des campagnes ◀de▶ ◀la▶ Révolution et ◀de▶ ◀l’▶Empire.
◀La▶ bataille ◀de▶ Valmy fut gagnée par ◀la▶ passion contre ◀la▶ « science exacte ». C’est au cri ◀de▶ Vive ◀la▶ Nation ! que ◀les▶ sans-culottes repoussèrent ◀l’▶armée « classique » des alliés. On connaît ◀le▶ mot ◀de▶ Goethe, au soir ◀de▶ ◀la▶ bataille : « ◀De▶ ce lieu, ◀de▶ ce jour, date une ère nouvelle dans ◀l’▶histoire du monde. » Et Foch commente ainsi cette phrase fameuse : « Une ère nouvelle s’était ouverte, celle des guerres nationales aux allures déchaînées parce qu’elles allaient consacrer à ◀la▶ lutte toutes ◀les▶ ressources ◀de▶ ◀la▶ nation ; parce qu’elles allaient se donner comme but non un intérêt dynastique, mais ◀la▶ conquête ou ◀la▶ propagation ◀d’▶idées philosophiques… ◀d’▶avantages immatériels… parce qu’elles allaient mettre en jeu des sentiments, des passions, c’est-à-dire des éléments ◀de▶ force jusqu’alors inexploités. »
Il serait assez curieux ◀de▶ préciser ◀le▶ parallèle entre ◀les▶ amours ◀de▶ Bonaparte puis ◀de▶ Napoléon d’une part, et ◀les▶ campagnes ◀d’▶Italie puis ◀d’▶Autriche, d’autre part. Un certain type ◀de▶ bataille correspond à ◀la▶ séduction ◀de▶ Joséphine — c’est ◀le▶ coup ◀d’▶audace ◀de▶ ◀l’▶inférieur qui jette toutes ses forces au point décisif, et bluffe ; un autre type ◀de▶ bataille correspond au mariage dynastique avec ◀l’▶archiduchesse Marie-Louise — et c’est ◀la▶ grande partie classique, Wagram par exemple, combinant une science devenue rhétorique et ◀la▶ surprise massive, brutale… Et il n’est pas sans intérêt non plus ◀de▶ noter que Waterloo fut une bataille perdue par excès ◀de▶ science, peut-être, ou par défaut ◀d’▶élan national-révolutionnaire…
Ce qui est certain, c’est que Napoléon fut le premier à tenir compte du facteur passionnel dans ◀la▶ conduite des batailles. ◀D’▶où ce cri ◀d’▶un des généraux qu’il venait de battre en Italie : « Il n’est pas possible ◀de▶ méconnaître, comme ce Bonaparte, ◀les▶ principes ◀les▶ plus élémentaires ◀de▶ ◀l’▶art ◀de▶ guerre. »
9.
La guerre nationale
À partir de ◀la▶ Révolution, ◀l’▶on va se battre « avec ◀le▶ cœur des soldats » c’est-à-dire ◀d’▶une façon « farouche et tragique » (Foch). Il faudrait préciser : ce n’est pas ◀le▶ cœur ◀de▶ chaque soldat considéré comme un héros qui décidera du sort ◀d’▶une guerre, mais bien ◀le▶ cœur collectif, si ◀l’▶on ose dire, ◀la▶ puissance passionnelle ◀de▶ ◀la▶ Nation.
◀Les▶ poètes romantiques jouèrent un rôle notable dans ◀les▶ guerres ◀de▶ libération que mena ◀la▶ Prusse contre Napoléon. Et ◀les▶ philosophies ◀d’▶essence passionnelle ◀d’▶un Fichte et ◀d’▶un Hegel, par exemple, furent les premiers appuis du nationalisme allemand. ◀D’▶où ◀le▶ caractère de plus en plus sanglant des guerres du xixe siècle. Il ne s’agit plus ◀d’▶intérêts, mais ◀de▶ « religions » antagonistes. Or ◀les▶ religions ne transigent point, à ◀l’▶inverse des intérêts : elles préfèrent ◀la▶ mort héroïque. (◀De▶ tous temps ◀les▶ guerres ◀de▶ religion ont été ◀de▶ beaucoup ◀les▶ plus violentes.)
Ceci vaut pour ◀les▶ trois premiers quarts du siècle et particulièrement pour ◀la▶ période qui va ◀de▶ 1848 à 1870. Après quoi, ◀les▶ passions nationales, provisoirement apaisées, ◀le▶ céderont pendant quarante ans aux entreprises du capitalisme et du commerce. ◀La▶ violence ne cesse pas ◀de▶ s’exercer au nom de ◀la▶ Nation, mais ce sont bel et bien des intérêts qui mènent ◀le▶ jeu, ainsi que ◀l’▶a fort bien marqué ◀le▶ maréchal Foch, dans ses Principes ◀de▶ ◀la▶ guerre :
◀La▶ guerre fut nationale au début pour conquérir et garantir ◀l’▶indépendance des peuples : Français ◀de▶ 1792-1793, Espagnols ◀de▶ 1804-1814, Russes ◀de▶ 1812, Allemands ◀de▶ 1813, Europe ◀de▶ 1814, et comporta alors ces manifestations glorieuses et puissantes ◀de▶ ◀la▶ passion des peuples qui s’appellent : Valmy, Saragosse, Tarancon, Moscou, Leipzig, etc. Elle fut nationale par ◀la▶ suite pour conquérir ◀l’▶unité des races, ◀la▶ nationalité. C’est ◀la▶ thèse des Italiens et des Prussiens ◀de▶ 1866, 1870. Ce sera ◀la▶ thèse au nom de laquelle ◀le▶ roi de Prusse devenu empereur ◀d’▶Allemagne, revendiquera ◀les▶ provinces allemandes ◀de▶ ◀l’▶Autriche. Mais nous ◀la▶ voyons maintenant (1903) encore nationale, et cela pour conquérir des avantages commerciaux, des traités ◀de▶ commerce avantageux. Après avoir été ◀le▶ moyen violent que ◀les▶ peuples employaient pour se faire une place dans ◀le▶ monde en tant que nations, elle devient ◀le▶ moyen qu’ils pratiquent encore pour s’enrichir.
Trade follows the flag, ◀le▶ commerce suit ◀le▶ drapeau, disent ◀les▶ Anglais. Ce fut ◀la▶ période coloniale, la dernière « paix » méritée par ◀l’▶Europe. On a marqué plus haut (livre IV, chap. xix) que cette période, du point de vue des mœurs et ◀de▶ leur littérature, se définit par une dernière tentative ◀de▶ mythification ◀de▶ ◀la▶ passion. Réaction que ◀l’▶on n’oserait pas comparer à ◀la▶ chevalerie, bien qu’elle remplît ◀la▶ même fonction sociale (mais à ◀la▶ mesure ◀de▶ notre société). Ce n’était plus, en effet, un principe spirituel qui inspirait ◀les▶ « formes » et ◀les▶ conventions, mais des calculs ◀d’▶intérêts privés, incapables ◀de▶ fournir ◀les▶ bases ◀d’▶une communauté solide. ◀La▶ nation même que ◀l’▶on invoquait avait perdu ◀de▶ son prestige romantique : ◀le▶ pavillon couvrait ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶État, non ◀les▶ passions ou ◀l’▶honneur des élites. Et ◀l’▶État ne jouait plus guère que ◀le▶ rôle honorifique ◀d’▶un conseil d’administration, faisant ◀la▶ guerre pour des motifs bancaires (conquête ◀de▶ Madagascar). ◀La▶ guerre coloniale n’est en somme que ◀la▶ continuation ◀de▶ ◀la▶ concurrence capitaliste par des moyens plus onéreux pour ◀le▶ pays, sinon pour ◀les▶ grandes compagnies.
Vers ◀la▶ fin du xixe siècle, ◀l’▶amour183 était devenu ; dans ◀les▶ classes bourgeoises, un bien bizarre mélange ◀de▶ sentimentalisme à fleur ◀de▶ nerfs et ◀d’▶histoires ◀de▶ rentes et ◀de▶ dots : ce qu’il n’a pas cessé ◀d’▶être aujourd’hui dans ◀les▶ annonces matrimoniales. ◀La▶ sexualité pure n’intervenait que pour « troubler » ces petits calculs et ces « beaux sentiments » ◀de▶ série. (Comme une goutte ◀d’▶eau « trouble » ◀l’▶absinthe, et c’est pourquoi Jarry dit que ◀l’▶eau est impure.) De même ◀la▶ guerre était un composé ◀d’▶excitations ◀de▶ ◀l’▶opinion publique — qu’est-ce que ◀la▶ « revanche », sinon un sentimentalisme national ? — et ◀de▶ plans commerciaux ou financiers. ◀L’▶élément proprement guerrier n’y trouvait plus son compte qu’en contrebande. ◀La▶ guerre s’embourgeoisait. ◀Le▶ sang se commercialisait. ◀Le▶ type du militaire apparaissait déjà comme une anomalie, aux yeux des réalistes, ou comme une survivance flatteuse aux yeux des femmes et des badauds curieux. (C’est ainsi que ◀les▶ démocraties s’excitent sur ◀les▶ mariages princiers.)
Et ◀l’▶on croyait pouvoir liquider sans dommages ◀le▶ formidable potentiel ◀de▶ frénésie et ◀de▶ grandeurs sanglantes qu’avaient accumulé en Occident des siècles ◀de▶ culture ◀de▶ ◀la▶ passion.
◀La▶ guerre ◀de▶ 1914 fut l’un des résultats ◀les▶ plus notables ◀de▶ cette méconnaissance du mythe.
10.
La guerre totale
À partir de Verdun, que ◀les▶ Allemands baptisent ◀la▶ Bataille du matériel (Materialschlacht), il semble que ◀le▶ parallélisme institué par ◀la▶ chevalerie entre ◀les▶ formes ◀de▶ ◀l’▶amour et ◀de▶ ◀la▶ guerre, soit rompu.
Certes, ◀le▶ but concret ◀de▶ ◀la▶ guerre fut toujours ◀de▶ forcer ◀la▶ résistance ennemie, en détruisant sa force armée. (Forcer ◀la▶ résistance ◀de▶ ◀la▶ femme par ◀la▶ séduction, c’est ◀la▶ paix ; par ◀le▶ viol, c’est ◀la▶ guerre.) Mais pour autant, ◀l’▶on ne détruisait pas ◀la▶ nation même dont on voulait se rendre maître : on se bornait à réduire ses défenses. Bataille rangée contre une armée ◀de▶ métier, siège des ouvrages fortifiés, capture du chef : un système ◀de▶ règles précises, donc un art, désignait ◀le▶ vainqueur. Et ce vainqueur triomphait ◀d’▶un vivant, ◀d’▶un pays ou ◀d’▶un peuple encore désirables. ◀L’▶intervention ◀d’▶une technique inhumaine, qui met en œuvre toutes ◀les▶ forces ◀d’▶un État, changea ◀la▶ face ◀de▶ ◀la▶ guerre à Verdun.
Car dès que ◀la▶ guerre devient « totale » — et non plus seulement militaire — ◀la▶ destruction des résistances armées signifie ◀l’▶anéantissement des forces vives ◀de▶ ◀l’▶ennemi : des ouvriers embrigadés dans ◀les▶ usines, des mères qui procréent des soldats, bref ◀de▶ tous ◀les▶ « moyens ◀de▶ production », choses et personnes assimilées. ◀La▶ guerre n’est plus un viol mais un assassinat ◀de▶ ◀l’▶objet convoité et hostile — c’est-à-dire un acte « total », détruisant cet objet au lieu de s’en emparer. Verdun ne fut d’ailleurs qu’un prodrome ◀de▶ cette guerre nouvelle, puisque ◀le▶ procédé se limita à ◀la▶ destruction méthodique ◀d’▶un million ◀de▶ soldats, non ◀de▶ civils. Mais ce Kriegspiel permit ◀de▶ mettre au point un instrument qui, par ◀la▶ suite, devait se trouver en mesure ◀d’▶opérer sur des étendues bien plus vastes, comme Londres et Berlin ; non plus seulement sur ◀de▶ ◀la▶ chair à canon, mais sur ◀la▶ chair qui fabrique ◀les▶ canons, ce qui est évidemment plus efficace.
◀La▶ technique ◀de▶ ◀la▶ mort à grande distance ne trouve son équivalent dans nulle éthique imaginable ◀de▶ ◀l’▶amour. C’est que ◀la▶ guerre échappe à ◀l’▶homme et à ◀l’▶instinct ; elle se retourne contre ◀la▶ passion même dont elle est née. Et c’est cela, non ◀l’▶envergure des massacres, qui est nouveau dans ◀l’▶histoire du monde.
Là-dessus, trois remarques dont on verra qu’elles ne sont pas sans liens :
a) ◀La▶ guerre est née dans ◀les▶ campagnes : elle a même porté leur nom jusqu’à nos jours. Mais depuis 1914, ◀l’▶on assiste à son urbanisation. Pour une bonne part des masses paysannes, la Première Guerre mondiale fut un premier contact avec ◀la▶ civilisation technique. Une sorte ◀de▶ visite dirigée ◀de▶ ◀l’▶exposition universelle des industries et arts appliqués ◀de▶ ◀la▶ mort, avec démonstrations quotidiennes sur ◀le▶ vif.
b) Cette collectivisation des moyens destructifs, mécanisés, eut pour effet ◀de▶ neutraliser ◀la▶ passion proprement belliqueuse des combattants. Il ne s’agissait plus ◀de▶ violence du sang, mais ◀de▶ brutalité quantitative, ◀de▶ masses lancées ◀les▶ unes contre ◀les▶ autres non plus par des mouvements ◀de▶ délire passionnel, mais bien par des intelligences calculatrices ◀d’▶ingénieurs. Désormais, ◀l’▶homme n’est plus que ◀le▶ servant du matériel ; il passe lui-même à ◀l’▶état ◀de▶ matériel, ◀d’▶autant plus efficace qu’il sera moins humain dans ses réflexes individuels. Ainsi, malgré ◀le▶ dopage entrepris par ◀la▶ propagande, ◀la▶ victoire dépend en fin de compte des lois ◀de▶ ◀la▶ mécanique plutôt que des prévisions ◀de▶ ◀la▶ psychologie. ◀L’▶instinct combatif est déçu. ◀De▶ 1914 à 1918, ◀l’▶explosion habituelle ◀de▶ sexualité qui accompagnait ◀les▶ grands conflits ne s’est guère produite qu’à ◀l’▶arrière dans ◀les▶ populations civiles. En dépit des efforts du lyrisme officiel, ◀d’▶une certaine littérature et ◀de▶ ◀l’▶imagerie populaire, ◀le▶ retour du permissionnaire ne ressemble à rien moins qu’à ◀la▶ ruée du mâle longtemps privé. Des témoignages sans nombre ◀de▶ médecins et ◀de▶ soldats prouvent que ◀la▶ guerre du matériel s’est traduite en réalité par une « catastrophe sexuelle »184. ◀L’▶impuissance généralisée, ou du moins ses prodromes tels qu’onanisme chronique et homosexualité, tel fut ◀le▶ résultat statistique ◀de▶ quatre années passées dans ◀les▶ tranchées. Et ◀de▶ là vient que pour la première fois, ◀l’▶on ait assisté à une révolte généralisée des soldats contre ◀la▶ guerre185, celle-ci ne figurant plus ◀l’▶exutoire des passions, mais une sorte ◀d’▶immense castration ◀de▶ ◀l’▶Europe.
c) ◀La▶ guerre totale suppose ◀la▶ destruction ◀de▶ toutes ◀les▶ formes conventionnelles ◀de▶ ◀la▶ lutte. À partir de 1920, on ne se soumettra plus aux « simagrées diplomatiques » ◀de▶ ◀l’▶ultimatum et ◀de▶ ◀la▶ « déclaration » ◀de▶ guerre. ◀Les▶ traités ne seront plus ◀la▶ solennelle conclusion des hostilités. ◀Les▶ distinctions arbitraires entre villes ouvertes et villes fortifiées, civils et militaires, moyens ◀de▶ destruction permis ou condamnés, tomberont. ◀D’▶où résulte que ◀la▶ défaite ◀d’▶un pays ne sera plus symbolique, métaphorique, c’est-à-dire limitée à certains signes convenus, mais sera concrètement ◀la▶ mort ◀de▶ ce pays. Encore une fois, dès que ◀l’▶on abandonne ◀l’▶idée ◀de▶ règles, ◀la▶ guerre ne traduit plus ◀l’▶acte du viol sur le plan des nations, mais bien ◀l’▶acte du crime sadique, ◀la▶ possession ◀d’▶une victime morte, donc en fait ◀la▶ non-possession. Elle n’exprime plus ◀l’▶instinct sexuel normal, ni même ◀la▶ passion qui ◀l’▶utilise et ◀le▶ transcende, mais seulement cette perversion ◀de▶ ◀la▶ passion — d’ailleurs fatale, nous ◀l’▶avons vu ailleurs — qu’est ◀le▶ « complexe ◀de▶ castration ».
11.
La passion transportée dans ◀la▶ politique
Chassée du champ ◀de▶ ◀la▶ guerre chevaleresque, lorsque ce champ cesse ◀d’▶être clos comme doit ◀l’▶être un terrain ◀de▶ jeu, et qu’il n’est plus une lice décorée ◀de▶ symboles, mais un secteur ◀de▶ bombardement — ◀la▶ passion a cherché et trouvé d’autres modes ◀d’▶expression en actes.
Elle y était d’ailleurs contrainte par ◀la▶ dépréciation des résistances morales et privées, non moins que par ◀la▶ dénaturation ◀de▶ ◀la▶ guerre. D’une part, dans ◀les▶ pays démocratiques, ◀les▶ mœurs se sont assouplies à tel point qu’elles tendent à n’offrir plus ◀d’▶obstacles absolus, donc exaltants pour ◀la▶ passion ; d’autre part, dans ◀les▶ pays totalitaires, ◀le▶ dressage des jeunes par ◀l’▶État tend à éliminer ◀de▶ ◀la▶ vie privée toute espèce ◀de▶ tragique intime et ◀de▶ problématique sentimentale. ◀L’▶anarchie des mœurs et ◀l’▶hygiène autoritaire agissent à peu près dans ◀le▶ même sens : elles déçoivent ◀le▶ besoin ◀de▶ passion, héréditaire ou acquis par ◀la▶ culture ; elles détendent ses ressorts intimes et personnels.
◀L’▶amour, dans ◀l’▶entre-deux-guerres, fut un curieux mélange ◀d’▶intellectualisme angoissé (littérature ◀de▶ ◀l’▶inquiétude et ◀de▶ ◀l’▶anarchie bourgeoise) et ◀de▶ cynisme matérialiste (Neue Sachlichkeit des Allemands). ◀L’▶on vit bien que ◀la▶ passion romantique ne trouvait plus ◀de▶ quoi se composer un mythe ; ne trouvait plus ◀de▶ résistances choisies au sein d’une atmosphère ◀d’▶orageuse et secrète dévotion. ◀La▶ crainte morbide des entraînements « naïfs » et des « duperies du cœur », alliée à un désir fébrile ◀d’▶aventure, voilà ◀le▶ climat des principaux romans ◀de▶ cette période. Et cela signifie sans équivoque que ◀les▶ relations individuelles des sexes ont cessé ◀d’▶être ◀le▶ lieu par excellence où se réalise ◀la▶ passion. Celle-ci paraît se détacher ◀de▶ son support. Nous sommes entrés dans ◀l’▶ère des libidos errantes, en quête ◀d’▶un théâtre nouveau. Et le premier qui s’est offert, c’est ◀le▶ théâtre politique.
◀La▶ politique ◀de▶ masses, telle qu’on ◀l’▶a pratiquée depuis 1917 n’est que ◀la▶ continuation ◀de▶ ◀la▶ guerre totale par d’autres moyens (pour reprendre une fois de plus, en ◀l’▶inversant, ◀la▶ célèbre formule ◀de▶ Clausewitz). ◀Le▶ terme ◀de▶ « fronts » ◀l’▶indique déjà. Et par ailleurs, ◀l’▶État totalitaire n’est que ◀l’▶état ◀de▶ guerre prolongé, ou recréé, et entretenu en permanence dans ◀la▶ nation. Mais si ◀la▶ guerre totale anéantit toute possibilité ◀de▶ passion, ◀la▶ politique ne fait que transposer ◀les▶ passions individuelles au niveau de ◀l’▶être collectif. Tout ce que ◀l’▶éducation totalitaire refuse aux individus isolés, elle ◀le▶ reporte sur ◀la▶ nation personnifiée. C’est ◀la▶ nation (ou ◀le▶ Parti) qui a des passions. C’est elle (ou lui) qui assume désormais ◀la▶ dialectique ◀de▶ ◀l’▶obstacle exaltant, ◀de▶ ◀l’▶ascèse et ◀de▶ ◀la▶ course inconsciente à ◀la▶ mort héroïque, divinisante.
Tandis qu’à ◀l’▶intérieur et à ◀la▶ base, on stérilise ◀les▶ problèmes personnels, à ◀l’▶extérieur et au sommet ◀le▶ potentiel ◀de▶ passion s’accroît ◀de▶ jour en jour. ◀L’▶eugénisme triomphe dans ◀la▶ morale qui concerne ◀les▶ citoyens : et ◀l’▶eugénisme est ◀la▶ négation rationnelle ◀de▶ toute espèce ◀d’▶aventure privée. Mais cela ne peut qu’augmenter ◀la▶ tension ◀de▶ ◀l’▶ensemble, personnifié dans ◀la▶ Nation. ◀De▶ 1933 à 1939, ◀l’▶État-nation d’Hitler dit aux Allemands : Procréez ! — et c’est une négation ◀de▶ ◀la▶ passion ; mais il dit aux peuples voisins : — Nous sommes trop nombreux dans nos frontières, j’exige donc des terres nouvelles ! — et c’est ◀la▶ nouvelle passion. Ainsi toutes ◀les▶ tensions supprimées à ◀la▶ base viennent s’accumuler au sommet. Or il est clair que ces volontés ◀de▶ puissance affrontées — il y a déjà plusieurs États totalitaires — ne peuvent en fait que se heurter passionnément. Elles deviennent l’une pour l’autre ◀l’▶obstacle. ◀Le▶ but réel, tacite, fatal, ◀de▶ ces exaltations totalitaires est donc ◀la▶ guerre, qui signifie ◀la▶ mort. Et comme on ◀le▶ voit dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ passion ◀d’▶amour, ce but est non seulement nié avec vigueur par ◀les▶ intéressés, mais il est réellement inconscient. Personne n’ose dire : je veux ◀la▶ guerre ; non plus que dans ◀l’▶amour-passion, ◀les▶ amants ne disent : je veux ◀la▶ mort. Seulement, tout ce que ◀l’▶on fait prépare cette fin. Et tout ce que ◀l’▶on exalte y trouve son sens réel.
Il serait aisé ◀de▶ multiplier ◀les▶ preuves ◀de▶ ce nouveau parallélisme entre ◀la▶ politique et ◀la▶ passion. ◀L’▶ascèse collectivisée, ce sont ◀les▶ restrictions que ◀l’▶État impose au nom de ◀la▶ grandeur nationale. ◀L’▶honneur du chevalier, c’est ◀l’▶inquiète susceptibilité des Nations totalitaires. Enfin, je soulignerai un fait assez frappant : c’est que ◀les▶ foules réagissent au dictateur, dans un pays donné, ◀de▶ ◀la▶ même manière que ◀la▶ femme, dans ce pays, réagit aux sollicitations ◀de▶ ◀l’▶homme. J’écrivais en 1938 : « ◀Le▶ Français s’étonne des succès ◀d’▶Hitler auprès de ◀la▶ masse germanique, mais il ne s’étonnerait pas moins des façons qui plaisent aux Allemandes. Chez ◀les▶ Latins, faire ◀la▶ cour à une femme c’est ◀l’▶étourdir ◀de▶ paroles flatteuses : ainsi nos hommes politiques quand ils courtisent une assemblée électorale. Hitler est plus brutal : il se fâche et se plaint en même temps ; il ne persuade pas, il envoûte ; il invoque enfin ◀le▶ destin et affirme qu’il est ce destin… ◀De▶ ◀la▶ sorte, il délivre ◀la▶ foule ◀de▶ ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ses actes, donc du sentiment oppressant ◀de▶ sa culpabilité morale. Elle se rend au sauveur terrible et ◀le▶ nomme son libérateur dans ◀l’▶instant même qu’il ◀l’▶enchaîne et ◀la▶ possède. N’oublions pas que ◀le▶ terme populaire désignant en Allemagne ◀l’▶acte ◀d’▶épouser, c’est freien, verbe qui signifie littéralement : libérer… Hitler ◀le▶ sait peut-être un peu trop bien :
Dans sa grande majorité, écrit-il, ◀le▶ peuple se trouve dans une disposition et un état d’esprit à tel point féminins que ses opinions et ses actes sont déterminés beaucoup plus par ◀l’▶impression produite sur ◀les▶ sens que par ◀la▶ pure réflexion. ◀La▶ masse est peu accessible aux idées abstraites. Par contre, on ◀l’▶empoignera plus facilement dans ◀le▶ domaine des sentiments… ◀De▶ tous temps, ◀la▶ force qui a mis en mouvement ◀les▶ révolutions ◀les▶ plus violentes a résidé bien moins dans ◀la▶ proclamation ◀d’▶une idée scientifique qui s’emparait des foules que dans un fanatisme animateur et dans une véritable hystérie qui ◀les▶ emballait follement. (Mein Kampf.)
Oui, « ◀de▶ tous temps » ce fut ainsi. Mais ◀la▶ nouveauté ◀de▶ notre temps, c’est que ◀l’▶action passionnelle sur ◀les▶ masses, telle que ◀la▶ définit Hitler, se double désormais ◀d’▶une action rationalisante sur ◀les▶ individus. En outre, cette action n’est plus exercée par un meneur quelconque, mais par ◀le▶ chef qui incarne ◀la▶ Nation. ◀D’▶où ◀la▶ puissance sans précédent du transfert qui s’opère du privé au public.
Quel Wagner surhumain sera donc en mesure ◀d’▶orchestrer ◀la▶ grandiose catastrophe ◀de▶ ◀la▶ passion devenue totalitaire ?
Ceci nous mène au seuil ◀d’▶une conclusion que j’étais loin de prévoir en commençant ce livre. Que ◀l’▶on suive ◀l’▶évolution du mythe occidental ◀de▶ ◀la▶ passion dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ littérature ou dans ◀l’▶histoire des méthodes ◀de▶ ◀la▶ guerre, c’est ◀la▶ même courbe qui apparaît. Et ◀l’▶on aboutit pareillement à cet aspect trop ignoré ◀de▶ ◀la▶ crise ◀de▶ notre époque, qui est ◀la▶ dissolution des formes instituées par ◀la▶ chevalerie.
C’est dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ guerre, où toute évolution est pratiquement irréversible — alors qu’il y a des « retours » littéraires — que ◀la▶ nécessité ◀d’▶une solution nouvelle est apparue en premier lieu. Cette solution s’appelle ◀l’▶État totalitaire. C’est ◀la▶ réponse du xxe siècle, né ◀de▶ ◀la▶ guerre, à ◀la▶ menace permanente que ◀la▶ passion et ◀l’▶instinct ◀de▶ mort font peser sur toute société.
◀La▶ réponse du xiie siècle avait été ◀la▶ chevalerie courtoise, son éthique et ses mythes romanesques. ◀La▶ réponse du xviie siècle a pour symbole ◀la▶ tragédie classique186. ◀La▶ réponse du xviiie fut ◀le▶ cynisme ◀de▶ Don Juan et ◀l’▶ironie rationaliste. Mais ◀le▶ romantisme ne fut pas une réponse, à moins que ◀l’▶on admette — et c’est possible — que son éloquent abandon aux puissances nocturnes du mythe n’ait été un dernier moyen ◀de▶ ◀le▶ déprimer par un excès voulu. Quoi qu’il en soit, cette défense était faible en regard du péril déchaîné. ◀Les▶ forces antivitales longtemps contenues par ◀le▶ mythe se répandirent dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers, ◀d’▶où résulta une dissociation, au sens précis ◀de▶ relâchement des liens sociaux. La première guerre européenne fut ◀le▶ jugement ◀d’▶un monde qui avait cru pouvoir abandonner ◀les▶ formes, et libérer ◀d’▶une manière anarchique ◀le▶ « contenu » mortel du mythe.
Cependant, je ne pense pas que ◀le▶ drainage ◀de▶ toute passion par ◀la▶ nation soit autre chose qu’une mesure ◀de▶ détresse. C’est repousser ◀la▶ menace immédiate, mais ◀l’▶aggraver alors en ◀la▶ faisant peser sur ◀la▶ vie même des peuples ainsi constitués en blocs. ◀L’▶État totalitaire est bien une forme recréée, mais une forme trop vaste, trop rigide et trop géométrique pour modeler et organiser dans ses limites ◀la▶ vie complexe des hommes, même militarisés. Des mesures ◀de▶ police ne font pas une culture, des slogans ne font pas une morale. Entre ◀le▶ cadre artificiel des grands États et ◀la▶ vie quotidienne des hommes, il subsiste encore trop ◀de▶ jeu, trop ◀d’▶angoisse et trop ◀de▶ possible. Rien n’est réellement résolu. Dès lors :
Ou bien ce sera ◀la▶ guerre atomique totale, ◀la▶ désintégration physique et morale, et ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ passion sera supprimé avec ◀la▶ civilisation qui ◀l’▶a fait naître ;
Ou bien ce sera ◀la▶ paix, et ◀le▶ problème renaîtra dans ◀les▶ pays totalitaires, comme il ne cesse ◀de▶ nous travailler dans nos sociétés libérales.
C’est ◀l’▶éventualité ◀de▶ ◀la▶ paix que j’envisageai dans ◀les▶ deux livres terminaux : le premier situant ◀le▶ conflit du mythe et du mariage dans nos mœurs, le second décrivant une attitude que je donne bien moins pour ◀la▶ réponse décisive, que pour mon choix particulier.