Appendices
1.
Caractère sacré de▶ ◀la▶ légende
Pour éviter tout malentendu, je préciserai ici que mon analyse se borne à ◀la▶ légende écrite ◀de▶ Tristan. C’est ◀d’▶elle seule que je parle quand je parle du mythe « primitif ». Il serait aisé ◀de▶ se prévaloir du caractère sacré que certains auteurs du siècle dernier ont cru pouvoir attribuer aux personnages ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut (ou Essylt) dans ◀la▶ mythologie celtique. Dès ◀le▶ viie siècle, Tristan aurait été un demi-dieu, ◀le▶ héraut symbolique des mystères, ◀le▶ « gardien des marcassins sacrés », c’est-à-dire des élèves des druides, rival ◀de▶ son oncle Markh, ◀le▶ roi-cheval, et amant ◀d’▶Essylt, dont on a pu supposer que ◀le▶ nom signifiait « spectacle mystérieux, objet ◀de▶ contemplation », fée irlandaise, cavale aux crins blancs, ou encore figuration ◀de▶ ◀l’▶eau ◀de▶ ◀la▶ chaudière ◀de▶ Cerridwen, qui donne ◀l’▶inspiration aux bardes, guérit et ressuscite, c’est-à-dire élève ◀l’▶initié à ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶esprit. Tout cela est vraisemblable, et contesté. Dans ◀les▶ Mabinogion, recueil des légendes galloises, on ne trouve que cette seule indication très brève sur ◀la▶ légende originelle : « Drystan, fils ◀de▶ Tallwch, gardien des porcs ◀de▶ Markh, amant ◀d’▶Essylt. » (C’est dans une énumération des amants fameux ◀de▶ ◀la▶ Bretagne.) On a voulu voir également dans ◀la▶ rivalité ◀de▶ Tristan et ◀de▶ Marc ◀le▶ symbole ◀de▶ ◀la▶ lutte entre ◀les▶ Bretons armoricains et ◀les▶ Gallo-Francs. Il est incontestable que maints éléments ◀de▶ ◀la▶ tradition bardique (orale) sont incorporés dans ◀la▶ légende. (Cf. livre II, chap. 11.) Mais il est non moins certain que Béroul, Thomas, Eilhart, ◀l’▶auteur du Roman en prose et celui ◀de▶ ◀la▶ Folie Tristan n’étaient pas initiés à cette tradition. Ils ignoraient ◀le▶ sens primitivement sacré et symbolique des personnages dont ils nous content ◀les▶ amours. Et ◀les▶ traces qui subsistent, dans leur texte, ◀d’▶anciennes pratiques ◀de▶ magie montrent bien que ◀l’▶usage ◀de▶ ces dernières est oublié, à ◀l’▶époque et dans ◀les▶ pays où ils écrivent. Tout cela n’est plus qu’ornements ◀d’▶art, pittoresque, anecdotes interprétées par ◀la▶ fantaisie individuelle du poète. ◀Les▶ faits que nous décrit ◀l’▶auteur ◀de▶ ◀la▶ Folie Tristan étaient sans doute à ◀l’▶origine tout autre chose qu’une suite ◀d’▶extravagances. Chaque parole et chaque geste du héros devaient correspondre à des symboles déterminés. ◀La▶ maison ◀de▶ verre par exemple, dans laquelle Tristan fou veut emmener Iseut, était dans ◀la▶ mythologie druidique ◀le▶ vaisseau ◀de▶ ◀la▶ mort qui s’en va par-delà ◀les▶ nuages jusqu’au cercle céleste du Gwynfyd. Dans ◀la▶ Folie Tristan, ◀la▶ maison ◀de▶ verre n’est plus qu’une image émouvante née ◀de▶ ◀la▶ fantaisie poétique ◀de▶ ◀l’▶amoureux. De même, chez Thomas, ◀le▶ départ ◀de▶ Tristan pour ◀la▶ Bretagne n’a plus aucun sens « historique » défini ; etc. C’est pour toutes ces raisons que je ne tiens compte, dans mon analyse, que ◀de▶ ◀la▶ légende rédigée, et réinventée quant au sens, par ◀les▶ poètes du xiie siècle ; elle seule agit encore sur nous, en tant que mythe ◀de▶ ◀l’▶amour-passion.
2.
Chevalerie sacrée
◀La▶ pensée médiévale en général est saturée ◀de▶ conceptions religieuses. ◀De▶ ◀la▶ même manière, dans une sphère plus restreinte, ◀la▶ pensée ◀de▶ tous ceux qui vivent dans ◀les▶ cercles ◀de▶ ◀la▶ cour et ◀de▶ ◀la▶ noblesse est imprégnée ◀de▶ ◀l’▶idéal chevaleresque. Cette conception envahit même ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ religion : ◀la▶ prouesse ◀de▶ ◀l’▶archange saint Michel était « la première milicie et prouesse chevaleureuse qui oncques fut mise en exploict » ; c’est ◀de▶ là que procède ◀la▶ chevalerie qui, en tant que « milicie terrienne et chevalerie humaine », est une imitation des chœurs des anges autour du trône ◀de▶ Dieu. ◀Le▶ poète espagnol Juan Manuel ◀l’▶appelle une espèce ◀de▶ sacrement, qu’il compare au Baptême et au Mariage. (J. Huizinga, ◀Le▶ Déclin du Moyen Âge, p. 78.)
◀La▶ conception chevaleresque constituait pour ◀l’▶esprit superficiel ◀de▶ ces auteurs [Froissart, Monstrelet, Chastellain, ◀La▶ Marche…] une clef magique à l’aide de laquelle ils s’expliquaient ◀les▶ événements contemporains. En réalité, ◀les▶ guerres, tout comme ◀la▶ politique ◀de▶ leur temps, étaient extrêmement informes, et apparemment incohérentes. ◀La▶ guerre était un état chronique ◀d’▶escarmouches isolées s’étendant sur un vaste domaine ; ◀la▶ diplomatie, un instrument compliqué et défectueux, dominé d’une part par des idées traditionnelles très générales, et d’autre part, par un ensemble inextricable ◀de▶ questions ◀de▶ droit isolées et mesquines. ◀L’▶histoire, n’étant pas en mesure ◀de▶ discerner un réel développement social, se servait ◀de▶ ◀la▶ fiction ◀de▶ ◀l’▶idéal chevaleresque à l’aide de laquelle elle réduisait ◀le▶ monde aux proportions ◀d’▶une belle image ◀d’▶honneur princier et ◀de▶ vertu courtoise, et créait ◀l’▶illusion ◀de▶ ◀l’▶ordre. (Ibid., p. 80.)
3.
Chansons ◀de▶ geste et romans courtois
◀Les▶ chansons ◀de▶ geste sont nées au xie siècle, et pas avant comme ◀l’▶a montré Joseph Bédier. Elles furent composées, pour la plupart, par des clercs, et dans des intentions précises : c’étaient en quelque sorte des poèmes publicitaires destinés à attirer ◀la▶ gloire et ◀la▶ foule à tel pèlerinage ou abbaye en magnifiant ses reliques miraculeuses et ses héroïques fondateurs. Il est compréhensible que ces chansons ◀de▶ clercs parlent très peu ou point ◀d’▶amour.
Une seule, ◀la▶ Légende ◀de▶ Girard de Roussillon (composée entre 1150 et 1180 selon Bédier) contient un épisode ◀d’▶amour courtois. Elle est écrite dans un dialecte intermédiaire entre ◀le▶ français et ◀le▶ provençal. À tous égards, elle marque ◀la▶ transition ◀de▶ ◀l’▶épopée française au « roman » proprement dit.
◀L’▶épisode ◀d’▶amour nous intéresse ◀d’▶autant plus qu’il décrit une situation fort analogue — dans sa forme — à celle du Roman ◀de▶ Tristan. Or il est évident que cette situation ne peut être qu’une invention courtoise (elle tranche nettement sur ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ légende qui est cléricale et féodale). Cette analogie avec Tristan nous donne un repère pour apprécier ◀la▶ transformation que ◀les▶ Béroul et ◀les▶ Thomas firent subir au vieux mythe celtique. Elle nous permet ◀de▶ mesurer ◀l’▶influence décisive ◀de▶ ◀l’▶amour courtois sur ◀les▶ auteurs du cycle breton.
Voici ◀la▶ donnée : ◀le▶ duc Girard de Roussillon a été quérir une fiancée pour Charles le Chauve, son suzerain. Accompagné du page, il va à Constantinople demander à ◀l’▶empereur ses deux filles : ◀l’▶aînée, Berthe, épousera Charles, ◀la▶ cadette, Elissent, sera ◀la▶ femme ◀de▶ Girard. Lorsque Charles voit ◀les▶ deux princesses, il s’éprend ◀d’▶Elissent, déjà fiancée à Girard. Après un long débat, Girard consent à céder Elissent, à condition qu’il cesse ◀d’▶être vassal du roi. Il épouse Berthe, tandis qu’Elissent devient reine. Au jour où ◀les▶ deux couples se séparent, Girard prend à part deux témoins, ainsi que Berthe sa femme, et ◀la▶ reine.
Femme ◀de▶ roi, dit-il, que pensez-vous ◀de▶ ◀l’▶échange que j’ai fait ◀de▶ vous ? Je sais bien que vous me tenez pour méprisable. — Non, Seigneur, mais pour un homme ◀de▶ valeur et ◀de▶ prix. Vous m’avez faite reine, et ma sœur, vous ◀l’▶avez épousée pour ◀l’▶amour ◀de▶ moi. Écoutez-moi, vous, comtes Bertolai et Gervais. Et vous, ma chère sœur, recevez-en ◀la▶ confidence, et vous surtout, Jésus mon rédempteur, je vous prends pour garants et témoins que par cet anneau je donne à jamais mon amour au duc Girard. Je lui donne ◀de▶ mon oscle ◀la▶ fleur, parce que je ◀l’▶aime plus que mon père et plus que mon mari ; et ◀le▶ voyant partir, je ne puis me défendre ◀de▶ pleurer… » Dès ce moment, ajoute ◀le▶ poète, « dura toujours ◀l’▶amour ◀de▶ Girard et ◀d’▶Elissent, pur ◀de▶ tout reproche, sans qu’il y eût entre eux autre chose que bon vouloir et entente cachée. Et pourtant Charles en conçut une telle jalousie que, pour un autre grief dont il chargera ◀le▶ duc, il se montra farouche et irrité. Ils en firent bataille par ◀les▶ plaines herbues…
◀L’▶analogie avec Tristan est très frappante. Il s’agit dans ◀les▶ deux cas :
◀D’▶un vassal puissant chargé ◀de▶ ◀la▶ « quête » ◀d’▶une fiancée lointaine — ◀d’▶une rivalité entre ◀le▶ vassal et son suzerain ; — ◀d’▶un conflit entre ◀l’▶hommage dû au suzerain et ◀l’▶hommage donné à ◀la▶ femme ; — ◀d’▶un mariage ◀de▶ consolation du vassal (ici avec ◀la▶ sœur ◀de▶ son amie, là avec son homonyme) — enfin dans ◀les▶ deux légendes, ◀l’▶amour courtois et sa fidélité triomphent idéalement du mariage et ◀de▶ sa fidélité, en même temps que des liens féodaux.
Mais ◀les▶ différences ne sont pas moins significatives. Dans Tristan, c’est ◀la▶ jalousie ◀d’▶Iseut aux blanches mains qui provoque ◀la▶ catastrophe, tandis que dans Girard, c’est ◀la▶ jalousie du suzerain. Ainsi dans le premier cas, ◀la▶ situation trouve un dénouement romanesque, tandis que dans le second, il est épique. Là, c’est ◀l’▶amour qui conduit à ◀la▶ mort ; ici, ce sont ◀les▶ intérêts féodaux qui entraînent à des guerres sans fin.
— Voici deux autres textes « courtois ». Ils nous permettent également ◀de▶ concevoir que Béroul et Thomas n’ont gardé du mythe druidique guère davantage que ◀les▶ noms et ◀le▶ support matériel ◀de▶ ◀l’▶action.
1. Sur ◀le▶ mariage en général : Jugement ◀de▶ ◀la▶ comtesse de Champagne :
Par ◀la▶ teneur des présentes, nous disons et soutenons que ◀l’▶amour ne peut étendre ses droits entre mari et femme. ◀Les▶ amants s’accordent toute chose réciproquement et gratuitement, sans aucune obligation ◀de▶ nécessité, tandis que ◀les▶ époux sont tenus par devoir à toutes ◀les▶ volontés l’un ◀de▶ l’autre. Que ce jugement que nous prononçons avec une extrême maturité, après avoir ouï plusieurs nobles dames, ait à passer pour vérité constante et irréfragable. Donné ◀l’▶an 1174, le troisième des calendes ◀de▶ mai, indiction VII.
2. À rapprocher du mariage blanc ◀de▶ Tristan : Jugement ◀de▶ ◀la▶ reine Eléonore :
Demande. Un amant heureux avait demandé à sa dame ◀la▶ permission ◀d’▶offrir ses hommages à une autre : il y fut autorisé et cessa ◀de▶ sentir pour sa première amie ◀la▶ tendresse qu’il lui avait portée d’abord. Après un mois, il revient à elle, proteste ◀de▶ ne pas s’être épris ailleurs, et ◀de▶ n’avoir pris aucune liberté avec l’autre dame, mais ◀d’▶avoir voulu seulement mettre à ◀l’▶épreuve ◀la▶ constance ◀de▶ sa maîtresse. Celle-ci ◀l’▶a privé ◀de▶ son amour, disant qu’il s’en est rendu indigne en implorant et en acceptant pareille licence.
Arrêt ◀de▶ ◀la▶ reine Éléonore. Telle est ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶amour : ◀les▶ amants feignent souvent ◀de▶ souhaiter d’autres nœuds, pour s’assurer davantage ◀de▶ ◀la▶ fidélité et ◀de▶ ◀la▶ constance ◀de▶ ◀la▶ personne aimée. C’est léser ◀le▶ droit des amants que ◀de▶ refuser, sous un prétexte semblable, ses embrassements ou sa tendresse, hormis ◀le▶ cas où il y aurait certitude que ◀l’▶amant eût manqué à ses devoirs et à ◀la▶ foi promise.
Or on n’a pas oublié que Tristan épouse la seconde Iseut alors qu’il croit que la première ◀le▶ néglige. Ce n’est point tant ◀la▶ constance ◀de▶ son amie que la sienne propre qu’il veut mettre à ◀l’▶épreuve. À cette variante près — c’est plutôt un « transfert » au sens freudien — ◀la▶ situation juridique est bien du même ordre.
4.
Conceptions orientales ◀de▶ ◀l’▶amour
Il est bien entendu que j’appelle Orient une certaine attitude totale ◀de▶ ◀l’▶homme qui s’est manifestée principalement chez ◀les▶ peuples et dans ◀les▶ religions ◀de▶ ◀l’▶Asie. ◀L’▶Iran, ◀l’▶islam, ◀l’▶Arabie et ◀le▶ judaïsme ne sont pas cet Orient-là, et se rattachent directement (Livre II, chap. 2 et 9) aux cycles religieux occidentaux. Il en va tout autrement des Indes, ◀de▶ ◀la▶ Chine, du Tibet, sinon peut-être du Japon médiéval (voir ◀le▶ célèbre roman Gengi), du Japon.
Dans un très beau recueil posthume ◀de▶ poèmes et ◀d’▶essais ◀de▶ Léo Ferrero : Désespoirs, je trouve cette relation ◀d’▶un entretien qu’a eu ◀l’▶auteur avec un jeune Chinois :
◀Le▶ concept ◀d’▶amour » n’existe pas en Chine. ◀Le▶ verbe « aimer » est employé seulement pour définir ◀les▶ rapports entre ◀la▶ mère et ◀les▶ fils. ◀Le▶ mari n’aime pas ◀la▶ femme : « il a ◀de▶ ◀l’▶affection pour elle », plus ou moins. Quant aux rapports entre ◀la▶ femme et ◀l’▶amant on dit : « It is romance » ; mais Daj n’a pas trouvé ◀le▶ verbe avec lequel ils définissent leurs sentiments.
◀La▶ philosophie ◀de▶ Motse (taoïste) — ◀la▶ seule un peu chrétienne, qui a pour fondement quelque chose qui se rapproche du mot « amour », est oubliée tout de suite pendant ◀la▶ dynastie Han.
◀Les▶ Chinois sont mariés très jeunes par leurs parents, et ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶amour ne se pose pas. Ils n’ont pas à poursuivre toute ◀la▶ vie cette ombre : ◀l’▶amour, ce sentiment aussi vague, incertain, indéfini que tous ◀les▶ autres, et dont nous voulons être sûrs.
◀L’▶attitude ◀de▶ ◀l’▶Européen qui se demande toute sa vie : « Est-ce ◀de▶ ◀l’▶amour ou non ? Est-ce que j’aime vraiment cette femme, ou est-ce que j’ai ◀de▶ ◀l’▶affection pour elle ? Est-ce que j’aime Dieu ou est-ce que j’ai seulement envie ◀de▶ ◀l’▶aimer ? Est-ce que j’aime cet être ou est-ce que j’aime ◀l’▶amour ? », etc., son désespoir quand il découvre après une analyse acharnée, que non il n’aime pas cette femme ; il a seulement envie ◀de▶ ◀l’▶aimer — cette attitude pourrait être considérée par un psychiatre chinois comme un symptôme ◀de▶ folie. « Nous sommes fous sans nous en rendre compte ; toute notre vie est fondée sur ◀la▶ passion, et nous voulons ◀la▶ paix, ◀la▶ tranquillité ! Je suis moi-même ◀le▶ plus fou ◀de▶ tous ◀les▶ fous, hélas ! Mais au moins maintenant je ◀le▶ sais.
Et encore :
◀La▶ civilisation chinoise est fondée sur ◀la▶ famille, et ◀la▶ famille sur ◀l’▶absence ◀d’▶amour. ◀Les▶ traditions chinoises insistent sur ce point. Toute manifestation ◀de▶ tendresse entre mari et femme est jugée inconvenante.
(Ces lignes datent ◀de▶ 1933. Elles sont entièrement confirmées par tout ce que j’ai pu lire depuis sur ◀l’▶érotique chinoise, ◀de▶ Sylvain Lévi et Tuccé à Filliozat, Maspero et Van Gulik.) (Note ◀de▶ 1971.)
5.
Mystique et amour courtois
Dans un appendice à son beau livre sur ◀la▶ Théologie mystique ◀de▶ saint Bernard (Paris, 1934, p. 193 à 216), M. Étienne Gilson examine ◀le▶ problème ◀d’▶une influence possible ◀de▶ ◀la▶ mystique cistercienne sur ◀les▶ troubadours. En effet, « chronologiquement parlant, ◀les▶ deux mouvements sont à peu près contemporains ». On a donc supposé une filiation des cisterciens aux troubadours. M. Gilson réfute cette hypothèse en montrant : 1° que ◀l’▶objet ◀de▶ ◀l’▶amour n’est pas ◀le▶ même pour saint Bernard et pour ◀les▶ troubadours, ces derniers exaltant, selon lui, ◀la▶ sensualité naturelle ; 2° que ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶amour est très différente dans ◀les▶ deux cas, malgré ◀d’▶apparentes analogies ◀d’▶expression. M. Gilson conclut qu’il ne peut donc s’agir que « ◀de▶ deux produits indépendants ◀de▶ ◀la▶ civilisation du xiie siècle », ayant tout au plus en commun quelques figures ◀de▶ langage. Je souscris sans réserve à ce jugement. Mais je ◀le▶ rejoins par ◀de▶ tout autres voies. Car ◀l’▶opposition évidente entre ◀la▶ courtoisie et ◀la▶ mystique ◀de▶ saint Bernard n’est pas seulement, comme ◀l’▶a vu M. Gilson, celle ◀de▶ ◀la▶ « chair » et ◀de▶ ◀l’▶« esprit » au sens paulinien ◀de▶ ces termes, mais surtout celle ◀de▶ ◀l’▶hérésie et ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie.
Cependant certains arguments invoqués par M. Gilson me paraissent appeler une mise au point très opportune dans notre débat.
a) « On ne peut hésiter — écrit notre auteur — sur ◀l’▶objet et ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶amour mystique tel que ◀le▶ conçoit saint Bernard : c’est un amour spirituel, par opposition à tout amour charnel » (p. 195). ◀L’▶amour courtois serait au contraire « ◀l’▶expression poétique ◀de▶ ◀la▶ concupiscence » (p. 200). Certes, une opinion assez répandue prête aux troubadours une attitude idéaliste du même genre que celle ◀de▶ saint Bernard. Pour dissiper cette illusion, M. Gilson — après M. Jeanroy — invoque ◀le▶ langage « ◀d’▶une crudité intraduisible » ◀d’▶un Marcabru et même ◀d’▶un Rudel.
Mais tirer argument ◀de▶ cette crudité en faveur de ◀la▶ thèse sensualiste et contre ◀la▶ symboliste, c’est flatter un « bon sens » des modernes qui n’est sans doute que ◀le▶ résidu ◀de▶ préjugés scientifiques dépassés. Il se pourrait que nous tenions là un bel exemple ◀d’▶anachronisme. A-t-on seulement remarqué que ◀les▶ siècles passés usaient très couramment ◀d’▶un langage plus « grossier » que le nôtre — signe ◀d’▶une sensibilité sexuelle peu énervée — tandis que notre langage décoloré et faussement puritain correspond à une érotisation sans précédent des mœurs ? S’il fallait inférer des métaphores courtoises « grossières » aux mœurs des troubadours, ma déduction serait inverse ◀de▶ celle des savants modernes. Marcabru n’hésite pas à nommer un chat un chat : c’est que cela ne choque personne — et non du tout qu’il est un débauché. Ayant choisi ◀le▶ symbolisme amoureux, il joue ◀le▶ jeu ◀le▶ plus naturel, selon ◀la▶ coutume ◀de▶ son temps. Ou si ◀l’▶on tient que ◀le▶ langage érotique traduit nécessairement une sensualité déchaînée, que pensera-t-on ◀d’▶une sainte Thérèse, ◀d’▶un Ruysbroek !
b) « On n’a jamais entendu saint Bernard souhaiter ◀d’▶être débarrassé ◀de▶ ◀l’▶amour ◀de▶ Dieu. » Or ◀les▶ troubadours gémissent sous ◀le▶ joug ◀de▶ ◀l’▶Amour. Donc cet amour n’est pas spirituel. — Mais plus tard, d’autres mystiques catholiques, sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, reprendront bel et bien ◀les▶ expressions des troubadours, et souhaiteront ◀d’▶être libérés des tourments ◀de▶ ◀l’▶amour divin : c’est là bien entendu, comme chez ◀les▶ troubadours, une manière ◀d’▶exprimer ◀la▶ violence ◀de▶ leur passion, une sorte ◀d’▶antiphrase. Mais encore une fois, si ◀l’▶on veut déduire ◀d’▶un tel « refus » que ◀l’▶Amour courtois était purement sensuel, ◀la▶ déduction vaudrait aussi pour sainte Thérèse ; ce dont M. Gilson ne saurait se réjouir.
c) ◀Les▶ troubadours chantent ◀l’▶amour malheureux. Mais ◀l’▶amour divin des cisterciens obtient au contraire sa récompense. « On lui est uni (à ◀la▶ Béatitude) du fait même qu’on t’aime. » — Or M. Gilson dit fort bien, deux pages plus loin, que « si Dieu est immanent sans être transcendant, il n’y a pas ◀de▶ problème mystique au sens où ◀les▶ chrétiens ◀l’▶entendent. Ce qu’ils ont à expérimenter… c’est ◀l’▶immanence ◀d’▶un Dieu qui est et reste transcendant. » Mais alors, lorsqu’une créature aime son Dieu, ◀l’▶obstacle ◀de▶ ◀la▶ transcendance introduit dans ◀l’▶amour un malheur essentiel (quoi qu’en ait dit tout à ◀l’▶heure M. Gilson). On retrouve donc ◀la▶ situation du troubadour vis-à-vis de ◀l’▶amour des êtres. Certes : « ◀la▶ pureté ◀de▶ ◀l’▶amour courtois sépare ◀les▶ amants, au lieu que celle ◀de▶ ◀l’▶amour mystique ◀les▶ unit ». Mais il faut voir que ◀les▶ amants courtois ne sont séparés sur ◀la▶ terre qu’en vertu de cet amour mystique qui ◀les▶ unit à ◀la▶ divinité ! Au contraire, ◀l’▶amour mystique orthodoxe n’unit pas ◀de▶ cette façon, mais fait seulement communier.
d) Pour démontrer que ◀l’▶amour courtois est sensuel, M. Gilson cite encore une strophe ◀de▶ Thibaut de Champagne :
Douce dame, s’il vos plesoit un soirC’onques Tristans, qui en fist son pouvoir
Et il commente : « À moins ◀de▶ réformer sérieusement notre conception des amours ◀d’▶Iseut et ◀de▶ Tristan, nous ne pouvons avoir ◀de▶ doutes sur ◀la▶ nature des sentiments dont Thibaut est animé. » Précisément, ◀l’▶objet ◀de▶ mon ouvrage est, entre autres, ◀de▶ « réformer sérieusement notre conception des amours ◀d’▶Iseut et ◀de▶ Tristan »…
6.
Freud et ◀les▶ surréalistes
Sur ◀les▶ relations entre Freud et ◀les▶ surréalistes, voir dans ◀Les▶ Pas perdus ◀d’▶André Breton ◀la▶ relation ◀de▶ sa courte et décevante visite à Freud (Vienne, 1921), puis dans ◀le▶ Manifeste du surréalisme, 1924, et ◀Les▶ Vases communicants, 1932, ◀les▶ pages sur ◀le▶ rêve, sa nécessaire revalorisation à la suite de Freud, mais aussi ◀les▶ limites ◀de▶ ◀l’▶interprétation freudienne ; d’autre part, ◀les▶ déclarations ◀de▶ Freud sur un mouvement littéraire qu’il jugeait aussi sévèrement que C. G. Jung ◀la▶ peinture contemporaine. Dans une lettre à Stefan Zweig datée du 20 juillet 1938, qui relate ◀la▶ visite ◀de▶ Salvador Dali, Freud écrit :
Jusqu’alors, j’étais tenté ◀de▶ tenir ◀les▶ surréalistes, qui apparemment m’ont choisi comme saint patron, pour des fous intégraux (disons à 95 %, comme ◀l’▶alcool absolu). ◀Le▶ jeune Espagnol, avec ses candides yeux ◀de▶ fanatique et son indéniable maîtrise technique, m’a incité à reconsidérer mon opinion. Il serait en effet très intéressant ◀d’▶étudier analytiquement ◀la▶ genèse ◀d’▶un tableau ◀de▶ ce genre. Du point de vue critique, cependant, on pourrait toujours dire que ◀la▶ notion ◀d’▶art se refuse à toute extension lorsque ◀le▶ rapport quantitatif entre ◀le▶ matériel inconscient et ◀l’▶élaboration préconsciente ne se maintient pas dans des limites déterminées.
7.
Avènement ◀de▶ ◀la▶ Dame au jeu ◀d’▶échecs
On a tenté ◀d’▶expliquer ◀la▶ transformation du jeu par ◀l’▶avènement ◀de▶ ◀la▶ Dame ou Reine, qui survint dès ◀l’▶introduction des échecs en Europe, en imaginant une série ◀de▶ mutations phoniques à partir du nom ◀de▶ ◀la▶ pièce originelle. Dans ◀le▶ shatranj (persan pour chaturanga, qui signifie ◀les▶ quatre angas ou armes : ◀les▶ fantassins, ◀les▶ cavaliers, ◀les▶ chars et ◀les▶ éléphants) ◀la▶ pièce se nommant firz ou farz ou farzin, désignant un conseiller, ministre ou un général. ◀Le▶ mot aurait été latinisé en fercia, puis altéré par ◀les▶ Français en fierce, ◀d’▶où selon certains : Vierge. En Russie au contraire, ◀le▶ mot firz aurait à peine changé, donnant fers, avec ◀le▶ sens ◀de▶ Premier ministre.
Mais voilà qui recule simplement ◀la▶ difficulté. ◀Le▶ passage ◀de▶ « firz » à « fercia » n’apparaît pas plus convaincant que celui ◀de▶ « fercia » à « vierge » (latin « virgo »). ◀La▶ déviation du son est aussi prononcée que celle du sens. Il s’agit en tout cas ◀d’▶une erreur, qui eût aussi bien pu être toute différente, ou ne pas être, comme on ◀le▶ voit en Russie, où ◀la▶ pièce reste masculine. Ensuite, ◀le▶ passage ◀de▶ Vierge à Dame ou Reine ne va pas de soi, mais constitue, précisément — s’il s’est vraiment produit — un signe de plus ◀de▶ ◀la▶ révolution psychique du Moyen Âge. C’est ◀l’▶erreur sur ◀le▶ sens d’abord, puis ◀la▶ tendance révélée par ◀l’▶erreur qui m’intéresse, qui signifie et qui ajoute un trait remarquable à mon tableau du xiie siècle, dans ◀la▶ mesure où cela « n’explique » rien, mais manifeste une attraction visible, un champ ◀de▶ force mesurable.
8.
Dante hérétique
Tout à fait indépendamment des travaux très sérieux ◀d’▶un Asin Palacios sur une possible influence ◀de▶ ◀la▶ mystique soufiste dans ◀la▶ Comédie, il peut être intéressant ◀de▶ mentionner ◀la▶ thèse hardie et quelque peu aventureuse ◀de▶ deux auteurs du siècle dernier : Eugène Aroux et, à sa suite, Péladan. Aroux expose ◀le▶ résultat ◀de▶ ses inductions dans un ouvrage aujourd’hui presque introuvable intitulé : Dante, révolutionnaire, hérétique et socialiste (1854). Non seulement Dante faisait partie ◀de▶ ◀l’▶ordre des Templiers, mais encore cet ordre aurait été lié à ◀l’▶hérésie cathare — en dépit de certaines apparences — comme ◀le▶ bras séculier à ◀l’▶autorité spirituelle. Dès lors, toute ◀la▶ Comédie, ◀le▶ Convito, et même ◀le▶ ◀De▶ vulgari eloquentia devraient être interprétés symboliquement. Dans un opuscule postérieur, Aroux précise son interprétation. ◀La▶ brochure porte un titre significatif : Clef ◀de▶ ◀la▶ Comédie anticatholique ◀de▶ Dante Alighieri, pasteur ◀de▶ ◀l’▶Église albigeoise ◀de▶ ◀la▶ ville ◀de▶ Florence, affilié à ◀l’▶ordre du Temple — donnant ◀l’▶explication du langage symbolique des fidèles ◀d’▶Amour dans ◀les▶ compositions lyriques, romans et épopées chevaleresques des troubadours (1856). C’est un lexique donnant ◀la▶ traduction ◀d’▶environ 500 termes, comme par exemple :
« Arbres morts ». — ◀Les▶ catholiques. ◀Les▶ troubadours traitaient ◀les▶ membres du clergé catholique ◀d’▶arbres automnals morts.
« Albigéisme, albigeois ». — Mots introuvables dans ◀la▶ Comédie, quand ◀l’▶idée est partout présente.
« Dames ». — ◀Les▶ initiés du templarisme albigeois, qui par un dédoublement mystique ◀de▶ ◀l’▶âme et du corps, étaient censés avoir ◀les▶ deux sexes, hommes en tant que corps et forme matérielle, et femmes en tant qu’intelligence et pensée libre des liens ◀de▶ ◀la▶ matière.
« Lancelot ». — … Il faut toute ◀la▶ préoccupation ◀de▶ ◀la▶ lettre, chez ◀les▶ déchiffreurs ◀de▶ vieux manuscrits, pour qu’une littérature entière soit passée sous leurs yeux sans qu’ils y aient vu autre chose que des contes à dormir debout, obtenant une vogue européenne, et des amours ◀d’▶une pureté angélique à servir ◀de▶ modèle aux races futures ! (On dirait que Rimbaud a lu cela…)
Je ne prends pas à mon compte ces « explications » parfois très pénétrantes, souvent très arbitraires. Mais il reste que ◀l’▶histoire littéraire et religieuse n’a fait que confirmer, plus tard, ◀l’▶exactitude ◀de▶ bien des vues ◀d’▶Aroux. (Gaston Paris établissant vers 1880 ◀la▶ filiation troubadours-trouvères-roman breton ; Asin Palacios et Luigi Valli reprenant ◀la▶ question ◀de▶ ◀l’▶hérésie chez Dante, etc.)
9.
« Coup ◀de▶ foudre » et conversion
Le premier regard des amants, qui va changer toute leur vie, correspond à la première touche ◀de▶ ◀l’▶amour divin, à ◀la▶ conversion du chrétien. Gottfried de Strasbourg peignant ◀l’▶amour ◀de▶ Rivalen pour Blanchefleur (ce sont ◀les▶ parents ◀de▶ Tristan) accumule ◀les▶ expressions religieuses ◀les▶ plus insistantes :
Et son cœur brûlantDes peines dont il souffrait.Alors commença pour lui une autre vie.Il entra dans une vie nouvelleOù tout son être fut changé.Il devint un autre homme.Tout ce qu’il faisaitSes sens étaient troublésEt comme délivrésSa vie se consumait.(Traduction Bossert.)
◀Les▶ trois derniers vers sont une parfaite confirmation ◀de▶ ma définition ◀de▶ ◀la▶ passion opposée à ◀l’▶amour naturel.
10.
Passion et Ascèse
Dans ◀le▶ Tristan de Gottfried de Strasbourg, ◀la▶ grotte où se réfugient ◀les▶ amants (correspondant à ◀la▶ forêt ◀de▶ Morois chez Béroul) est décrite en détail, et chaque détail comporte un sens symbolique commenté par ◀l’▶auteur. ◀La▶ « fossure » a été construite par des géants. C’est une voûte dont ◀la▶ clef est faite ◀de▶ pierres précieuses. Au milieu trône un lit ◀de▶ cristal, etc. Mais voici ce qui nous intéresse :
Ce n’est pas sans raisonDans cette contrée sauvage.Cela veut direNi autour des habitations humaines.Est dur et pénible.(Traduction Bossert.)
Pour qui conserverait des doutes sur ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶amour en question, précisons que Gottfried confesse qu’il a, lui aussi, erré au désert, mais sans y rencontrer ◀la▶ « récompense » ◀de▶ ses peines. (Il n’est pas devenu Parfait) :
Quand je n’avais que 11 ansMais je ne suis jamais allé en Cornouailles.
Comment pourrait-il s’agir ◀d’▶amour physique ? Et le dernier vers indique bien que ◀la▶ « fossure » est purement symbolique, puisqu’elle peut exister ailleurs qu’en Cornouailles. (Temple ou grotte ◀d’▶hérétiques ?)
11.
Saint François d’Assise et ◀les▶ cathares
Paul Sabatier, dans sa fameuse biographie ◀de▶ saint François, se pose la question ◀d’▶une influence possible ◀de▶ ◀l’▶hérésie courtoise sur ◀la▶ mystique franciscaine. Il commence par nier toute communication directe ◀de▶ l’une à l’autre. (◀L’▶argument avancé me convainc peu : ◀l’▶hérésie était ◀de▶ nature dogmatique, et saint François ne s’occupait pas ◀de▶ doctrine… Mais croit-on que tous ◀les▶ cathares dogmatisaient ? Il y a de plus sérieuses raisons ◀de▶ nier ◀l’▶hérésie du saint.) Cependant, il décrit fort bien ◀l’▶ambiance cathare ◀de▶ ◀l’▶Italie au temps de ◀la▶ jeunesse ◀de▶ François. ◀Les▶ hérétiques, baptisés Gazzari en Italie (Bulgares ou Bougres dans ◀les▶ pays du Nord), s’étaient emparés du gouvernement ◀de▶ plusieurs municipalités. ◀Le▶ podestat ◀d’▶Assise était un hérétique, avant 1204 ! Dans ◀les▶ cités avoisinantes, il y eut ◀de▶ nombreux soulèvements et émeutes occasionnés par ◀le▶ conflit religieux. D’autre part, on sait bien que saint François avait été ◀le▶ disciple enthousiaste des poètes français (◀d’▶où son nom même). Il partageait ◀l’▶engouement des Italiens pour ◀les▶ troubadours qui séjournaient fréquemment parmi eux (tels Peire Vidal, Peire d’Auvergne, Raimbaut de Vaqueiras, Bernard de Ventadour). Enfin, ◀l’▶influence ◀de▶ Joachim de Flore sur saint François ne saurait faire ◀de▶ doute. Ce fameux ermite annonçait ◀le▶ règne ◀de▶ ◀l’▶Esprit, ◀l’▶approche ◀de▶ la troisième période ◀de▶ ◀l’▶humanité, ◀le▶ régime ◀de▶ ◀la▶ grâce et ◀de▶ ◀l’▶Amour. Certains troubadours ◀le▶ connurent. (Richard Cœur de Lion par exemple.) ◀Les▶ deux doctrines ont certains points ◀de▶ ressemblance.
Il reste que saint François, s’il fut influencé par ◀l’▶atmosphère ◀de▶ ◀la▶ religion ◀d’▶Amour, en transporta toute ◀la▶ passion dans ◀l’▶Église et ◀l’▶orthodoxie, auxquelles il demeura toujours fidèle. Et Sabatier remarque, non sans profondeur, que ◀la▶ charité franciscaine obtint sans faire couler ◀le▶ sang ◀la▶ résorption ◀de▶ ◀l’▶hérésie en Italie, alors que ◀la▶ brutalité des cléricaux dans ◀le▶ Midi n’y parvint — et en apparence — qu’au prix ◀d’▶effroyables massacres. Seule Agapè peut triompher ◀d’▶Éros. Mars déchaîné, même contre Éros, n’est guère qu’un autre aspect du « mal » qu’il veut détruire, et plus barbare.
12.
Les béguines : du catharisme à ◀la▶ mystique chrétienne par ◀la▶ poétique courtoise
« À ◀la▶ fin du xiie siècle et au début du xiiie , nous voyons se multiplier ◀les▶ témoignages qui attestent à la fois ◀le▶ nombre et ◀l’▶enthousiasme des femmes pieuses, souvent affectées ◀de▶ phénomènes extatiques, vivant hors des cloîtres… mais finissant par constituer ◀de▶ nouvelles communautés religieuses. » Elles sont nombreuses — des centaines ◀de▶ mille, selon ◀le▶ pape Jean xxii, en 1321 — dans tout ◀le▶ Nord-Ouest de l’Europe, et spécialement en Brabant. Leur mouvement est né « au point ◀de▶ rencontre ◀de▶ deux courants généraux » : ◀le▶ catharisme et ◀les▶ hérésies voisines d’une part, ◀le▶ franciscanisme et ◀la▶ mystique du cœur ◀de▶ saint Bernard de Clairvaux d’autre part. ◀Le▶ nom ◀de▶ « béguine » provient du catharisme : on ◀le▶ dérive tantôt ◀de▶ « béguin », désignant ◀le▶ bonnet ◀de▶ laine que portaient ◀les▶ ascètes errants, tantôt ◀de▶ albigenses. (◀L’▶expression « avoir un béguin » signifie en français moderne « être coiffé ◀de▶ quelqu’un », être amoureux.) ◀Les▶ béguines, confondues avec ◀les▶ cathares au début, furent souvent persécutées par ◀l’▶Église. L’une fut même brûlée vive en 1236, et plusieurs furent soumises à ◀l’▶ordalie. ◀L’▶époque où apparaissent ◀les▶ béguines « est non pas celle ◀de▶ ◀l’▶affranchissement ◀de▶ ◀la▶ femme, mais celle où commence ◀le▶ règne ◀de▶ ◀la▶ Dame, qui devait en vérité former ◀l’▶âme ◀de▶ ◀l’▶Occident et fixer définitivement ◀les▶ traits ◀de▶ sa culture ». Leur mouvement devait « emprunter ses expressions, dans une curieuse mesure, à ◀la▶ littérature courtoise ». Leurs poèmes ◀d’▶amour divin sont connus, publiés et traduits aujourd’hui en plusieurs langues. ◀L’▶inspiration cathare et cistercienne s’y manifeste dans ◀les▶ formes rhétoriques du lyrisme courtois, et cette littérature influencera Maître Eckhart, puis Ruysbroeck, puis Suso et ◀les▶ autres mystiques flamands et rhénans.
◀Les▶ poèmes ◀de▶ ◀la▶ béguine Hadewych d’Anvers (milieu du xiiie siècle) ont été traduits en français, annotés et remarquablement introduits par ◀le▶ Frère J.-B. P…, en 1954. (C’est à cette introduction que j’emprunte toutes ◀les▶ citations ◀de▶ cet Appendice.) « ◀Le▶ recueil ◀de▶ Hadewych est par sa date comme par son style, un témoin privilégié : il fait plus que trahir une influence, il importe ◀les▶ thèmes, ◀les▶ mètres, ◀les▶ expressions ◀de▶ ◀l’▶amour courtois… Parfois, le premier vers semble traduit ◀d’▶un poème provençal ou français… À ◀la▶ lisière des Flandres se trouvaient alors en effet des centres importants ◀de▶ rhétorique et ◀de▶ poésie amoureuse : nous sommes à ◀l’▶époque où ◀la▶ Provence vaincue achevait ◀la▶ conquête esthétique du Nord de l’Europe. »
Ajoutons enfin ce trait impressionnant : « On sait que ◀la▶ thèse selon laquelle Jeanne d’Arc aurait été tertiaire franciscaine s’appuie exclusivement sur ◀le▶ fait qu’un document contemporain (Chronique ◀de▶ Morosini, 1429) ◀la▶ déclare expressément béguine. »
Est-il besoin ◀de▶ souligner que ◀la▶ seule existence des poèmes des béguines réduit à néant ◀les▶ raisonnements des historiens qui s’efforçaient ◀de▶ démontrer, contre ma thèse, qu’un « abîme sépare » ◀le▶ catharisme, ◀l’▶amour courtois, et ◀la▶ mystique européenne ?
13.
Sur ◀le▶ sadisme
Je trouve une confirmation ◀de▶ mon analyse du crime sadique dans deux études remarquables ◀de▶ Pierre Klossowski : ◀le▶ Mal et ◀la▶ négation ◀d’▶autrui dans ◀la▶ philosophie ◀de▶ D. A. F. de Sade et Temps et Agressivité. (Recherches philosophiques, tomes IV et V.)
◀L’▶auteur montre que, pour Sade, ◀le▶ mal est ◀l’▶unique élément ◀de▶ ◀la▶ Nature. On lit dans ◀la▶ Nouvelle Justine : « Oui, j’abhorre ◀la▶ Nature : et c’est parce que je ◀la▶ connais trop bien que je ◀la▶ déteste : instruit ◀de▶ ses affreux secrets… j’ai éprouvé une sorte ◀de▶ plaisir à copier ses noirceurs. » (◀D’▶où ◀le▶ désir sadique ◀de▶ se libérer des tyrannies sensuelles par ◀l’▶excès ◀de▶ débauche.)
Autre condamnation vraiment manichéenne ◀de▶ ◀la▶ Création : « ◀Le▶ principe ◀de▶ vie dans tous ◀les▶ êtres n’est autre que celui ◀de▶ ◀la▶ mort ; nous ◀les▶ recevons et ◀les▶ nourrissons dans nous tous deux à la fois. » P. Klossowski oppose cette opinion ◀de▶ Sade à celle ◀de▶ Freud, qui voit une antithèse entre ◀l’▶instinct ◀de▶ mort et Éros. ◀L’▶analyse du mythe nous a montré que cette antithèse est purement apparente.
Mais si ◀la▶ vie et ◀la▶ Nature créée ne sont que noirceurs et cruauté, il faut alors pour s’en délivrer renchérir sur cette cruauté et ces noirceurs. Il n’y a qu’une alternative : exercer ◀la▶ cruauté sur soi ou sur ◀le▶ prochain. Sade choisit ◀le▶ prochain : il veut être criminel plutôt que victime. Ainsi ◀la▶ conscience sadique est ◀l’▶inverse ◀de▶ ◀la▶ conscience romantique. ◀Le▶ romantique (Pétrarque) se châtie pour conserver ◀l’▶objet aimé, tandis que Sade veut ◀le tuer.