Post-scriptum
non définitif et scientifico-polémique
Ce livre écrit en peu de mois à 32 ans n’a pas fini de▶ me poser des questions. Trente-deux ans plus tard j’y reviens, pour constater que ◀les▶ problèmes qu’il abordait restent, pour moi du moins, aussi nouveaux qu’alors. On ◀le▶ verra bien en lisant ◀L’▶Amour III, que je prépare. Ici, je ne veux que répondre à quelques-uns ◀de▶ mes critiques, et redresser quelques erreurs, qui ne sont pas toutes ◀de▶ leur côté, comme on s’en doute.
Au plus haut point polyvalent et inclassable, ◀d’▶une transdisciplinarité sauvage (comme certaines grèves), mon ouvrage ne pouvait manquer ◀de▶ provoquer des réactions contradictoires et difficilement comparables. Traité tour à tour ◀de▶ « bel amusement » et ◀de▶ « livre ◀le▶ plus important ◀de▶ tous ceux qu’on a écrits et publiés sur ◀l’▶amour », ◀de▶ « fragile autorité » et ◀de▶ « bible du genre », il n’a cessé ◀d’▶influencer durant ◀les▶ trois dernières décennies nombre ◀de▶ romanciers, poètes et cinéastes, mais ◀de▶ choquer la plupart des érudits. C’est sans doute qu’il voulait déceler et faire sentir des phénomènes spirituels et affectifs qu’un certain type ◀de▶ spécialistes éminents sera toujours tenté ◀de▶ considérer comme autant ◀de▶ « difficultés », obscurités ou incongruités dans ◀la▶ « position du problème », incompatibles avec ◀le▶ sérieux du travail et ◀le▶ découpage du monde par Facultés.
◀La▶ contradiction de plus en plus flagrante entre ◀l’▶influence sans cesse élargie et ◀la▶ validité toujours contestée ◀de▶ mes thèses m’interdirait à elle seule ◀de▶ me désintéresser des conséquences ◀de▶ ◀l’▶ouvrage et ◀de▶ passer tranquillement à ◀l’▶ordre du jour. Il m’arrive aussi ◀d’▶éprouver un vif besoin ◀de▶ me défouler en ne laissant pas plus longtemps impunies certaines insolences critiques. Je saisis donc ◀le▶ prétexte ◀d’▶une réédition en grand format pour alourdir mon livre ◀d’▶un post-scriptum tout à la fois technique et polémique, par lequel, comme on ◀le▶ dit en termes juridiques, j’entends bien renouveler ma responsabilité.
Ambiguïté des influences
Si j’en crois ◀les▶ confidences ◀de▶ quelques écrivains et ◀les▶ écrits ◀de▶ leurs commentateurs, mais plus encore ◀les▶ textes mêmes, c’est surtout dans ◀le▶ monde anglo-saxon que ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident semble avoir influencé des œuvres ◀de▶ poètes et ◀de▶ romanciers, tandis que, sur ◀le▶ continent, des films, des ballets et des compositions musicales manifestaient diverses « lectures » assez libres ◀de▶ mon ouvrage. Voilà qui pourrait être vérifié — et ◀l’▶a été sur quelques points — à ◀l’▶occasion ◀de▶ diplômes et ◀de▶ thèses. Il est malaisé, en revanche, ◀d’▶estimer ◀les▶ influences dialectiques, obliques ou négatives ◀d’▶un livre, même si ◀l’▶on se borne à ◀l’▶examen des seules œuvres écrites ou plastiques. Ainsi, ◀de▶ jeunes romanciers m’ont fait savoir qu’ils renonçaient à tel ouvrage commencé parce qu’après m’avoir lu ils comprenaient trop bien ce qu’ils étaient en train de faire.
Enfin, certains ◀de▶ mes thèmes, explicités ou non, tels que ◀le▶ mariage comme facteur ◀de▶ néguentropie sociale, ou ◀le▶ respect ◀de▶ l’autre en tant que différent, sont invoqués avec une fréquence croissante par des psychanalystes, des sociologues et quelques urbanistes américains comptant parmi ◀les▶ plus réellement novateurs, et me reviennent comme autant ◀d’▶échos approbateurs renvoyés par ◀les▶ nouvelles générations et par certains ◀de▶ leurs gourous.
Des influences produites dans ◀la▶ vie ◀de▶ mes lecteurs, je ne puis rien dire, hors ◀la▶ correspondance où elles m’entraînent parfois nolens volens. Dénué ◀de▶ ◀l’▶autorité du confesseur, je n’en partage pas moins avec lui ◀l’▶obligation du secret.
Mais ◀le▶ phénomène ◀le▶ plus ample dont mon livre ait été ◀le▶ catalyseur — je ne dis pas un instant ◀la▶ cause —, c’est peut-être ◀la▶ vogue actuelle du catharisme, toujours liée à ◀l’▶évocation ◀de▶ ◀l’▶amour courtois.
◀La▶ renaissance cathare au xxe siècle
J’observe ici que ceux qui nient mes hypothèses jusqu’au point ◀de▶ supprimer toute mention ◀de▶ mon livre dans ◀les▶ leurs ne sont pas ◀les▶ derniers à s’ébattre sur ◀le▶ terrain que j’avais jalonné : ◀la▶ rencontre dans ◀les▶ mêmes lieux et ◀les▶ mêmes temps ◀de▶ ◀la▶ poésie des troubadours et du vaste complexe ◀d’▶hérésies que symbolise ◀le▶ nom ◀de▶ catharisme.
Tout commence avec ◀la▶ publication en 1937 ◀de▶ ◀La▶ Croisade contre ◀le▶ Graal ◀d’▶Otto Rahn, jeune Allemand fasciné par Montségur, où il croit reconnaître ◀le▶ château du Graal, et qui mourra mystérieusement dans un désert alpestre, tout près du nid ◀d’▶aigle ◀d’▶Hitler. Ses deux thèses extrêmes sont reprises ◀d’▶Eugène Aroux et du Sâr Péladan : a) « tous ◀les▶ troubadours étaient cathares, tous ◀les▶ cathares étaient troubadours » ; et b) ◀la▶ rhétorique courtoise fut ◀le▶ langage secret ◀de▶ ◀l’▶hérésie. Voilà qui est insoutenable en faculté, mais qui éveille dans ◀l’▶esprit une obscure évidence : ◀l’▶impression que ◀l’▶on vient de toucher, fût-ce à tâtons, ◀le▶ cœur du problème, et que ◀d’▶une manière ou ◀d’▶une autre, dans ◀la▶ réalité fondamentale qui est celle du symbole, on brûle.
◀De▶ fait, ◀les▶ erreurs manifestes ◀d’▶Otto Rahn vont se révéler plus fécondes pour ◀la▶ compréhension ◀de▶ ◀l’▶amour courtois dans sa genèse socioreligieuse que ◀la▶ masse des travaux tenus pour « sérieux » qui jusqu’alors avaient conclu régulièrement au très peu de signification ◀de▶ leur objet.
Partant ◀de▶ là, et ◀de▶ quelque autre chose qui répond, au secret ◀de▶ moi-même, à ce qu’il y a justement ◀de▶ délirant dans ◀la▶ thèse ◀d’▶Otto Rahn — j’indique seulement cette sensation ◀de▶ reconnaissance enfiévrée qui m’a toujours saisi devant ◀les▶ ruines ◀de▶ certains châteaux du Midi dans un ciel ◀d’▶aube, horizon spirituel ◀de▶ tout ◀l’▶amour courtois — j’écris pour une revue ◀de▶ jeunes une esquisse ◀de▶ ◀l’▶opposition passion-mariage.
Daniel-Rops m’a proposé, pour une collection qu’il dirige, ◀de▶ développer ◀le▶ sujet en un livre. Mais au jour dit pour ◀la▶ remise du manuscrit, dont pas une ligne n’est encore écrite, Rops me supplie ◀de▶ céder mon tour dans ◀la▶ série à un jeune lieutenant-colonel qui vient ◀d’▶écrire ◀la▶ France et son armée, livre très urgent, semble-t-il211. Soulagé, je me mets au travail, et puisque j’ai tout ◀le▶ temps, j’écris très vite. Après trois mois vécus dans un état ◀de▶ transe et ◀d’▶allégresse quotidienne ◀de▶ découvrir ou ◀d’▶inventer, ◀le▶ livre est terminé pour ◀le▶ solstice ◀d’▶été, triomphe du Jour, et ◀le▶ soir même je vais à ◀l’▶Opéra, où ◀l’▶on donne Tristan, cette revanche ◀de▶ ◀la▶ Nuit.
Habet Acht ! Habet Acht !Schon weicht dem Tagdie Nacht !212
chante Brangaine sur ◀la▶ tour ◀de▶ ◀l’▶aube, au point sublime du IIe Acte, et je ne ◀l’▶entendrai plus jamais sans pleurer — je me ferais honte.
Tôt après ◀la▶ publication, au printemps ◀de▶ 1939, je reçois plusieurs lettres ◀de▶ Joë Bousquet, ◀le▶ poète paralysé ◀de▶ Carcassonne, dont ◀le▶ prestige investit profondément ◀le▶ groupe des Cahiers du Sud. Sans doute ◀l’▶avais-je consulté, pendant que j’écrivais mon livre. Dans une lettre sans date ◀de▶ 1938, il m’écrit en effet : « Je suis trop près de ◀la▶ question qui vous occupe pour ◀la▶ saisir ◀d’▶un coup d’œil. D’autre part, elle n’est qu’accessoirement pour moi matière ◀d’▶érudition… Je veux dire que ◀la▶ question cathare m’a intéressé en expliquant ◀la▶ direction donnée à mon expérience poétique. » (Cette dernière phrase suffit à m’assurer que nous sommes sur ◀la▶ même longueur ◀d’▶onde.) Puis, ◀le▶ livre paru, 25 mars 1939, nouvelle lettre :
Mon cher camarade,
Je prépare une note importante sur votre livre213. Mais ◀la▶ question n’est pas là. Je prépare une entreprise qui risque ◀de▶ donner beaucoup de retentissement à votre travail. Comme elle ne se fera pas sans vous, il importe que ◀la▶ part que vous y prendrez vous aide à classer votre livre, à en dépasser ◀les▶ conclusions autant qu’à ◀les▶ éclairer… C’est presque un manifeste que je vous demande…
Un peu plus tard, ◀le▶ 12 avril, ◀le▶ critique littéraire Jean Fourès m’envoie un communiqué, qu’il me dit avoir préparé avec Joë Bousquet et qui a paru dans ◀la▶ presse régionale :
Nous signalons un événement littéraire qui intéresse au plus haut point ◀la▶ vie intellectuelle ◀de▶ notre région. Denis de Rougemont vient de publier une thèse ◀d’▶une haute tenue spiritualiste, où il soutient que toute ◀la▶ poésie européenne est sortie du Languedoc et qu’il n’est pas un poète, russe, allemand, danois, anglais, etc. qui ne doive son inspiration à ◀la▶ tradition littéraire et religieuse issue aux xiie et xiiie siècles des troubadours languedociens. Ce livre, qui a pour titre « ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident », est (…) plein ◀de▶ références à des faits inconnus et souvent appuyées sur ◀la▶ haute autorité ◀de▶ notre éminent compatriote Déodat Roché, ◀d’▶Arques, naguère encore magistrat à Carcassonne : il apporte une suite ◀de▶ révélations exaltantes à tous ceux qui se sont interrogés sur ◀l’▶atmosphère poétique, morale et religieuse ◀de▶ notre pays à travers ◀les▶ siècles.
Mais ◀la▶ guerre va suspendre tôt après notre correspondance et, j’imagine, ◀le▶ projet ◀de▶ numéro spécial composé à partir de mon livre ou autour de lui. Ce n’est qu’à mon retour ◀d’▶Amérique que j’apprendrai que ◀le▶ Génie ◀d’▶Oc a bel et bien paru, en 1943, qu’il a même initié ◀la▶ renaissance ◀d’▶une mystique occitane autour de Montségur, ◀d’▶une « aventure nouvelle » (selon Robert Lafont) et qu’avec ◀les▶ études ◀de▶ Simone Weil (signées alors Émile Novis) il explique que ◀le▶ catharisme soit soudain devenu l’un des thèmes favoris ◀de▶ journaux comme Combat, qui lancent ◀les▶ modes intellectuelles dans ◀le▶ Paris de la Libération. Je lis enfin ◀le▶ numéro fameux : ma thèse y est partout diffuse et implicite, en filigrane, mais promptement condamnée dès qu’elle affleure en clair ; mon nom nulle part, si ce n’est dans quelque note méfiante au bas d’une page. Et voilà qui est normal, puisqu’il est, m’assure-t-on, ◀de▶ ◀la▶ nature ◀d’▶un catalyseur ◀de▶ disparaître des combinaisons qu’il amorça.
◀L’▶ambivalence ◀d’▶un tel comportement — que je retrouve dans la plupart des livres consacrés au catharisme, si leur auteur est occitan — me semble mériter quelque attention.
Cet aspect ombrageux du Languedocien qui s’éprouve à la fois obscurément cathare, en haine des croisés envahisseurs, et lié par ◀la▶ langue aux troubadours, mais qui n’aime guère qu’un étranger vienne se mêler ◀de▶ cette immense et sombre affaire passionnelle — fût-ce en fervent ami ◀de▶ ◀la▶ cause occitane —, je doute qu’il soit bien juste ◀de▶ ◀le▶ rationaliser, comme on tend à ◀le▶ faire aujourd’hui en invoquant ◀le▶ « complexe du colonisé ».
N’y aurait-il pas plutôt chez ◀l’▶Occitan, antérieurement aux épreuves historiques qu’il a subies, une sorte ◀de▶ conduite ◀d’▶échec ? On en trouve en tout cas trois motifs allégués par Joë Bousquet, dans son beau texte liminaire du Génie ◀d’▶Oc :
◀Les▶ hommes ◀d’▶Oc sont ◀les▶ héritiers ◀d’▶une civilisation déchue… ◀La▶ religion ◀de▶ ces hommes [i.e. ◀le▶ catharisme] était, comme leur philosophie, une épopée ◀de▶ ◀la▶ chute. On dirait que ◀le▶ temps devait partager leur délire et faire entrer dans ◀l’▶histoire ◀le▶ drame ◀de▶ leur esprit… Il est assez naturel que ◀l’▶échec ◀d’▶une doctrine ◀de▶ salut engage ◀le▶ salut poétique ◀de▶ cette doctrine. En se brisant contre ◀les▶ circonstances extérieures, en se heurtant à ◀la▶ raison ◀d’▶État, ◀la▶ religion ◀d’▶oc, plutôt que ◀de▶ se mutiler, devait s’idéaliser dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ pensée pure et fabulatrice… Cette religion devait transformer ◀la▶ poésie qui avait été longtemps sa sœur siamoise.
À quoi, dans ◀Les▶ Celtes et ◀la▶ civilisation celtique, Jean Markale semblera faire écho :
On a ◀l’▶impression que ◀les▶ Celtes ont une affection particulière pour ◀les▶ histoires qui se terminent mal… ◀La▶ Queste du Graal se termine par ◀la▶ mort des découvreurs Galaad et Perceval… ◀L’▶aventure ◀de▶ ◀la▶ Table ronde finit aussi par un échec complet… (p. 89). ◀L’▶instinct ◀de▶ mort et ◀de▶ sexualité se trouve illustré dans ◀la▶ poésie gaélique bien avant Freud et son école… (p. 192) D’autre part, ◀l’▶affabulation, ◀la▶ mythification étant ◀le▶ propre ◀de▶ ◀l’▶esprit celtique, il s’est produit une sorte ◀de▶ transfert : tout ce qui était défaite s’est transformé en une aventure merveilleuse, où ◀l’▶écroulement ◀de▶ ◀la▶ société celtique ne peut être dû qu’à des circonstances plus ou moins magiques (p. 253)
Quoi ◀de▶ commun à ces deux vieilles nations annexées au Domaine par ◀la▶ force et ◀la▶ ruse ? Outre ◀le▶ fait ◀d’▶avoir été soumises par ◀les▶ Saxons au nord, ◀les▶ Wisigoths au sud, bien avant ◀d’▶être « mises en annexe » par ◀les▶ Français, il y a sans doute, dès ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ cortezia du Midi et des légendes arthuriennes, cette même nostalgie essentielle, cette même soif ◀d’▶une revanche idéale sur ◀le▶ réel bien plus encore que sur ◀l’▶histoire ce même recours à ◀l’▶imagination transfigurante qui, par-delà tous nos calculs, vaincra…
Je me suis un peu attardé sur cet exemple parce qu’il fait voir que ce qui importe, en fin de compte, ce n’est pas que ◀l’▶on soit pour ou contre une thèse, mais que ◀l’▶on adopte un certain angle ◀de▶ vision qu’elle impliquait et ◀les▶ catégories qui s’y ordonnent. Ce qui importe, c’est qu’on s’occupe ◀de▶ cela qui auparavant n’était pas vu, ne comptait pas, restait refoulé. C’est moins ◀la▶ décision que ◀le▶ débat, moins ◀l’▶issue du débat que sa structure et ◀la▶ nature même du problème qu’on convient ◀de▶ considérer. Enfin, ce n’est pas ◀de▶ savoir qui gagne, mais à quel jeu ◀l’▶on est en train de jouer.
Ceci m’amène à ma longue querelle avec ◀les▶ historiens du Moyen Âge.
Réplique à mes censeurs
Et tout d’abord une confession : je savais peu, m’attaquant à beaucoup, quand j’entrepris ◀d’▶écrire ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident. Si j’avais pu mesurer vraiment ◀l’▶étendue ◀de▶ mon ignorance, il n’y eût pas eu ◀de▶ livre, c’est certain ; mais aux innocents ◀les▶ mains pleines. Je crois bien que ◀les▶ deux tiers ◀de▶ mes lectures sur cathares et troubadours, depuis que je travaille ◀le▶ sujet, je ◀les▶ ai faits après ◀la▶ sortie ◀de▶ ◀l’▶ouvrage. Cela m’a permis ◀de▶ corriger bien des erreurs dans ◀l’▶édition ◀de▶ 1956, et me met en mesure ◀de▶ répondre aux censeurs ◀les▶ plus péremptoires ◀de▶ mes hypothèses historiques.
◀La▶ querelle au sujet des rapports entre cathares et troubadours — ou mieux entre ◀le▶ complexe des hérésies gnostiques et ◀l’▶hérésie ◀de▶ ◀l’▶amour courtois — est devenue dans ◀le▶ milieu des érudits quelque chose comme une cause célèbre, généralement jugée à mes dépens. Mais j’espère bien rire le dernier.
Reprenons ◀les▶ choses au départ.
On a commencé par réduire toute ma thèse à une grossière simplification permettant ◀de▶ ◀l’▶écarter comme simpliste. Plutôt que ◀de▶ voir où bat ◀le▶ cœur ◀de▶ ◀l’▶ouvrage : dans ◀le▶ drame entre ◀la▶ Passion ◀de▶ ◀la▶ Nuit et ◀la▶ Norme du Jour, entre ◀les▶ structures essentielles du mythe et ◀le▶ choix existentiel du mariage, on a cru pouvoir tout ramener à ce qui semblait ◀le▶ plus spectaculaire mais qui était ◀le▶ plus vulnérable : ◀la▶ thèse ◀de▶ Rahn qui veut que ◀le▶ trobar clus ait joué ◀le▶ rôle ◀d’▶un langage secret ◀de▶ ◀l’▶hérésie. Voilà qui était aussi facile à citer dans un écho ◀de▶ journal qu’à réfuter dans une revue spécialisée, sans toucher à ma thèse véritable, laquelle demeure : que troubadours et cathares ne peuvent être compris séparément, hors du grand phénomène religieux (psychosocial si ◀l’▶on y tient) qui ◀les▶ englobe et qui ◀les▶ porte du xiie au xive siècle. Et si vous prétendez que ces deux mouvements qui se manifestent aux mêmes dates et dans ◀les▶ mêmes lieux, provinces et châteaux, en butte aux mêmes ennemis jurés, et tous deux condamnés par ◀l’▶Église, n’ont « rien ◀de▶ commun », c’est à vous ◀de▶ ◀le▶ prouver.
Voyons ◀les▶ preuves, ou à leur défaut ◀les▶ arguments produits par ◀les▶ uns et ◀les▶ autres.
Lorsque parut mon livre, en 1939, ◀les▶ professeurs qui en rendirent compte dans ◀les▶ revues ◀d’▶histoire littéraire crurent que je me trompais ◀de▶ manière embarrassante, du seul fait que je semblais ignorer ce qu’il était admis que ◀l’▶on sût ou non, à ce moment-là, au sujet de ◀l’▶amour courtois. Ils ◀le▶ prirent sur ◀le▶ ton légèrement excédé du spécialiste qui est payé pour savoir où en est ◀l’▶affaire, et n’admet pas qu’on vienne lui raconter des fariboles. Ils me reprochaient surtout ce que je m’étais gardé ◀de▶ dire, et passaient à côté de mon apport, lequel intervenait sur un tout autre plan que celui ◀de▶ leurs expertises. Tout cela traîne encore dans des bibliographies mais n’empêche plus que ◀les▶ « divagations » dénoncées par ◀les▶ maîtres ◀d’▶hier soient professées ◀de▶ nos jours par leurs anciens élèves dans un grand nombre ◀d’▶universités.
Sans revenir sur ces premières « réfutations », je mentionnerai quelques récents récidivistes ◀d’▶une conduite intellectuelle qui n’est peut-être, en somme, que ◀le▶ substitut laïque ◀de▶ ◀l’▶argument ◀d’▶autorité, ◀l’▶invocation du « sérieux scientifique », remplaçant celle du dogme et ◀de▶ ◀la▶ tradition.
Dans ◀l’▶Histoire littéraire ◀de▶ ◀la▶ Pléiade214, Régine Pernoud écarte avec dédain ◀l’▶idée que ◀la▶ courtoisie et ◀l’▶hérésie aient jamais eu rien ◀de▶ commun, même pas ◀les▶ lieux géographiques.
Nous ne mentionnerons que pour mémoire une thèse qui a eu un certain écho dans ◀le▶ grand public, et qui a présenté ◀les▶ troubadours et ◀la▶ poésie courtoise comme autant ◀d’▶échos ◀de▶ ◀l’▶hérésie cathare. Hypothèse certainement ingénieuse, mais qui a ◀l’▶inconvénient ◀d’▶être entièrement contredite par ◀les▶ faits : lorsque ◀le▶ catharisme commence à se propager dans ◀les▶ cités commerçantes du Midi, aux environs ◀de▶ 1165, ◀la▶ poésie courtoise connaît déjà plus ◀d’▶un demi-siècle ◀d’▶existence. Cette théorie repose d’ailleurs sur une radicale méconnaissance tant de ◀l’▶hérésie cathare elle-même, hérésie ◀de▶ bourgeois et ◀de▶ marchands essentiellement, que des données ◀de▶ ◀la▶ poésie courtoise…
Pour ◀le▶ coup, me voilà tenté ◀de▶ retourner ◀le▶ compliment à cet éminent historien ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie. Car invoquer en guise de « fait », d’ailleurs unique, et qui ruinerait ma théorie, ◀la▶ propagation ◀de▶ ◀l’▶hérésie chez ◀les▶ marchands du Midi vers 1165, c’est méconnaître ◀les▶ données élémentaires ◀de▶ ◀l’▶hérésie et ◀de▶ ◀la▶ poésie courtoise, j’entends leurs dates et leurs aires ◀de▶ diffusion, tant géographique que sociale. C’est un fait que ◀l’▶hérésie s’est répandue chez ◀les▶ marchands des villes méridionales cinquante ans après ◀les▶ chansons ◀de▶ Guillaume de Poitiers : c’est ◀le▶ type même du « petit fait vrai », incontestable et dénué ◀d’▶intérêt en ◀l’▶occurrence. Qui donc, hormis Mme Pernoud, a jamais cru que ◀les▶ troubadours composaient pour ◀les▶ commerçants ◀de▶ Carcassonne ? ◀L’▶amour courtois, comme son nom ◀l’▶indique, se chantait dans ◀les▶ cours, non dans ◀les▶ magasins. Or, ◀les▶ seigneurs, mais surtout leurs épouses, étaient généralement du côté de ◀l’▶hérésie, non ◀de▶ ◀l’▶Église. Et ◀l’▶hérésie était bien plus ancienne que Mme Pernoud ne veut ◀le▶ croire à seule fin ◀d’▶infirmer ma thèse. Pour elle, pas ◀de▶ preuves « sérieuses » que ◀le▶ catharisme ait précédé les premiers troubadours ? Hélas, ◀l’▶Église n’en demandait pas tant : dès 1017 à Orléans, 1020 à Tours, 1025 à Arras, elle fait brûler des hérétiques « manichéens ». Cent ans plus tard, en 1119, elle excommunie à Toulouse leurs descendants multipliés. Dès 1145, saint Bernard de Clairvaux prêche dans ◀le▶ Toulousain et ◀l’▶Albigeois des missions contre ◀l’▶hérésie et jette un cri ◀d’▶alarme angoissé — mais par quoi ? ◀Le▶ malheureux ignore visiblement que ◀le▶ catharisme n’apparaîtra que vingt ans plus tard dans ces contrées.
À propos des cathares qui auraient été surtout des « bourgeois » selon Mme Pernoud, mais « ◀de▶ modestes paysans ou ◀de▶ pauvres artisans » selon M. Yves Dossat, des marchands riches et entreprenants selon M. Charles Bru, mais « ◀de▶ petites gens » selon Belperron, plusieurs ◀de▶ mes critiques déclarent que ces « humbles origines » excluent tout contact avec ◀la▶ poésie ◀d’▶oc sortie, elle, « des plus hautes classes ◀de▶ ◀la▶ société » (P. Belperron, Joie ◀d’▶Amour, p. 227).
Cependant, on ne peut nier que Raimond V de Toulouse ait écrit en 1177 au chapitre général de Cîteaux, pour lui demander son aide contre ◀l’▶hérésie qui « a pénétré partout » : « ◀Les▶ personnages ◀les▶ plus importants ◀de▶ ma terre se sont laissés corrompre. ◀La▶ foule a suivi leur exemple. »
On se rabat alors sur « ◀la▶ basse extraction » des troubadours, pauvres jongleurs et baladins dont on ne saurait imaginer qu’ils aient jamais pu parler ◀de▶ pair à égal avec ◀les▶ châtelains du Languedoc ni rien espérer des nobles dames qu’ils célébraient, et qui étaient pour la plupart au moins « croyantes », dans la seconde moitié du xiie siècle. La plupart des explications sociologiques que j’ai pu lire, et qui ne s’entendent que pour exclure toute possibilité ◀de▶ rencontre entre cathares et troubadours, me paraissent frappées ◀de▶ ◀la▶ même faiblesse congénitale : elles raisonnent à partir de clichés qu’elles tiennent pour incompatibles, et qu’elles choisissent d’ailleurs à cette fin. Même René Nelli se laisse aller à écrire que ◀les▶ troubadours « attendaient que ◀l’▶Amour leur donnât une valeur qui ne leur appartenait pas socialement, par droit ◀de▶ naissance », et pour expliquer ◀la▶ soumission à ◀la▶ dame, il reprend ◀la▶ théorie du jongleur qui « aime en trop haut lieu ». (C’est ◀le▶ fameux « ver ◀de▶ terre amoureux ◀d’▶une étoile » ◀de▶ V. Hugo). Mais Nelli a coutume ◀de▶ nous fournir ◀les▶ faits qui nous permettent ◀de▶ discuter ses propres dires : en ◀l’▶occurrence, ◀les▶ indications biographiques sur ◀les▶ 43 auteurs qu’il cite dans son anthologie des Troubadours (Tome II, ◀les▶ Poètes). Quelle est ◀la▶ proportion des « jongleurs », des bourgeois où des chevaliers parmi eux ?
Origine inconnue | 4 |
jongleurs | 3 |
« Origine très modeste » | 3 |
Bourgeois | 6 |
Clercs | 5 |
Chevaliers et hauts barons | 22 |
Je veux bien que Jeanroy ait compté près de cinq-cents troubadours (dont on ne connaît souvent que ◀le▶ nom), et que ◀les▶ jongleurs aient pu former une forte minorité ◀de▶ leur cohorte, mais si René Nelli a choisi ces 43 là, c’est qu’il ◀les▶ estimait à la fois ◀les▶ meilleurs et ◀les▶ plus représentatifs. Ce sont eux qui ont dû donner ◀le▶ ton, à commencer par Guillaume IX, qui était « ◀le▶ plus grand prince de France », et son ami ◀le▶ vicomte Eble de Ventadour, jusqu’à Jaufré Rudel, prince de Blaye, et à Raimbaut, comte d’Orange, en passant par ◀les▶ quatre sires ◀d’▶Ussel, qui sont peut-être ◀d’▶une branche des Ventadour215.
C’est à un autre procédé ◀d’▶intimidation, plus cavalier que pédant, qu’a recours ◀le▶ chanoine Delaruelle, qui, lui aussi, sait tout ce qu’il faut savoir — et surtout ce qu’il faut ignorer — du catharisme. Dans ◀la▶ revue Archeologica (décembre 1967), il affirme que mon livre contient, « dans ◀les▶ passages qui touchent à ◀l’▶Histoire, une erreur par phrase ». ◀Les▶ échantillons qu’il en donne sont des caricatures où ◀l’▶erreur vient de lui. (Comment aurais-je dit, par exemple, que « ◀l’▶amour-passion ◀de▶ Tristan n’est rien ◀d’▶autre que ◀le▶ catharisme » ?) Et quand il parle ◀de▶ ◀la▶ Réforme, c’est une erreur par mot que ◀l’▶on devrait relever216. Mais ce serait peine perdue, car notre auteur annonce que ◀le▶ dogme aura le dernier mot. Il déclare en effet qu’on ne peut, comme ◀l’▶a fait ◀l’▶historien Charles Schmidt, louer ◀la▶ morale des Parfaits si ◀l’▶on désapprouve leur doctrine, car cette distinction choque « un esprit français habitué à rechercher dans ◀les▶ ouvrages qu’il étudie ◀la▶ cohérence intime, et à penser que ◀le▶ dogme commande ◀l’▶éthique ». Est-ce au nom de cette « cohérence », ou ◀de▶ ◀l’▶esprit français, ou du dogme, que ◀l’▶intrépide chanoine n’hésite pas à écrire : « Il n’y a jamais eu ◀de▶ bûcher à Montségur » ? Voilà une bonne nouvelle, mais elle arrive trop tard pour ◀les▶ deux-cents martyrs du sinistre champ des Crématz.
Ici encore, ce que ◀l’▶assurance du ton n’arrive pas à dissimuler, c’est que ◀l’▶on cherche moins à comprendre qu’à expulser ◀le▶ phénomène (à ◀le▶ refouler, pratiquement), et cela par des moyens ◀d’▶autorité, par ce dogme qui « commande ◀l’▶éthique » et à travers elle, qui sait, ◀les▶ vérités gênantes ◀de▶ ◀l’▶histoire. Messieurs ◀les▶ intégristes ◀de▶ tous ◀les▶ systèmes, si vous croyez possible ◀de▶ fonder ◀la▶ cohérence ◀de▶ votre personne sur un dogme qui lui est extérieur, et non sur ses données psychiques ou sa vraie foi, voilà qui est bel et bon, mais gardez-◀le▶ pour vous. Ne brûlez pas ◀les▶ hérétiques qui ont un autre système ◀de▶ cohérence intime, ou du moins ne dites pas que votre église, votre parti, ou votre secte, ne ◀les▶ a pas brûlés du tout.
Troisième variante du même système ◀de▶ recours à ◀l’▶autorité, que ce soit celle ◀de▶ ◀la▶ Science, ◀de▶ ◀l’▶Église, du Parti, ou ◀de▶ simples coutumes que ◀l’▶on baptise Tradition : elle m’est offerte par Mme Lot-Borodine. Dès avant ◀la▶ sortie ◀de▶ mon livre (dont elle avait lu des bonnes feuilles), elle a mené contre lui dans diverses revues une campagne acharnée, à base de pieuse indignation. Elle ne peut me pardonner ◀d’▶avoir assimilé ◀la▶ Maria ◀de▶ ◀l’▶hérésie à ◀la▶ Sophia gnostique, et cette Maria-Sophia à ◀l’▶Église cathare217. J’ai beau plaider que je n’ai rien inventé, que ces « horreurs » sont dans ◀les▶ textes218, cette dame n’admet pas que ◀l’▶on tienne compte ◀d’▶une vérité aussi choquante. André Gide a pu dire à Jean Delay que mon livre lui avait expliqué ce que (sa lecture ◀de▶) Freud n’avait pu faire, et Jean Delay consacre à cela vingt-cinq pages du premier tome ◀de▶ ◀La▶ Jeunesse ◀d’▶André Gide. Mme Lot-Borodine, aussitôt, avertit ◀le▶ docteur ◀d’▶avoir à se méfier, ce dont — visiblement impressionné — il fait part aux lecteurs ◀de▶ son second tome. André Gide a sans doute eu tort ◀d’▶imaginer se comprendre mieux à travers ◀l’▶œuvre ◀d’▶un auteur aussi suspect et aussi méchamment ignorant ◀de▶ ce que ◀les▶ spécialistes orthodoxes ont décidé que ◀l’▶on doit penser ◀de▶ ◀la▶ Vierge. Mais que penser ◀de▶ quelqu’un qui ne conçoit pas ◀l’▶identité Maria-Sophia dans ◀la▶ psychologie religieuse219 parce que, dit-elle, ◀le▶ dogme marial « exclut » ◀la▶ Gnose…
Un troubadour mystique : Henri Suso
Ici, ◀l’▶exemple du grand mystique souabe Henri Suso illustrera mieux que tout autre ◀la▶ possibilité ◀de▶ mes hypothèses sur ◀la▶ série ◀d’▶analogies, voire ◀d’▶assimilations, entre Sagesse éternelle — Marie — Vera Vergena — Sophia — Église ◀d’▶Amour — Dame des pensées ; et sur ◀la▶ rhétorique courtoise comme langage congénial ◀de▶ ce culte unique.
Dans son excellent petit livre sur Suso et ◀le▶ Minnesang 220 J. A. Bizet rappelle d’abord comment « ◀l’▶Éternelle Sagesse » devint pour ◀le▶ jeune Suso (à ◀la▶ suite ◀d’▶une extase) « une manière ◀de▶ théophanie substituée à ◀la▶ pure notion ◀de▶ ◀la▶ divinité ». Dès lors Suso, dans ses ouvrages, notamment ◀la▶ Vita et ◀l’▶Horologium sapientae, va célébrer ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ Sagesse, sa Dame. « Sa mystique courtoise… serait bien ◀la▶ réplique en terre germanique ◀de▶ ◀la▶ « piété fleurie » que ◀les▶ derniers troubadours du Languedoc avaient vouée à ◀la▶ Vierge, ou à cette Clémence qui, croit-on, sous ◀le▶ masque ◀de▶ Clémence Isaure, ne serait qu’une autre personnification dévote » (p. 139). Et ◀l’▶on retrouvera dans ses œuvres ◀de▶ prose poétique non seulement toutes ◀les▶ épithètes et images spécifiques, mais tous ◀les▶ lieux communs obligés ◀de▶ ◀la▶ cortezia :
— ◀la▶ quête ◀de▶ ◀l’▶aimée (inquisicio amoris) où se reconnaît ◀le▶ thème ◀de▶ ◀la▶ princesse lointaine.
— ◀le▶ désir pour une Dame jamais vue, qu’on ne connaît pas encore : « Mon Dieu, quand pourrai-je seulement voir ◀la▶ bien-aimée, entendre ◀le▶ son ◀de▶ sa voix ? Quelle est donc ◀la▶ figure ◀de▶ ◀l’▶aimée, qui recèle tant de trésors charmants ? » (Vita.)
— ◀le▶ doute sur ◀la▶ véritable identité ou essence ◀de▶ ◀la▶ Dame :
« Est-elle Dieu ou créature humaine, femme ou homme, savoir secret ou puissance magique, ou quoi encore ? » (Vita.) (Que n’ai-je connu plus tôt cette phrase ◀de▶ Suso ! Elle eût fait ◀la▶ meilleure épigraphe à mon Livre II.) Mais il y a plus étrange dans ◀la▶ même page, quand il croit voir ◀la▶ Sagesse :
Elle était à la fois loin et près, en haut et en bas, présente et néanmoins cachée ; elle se laissait entourer, et nul cependant ne pouvait ◀la▶ saisir… Elle étalait sa puissance ◀d’▶une extrémité à l’autre et pénétrait toutes choses ◀de▶ sa tendresse. Là où il croyait posséder une belle femme il trouvait un fier adolescent. Elle avait tantôt ◀l’▶aspect ◀d’▶une sage éducatrice, et tantôt se comportait en maîtresse magnifique.
— ◀le▶ thème ◀de▶ ◀l’▶anneau, gage ◀de▶ ◀l’▶allégeance du chevalier désormais serviteur. (« O belle, ô aimable Sagesse… ah ! puisse mon âme recevoir ◀de▶ Vous ◀l’▶anneau ! »)
— aimer ◀le▶ mal ◀d’▶amour, « ◀le▶ doux mal qui m’agrée », comme dit un trouvère après tous ◀les▶ troubadours, et Suso : « ein suesses we… ein ellende froede » (une douleur douce… une plaintive joie).
— aimer en trop haut lieu, ◀d’▶où ◀la▶ nécessité ◀de▶ garder ◀le▶ secret et ◀de▶ se méfier des délateurs ou lauzengiers (merkaere) ;
— ◀les▶ ruses ◀de▶ ◀la▶ Dame pour retarder ◀le▶ Prix et contrarier ◀la▶ satisfaction amoureuse, et c’est ◀le▶ principe du joy ◀d’▶amors ou joc, du minnespil des Allemands — ce ludus amoris qui est à la fois gaudium et dolor chez Suso ;
— enfin, ◀la▶ nostalgie essentielle ◀de▶ toute passion qui s’adresse à ◀l’▶absolu, à ◀l’▶infini : ◀le▶ senen qui est ◀le▶ dezirar des troubadours, et qui sera ◀le▶ Sehnen de Wagner.
(Et même ◀les▶ « mots crus » ne manquent pas, qui pour nos naïfs érudits « prouvaient ◀la▶ réalité » ◀de▶ ◀la▶ Dame !)
Ainsi Suso « tient cette gageure ◀de▶ chanter comme une femme aimée ◀le▶ Bien insaisissable, ◀le▶ Dieu sans mode et sans nom » (p. 54). ◀D’▶autant plus ◀le▶ principe divin devient abstrait, ◀d’▶autant plus il se féminise.
Bref, tout ce que nos experts en courtoisie d’une part, et en mystique ◀de▶ l’autre, décrètent depuis toujours et à jamais incompatible, tout est là mis ensemble, aussi merveilleusement mêlé que dans ◀la▶ lyrique occitane.
Bien entendu, cela ne prouve pas que ◀les▶ troubadours parlaient ◀de▶ ◀la▶ Sophia quand ils louaient leur Dame ; mais cela prouve qu’il n’y avait là rien ◀d’▶impossible, à supposer que leur disposition eût été telle. ◀La▶ thèse maxima — celle que je ne défends pas — assimilant ◀la▶ Dame des pensées à ◀la▶ Santa Gleyzia des cathares, trouve ici un sérieux argument : ◀la▶ démonstration par ◀le▶ fait que ◀le▶ procédé impliqué par cette thèse est possible et réalisable. À ceux qui reviendront me démontrer que ◀la▶ rhétorique courtoise ne pouvait pas traduire une mystique sapientiale, je répondrai qu’ils doivent me convaincre d’abord que Suso n’a jamais existé, n’a pas écrit, n’a pas eu lieu.
Mais d’autre part, on nous assure que Suso demeura toute sa vie un dominicain très fidèle aux disciplines et dogmes ◀de▶ son ordre ; et que rien ne permet ◀de▶ ◀le▶ relier à ◀l’▶hérésie, sinon précisément son refus déclaré des thèses extrêmes des Béghards et des Frères du Saint-Esprit (p. 164). Son recours aux formes courtoises tendrait donc à montrer que celles-ci sont sans liens spécifiques ni congénialité avec ◀l’▶hérésie. Je distingue là, cependant, une pétition ◀de▶ principe quant à ◀l’▶orthodoxie ◀de▶ Suso. ◀De▶ fait, sans qu’il soit même besoin ◀de▶ rappeler son influence sur ◀la▶ secte des Amis ◀de▶ Dieu, nous savons qu’il s’est formé dans ◀l’▶atmosphère religieuse ◀de▶ Cologne, « bastion des Béghards hérétiques » (eux-mêmes héritiers des cathares), et aux pieds ◀de▶ Maître Eckhart, où il rencontrait Tauler : tous ◀les▶ deux condamnés par ◀l’▶Église, tous ◀les▶ deux défendus par Suso comme fidèles à ◀l’▶orthodoxie, du moins telle qu’il ◀la▶ concevait. Et surtout, ce culte ◀de▶ ◀la▶ Sagesse qui est un trait décisif ◀de▶ sa piété, ne ◀le▶ partage-t-il pas avec ◀les▶ hérétiques ? Faudra-t-il en déduire que Suso, en cela, était hérétique — ou au contraire que ◀les▶ cathares en cela étaient orthodoxes ? Je retiens qu’ils ont en commun quelque chose de plus essentiel que ne ◀le▶ feraient croire ◀les▶ jugements globaux ◀d’▶orthodoxie et ◀d’▶hérésie ; étiquettes bien vaines d’ailleurs quand il s’agit ◀de▶ comprendre un message spirituel.
Origines iraniennes du Graal
Peu après ◀la▶ sortie ◀de▶ ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , Albert Béguin avait écrit ◀de▶ son auteur : « Ce qui est remarquable, c’est que ce virtuose soit en même temps un esprit désintéressé, soucieux ◀de▶ ◀la▶ seule vérité à laquelle il se dévoue »221.
Dix ans plus tard, sous ◀la▶ même signature, à propos de ◀la▶ pièce ◀de▶ Julien Gracq intitulée ◀Le▶ Roi pêcheur, je lis ceci : « Pour dénier aux mythes “bretons” tout accord possible avec une épopée chrétienne (J. Gracq) s’appuie sur ◀la▶ fragile autorité ◀de▶ Denis de Rougemont, dont ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident est une suite ◀de▶ paradoxes suggestifs, mais dénuée ◀de▶ tout sérieux historique et se bornant à reprendre sans critique ◀les▶ hypothèses aventureuses ◀de▶ Rahn. »222
◀Les▶ motifs ◀de▶ cette évolution à 180° du remarquable auteur ◀de▶ ◀L’▶Âme romantique et ◀le▶ Rêve tiennent, je crois, davantage à sa biographie qu’à une relecture ◀de▶ mon livre. Au sujet de ◀la▶ Quête du Graal, « ◀d’▶inspiration cistercienne », il écrit : « ◀La▶ conception orthodoxe ◀de▶ ◀l’▶histoire et d’autre part ◀la▶ hiérarchie des états spirituels n’ont jamais trouvé pour s’exprimer ◀de▶ forme meilleure que celle des aventures du Graal. » Or cette conception du mythe, pour « orthodoxe » que ◀la▶ déclare Béguin, n’en est pas moins ruinée ◀de▶ nos jours : ◀d’▶un ensemble ◀de▶ travaux menés en toute indépendance ◀les▶ uns des autres il résulte que ◀le▶ mythe du Graal chez Wolfram d’Eschenbach et chez Chrétien de Troyes — comme ◀l’▶avait entrevu F. von Suhtschek — est ◀d’▶origine iranienne attestée, mithriaque, hermétique et en même temps proche de ◀la▶ mystique islamique des soufis. Je ne puis ici que renvoyer au monument ◀de▶ science passionnée que représentent ◀les▶ quatre gros volumes ◀de▶ ◀l’▶islam iranien ◀d’▶Henry Corbin, œuvre aussi admirable par sa maîtrise technique que par sa consonance à ◀la▶ plus haute poésie mystique223. Il semble démontré que ◀la▶ transmission des mythes, du sacerdoce mithriaque au sacerdoce celtique, à partir de ◀la▶ Perse antique, s’est opérée par ◀l’▶hermétisme et ◀le▶ soufisme. Un certain « Kyot le Provençal » (cité par Wolfram comme sa source), qui ne serait autre que Guilhem ou Guillot de Tudela (et non ◀de▶ Tolède, comme on ◀l’▶a cru), représente, avec ◀la▶ famille royale des Plantagenêts, ◀le▶ chaînon qui permet ◀de▶ relier non seulement ◀les▶ mystiques mais aussi ◀les▶ chevaleries ◀de▶ ◀l’▶Iran et ◀de▶ ◀l’▶Europe médiévale, sans oublier « certaines doctrines cathares » qui entrent en composition dans ce tableau (op. cit., p. 152).
◀Les▶ travaux cités par Henry Corbin et ◀la▶ synthèse qu’il en donne se trouvent d’ailleurs corroborer pour ◀l’▶essentiel une importante étude ◀de▶ Déodat Roché : ◀Le▶ Graal pyrénéen, cathares et templiers (reprise dans Études manichéennes et cathares), et qui invoque ◀les▶ mêmes sources hermétiques, mithriaques, manichéennes et soufistes ◀de▶ ◀la▶ légende du Graal, en y ajoutant ◀la▶ source cathare. D. Roché ne disposait pas ◀de▶ ◀la▶ documentation considérable des Kahane224 et ◀de▶ Coyagee225, mais une fois de plus, sa saisie intuitive du phénomène spirituel lui a permis ◀de▶ devancer ◀les▶ érudits.
Troubadours et cathares
Dans un tout autre climat ◀de▶ compréhension intellectuelle et spirituelle, gagée sur une connaissance intime des problèmes en cause, je ne retrouve jamais sans plaisir ou profit deux esprits ◀de▶ qualité qui, ◀de▶ manières fort différentes, diffèrent ◀de▶ mes vues, l’un en ◀les▶ attaquant ◀de▶ front avec une pétulance qui ne s’est pas démentie depuis trente ans, l’autre plutôt par des réserves implicites et des silences à mes yeux signifiants : Henri Davenson et René Nelli.
Voici comment ◀le▶ professeur Henri I. Marrou (c’est ◀le▶ vrai nom ◀de▶ Davenson) résume dans son précieux petit livre intitulé ◀Les▶ Troubadours (1961 et 1971) ◀l’▶argument ◀de▶ notre « tenson », inauguré par ◀d’▶assez vifs assauts dans ◀la▶ revue Esprit dès 1939 :
Je lui reprocherai cette fureur dialectique dans ◀le▶ creuset ◀de▶ laquelle s’abolissent ◀les▶ contradictoires et toute diversité se réduit à ◀l’▶unité : tout conflue, se mêle et se confond, non seulement troubadours et cathares, mais courtoisie occitane et légendes celtiques (◀le▶ Midi précathare se révèle apparenté aux Celtes gaéliques et gallois), ◀le▶ courant néo-manichéen et ◀l’▶influence arabe (tant pis si celle-ci roule ◀les▶ flots contrastés ◀d’▶al-Hallâj et ◀d’▶Ibn Dawoud) : tout cela ne vient-il pas ◀de▶ ◀l’▶Orient, et pour finir représente dans ◀l’▶homme occidental ◀le▶ retour ◀d’▶un Orient symbolique ? Je conteste surtout ◀la▶ valeur ◀d’▶une assimilation entre ◀l’▶amour courtois des troubadours et une définition ◀de▶ ◀la▶ « passion » issue tout entière à travers ◀le▶ Tristan de Wagner et son Schopenhauer du plus pur romantisme allemand.
Oui, dans ce xiie siècle dont j’ai donné un tableau synoptique, moins détaillé quant au Midi mais un peu plus complet quant à ◀l’▶Europe que celui qu’il brosse lui-même (p. 21 à 44), « tout conflue » et parfois « se mêle » en réalité et rien ne sert ◀d’▶ajouter que chez moi « tout se confond » : ce malheur n’ôterait pas ◀le▶ fait, et s’en distingue.
Pour aller tout de suite à ◀l’▶essentiel : Davenson conteste toute assimilation entre amour courtois et amour-passion, disons entre Bernard de Ventadour et Wagner, et il conclut que « faire des troubadours ◀les▶ chantres ◀de▶ ◀l’▶amour réciproque malheureux, eux dont ◀le▶ maître mot est « Joie », n’est qu’un étrange contresens ».
◀Le▶ contresens que je vois est inverse : Joy est ◀le▶ maître mot des troubadours et ce n’est pas ◀la▶ joie au sens français du mot. Je crains que ◀le▶ contraste absolu que ◀l’▶on peut établir ici entre « nos poètes ◀d’▶Oc… qui ne cessent ◀de▶ parler ◀de▶ lum et ◀de▶ clartaz » et ◀le▶ « sombre apologue nordique » ne repose sur un cliché : ◀le▶ joyeux-troubadour-exaltant-le-printemps, tandis que ◀les▶ « Bretons », Celtes et autres Germains chantent ◀la▶ Mort.
C’est dans ◀le▶ grand ouvrage ◀de▶ René Nelli sur ◀L’▶Érotique des troubadours (1963) que ◀l’▶on puisera ◀les▶ éléments ◀d’▶une vision plus authentique. Je cite p. 52 :
« ◀L’▶idée ◀de▶ mort-par-amour est l’un des traits qui nous paraissent constituer ◀la▶ commune substance ◀de▶ ◀l’▶amour arabe et ◀de▶ ◀l’▶amour provençal. » Et certes, si ◀l’▶on voit bien que « ◀l’▶amour insatisfait par essence ne peut s’exprimer que sous forme ◀d’▶aspiration à ◀la▶ mort », on peut aussi soutenir que ◀les▶ troubadours « mouraient ◀d’▶amour comme nous mourons ◀de▶ soif » (p. 73). Il n’en reste pas moins que ◀l’▶« amour-trépas des Arabes paraît correspondre à ◀la▶ mort-par-amour ◀de▶ ◀l’▶érotique occitane » (p. 251), et que pour Guilhem Montanhagol « comme pour ◀les▶ anciens troubadours, ◀le▶ thème ◀de▶ ◀la▶ mort-par-désir — pour conventionnel qu’il soit — est ◀le▶ ressort ◀de▶ Fin’Amors » (p. 242).
Mais il y a plus : mourir ◀d’▶amour, mourir au service ◀de▶ ◀la▶ Dame et, par ce service à ◀l’▶extrême, tendre au salut, aller à Dieu, n’est-ce pas un thème commun aux troubadours, aux mystiques arabes, et sans nul doute à plus ◀d’▶une hérésie dualiste ou manichéisante du Moyen Âge ?
Prenez ma vie en hommagePourvu que vous m’accordiezQue par vous au Ciel je tende !
s’écriait Uc de Saint-Circ, cependant qu’on peut lire dans Massignon à propos de al-Hallaj : « Adorer Dieu par amour seulement est ◀le▶ crime des manichéens », et que dans ◀le▶ roman provençal anonyme intitulé Flamenca, obligé ◀de▶ se déguiser en clerc pour approcher une dame trop bien surveillée, « Frère Guillem se fait cathare (s’apatarine) et il sert Dieu en intention ◀de▶ sa dame », ce qui semble bien signifier (au moins pour ◀l’▶auteur du roman) « que ◀l’▶hérésie consiste à adorer Dieu à travers ◀la▶ femme ».226
S’il en est bien ainsi, ni ◀les▶ cathares ni ◀les▶ troubadours ne sont très loin de ◀l’▶endura ◀d’▶amour dont meurt Tristan et où Isolde ◀le▶ rejoint en « joie suprême ».
H. Davenson lui-même indique (p. 41 et suivantes) à quel point « ◀le▶ Midi était familiarisé avec ◀la▶ riche matière ◀de▶ Bretagne… ◀la▶ Quête du Graal, Gauvain, Perceval, ◀la▶ belle histoire ◀de▶ Tristan et Iseut ». Aux exemples qu’il donne (Cercamon, Barbezieux, et ◀le▶ roman ◀de▶ Flamenca) on en ajouterait vingt sans se donner trop ◀de▶ mal227. Mais jouons ◀la▶ difficulté, qui a nom Bernard de Ventadour.
Dans ◀le▶ poème qu’on tient pour son chef-d’œuvre et où ◀l’▶on sent battre ◀le▶ cœur du lyrisme occitan, ◀le▶ canso ◀de▶ ◀l’▶Alouette, tout est d’abord lum et clartaz. Mais c’est précisément du début ◀de▶ ce chant que Simone Weil écrit merveilleusement : « Quelques vers des troubadours ont su exprimer ◀la▶ joie ◀d’▶une manière si pure qu’à travers elle transparaît ◀la▶ douleur poignante, ◀la▶ douleur inconsolable ◀de▶ ◀la▶ créature finie » :
Qui s’oublie et se laisse choir
(Simone Weil : « Quand ce pays eut été détruit, ◀la▶ poésie anglaise reprit ◀la▶ même note, et rien dans ◀les▶ langues modernes ◀d’▶Europe n’a ◀l’▶équivalent des délices qu’elle renferme. »)
Mais dès la deuxième strophe éclate ce cri véritablement tristanien, arraché par ◀l’▶amour que ◀le▶ poète ne peut s’empêcher ◀d’▶éprouver pour celle « dont il n’aura jamais rien » :
Elle m’a pris ◀le▶ cœur, elle m’a pris moi-même, elle m’a pris ◀le▶ monde, puis elle s’est dérobée elle-même, ne me laissant que mon désir et mon cœur assoiffé !
Et voici ◀la▶ passion fatale et son narcissisme avoué :
J’ai perdu sur moi-même tout pouvoir, dès ◀le▶ jour où elle m’a laissé voir dans ses yeux, en un miroir qui tant me plaît. Miroir, depuis qu’en toi je me suis vu, mes soupirs profonds me tuent, et ainsi je me suis perdu, comme ◀le▶ beau Narcisse à ◀la▶ fontaine.
Et voici ◀le▶ recours à ◀l’▶exil, toujours image ◀de▶ ◀la▶ mort :
Puisqu’il ne lui agrée point que je ◀l’▶aime, jamais ne ◀le▶ dirai plus. Ici, je me sépare ◀de▶ mon amour et ◀le▶ renie. Elle me tue et par mort je réponds229. Puisqu’elle ne me retient pas, je m’en vais, misérable, en exil, ne sais où.
Tristan230, vous n’aurez plus rien ◀de▶ moi, car je m’en vais, chétif, je ne sais où. Je renonce aux chansons et ◀les▶ renie. Loin de Joie et ◀d’▶Amour, je me cache.
Ceci encore, dans un autre canso, qui commence justement par : « Tant ai ◀le▶ cœur plein ◀de▶ joie »…
Du souci qui me hanteOù m’abriterai-je ?Qui endura maints tourmentsAh Dieu, que ne suis-je arondeJusque en sa demeure ?
Et certes, rien n’annonce ◀les▶ orages wagnériens dans ◀la▶ pure et dolente mélodie ◀de▶ Bernard, mais ◀l’▶amour ◀de▶ désir infini, ◀les▶ tourments endurés, ◀l’▶exil, et ◀l’▶instance obsédante ◀de▶ ◀la▶ mort ne sont-ils pas ici, comme dans Tristan, liés par ◀les▶ complicités profondes du vertige ?
◀Le▶ Ciel me garde ◀d’▶assimiler et ◀d’▶uniformiser ce qui diffère ! (Ce serait contraire à ma théologie, à mon éthique, et à toute ma doctrine politique.) Je dis seulement que, ◀de▶ ◀la▶ mort ◀d’▶amour tenue à grand honneur par ◀les▶ Banou Odrah, tribu bédouine, jusqu’aux amants ◀de▶ Cornouailles dont Béroul et Thomas, puis Gottfried et Richard nous répètent qu’ils sont nés « pour désirer et pour mourir, pour mourir ◀de▶ désirer », en passant par ◀les▶ grands troubadours du xii e siècle et ◀les▶ grands romantiques allemands, il existe une continuité, qui jamais ne fut « attestée » ni ne ◀le▶ sera par certificats ◀d’▶origine, manifestes ◀d’▶école ou expertises notariées, mais par ◀l’▶évidence des poèmes et ◀la▶ qualité ◀de▶ ◀l’▶émotion par eux transmise ou inventée.
Loin de vouloir qu’un système ◀d’▶interprétation historique gagne et s’impose, je ne cherche qu’à mieux sentir, à mieux comprendre pour mieux vivre une certaine forme exaltée ◀d’▶exister, une certaine aventure ◀de▶ ◀l’▶âme, un « voyage », diraient-ils, où nous entraîne ◀le▶ vin herbé du Roman primitif, par ◀l’▶expérience poétique et musicale. C’est une question ◀d’▶oreille et non ◀de▶ preuves écrites ou ◀de▶ sources à vérifier, une question ◀d’▶intuition et ◀d’▶accueil, et non pas ◀de▶ démonstration.
Je lis ◀la▶ Vida de Rudel, poète ◀de▶ « ◀l’▶amour ◀de▶ loin » et croisé sans esprit ◀de▶ retour, dont Pétrarque nous dit « qu’il mit ◀la▶ voile et prit ◀les▶ rames à ◀la▶ recherche ◀de▶ sa mort ». Je lis et je revis ◀l’▶émotion ◀de▶ Tristan.
Je propose que cette émotion soit seule arbitre entre nos thèses.
Jaufré Rudel de Blaye fut gentilhomme ◀de▶ grande noblesse et prince de Blaye ; et il s’énamoura ◀de▶ ◀la▶ comtesse de Tripoli, sans ◀la▶ voir, pour ◀le▶ bien qu’il en entendit dire aux pèlerins qui venaient ◀d’▶Antioche ; et il fit ◀d’▶elle maintes poésies avec bonne musique et pauvres paroles. Et par volonté ◀de▶ ◀la▶ voir, il se croisa et prit ◀la▶ mer. Et dans ◀la▶ nef il tomba malade et fut conduit à Tripoli, dans une auberge, comme mort. On ◀le▶ fit savoir à ◀la▶ comtesse, et elle s’en vint près de lui, à son lit, et ◀le▶ prit dans ses bras. Et il sut que c’était ◀la▶ comtesse et aussitôt il recouvra ◀la▶ vue, ◀l’▶ouïe et ◀l’▶odorat ; et il remercia Dieu ◀d’▶avoir soutenu sa vie jusqu’à ce qu’il ◀l’▶eût vue. Et ainsi il mourut entre ses bras : et elle ◀le▶ fit ensevelir à grand honneur dans ◀la▶ maison du Temple. Et puis ce même jour, elle se rendit nonne pour ◀la▶ douleur qu’elle eut ◀de▶ sa mort231.
Mais comment ne pas songer ici à ◀la▶ fin ◀d’▶une autre Vida, celle ◀de▶ Raimon Jordan, vicomte ◀de▶ Saint-Antonin (xiie siècle), « où il nous est conté que ◀la▶ dame ◀de▶ ce troubadour, apprenant qu’il avait été tué dans un combat, alla s’enfermer dans une maison ◀de▶ femmes hérétiques ».
Cette histoire, conclut René Nelli, « montre clairement que nul ne trouvait extraordinaire dans ◀la▶ bonne société qu’une dame ◀de▶ haut rang se fît cathare par désespoir ◀d’▶amour »232.
Pendant des années, après ◀la▶ publication ◀de▶ mon livre, c’est dans ◀les▶ ouvrages ◀de▶ René Nelli consacrés tantôt au catharisme233 et tantôt aux troubadours234 que j’ai trouvé ◀les▶ plus précises et sensibles confirmations ou corrections ◀de▶ mes hypothèses sur ◀la▶ nature des relations entre troubadours et cathares aux xiie et xiiie siècles.
Alors que Davenson ne craint pas ◀d’▶écrire qu’« aucun document ne permet ◀de▶ saisir ◀la▶ moindre collusion entre troubadours et cathares » (Op. cit., p. 144), René Nelli rappelle non seulement ◀le▶ fait que je soulignais ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu : que « ◀l’▶amour provençal » s’est développé parallèlement au catharisme, dans ◀les▶ mêmes régions, et que pendant deux siècles au moins ◀les▶ deux doctrines ont coexisté » (◀L’▶Érotique des troubadours, p. 228) ; mais il ajoute ceci qui est non moins évident : « En 1250, ◀le▶ catharisme était définitivement vaincu mais ◀l’▶Église trouvait encore devant elle cette autre hérésie, « ◀l’▶Amour » qu’elle savait bien qui avait toujours fait cause commune avec lui » (p. 236).
Et si ◀l’▶on me dit que ◀l’▶Église se trompait en faisant un « amalgame » des deux hérésies (je ◀le▶ pense aussi) et que mes « évidences » ne constituent pas encore ◀les▶ « documents » exigés, je trouve ceci chez René Nelli — outre ◀l’▶épisode que je viens de citer ◀de▶ ◀la▶ Vida de R. Jordan :
◀Les▶ documents du xiiie siècle révèlent que presque toutes ◀les▶ dames du Toulousain, ◀de▶ ◀l’▶Albigeois, du Carcassès, du Comté de Foix, qui accueillaient et protégeaient ◀les▶ troubadours étaient, à ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ Croisade, sinon « parfaites » du moins « croyantes » (Op. cit., p. 229).
Une quinzaine ◀de▶ troubadours ont été cathares ou à tout ◀le▶ moins « catharisants », parmi lesquels Raimon de Miraval, Raimon Jordan, Peire Vidal, Guilhem de Durfort, Pierre Rogier de Mirepoix, Mir Bernat (p. 232-233). (À ce nombre, je n’hésite pas à ajouter Peire Cardenal.) Il est vrai que Nelli admet qu’on chercherait en vain dans leurs œuvres « ◀la▶ moindre proposition spécifiquement hérétique » (p. 234), mais ceci est une autre histoire et dont j’ai parlé en son temps. (On chercherait en vain dans ◀Les▶ Fleurs du mal des phrases ◀de▶ catéchisme ou ◀les▶ canons du concile ◀de▶ Trente mis en vers.) Chaque troubadour cathare — et peu m’importe leur nombre dès lors qu’il y en a au moins un — est ◀la▶ réfutation vivante des théories multipliées non seulement sur ◀l’▶absence factuelle, mais surtout sur ◀l’▶impossibilité théorique ◀de▶ « ◀la▶ moindre collusion »235.
« ◀Les▶ prédicateurs cathares aimaient à citer ◀le▶ sirventes ◀de▶ Peire Cardenal Clergue si fan pastor » (R. Lavaud, cité dans E. T. p. 223, note). Que Peire Cardenal ait été hérétique comme je ◀le▶ crois avec Lucie Varga, ou seulement sympathisant comme ◀le▶ pense Nelli, il fut en tout cas troubadour : il y a donc « collusion » là encore.
◀Le▶ troubadour (tardif et catholique) Matfre Ermengau, dans son Bréviaire ◀d’▶Amour, reprend ◀les▶ derniers cathares qui « par erreur ◀d’▶hérésie ont coutume ◀de▶ blâmer ◀l’▶ordre matrimonial et ◀d’▶en médire ». Or c’est ce qu’ont fait tous ◀les▶ grands troubadours.
Enfin, ◀le▶ roman courtois ◀de▶ Flamenca porte des traces certaines ◀de▶ catharisme, tandis que ◀le▶ Roman ◀de▶ Barlaam et Josaphat représente peut-être en son entier une « collusion » entre ◀le▶ gnosticisme hérité ◀de▶ ses origines orientales (voir plus haut p. 102) et ◀la▶ morale courtoise.
Mais à propos de Flamenca, précisément, on voit René Nelli amorcer une prudente retraite par rapport à ses premiers textes sur ◀le▶ catharisme. Il écrit en 1963 : « Nous ne prétendrons pas, ce qui serait absurde, que ce roman trahit une inspiration cathare… Mais ◀le▶ poète y assimile si curieusement ◀l’▶attitude ◀de▶ Guillem à celle ◀d’▶un « patarin » qu’on est bien obligé ◀de▶ reconnaître que, dans son esprit, ◀l’▶Amour et ◀le▶ catharisme pouvaient bien se confondre sur quelques points essentiels. » (E. T., p. 237.)
◀De▶ tout ceci résulte que ◀la▶ relation troubadours-cathares, si ardemment contestée (comme ◀la▶ relation amour courtois-Tristan), présente une sorte ◀d’▶évidence spirituelle qu’aucune méthode dite objective ne parviendra jamais à bien saisir, et encore moins à démontrer inexistante. Elle s’impose à René Nelli dès qu’il considère en poète ◀la▶ situation du Midi au xiie siècle, mais il en vient presque à ◀la▶ nier (non sans un peu de masochisme, dirait-on) quand il redevient ◀l’▶érudit qui écrit sa thèse et qui s’est mis en tête ◀de▶ rivaliser avec ◀les▶ plus tatillons des « spécialistes »…
Certes, il n’aura jamais ◀la▶ (fausse) naïveté ◀de▶ constater comme ◀le▶ fait Belperron « qu’aucune source ne nous décrit ◀la▶ rencontre ◀d’▶un Parfait et ◀d’▶un troubadour dans ◀le▶ même château » (◀La▶ Croisade contre ◀les▶ albigeois, p. 60), et que ◀la▶ possibilité même ◀d’▶une telle rencontre doit être exclue, s’agissant ◀de▶ « deux éléments étrangers et même antagonistes » (Joie ◀d’▶Amour, p. 220). Il sait bien que des rencontres comme celle que Belperron nie, faute de « sources », ne pouvaient pas ne pas se produire presque quotidiennement dans ◀les▶ châteaux cathares « qui accueillaient et protégeaient ◀les▶ troubadours » (E. T., p. 228-229)236. Bien mieux, ◀la▶ rencontre ◀d’▶un cathare déclaré et ◀d’▶un troubadour s’est attestée au moins une fois dans un même homme, Guillaume de Durfort, et ◀l’▶exemple suffit pour ruiner sans recours « ◀l’▶impossibilité » trop souvent invoquée par Belperron comme par Davenson, R. Pernoud, etc. Toutefois, René Nelli, à propos de Durfort précisément, et ◀de▶ quelques autres présumés cathares, observe « qu’on chercherait en vain dans (leurs) cansos… ◀la▶ moindre proposition spécifiquement hérétique… Tous s’en tiennent aux données ◀de▶ ◀l’▶érotique traditionnelle, ou plus exactement : ◀les▶ différences qui ◀les▶ séparent des autres troubadours, quand il y en a, ne correspondent nullement à leurs croyances respectives. Il faudrait admettre, dès lors, que tous ◀les▶ troubadours ont été cathares ou qu’aucun ◀d’▶eux ne ◀l’▶a été. Or il est évident que tous ◀les▶ troubadours n’ont pas été cathares. » Nelli en conclut que « leurs idées religieuses n’ont eu, pratiquement, aucun retentissement sur ◀le▶ contenu ◀de▶ ◀la▶ lyrique amoureuse ou qu’ils n’ont point voulu qu’elles y parussent dans leur singularité théorique » (E. T., p. 234-235).
Je serais tenté ◀de▶ souscrire à ce raisonnement (qu’il m’est arrivé ◀de▶ me tenir), si je ne m’avisais ◀d’▶un très sérieux défaut dans ◀la▶ symétrie qu’il propose : « tous ou aucun ». Car ◀de▶ fait quelques-uns furent cathares. Si leur croyance n’a pas modifié leur lyrique, ne serait-ce pas qu’il n’y avait nul besoin ◀de▶ ◀la▶ modifier pour qu’elle convînt à cette croyance, tant elle lui était congéniale, tant elle en dépendait intimement dès sa genèse, fût-ce même par réaction ? Et qu’en ce sens on pourrait bien soutenir que tous ◀les▶ troubadours nolens volens furent cathares, comme on peut dire que Victor Hugo, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud furent catholiques. Tous ◀les▶ surréalistes furent anarchistes, encore qu’il soit probable que fort peu d’entre eux avaient lu Bakounine et Proudhon ; et ils furent tous influencés par Freud, encore que, selon ◀les▶ sources, seuls Breton et Dali aient jamais rencontré et lu ◀le▶ maître. Or c’est en vain qu’on chercherait dans ◀les▶ poèmes ◀de▶ Tzara ou ◀d’▶Éluard « ◀la▶ moindre proposition spécifiquement anarchiste » (ni d’ailleurs spécifiquement communiste, quand ils changeront ◀de▶ camp), mais toute leur poésie est anarchie, depuis ◀les▶ « mots en liberté » jusqu’à « ◀l’▶Amour libre ». Et Breton n’a jamais cité Freud dans ses poèmes, mais je sais bien qu’il se donnait lui-même pour freudien et condamnait Jung sommairement pour avoir dévié ◀de▶ ◀la▶ doctrine (encore que sans ◀le▶ savoir ou sans ◀l’▶admettre il fût plus proche du second que du premier par son sens du sacré, des symboles et des coïncidences signifiantes ou synchronicité.)
Je ne tranche pas davantage que Nelli ; mais, contraint ◀de▶ choisir entre tous et aucun, je serais plus attiré par tous, lui peut-être à son cœur défendant par aucun ; ◀les▶ deux termes restant également incroyables — ou enfin, presque…
◀D’▶où me vient cette ultime réticence ? ◀De▶ quel irréductible parti pris ?
Je me sens moins sûr ◀de▶ mes raisons que ◀d’▶avoir senti juste, je ◀le▶ confesse.
Quand Davenson, à propos de ◀l’▶« hypothèse cathare », reconnaît que je ne ◀l’▶ai pas formellement adoptée, mais ajoute que mon livre « fallacieux et charmeur ne cesse ◀de▶ flirter avec ◀l’▶idée, si bien qu’elle finit par s’imposer au lecteur comme une tentation obsédante » (p. 142), je me dis : voilà qui est fort bien vu et très conforme à mon projet, s’il se ramène à faire voir et sentir qu’il est impossible à la fois ◀de▶ prouver ◀la▶ relation hérésie-courtoisie et ◀de▶ s’en passer, ou ◀de▶ ◀la▶ nier. Oui, j’aime cette phrase parce que ce n’est pas seulement au lecteur, mais à moi ◀l’▶auteur qu’arrive toujours à neuf ce qu’elle décrit ! (Et c’est cela qui se passe aussi quand je relis Otto Rahn sur Montségur ou Luigi Valli sur Dante, ou Ferdinand de Saussure sur ◀le▶ décodage des vers latins.)
Tantrisme et courtoisie
Sur un point très technique mais pour moi décisif, René Nelli apporte une importante contribution : je veux parler ◀de▶ ◀l’▶asag, ou assays, ou essai, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶épreuve que ◀la▶ dame impose à son soupirant, et dont j’ai parlé p. 127 à 136, en ◀la▶ rapprochant du tantrisme.
Davenson a bien vu chez ◀les▶ Arabes comment ◀le▶ refus ◀d’▶accomplir totalement ◀le▶ désir est ◀le▶ moyen ◀le▶ plus « raffiné » ◀de▶ ◀l’▶éterniser. Ainsi, Ibn Dawoud :
Ah ! non, n’accomplis pas ta promesse ◀de▶ m’aimer ◀de▶ peur que vienne ◀l’▶oubli !…
Cependant, il ne veut plus voir que « masochisme alambiqué », « raffinement morbide, bas calcul ◀d’▶une sensibilité détraquée » (p. 149) dans ◀le▶ même phénomène quand il s’atteste chez ◀les▶ troubadours, comme Cercamon (1135-1145) :
Rien ne me fait plus envieQu’un objet qui toujours m’échappe
ou comme Matfre Ermengau (fin xiiie , début xive ) :
◀Le▶ plaisir ◀de▶ cet amour se détruit quand ◀le▶ désir trouve son rassasiement.
En revanche, René Nelli, au lieu de faire ◀de▶ ◀l’▶indignation morale, cherche à comprendre ◀la▶ nature et ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶asag dans ◀la▶ conduite courtoise, et il se voit amené à en deviner ◀le▶ secret dans ◀la▶ « Joie ◀d’▶amour » elle-même. Suivons ◀le▶ trajet ◀de▶ cette recherche dans ◀L’▶Érotique des troubadours.
◀La▶ Joie ◀d’▶amour, ou Joy ◀d’▶amors en occitan, est un mot masculin dont ◀le▶ sens varie non seulement selon ◀les▶ époques — ◀de▶ Guillaume IX à Montanhagol —, mais chez un même auteur selon ◀la▶ tonalité du poème. C’est d’abord et généralement : ◀l’▶exaltation qui a pour cause ◀la▶ femme aimée et pour objet ◀l’▶amour lui-même. C’est parfois tout simplement ◀la▶ joie ◀de▶ vivre en aimant, ou c’est un jeu — flirt ou « petting ». Mais déjà chez Guillaume IX, ◀le▶ joy est donné par ◀l’▶Amour « à celui qui observe ses lois » ; et cette joie est dite « pure » parce qu’elle dépend ◀d’▶un bien que ◀l’▶on désire sans ◀l’▶avoir (encore) obtenu : joie ◀de▶ désirer. ◀Le▶ sens ◀de▶ joy oscille donc entre plaisir ◀d’▶être amoureux et vœu ◀d’▶éterniser ◀le▶ désir, comme chez ◀les▶ Arabes.
Chez Guillaume IX, ◀le▶ joy devient aussi un influx mystérieux qui émane ◀de▶ ◀la▶ présence et des yeux ◀de▶ ◀la▶ dame :
Dame, si l’un l’autre nous aimons.
et ses effets bénéfiques s’exercent sur ◀le▶ corps autant que sur ◀le▶ cœur ◀de▶ ◀l’▶amant :
Afin de rafraîchir mon cœurSi bien qu’il ne puisse vieillir
ou encore :
c’est-à-dire si cet homme parvient à maîtriser ◀les▶ lois du désir, exalté par ◀la▶ retenue même que lui impose ◀la▶ dame :
Nul ne peut être assuré ◀de▶ triompher ◀de▶ ◀l’▶amour, s’il ne se soumet en tout à sa volonté.
Mais ◀le▶ thème ◀de▶ ◀la▶ soumission à ◀la▶ dame conduit à celui ◀de▶ ◀l’▶épreuve qu’elle fait subir à son soupirant :
Cet essai, assay ou asag, deviendra au xiiie siècle, expressément cette fois, ◀l’▶épreuve héroïsante ◀de▶ ◀la▶ chasteté gardée « au lit », nudus cum nuda, dont Mircea Eliade a décrit ◀les▶ modalités dans ◀le▶ tantrisme (voir plus haut p. 87 à 89).
◀L’▶asag apparaît alors comme une sorte ◀de▶ technique du joy, ou encore : ◀le▶ joy devient ◀le▶ jeu érotique par excellence, qui suppose ◀l’▶amor imperfectus comme condition non seulement ◀de▶ fin’amors mais ◀de▶ joie « pure », c’est-à-dire ◀de▶ plaisir sans procréation.
◀De▶ là ◀les▶ innombrables scènes décrites dans ◀les▶ deux grands romans courtois, Flamenca et Jaufré, dans ◀les▶ romans ◀de▶ ◀la▶ Table ronde et dans ◀le▶ Parzifal de Wolfram d’Eschenbach, où ◀les▶ amants se couchent ensemble nus, mais séparés par une épée, ou un agneau, ou un enfant ; et s’ils cèdent au désir, c’est ◀la▶ preuve qu’ils ne s’aiment pas ◀de▶ fin’amors, ◀de▶ vrai amour. Peut-être croyait-on, comme Hindous et Chinois, que ◀le▶ désir exalté par ◀le▶ retard du plaisir exerçait une puissance magique. « ◀La▶ chasteté — à condition que ◀les▶ esprits animaux eussent été au préalable excités — devenait une force bénéfique », écrit René Nelli, qui ajoute en note, avec un point ◀d’▶interrogation qui est bien dans sa manière : « Théorie gnostique répandue peut-être, en Occident, par ◀les▶ cathares ? »
On sait, d’autre part, que ◀le▶ catharisme s’est infiltré chez ◀les▶ béguines et ◀les▶ béguins ◀de▶ saint François, dès ◀le▶ xiiie siècle. (Cf. supra, p. 254, 255.) Au sujet de ◀l’▶asag considéré comme « magie érotique fondée sur ◀la▶ mise en réserve du principe vital sexuel », René Nelli écrit : « ◀La▶ déposition ◀de▶ Guillaume Roux dans ◀le▶ Liber sententiarum inquisitionis Tholosonae ne laisse aucun doute sur ◀l’▶existence réelle et ◀la▶ diffusion parmi ◀les▶ béguins ◀d’▶une semblable recherche ◀de▶ ◀la▶ tentation « méritoire » et « salutaire ». G. Roux déclare en effet que selon ◀les▶ béguins nul ne doit être déclaré vertueux (ou vertueuse) nisi se possent ponere nudus cum nuda in uno lecto et tamen non perficerent actum carnalem. (Cité in ◀L’▶Érotique des troubadours, p. 272.) (« S’ils se révèlent incapables ◀de▶ se coucher dans un lit, nu contre nue, sans accomplir ◀l’▶acte charnel. »)
J’ai deux raisons également importantes ◀d’▶insister sur ◀l’▶asag et sa liaison essentielle avec ◀le▶ joy courtois.
1° C’est dans et par ◀l’▶asag que ◀la▶ rencontre ◀de▶ ◀la▶ cortezia des troubadours et du gnosticisme des cathares s’avère non seulement possible, mais à peu près inévitable, bien que ◀les▶ motifs, on ◀l’▶a vu, soient différents ◀de▶ part et ◀d’▶autre : chez ◀les▶ troubadours, exalter ◀le▶ désir ; chez ◀les▶ gnostiques, en triompher (ascétisme des parfaits), ou encore ne ◀le▶ permettre qu’en évitant ses suites procréatrices. (◀La▶ retenue imposée aux amants par des dames croyantes combine ◀d’▶une manière exemplaire ◀les▶ deux motifs !) Et c’est bien cela que j’entendais aussi lorsque je définissais Éros comme « ◀le▶ désir sans fin ». On voit ici comment ◀l’▶amour courtois et ◀le▶ catharisme, tout en restant des hérésies distinctes — et j’admets entièrement sur ce chapitre ◀les▶ conclusions ◀de▶ René Nelli —, ne pouvaient guère manquer ◀d’▶entrer en symbiose dans maints domaines ◀de▶ conduite pratique — ce qui s’est produit en effet.
2° ◀L’▶asag apparaît lié dès ◀l’▶origine aux autres thèmes ◀de▶ ◀la▶ poésie courtoise tels que Guillaume de Poitiers ◀les▶ « invente » entre 1110 et 1120, mais il est attesté peu de temps auparavant dans ◀les▶ mêmes lieux, en Poitou, au sein du mouvement religieux conduit par Robert d’Arbrissel.
Sur ◀l’▶invention ◀de▶ ◀l’▶amour au xiie siècle
Dans sa grande étude sur Guillaume de Poitiers (Romania, avril 1940), Reto Bezzola, auteur des trois volumes fondamentaux sur ◀Les▶ origines et ◀la▶ formation ◀de▶ ◀la▶ littérature courtoise en Occident, se pose l’une des questions ◀les▶ plus ardues qui soient dans ◀l’▶histoire des lettres et des mœurs ◀de▶ ◀l’▶Occident ; celle ◀de▶ ◀l’▶apparition subite, dans cinq ou six chansons ◀de▶ Guillaume de Poitiers, des thèmes majeurs que vont traiter tous ◀les▶ poètes ◀d’▶amour qui suivront — ◀les▶ troubadours — « et après eux, des centaines et des milliers ◀de▶ poètes ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ». Pourquoi cette création totale (et qui paraît sans précédent) s’est-elle produite en ce lieu et à cette date ?
◀Le▶ grand romaniste zurichois Theophil Spoerri, précurseur ◀de▶ ◀l’▶analyse structurelle des textes, relève au début ◀de▶ son étude sur Guillaume de Poitiers237 ◀les▶ treize systèmes ◀d’▶explication ◀de▶ notre énigme, proposés (à ◀la▶ date ◀de▶ ◀l’▶étude) par une quarantaine ◀de▶ savants. Chacun a vu un, deux ou trois des nombreux aspects littéraires ou religieux, sociaux ou psychologiques du problème, mais beaucoup de ces thèses s’annulent mutuellement par ◀les▶ exclusives qu’elles posent, et pas une seule n’embrasse ◀le▶ phénomène dans son ensemble. Or ◀de▶ quoi s’agit-il finalement ? Je répondrai : ◀d’▶un processus à la fois historique et psychique ◀de▶ convergence, ◀de▶ collusion, et ◀de▶ mise en tension, voire ◀de▶ confusion aux limites (atteintes par certaines mystiques) ; processus bien daté des trois premières décennies du xii e siècle ; bien localisé dans ◀le▶ Poitou ; et au cours duquel ◀le▶ sentiment ◀de▶ ◀l’▶amour humain va se déclarer et se chanter, à ◀la▶ faveur ◀de▶ formes et ◀de▶ rythmes empruntés à ◀la▶ liturgie. Et dès lors il ne cessera plus ◀de▶ rivaliser avec ◀le▶ sentiment religieux.
Ce processus unique, ◀d’▶où naît ◀l’▶amour courtois, nous pouvons ◀le▶ suivre à ◀la▶ trace sous deux ◀de▶ ses aspects ◀les▶ mieux connus (ou connaissables) soit par ◀les▶ textes, soit par ◀la▶ chronique : je veux parler ◀de▶ ◀l’▶évolution des formes dans ◀la▶ poésie ◀de▶ Guillaume IX, évolution que ◀l’▶on découvre parallèle à certaines circonstances ◀de▶ sa biographie liées à ◀l’▶abbaye ◀de▶ Fontevrault, c’est-à-dire à la longue rivalité du comte-duc et du moine Robert d’Arbrissel.
Ici, c’est Reto Bezzola que ◀l’▶on va suivre : nul n’a mieux situé dans son temps et son lieu ◀la▶ personne fulgurante ◀de▶ Guillaume et ◀le▶ conflit merveilleusement fécond qui opposa ◀le▶ duc au moine.
◀Le▶ Poitou et Guillaume de Poitiers sont moins à ◀l’▶origine qu’au lieu focal ◀de▶ ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶amour en Occident, et ◀de▶ toute sa problématique.
Derrière ◀les▶ succès missionnaires ◀de▶ Robert d’Arbrissel, il y a ◀l’▶évolution religieuse du xie siècle en Aquitaine, ◀la▶ diffusion secrète puis ◀les▶ « succès » aussi des sectes manichéennes, antiromaines, auxquelles ◀l’▶arrière-grand-père ◀de▶ Guillaume IX — ◀le▶ VIIe duc, candidat à ◀l’▶Empire — « s’intéresse très vivement », dit ◀la▶ chronique vers 1050 — et c’est cela qui va s’épanouir cent ans plus tard dans ◀le▶ Midi, et qu’on nommera ◀le▶ catharisme.
Et derrière ◀les▶ dons poétiques ◀de▶ Guillaume, il y a ◀la▶ séculaire tradition littéraire des cours aquitaines238, ◀de▶ ◀l’▶évêque Fortunat au vie siècle et ◀de▶ ses lettres galantes à ◀la▶ reine Radegonde, abbesse du monastère ◀de▶ ◀la▶ Sainte-Croix de Poitiers, jusqu’à ◀la▶ propre tante du duc : Agnès, femme ◀de▶ ◀l’▶empereur Henri III. Elle entretient avec Pierre Damien une correspondance qui nous montre « ces âmes raffinées déjà tout près du langage ◀de▶ saint Bernard mais aussi ◀de▶ celui ◀de▶ ◀l’▶amour courtois dans sa phase ◀la▶ plus idéalisée »239.
Du Poitevin Guillaume et ◀de▶ ses proches amis, ◀les▶ Ventadour et ◀les▶ ◀d’▶Ussel du Limousin, ◀la▶ poésie nouvelle va se répandre vers ◀le▶ sud toulousain et ◀le▶ sud-est provençal, avec lesquels on confond ◀de▶ nos jours ◀les▶ troubadours — mais Dante, qui s’y connaît, ◀les▶ nomme « limousins ».
◀La▶ descendance nordique ◀de▶ Poitiers n’est pas moins féconde.
Aliénor, petite-fille ◀de▶ Guillaume, épousera Louis VII de France, puis Henri II Plantagenêt. Désespérément courtisée par Bernard de Ventadour, elle donnera au monde anglo-normand et français, puis champenois, son fils Richard Cœur de Lion, bon troubadour, ses filles Marie de Champagne et Aëlis de Blois, qui tiendront cour ◀d’▶amour et transmettront ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀la▶ courtoisie aux auteurs des « romans bretons », dont ◀le▶ plus grand sera leur ami et obligé, Chrétien de Troyes.
Guillaume est ◀le▶ prince ◀le▶ plus puissant sur ◀les▶ terres qu’on nomme France aujourd’hui. Tous ses oncles sont ducs ou rois, ses cousines et ses tantes reines ou impératrices : du Saint-Empire, ◀de▶ ◀l’▶Angleterre, ◀de▶ ◀la▶ Bourgogne. L’une ◀de▶ ses sœurs épouse ◀le▶ roi Pierre d’Aragon, l’autre ◀le▶ roi Alfonse de Castille. Lui-même épousera d’abord Ermengarde d’Anjou qui, répudiée, devient duchesse de Bretagne, puis en secondes noces ◀la▶ jeune veuve du roi Sanche d’Aragon, Philippa de Toulouse. ◀Les▶ chroniqueurs du temps, prolixes sur son compte, ◀le▶ décrivent comme « prodigue et coureur ◀d’▶aventures », « enragé amateur ◀de▶ femmes », « ennemi ◀de▶ toute pudeur et sainteté », à tel point « qu’on aurait pensé qu’il crût ◀le▶ monde gouverné par ◀le▶ hasard, non par ◀la▶ Providence »240, mais avec cela « audacieux, pieux, et ◀d’▶un caractère extrêmement joyeux ». Deux fois excommunié ; la seconde fois à cause de sa liaison affichée avec ◀la▶ vicomtesse ◀de▶ Châtellerault, si bellement prénommée Dangereuse, qu’il installa dans une tour ◀de▶ son château. Avec cela, et avant tout, il est poète. Ses premiers « vers » (ou cansos) « chantent ses aventures galantes ◀d’▶une manière grivoise, obscène même » pour un auditoire ◀de▶ « gais compagnons ◀de▶ débauche » (p. 152). Principal événement ◀de▶ sa vie : il se croise au printemps ◀de▶ 1101, subit une écrasante défaite à Héraclée, et après plusieurs mois ◀de▶ captivité à ◀la▶ cour ◀de▶ Tancrède et chez ◀les▶ Sarrasins, rentre à Poitiers, à ◀l’▶automne ◀de▶ 1102. Entre-temps, Robert d’Arbrissel a fondé ◀l’▶abbaye ◀de▶ Fontevrault. ◀Le▶ duel commence.
Qui est Robert d’Arbrissel ? Né vers 1050 à ◀l’▶Arbressec, ce Breton fils ◀de▶ prêtre se fait d’abord clerc vagabond, tient des sermons violents contre ◀le▶ mariage des prêtres, puis se retire en ermite dans ◀la▶ forêt ◀de▶ Craon. Sa soif ◀d’▶ascétisme et son éloquence ont attiré des disciples, qui ◀le▶ rejoignent dans sa retraite. Des communes — dirions-nous — se forment autour ◀d’▶eux. On leur octroie des terres à cultiver. Mais voici Robert nommé « prédicateur apostolique » par Urbain II. Il reprend ◀la▶ route, et ses sermons « empreints ◀d’▶un profond pessimisme » dénoncent ◀la▶ perversité ◀de▶ ce monde rempli ◀de▶ mensonges et ◀d’▶ignorance dans ◀le▶ peuple, ◀de▶ meurtres et ◀d’▶adultères chez ◀les▶ princes, ◀de▶ simonie et ◀d’▶hypocrisie chez ◀les▶ prêtres. C’est déjà ◀l’▶essentiel ◀de▶ ◀la▶ prédication antiromaine des cathares, des Vaudois, et plus tard des fraticelli… À ces vices il oppose ◀la▶ vraie piété, ◀la▶ pauvreté, ◀l’▶ascèse, ◀le▶ détachement. Des foules se mettent à ◀l’▶accompagner, formées ◀de▶ milliers ◀de▶ jeunes disciples que ◀les▶ chroniques nous décrivent tels des hippies américains « marchant pieds nus, couverts ◀de▶ vêtements bizarres et lacérés, et remarquables par ◀l’▶abondance ◀de▶ leurs barbes » (barbarum prolixitate notabiles). ◀Les▶ femmes quittent leur mari, ◀les▶ fidèles leur curé pour ◀le▶ suivre. Ses amis ◀le▶ mettent en garde contre ◀la▶ familiarité exagérée entre ◀les▶ sexes dont on accuse sa communauté ambulante. Si ◀l’▶on en croit ◀les▶ rumeurs du temps, Robert, « suivant ◀l’▶exemple ◀d’▶ascètes orientaux, surtout syriens, aurait lui-même provoqué une telle promiscuité en permettant aux femmes qui ◀le▶ suivaient ◀d’▶habiter familièrement avec lui et même ◀de▶ partager sa couche — tout cela pour expier ses anciens péchés véniels et pour prouver sa résistance à ◀la▶ tentation sensuelle ». À Rouen, il entre dans un bordel « pour se chauffer ◀les▶ pieds », et convertit toutes ◀les▶ prostituées ; elles se prosternent devant lui, et il ne tarde pas à ◀les▶ conduire dans une contrée déserte pour y mener une sainte vie ◀d’▶ermites. En 1101, il décide ◀de▶ créer pour ses adeptes une colonie ◀de▶ « cabanes » autour ◀d’▶une église dédiée — bien entendu — à ◀la▶ Vierge. ◀L’▶ensemble va devenir ◀l’▶abbaye ◀de▶ Fontevrault, formée ◀d’▶un grand couvent ◀de▶ femmes jouxtant trois autres maisons ◀d’▶hommes. ◀L’▶ordre essaimera très vite en Bretagne, dans ◀le▶ Limousin, ◀le▶ Périgord et ◀le▶ Toulousain et comptera jusqu’à trois-mille moines et religieuses.
Lettre ◀de▶ Robert : « Vous savez comment tout ce que j’ai érigé en ce monde, je ◀l’▶ai fait pour ◀les▶ religieuses, et c’est à elles que j’ai offert toute ◀la▶ force ◀de▶ mes talents et ce qui est beaucoup plus encore, je me suis soumis à elles, moi et mes disciples, pour ◀le▶ bien ◀de▶ nos âmes. »
Nouveauté inouïe et qui surpasse encore celle ◀de▶ donner à ◀l’▶abbesse ◀le▶ pouvoir supérieur non seulement sur ◀les▶ religieuses (comme Héloïse ◀l’▶avait au Paraclet dans ◀le▶ même temps) mais sur ◀les▶ hommes ◀de▶ ◀la▶ communauté.
Très vite, ◀le▶ magnétisme qui émane ◀de▶ son fondateur attire à Fontevrault « ◀les▶ plus célèbres beautés ◀de▶ ◀l’▶époque », parmi lesquelles ◀la▶ reine Bertrade de France, et ◀l’▶on ne peut imaginer conversion plus retentissante. Car cette Bertrade a provoqué ◀le▶ plus grand scandale ◀de▶ ◀l’▶époque en obligeant son amant, Philippe Ier, à répudier sa femme pour ◀l’▶épouser, et en attirant ainsi sur ◀le▶ nouveau couple une excommunication telle que « toutes ◀les▶ cloches cessaient ◀de▶ sonner lorsque ◀le▶ roi et ◀la▶ « reine » entraient dans une ville ou dans un château ». Mais voilà ◀le▶ plus beau ; en 1112, Ermengarde de Bretagne, première femme ◀de▶ Guillaume IX, puis en 1115 Philippa de Toulouse, sa seconde femme, accompagnée ◀de▶ leur fille Audéoude, passent dans ◀le▶ camp du moine, renient Guillaume, et prennent ◀le▶ voile à Fontevrault.
Guillaume IX ne semble pas avoir pris au sérieux ◀l’▶œuvre ◀de▶ réformateur qui s’attachait, paraît-il, à sauver ◀de▶ ◀l’▶enfer des filles débauchées… S’il est exact que Robert d’Arbrissel préconisait entre religieux et religieuse une sorte ◀d’▶assays mystique, destiné à mettre à ◀l’▶épreuve dans un même lit leurs vertus chrétiennes et leur capacité ◀de▶ continence, on conçoit que Guillaume IX, peu religieux ◀de▶ tempérament, n’ait vu dans ces manœuvres qu’une aimable et hypocrite dépravation.
Ainsi écrit René Nelli (E. T., p. 100). À ces lignes, dont on peut retenir que Robert pratiquait ◀l’▶asag avant tous ◀les▶ troubadours, et avant que Guillaume en parle dans un vers, opposons Bezzola, ici plus réaliste :
Peut-on croire que Guillaume IX, comte de Poitiers et duc d’Aquitaine, ait assisté à ce bouleversement ◀de▶ toute ◀l’▶aristocratie ◀de▶ ◀la▶ région, à cet exode général des nobles dames, y compris sa première et sa deuxième femmes, ainsi que sa propre fille, sans s’en émouvoir ◀de▶ ◀la▶ moindre façon ?… Il nous paraît très probable que Guillaume fut vivement impressionné par ◀le▶ mouvement ◀de▶ Fontevrault et par ◀les▶ succès éclatants qu’il remportait dans son voisinage immédiat (p. 207).
Première réaction ◀de▶ Guillaume au défi que lui portent ces « succès éclatants » : ◀le▶ sarcasme et ◀l’▶énorme plaisanterie. Pour parodier ◀l’▶abbaye des filles perdues mais « relevées » par ◀d’▶Arbrissel, il fonde à Niort une colonie ◀de▶ petites maisons, habitacula quaedam quasi monasteriola, imitant ◀les▶ « cabanes » des débuts ◀de▶ Fontevrault, et il y loge des courtisanes aussi peu « relevées » que possible, instituant pour « abbesse » ◀la▶ plus experte.
Seconde réaction, selon Bezzola : une sourde crise morale, qui ◀l’▶amène à remettre en question « ce que ◀l’▶homme désire ◀le▶ plus », comme il ◀le▶ dit dans l’une ◀de▶ ses chansons. « Ne serait-ce pas dans cet état ◀de▶ malaise intérieur que naquit en lui ◀le▶ désir ◀d’▶opposer au mysticisme ascétique ◀de▶ ◀l’▶époque un mysticisme mondain, une élévation spirituelle ◀de▶ ◀l’▶amour du chevalier, rivalisant avec ◀l’▶attraction qu’exerçait sur ◀les▶ âmes ◀l’▶amour mystique et ◀la▶ soumission à ◀la▶ domina que propageait Fontevrault ? »
Tout ◀d’▶un coup, c’est ◀l’▶efflorescence lyrique, dans ◀les▶ formes du conductus ecclésiastique, puis du zadjal arabe, et ◀les▶ grands thèmes ◀de▶ ◀l’▶amour courtois : ◀la▶ soumission du chevalier par allégeance ◀d’▶amour pur à ◀la▶ dame, ◀l’▶assai imposé par ◀la▶ dame comme épreuve ◀de▶ ◀l’▶amour vrai, tout cela « pour ◀le▶ bien ◀de▶ nos âmes », disait Robert ; « pour rafraîchir ma chair et renouveler mon corps », traduit Guillaume ; pour notre salut par ◀l’▶amour, diront ◀les▶ troubadours classiques…
Je me rends, je me livre à Elle !
Grâce pure, indicible nostalgie. À ◀la▶ naissance du lyrisme occidental, il y a cette conversion non ◀de▶ ◀l’▶esprit, ni même ◀de▶ ◀la▶ conscience peut-être, mais ◀de▶ ◀l’▶âme soudain qui s’éveille « à ◀la▶ douceur du temps nouveau ».
C’est par ◀l’▶étude des formes prosodiques que Theophil Spoerri, sur ◀les▶ traces ◀de▶ Bezzola, aborde ◀le▶ même problème, et il nous livre ◀le▶ principe ◀de▶ sa méthode dans une formule où je retrouve ◀la▶ lettre ◀de▶ notre maître commun, Rudolf Kassner : « Bewusstwerdung ist identisch mit Formwerdung ». Ce qui veut dire que ◀la▶ prise de conscience ◀d’▶une réalité psychique est inséparable ◀de▶ sa mise en forme (plastique ou poétique), ou encore qu’on ne peut utiliser impunément une forme liturgique ou littéraire, sans en être affecté et transformé : nulle rhétorique n’est innocente pour un poète. ◀Le▶ processus formel qui intervient ici consiste en ◀le▶ passage du vers latin au vers en langue vulgaire, ◀d’▶oïl ou ◀d’▶oc. Et ◀l’▶on découvre que ce passage s’est opéré par ◀le▶ moyen des formes liturgiques, ◀de▶ ◀l’▶hymne ambrosien et ◀de▶ ◀la▶ séquence convergeant dans ◀les▶ tropes ◀de▶ Notker, puis dans ◀le▶ conduit (conductus) bientôt autonomisé sous forme de vers (versus) ou ◀de▶ chanson (canso) : cette évolution séculaire vient culminer entre 1100 et 1150 dans ◀le▶ prestigieux répertoire ◀d’▶un des hauts lieux ◀de▶ ◀la▶ musique médiévale, ◀l’▶abbaye Saint-Martial de Limoges.
Or il se trouve que « ◀l’▶abbé laïque » ◀de▶ Saint-Martial n’est autre que Guillaume, septième comte du Poitou, neuvième duc d’Aquitaine, et premier troubadour ◀d’▶Europe.
Guillaume commence par imiter, dans une intention parodique — contre ◀l’▶ambiance ◀de▶ religiosité toujours plus exaltée qu’entretient Fontevrault — ◀les▶ formes ◀de▶ ◀l’▶hymne ambrosien, ◀de▶ ◀la▶ séquence et du conduit. Il met en forme ◀d’▶hymne liturgique ses déclarations ◀d’▶amour profane241. Mais voici que peu à peu, par ◀la▶ magie précise des rythmes ◀de▶ ◀la▶ mélodie et du verbe, ces formes se mettent à gagner sur ◀la▶ matière du poème. Elles agissent sur ◀le▶ poète à son insu et ◀le▶ transforment. Guillaume découvre que ◀l’▶amour, c’est beaucoup plus que faire faire ◀l’▶amour. Tant qu’à ◀la▶ fin, il fera passer ◀le▶ mouvement même ◀de▶ ◀l’▶esprit dans ◀la▶ louange ◀de▶ ◀la▶ chair, ◀la▶ ferveur ◀de▶ ◀l’▶élan vers ◀l’▶au-delà (exprimé par ◀les▶ formes liturgiques) dans ◀la▶ « douceur » ◀de▶ ◀l’▶élan amoureux vers ◀l’▶ici-bas.
Origine ◀de▶ ◀la▶ poésie occidentale !
Et Spoerri nous fait suivre dans ◀le▶ détail ◀de▶ ◀la▶ métrique des chansons I à IX ◀la▶ dialectique ◀de▶ cette contamination et ◀les▶ progrès ◀d’▶une sorte ◀de▶ spiritualité séculière, absolument originale : il s’agit ◀d’▶un profond mouvement ◀de▶ transfert des élans ◀de▶ ◀l’▶amour divin exprimés dans ◀la▶ liturgie, à ceux ◀de▶ ◀l’▶amour ◀le▶ plus franchement, ◀le▶ plus insolemment humain. Sécularisation ◀de▶ ◀l’▶enthousiasme (au sens littéral « ◀d’▶endieusement ») qui découvre ◀la▶ plénitude et ◀le▶ « salut » dans ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ femme, ◀le▶ printemps et ◀l’▶ivresse ◀de▶ vivre ◀le▶ temps neuf, cet épanchement ◀de▶ ◀la▶ grâce en ◀la▶ Nature. Et voici ◀le▶ chant fort et tremblant :
Chantent chacun en son langageIl faut bien qu’on se mette en quête
Et plus loin, dans ◀la▶ même chanson, ◀les▶ vers célèbres :
« Dans ◀les▶ chansons ◀de▶ Guillaume IX, conclut Theophil Spoerri, apparaît et prend forme ce qui va désormais caractériser ◀l’▶esprit européen : toute ◀l’▶ardeur naguère dirigée vers l’Autre monde se porte maintenant sur ce monde et cherche sa transformation. ◀L’▶œuvre qui en résulte est finie, mais par sa forme elle rend sensible ◀la▶ tension infinie ◀de▶ ◀la▶ puissance qui transforme, que nul renoncement, nul désastre, ni même ◀la▶ mort n’arrêteront plus, et qui au travers de toutes ◀les▶ formes, si imparfaites soient-elles, révèle ◀l’▶attrait ◀de▶ ◀la▶ perfection. »
Aux belles analyses ◀de▶ Spoerri, je voudrais ajouter ceci : s’il est vrai que ce qu’il nomme très bien « ◀la▶ magie opératoire des formes liturgiques » aide à comprendre ◀la▶ naissance du lyrisme courtois dans ◀l’▶œuvre ◀de▶ Guillaume, il est un second facteur formel dont ◀l’▶action n’a guère été moindre sur ◀la▶ conscience du poète, je veux parler ◀de▶ ◀la▶ rhétorique arabe et ◀de▶ ◀l’▶érotique si raffinée qu’elle transportait — l’une des sources attestées ◀de▶ ◀la▶ courtoisie. Guillaume a certainement connu ◀les▶ procédés ◀de▶ composition lyrique des poètes rencontrés au Proche-Orient pendant ses mois ◀de▶ captivité, puis en Espagne, aux cours ◀d’▶Aragon ou ◀de▶ Castille, chez ses beaux-frères — que fréquentaient des lettrés andalous et des troupes ◀de▶ jongleurs toujours mixtes : chanteurs mauresques et chrétiens mêlés. Il y a mieux : à Saint-Martial même, ◀la▶ musique, ◀la▶ poésie et ◀l’▶érotique des Arabes étaient fort loin ◀d’▶être inconnues. On sait qu’en 1019, par exemple, vingt esclaves musulmans ◀d’▶Espagne sont reçus par ◀l’▶abbé, qui en retient deux à son service, et confie ◀les▶ autres à ◀de▶ grands seigneurs du pays auxquels ils servent ◀d’▶interprètes242. (Ces esclaves sont souvent très versés dans ◀les▶ lettres, ◀la▶ poésie et ◀la▶ musique.) Voilà qui rend beaucoup moins mystérieuse ◀l’▶influence du zadjal si souvent relevée sur cinq des onze chansons ◀de▶ Guillaume.
Mais encore : dans ◀la▶ lutte à jamais créatrice ◀de▶ toute mystique ◀de▶ ◀la▶ littérature jusqu’à nous, lutte qui opposa ◀le▶ moine au comte-duc, c’est-à-dire Raspoutine à Don Juan, on ne voit, me dites-vous, ni cathares ni jongleurs. Robert est catholique, Guillaume est grand seigneur…
Pour peu que ◀l’▶on renonce aux clichés, il est facile ◀de▶ constater que ◀l’▶orthodoxe en cette affaire, du point de vue ◀de▶ ◀l’▶Église ◀d’▶alors, c’est Guillaume IX, pourtant deux fois excommunié ; tandis que ◀le▶ gnostique, déjà cathare dans ses sermons et sa conduite, c’est Robert d’Arbrissel, honoré par ◀le▶ pape et fondateur ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ couvents.
Au surplus, ◀l’▶hérésie cathare n’est pas absente du Poitou dès ◀les▶ débuts ◀de▶ son expansion européenne. Elle y parvient à peu près dans ◀le▶ même temps qu’à Orléans, Arras, Liège, Cologne, Reims, Toulouse : premières années du xie siècle. En 1028, Guillaume V, inquiet du progrès ◀de▶ ◀l’▶hérésie dans ses domaines, réunit un concile à Charroux pour étudier ◀les▶ moyens ◀de▶ combattre ◀les▶ « manichéens ». En 1114, Robert d’Arbrissel prêche contre ◀les▶ hérétiques à Agen. En 1134, ◀l’▶hérétique Henri de Lausanne, chassé du Mans, se réfugie à Poitiers avant de gagner ◀la▶ Provence. Ces dates encadrent celles ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ Guillaume IX et ◀de▶ toute la première génération des troubadours, qui est poitevine, limousine, gasconne et charentaise par Cercamon, ◀les▶ Ventadour, Marcabru et Rudel. Or nous savons que Marcabru, protégé par ◀le▶ fils ◀de▶ Guillaume IX, fut ◀l’▶élève des moines ◀de▶ Saint-Martial, et Déodat Roché estime qu’il serait « opportun ◀de▶ rechercher ◀les▶ rapports ◀de▶ ces moines bénédictins ou cisterciens avec ◀les▶ cathares, puisque aussi bien c’est ◀de▶ cette abbaye qu’on ferait sortir ◀le▶ Poème sur Boèce dont nous avons montré ◀la▶ nette inspiration cathare »243. Je cite ces « faits » pour essayer, une fois de plus, ◀de▶ faire sentir combien ◀les▶ prises ◀de▶ position devant ◀l’▶hérésie — hostiles, complices, ou positives — comptent moins, au total, en vérité psychique, en dynamique créative, que ◀la▶ mise en tension avec ◀le▶ phénomène, ou ◀le▶ simple fait ◀d’▶être pris dans son champ.
Notons aussi que ◀les▶ grandes dames ◀de▶ ◀l’▶Aquitaine se rallient totalement à Robert, allant plus loin dans ◀l’▶engagement religieux que n’iront ◀les▶ « croyantes » du catharisme toulousain vers ◀la▶ fin ◀de▶ ce xiie siècle. C’est aussi que Guillaume n’est pas encore « converti » à ◀la▶ courtoisie, et qu’elles ont des raisons ◀de▶ ◀le▶ fuir. Plus tard, un Peire Vidal sera du même côté que ◀les▶ « croyantes », tout en restant peut-être extérieur à ◀la▶ secte, tandis qu’un Peire Cardenal condamnera ◀les▶ facilités ◀de▶ ◀l’▶amour courtois et ridiculisera ses poètes plaintifs « qui chantent comme s’ils avaient mal aux dents ». Autant ◀de▶ poètes, autant ◀de▶ situations différentes et ◀de▶ jugements contradictoires sur ◀l’▶Église, ◀l’▶hérésie, ◀la▶ courtoisie, leurs luttes ouvertes et leurs liaisons secrètes. ◀Les▶ uns sont en relation ◀de▶ rivalité et ◀les▶ autres en consonance. Ce qui importe, c’est que ces oppositions se manifestent et s’entrecroisent dans ◀la▶ même sphère englobante, dans ◀le▶ même jeu ◀de▶ forces psychiques, au sein du même complexe ◀d’▶aspirations et ◀d’▶interdits, ◀d’▶hérésie libératrice des âmes et ◀d’▶orthodoxie conservatrice ◀de▶ ◀la▶ cité.
◀L’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ naissance ◀d’▶Amour nous en laisse trois exemples mémorables.
Dans ◀le▶ duel Robert d’Arbrissel-Guillaume IX, nous voyons bien que ◀les▶ jugements portés sur ◀l’▶Amour, sur ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ retenue dans ◀l’▶asag, sur ◀la▶ soumission et ◀l’▶allégeance ◀de▶ ◀l’▶homme à ◀la▶ femme, sur ◀la▶ notion même ◀de▶ salut, sont souvent opposés, parfois mal comparables, mais consacrent et privilégient superlativement ◀les▶ mêmes objets, qui font ◀la▶ nouveauté majeure et fascinante ◀de▶ ◀l’▶époque.
Concevons un rapport analogue, mais en tension plus dramatique, entre ◀le▶ grand mystique al-Hallaj et le premier des troubadours arabes, Ibn Dawoud, vers ◀la▶ fin du IXe siècle. Tous ◀les▶ deux sont ◀les▶ chantres et comme ◀les▶ inventeurs ◀de▶ ◀l’▶Amour voilé et secret, chaste et brûlant, tourment délicieux et mal dont nul ne veut guérir, passion salutaire et qui s’épanouit dans ◀la▶ mort, car « celui qui ne meurt pas ◀de▶ son amour ne peut en vivre ». Mais pour al-Hallaj, ◀l’▶Amour s’adresse à Dieu (comme à un homme), pour Ibn Dawoud, à un jeune homme (comme à un dieu) et ◀le▶ poète au nom de ◀l’▶orthodoxie fera condamner au supplice ◀le▶ mystique convaincu ◀d’▶hérésie… ◀Les▶ deux n’en sont pas moins liés par cela même, par leur problématique et par leur fanatisme, par un champ spirituel ou poétique244.
Enfin, proches ◀de▶ Guillaume dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps, une troisième paire ◀d’▶adversaires jurés, l’un et l’autre « servants ◀d’▶Amour », va faire éclater sa querelle : Pierre Abélard et Bernard de Clairvaux. ◀Les▶ chansons ◀d’▶amour ◀d’▶Abélard pour Héloïse sont presque exactement contemporaines des premières chansons courtoises ◀de▶ Guillaume IX (environ 1110) ; elles sont toutes perdues, en dépit de leur immense popularité à ◀l’▶époque, mais il nous reste ◀les▶ lettres ◀de▶ ce Tristan châtié et repenti à cette Iseut devenue abbesse malgré elle, mais qui s’en tient avec obstination à sa morale du cœur. Deus cordis potiusquam operis inspector est, Dieu regarde au cœur plus qu’aux actes, écrit-elle. Bernard de Clairvaux développe ◀de▶ son côté la première mystique chrétienne ◀de▶ ◀l’▶Amour, sublimant ◀la▶ sensualité du Cantique des Cantiques en piété mariale, et finalement absolutisant ◀l’▶amour : amo quia amo, amo ut amem. Sa lutte impitoyable contre ◀la▶ théologie ◀d’▶Abélard (mort en 1142) précédera ◀de▶ peu sa mission dans ◀le▶ Midi contre ◀le▶ catharisme (1145) cette hérésie qui est descendue du Nord français (Arras, Reims, Orléans), par ◀le▶ Poitou, vers ◀le▶ comté de Toulouse, ◀le▶ Carcassès et ◀l’▶Albigeois, dans ◀le▶ même temps qu’y descendait ◀la▶ poésie courtoise, née à Poitiers et dans ◀le▶ Limousin des Ventadour.
Imprécation finale
À ◀la▶ cohorte ◀de▶ mes adversaires, je répondrai maintenant ◀d’▶une manière collective cherchant à dégager certaines formules ◀d’▶erreur qui me paraissent affecter leurs critiques.
— Ils croient encore aux relations ◀de▶ cause à effet, chères à nos érudits qui se veulent « scientifiques », mais abandonnées depuis longtemps par ◀les▶ physiciens nucléaires. ◀De▶ ces relations, je ne faisais pas grand-chose dans ma première version, et me ◀les▶ suis interdites dans la deuxième. Seules me paraissent signifiantes certaines grappes ◀de▶ relations, structures ◀d’▶interaction, gerbes ◀de▶ forces, bref, certains champs, tels que peuvent en définir ◀les▶ tensions entre Guillaume IX et Robert d’Arbrissel, ou al-Hallaj et Ibn Dawoud, où il s’agit bien moins ◀de▶ savoir qui se donne pour champion ◀de▶ quoi, que ◀de▶ saisir ◀l’▶homologie du phénomène avec celui des relations entre troubadours et cathares, et ses implications morales et religieuses.
— Ils veulent des preuves ◀de▶ type juridique (◀les▶ preuves scientifiques ou expérimentales étant exclues par ◀la▶ nature du phénomène en cause). Vous avez beau rappeler à leur attention ◀les▶ coïncidences spatiales et temporelles ◀de▶ ◀l’▶hérésie et ◀de▶ ◀la▶ courtoisie, dans ◀les▶ mêmes consciences et ◀les▶ mêmes situations conflictuelles, ils ne sont pas impressionnés. Ils me rappellent ces juges américains dont je lis ces jours-ci qu’ils ont cassé un jugement rendu contre cinq assassins convaincus ◀d’▶avoir tué douze personnes : certains détails ◀de▶ ◀l’▶instruction semblent donner matière à quelque doute, c’est-à-dire à renvoi indéfini. Si ◀les▶ Apôtres s’étaient présentés devant nos historiens nécessiteux ◀de▶ preuves au soir même ◀de▶ ◀la▶ Pentecôte, ces tabellions eussent exigé un reçu notarié du Saint-Esprit.
C’est, osons ◀le▶ dire, que la plupart d’entre eux ignorent tout ◀de▶ ◀la▶ genèse poétique et ◀de▶ ◀la▶ psychologie ◀de▶ ◀l’▶œuvre que ◀l’▶on crée. Ils ne croient qu’à ce qui est « attesté ». Or ◀la▶ poésie ne ◀l’▶est jamais. Ils ne veulent croire qu’aux sources alléguées expressément par un auteur. Or ◀les▶ vraies sources en général sont inconscientes, ou refoulées, ou délibérément dissimulées.
— Ils n’ignorent pas seulement ◀les▶ jeux et ◀les▶ ruses ◀de▶ ◀l’▶amour et ◀de▶ ◀la▶ création, mais a fortiori ◀la▶ spécificité des problèmes poétiques, mystiques et religieux. Ils croient que tout a toujours existé, et partout ◀de▶ ◀la▶ même manière. « ◀L’▶amour, avec des nuances, est ◀le▶ même sous toutes ◀les▶ latitudes et à toutes ◀les▶ époques, surtout pour ◀les▶ poètes lyriques », écrit Belperron. Or, pas une seule des grandes tragédies grecques — je veux dire des trente qui nous restent — n’a ◀l’▶amour pour sujet. Pas une. Est-ce que vraiment cela ne veut rien dire ?
— Ils sont victimes ◀d’▶une psychologie au moins désuète, linéaire et rationaliste, n’admettant que des motifs univoques, qui ◀les▶ condamnent presque automatiquement à ◀la▶ crédulité ou à ◀l’▶incrédulité à contretemps. Quand ils disent : tel troubadour a écrit exactement ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qu’un Parfait devait professer, tel gnostique a déclaré son aversion pour ◀l’▶amour et ses suites, tel éloge ◀de▶ ◀la▶ chasteté est conforme à ◀la▶ morale catholique puisqu’il tend à réfréner ◀la▶ concupiscence, ou lui est diamétralement opposé puisqu’il tend à exalter ◀le▶ désir, je constate qu’ils n’ont pas compris ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶objet dont ils traitent et sa dialectique intrinsèque. Ils n’ont pas compris ◀l’▶essentiel, qui est ◀l’▶union complémentaire indivisible ◀de▶ certaines réalités antinomiques — celles-là, justement, qui m’occupent ici. Non seulement ils croient que tout homme qui se dit catholique, ou cathare, ou ◀de▶ gauche, ◀l’▶est ◀de▶ ce fait et ◀l’▶est en tous ses actes et ses dires ; non seulement ils croient à ce qui est allégué, étiqueté, plutôt qu’à ce qui est vécu, expérimenté, mais encore ils paraissent tout ignorer des complicités ◀de▶ ◀l’▶amour et ◀de▶ ◀la▶ haine, ◀de▶ ◀la▶ chasteté et ◀de▶ ◀l’▶érotisme, du désir et ◀de▶ ◀l’▶angoisse, ◀de▶ ◀l’▶attraction et ◀de▶ ◀la▶ répulsion, ◀de▶ ◀l’▶indifférence affectée et ◀de▶ ◀l’▶affectivité refoulée. Ils n’ont pas vu que ◀l’▶opposition réelle n’est pas entre ceux qui exaltent et ceux qui condamnent tel ou tel élément constitutif ◀de▶ ◀la▶ cortezia, mais entre ceux qui ◀la▶ créent ou ◀la▶ souffrent et ceux qui en font ◀l’▶objet ◀de▶ leurs dissertations. Ceux-là seuls croient que ◀l’▶on peut en tel domaine « établir » une explication, comme on fait triompher ◀la▶ doctrine ◀d’▶un parti à ◀la▶ simple majorité.
Mais seul pourra séduire ◀la▶ vérité celui qui aura conçu ◀le▶ plus haut sens.
Inconcevable naïveté des érudits qui, prononçant « Descartes ! » comme on se signe, refusent ◀de▶ voir ◀les▶ réalités ◀de▶ ◀l’▶inconscient et tiennent pour assurée, au-delà ◀de▶ toute critique, ◀l’▶incompatibilité ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ vivre et du désir ◀de▶ mort, pourtant unis dans ◀le▶ vertige ; des Croisades et du commerce spirituel avec ◀l’▶islam ; des cathares et des troubadours ; ◀de▶ ◀l’▶ascétisme et du brûlant désir ; du mysticisme délirant et ◀de▶ ◀la▶ complaisante chasteté !
Rien, ils n’ont rien compris à ◀l’▶objet ◀de▶ leur étude, à ces pièges ◀de▶ ◀la▶ poésie, à cette béance ◀de▶ ◀l’▶histoire, à ce désir en quête ◀d’▶un objet, — au xiie siècle, et à ◀l’▶amour en général, et à ◀l’▶amour au xiie siècle.
— Assez ! s’écrieront en ce point plusieurs lecteurs que ◀l’▶on suppose exaspérés. Après tout, dans votre bouquin, il n’y a pas seulement ◀les▶ troubadours, et ces cathares qui furent ou non leurs frères. Pourquoi revenir si longuement sur tout cela ? Parlez-nous plutôt du mariage, ◀de▶ ◀la▶ morale du couple ou ◀de▶ ◀l’▶érotisme !
Pourquoi donc, en effet, revenir sur tout cela ? Il y a bien des raisons, et je vais dire ◀la▶ moins bonne en premier lieu.
Devant ◀la▶ meute des critiques aboyant à mes trousses dans toutes ◀les▶ revues dites « scientifiques » par ◀les▶ lettrés, je me suis senti parfois pris ◀d’▶une sorte ◀d’▶angoisse, et je me suis sérieusement interrogé : n’avaient-ils pas raison, peut-être ? Sur bien des points ◀de▶ détail, c’était probable, et même certain sur deux ou trois, mais sur ◀l’▶essentiel, sur ◀le▶ tout ? J’ai repris tous mes raisonnements, et ◀les▶ leurs, et ◀les▶ textes anciens ; et non, vraiment : ils ne peuvent tous avoir raison, car une partie d’entre eux dit ◀le▶ contraire ◀de▶ l’autre sur chaque sujet, et ces sujets sont fort nombreux, si bien que leur consensus, qui est très près ◀d’▶être nul, ◀le▶ serait tout à fait n’était ce point unique ◀de▶ leur accord contre mes thèses. Je me suis piqué au jeu, je ◀l’▶avoue. C’est un jeu fascinant, merveilleusement gratuit. On sait si peu ! Chaque miette ◀d’▶information nouvelle et tous ◀les▶ joueurs se précipitent : ça, c’est pour moi ! Quel desport ! comme disait ◀l’▶ancien franglais. Quel sport ! dit ◀l’▶anglo-normand ◀d’▶aujourd’hui.
Mais voici plus sérieux. Certes, il n’y a pas seulement ◀les▶ troubadours, mais il y eut d’abord ◀les▶ troubadours, parce qu’il y a d’abord ◀la▶ poésie, puis ◀le▶ sentiment qu’elle a su dire et qu’elle éveille en ◀le▶ disant, et c’est par là que ◀le▶ drame est arrivé, celui que nous attendions sans ◀le▶ savoir — mais dès ◀l’▶instant qu’il a parlé, nous avons su que c’était lui que nous attendions.
Et après, il y a ◀la▶ morale. (J’y reviendrai.)
Il y a d’abord ◀les▶ troubadours parce qu’il y a d’abord ◀l’▶expression, et surtout ◀l’▶expression lyrique — au commencement était ◀le▶ Chant, qui est ◀le▶ Verbe musical — et cela tient à ◀la▶ nature même ◀de▶ ◀l’▶amour, ◀de▶ cet amour-passion que j’ai décrit, et c’en est une première approche. En traitant à fond ce problème, je ne crois pas avoir cédé à quelque manie obsessive, ni m’être laissé entraîner sur un terrain où mes savants critiques seraient peut-être ◀les▶ mieux armés : je crois avoir plutôt tenté ◀d’▶approfondir ma conception ◀de▶ ◀l’▶amour, seul sujet ◀de▶ ce livre, et véritable objet ◀de▶ ma dispute avec ◀les▶ érudits. Car ce qui nous sépare en fin de compte, dans ces débats que ◀l’▶on pourrait croire purement techniques, ce ne sont pas nos savoirs différents, nos inégalités ◀d’▶information, ce sont nos conceptions ◀de▶ ◀l’▶amour, et plus que cela, nos expériences différentes ◀de▶ ◀la▶ passion et ◀de▶ ◀la▶ poésie. Ce que ◀l’▶on n’a pas cherché, subi, vécu soi-même, comment ferait-on pour ◀le▶ reconnaître, à tant de siècles ◀de▶ distance, chez des hommes qui ne disaient pas tout comme nous ◀le▶ dirions, et qui se taisaient autrement ? Il faut entrer en consonance ◀d’▶âme, et cela ne se peut que par ◀l’▶écoute ardente des œuvres où ◀l’▶âme a laissé dans des rythmes quelques traces ◀de▶ sa pulsation ◀la▶ plus secrète, et ◀le▶ sillage ◀de▶ ses élans.
Malentendus sur ◀la▶ morale
◀Les▶ thèses morales ◀de▶ mon ouvrage ont soulevé beaucoup moins ◀d’▶opposition — encore que ◀les▶ jugements contradictoires qu’elles motivèrent soient amusants à confronter.
◀Les▶ catholiques m’ont approuvé à cause de ◀la▶ critique ◀de▶ ◀l’▶hérésie que semblaient impliquer mes mises en garde contre ◀la▶ passion ; mais ◀les▶ gnostiques ont bien senti où était mon cœur. ◀Les▶ magazines féminins m’ont approuvé pour ma défense de ◀la▶ fidélité, tout en paraissant regretter que j’exclue ◀la▶ passion du mariage (ce que je ne fais pas). Et ◀les▶ hippies m’ont applaudi en Amérique pour mes peintures ◀de▶ ◀la▶ passion, et sans doute des effets du philtre, tout en regrettant que j’assume sans trop ◀de▶ honte ◀l’▶essence ◀de▶ ma culture occidentale. ◀Les▶ mal mariés y ont vu leur bréviaire, comme ◀l’▶écrivait un philosophe allemand ; ◀les▶ bien mariés, leurs abîmes survolés ; ◀les▶ divorcés, leur inutile et amère justification. Et enfin, Jean-Paul Sartre, après ◀la▶ guerre, s’est servi ◀de▶ mon livre pour illustrer ◀la▶ thèse qu’il attaquait avant ◀la▶ guerre et m’accusait bien à tort ◀de▶ défendre. Voici ◀les▶ textes.
Rendant compte ◀de▶ mon livre en juin 1939245, Sartre annonce ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu que ◀l’▶intérêt ◀de▶ mon ouvrage « réside avant tout en ceci qu’il témoigne ◀d’▶un assouplissement récent et profond des méthodes historiques sous ◀la▶ triple influence ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse, du marxisme et ◀de▶ ◀la▶ sociologie ». Puis il se demande si, à l’encontre ◀de▶ ce qu’il tient pour ma thèse, ◀la▶ passion réelle « n’aurait pas, en tant que phénomène psychologique, sa dialectique propre » et si « certaines structures essentielles ◀de▶ ◀la▶ condition humaine ne pourraient pas se réaliser à travers des conditions historiques déterminées ». (Je ne croyais pas avoir dit autre chose.) Bref, il me reproche ◀de▶ n’avoir pas vu que ◀la▶ transcendance c’est justement ◀la▶ « structure existentielle ◀de▶ ◀l’▶homme ». ◀Le▶ désir « comporte naturellement sa contradiction propre, son malheur et sa dialectique ». Il n’y aurait donc « nul besoin ◀d’▶un mythe courtois pour expliquer ◀la▶ passion »246. En somme, pour n’avoir pas reconnu que ◀la▶ dialectique ◀de▶ ◀l’▶amour est ◀de▶ ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶homme même, mon livre « ne semblera qu’un bel amusement ».
Sept ans plus tard, une guerre plus tard, et ◀L’▶Être et ◀le▶ Néant ayant paru, tout a changé. Dans sa « Présentation des Temps modernes » (Situations II), Sartre énumère « ◀les▶ points essentiels » qui ◀l’▶opposent à ◀l’▶esprit ◀d’▶analyse proustien et à ◀la▶ « légende ◀de▶ ◀l’▶irresponsabilité du poète », et il écrit :
En premier lieu, nous n’acceptons pas à priori ◀l’▶idée que ◀l’▶amour-passion soit une affection constitutive ◀de▶ ◀l’▶esprit humain. Il se pourrait fort bien, comme ◀l’▶a suggéré247 Denis de Rougemont, qu’il eût une origine historique en corrélation avec ◀l’▶idéologie chrétienne. ◀D’▶une façon plus générale, nous estimons qu’un sentiment est toujours ◀l’▶expression ◀d’▶un certain mode de vie et ◀d’▶une certaine conception du monde qui sont communs à toute une classe ou à toute une époque et que son évolution n’est pas ◀l’▶effet ◀de▶ je ne sais quel mécanisme intérieur mais ◀de▶ ces facteurs historiques et sociaux.
Mon livre est donc devenu le premier argument que ◀Les▶ Temps modernes opposeront aux tenants ◀d’▶une « nature humaine » invariable et ◀de▶ ses « structures essentielles » — celles-là mêmes que Sartre me reprochait ◀d’▶avoir négligées, dans ◀le▶ tome précédent ◀de▶ Situations.
Ainsi, ◀l’▶accueil fait à ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident par ses lecteurs occidentaux et orientaux a dépendu, comme il arrive, ◀d’▶une quantité ◀de▶ malentendus, dont je n’aurais au total qu’à me féliciter si je m’en tenais à leur résultante positive : ◀le▶ livre vit, tant aimé que honni, après un tiers ◀de▶ siècle ◀d’▶exposition à toute espèce ◀d’▶intempéries critiques, personnelles et publiques, psychologiques et politiques. Mais ◀le▶ plus grand malentendu consiste à croire que selon moi ◀la▶ passion et ◀le▶ mariage sont exclusifs l’un ◀de▶ l’autre, comme ◀l’▶avaient décidé ◀les▶ cours ◀d’▶amour. Cette lecture ◀de▶ mon livre est erronée. Qu’on m’en félicite ou m’en blâme, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
J’ai voulu souligner ◀les▶ contrastes, renforcer ◀la▶ conscience des antinomies valables, inévitables et qu’il faut assumer : mouvement-sécurité, extases-durée, passion-mariage, rêver ◀l’▶Éros et ◀le▶ subir ou vivre ◀l’▶Agapè et ◀l’▶agir. Et j’ai pensé qu’une fois mieux vue ◀la▶ nature des antinomies, loin de tenter vainement ◀de▶ ◀les▶ résoudre en éliminant l’un ◀de▶ leurs termes, il fallait décider ◀de▶ vivre leur drame, et choisir ◀d’▶exister dans leur tension toujours changeante et surprenante.
Je me fondais sur cette phrase ◀d’▶Héraclite, qui transparaît, citée ou non, dans tous mes livres : « Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ ◀la▶ lutte des contraires procède ta plus belle harmonie. »
Sur tout cela, je n’ai pas varié depuis trente ans. J’ai peut-être mûri, par quoi je veux dire que j’ai peut-être mieux compris comment nos deux termes s’impliquent, se posent en s’opposant, ne vivent pas l’un sans l’autre, et finissent par nouer des alliances fédérales, dont le premier modèle est ◀le▶ mariage.
Passion et inceste
Dans son ouvrage sur ◀la▶ Prohibition ◀de▶ ◀l’▶inceste (1905), Durkheim, bien avant Freud (dans Totem et Tabou), suppose que ◀la▶ culture est née des interdits jetés d’abord sur ◀la▶ femme du père, puis sur ◀l’▶ensemble des femmes du clan.
J’insisterais davantage, aujourd’hui, sur ◀le▶ thème ◀de▶ ◀l’▶inceste dans Tristan, et sur ses aspects œdipiens (indiqués très nettement, sinon bien développés, par exemple au chapitre 12 du livre II).
Certes, Tristan n’a pas pu désirer sa mère, qui est morte en couches. Mais sa tristesse vient de cette mort, comme son nom même, et comme sa culpabilité. Et lorsqu’il couche par accident avec Iseut, qui est ◀la▶ femme promise ◀de▶ son « père », c’est-à-dire du roi Marc, son oncle maternel, lequel joue ◀le▶ rôle du père chez ◀les▶ Celtes, il a commis et consommé ◀l’▶inceste, mais en transe, dans ◀le▶ fantasme et ◀le▶ rêve éveillé provoqués par ◀le▶ philtre, ce haschich ◀de▶ ◀l’▶époque.
Il a conquis Iseut ◀de▶ haute lutte. Il aurait droit (selon ◀d’▶anciennes coutumes) à sa possession intégrale, et il ◀l’▶a déjà possédée, ce qui est juste, puisqu’il s’est montré ◀le▶ plus fort. Il semble qu’il échappe ainsi à ◀la▶ situation œdipienne (où ◀l’▶enfant est toujours ◀le▶ plus faible, et même trop faible). Pourtant, parce qu’il a besoin ◀d’▶un père, il choisit ◀d’▶observer ◀le▶ droit civil, où il redevient ◀le▶ plus faible, et il choisit ◀de▶ faire ◀d’▶Iseut ◀l’▶épouse ◀de▶ Marc, son véritable « père » coutumier. Du même coup, il culpabilise son amour, pourtant légitimé par Courtoisie, laquelle veut que ◀l’▶amant s’adresse à une femme mariée.
Mais ◀l’▶inverse du complexe ◀d’▶Œdipe, sa réflexion dans un miroir, n’est pas moins bien décrit par ◀le▶ Roman en Prose.
On y voit tout d’abord ◀l’▶adolescent Tristan, âgé ◀de▶ 14 ou 15 ans, séjourner chez son oncle ◀le▶ roi Marc « comme un homme étranger, et il fit si bien qu’en peu de temps il n’y eut à ◀la▶ cour du roi demoiselle que ◀l’▶on prisât une maille en comparaison de lui ». À ce moment donc, Marc aime Tristan, qu’il ignore être son neveu. Puis Tristan triomphe du Morholt, et révèle sa naissance royale. Mais, blessé, il s’en va vers ◀l’▶Irlande où il est soigné par Iseut, et lorsqu’il revient à ◀la▶ cour ◀de▶ Tintagel « ◀le▶ roi ◀l’▶établit maître et seigneur ◀de▶ son hôtel et ◀de▶ tout ce qu’il possède ». Or ici, sans ◀la▶ moindre transition, ◀le▶ Roman nous dit : « ◀Le▶ roi Marc prend bientôt Tristan en haine, car il ◀le▶ craint plus qu’autrefois. » Il envoie donc son neveu à ◀la▶ « queste » ◀d’▶Iseut, qu’il veut pour femme, sachant bien que Tristan risque sa vie s’il retourne au pays du Morholt. Et Tristan ◀le▶ sait aussi : « Quand Tristan entend cette nouvelle, il pense que son oncle ◀l’▶envoie en Irlande plutôt pour y mourir que pour avoir Iseut. » Mais il n’en jure pas moins devant Dieu « qu’il fera tout ce qui est en son pouvoir ». (Sa culpabilité œdipienne vis-à-vis de Marc, substitut du père décédé, est redoublée par ◀le▶ souvenir ◀de▶ sa mère, qu’il a fait mourir en venant au monde.) Conquis par ◀les▶ prouesses ◀de▶ Tristan, ◀le▶ roi d’Irlande lui dit enfin : « Tristan vous avez tant fait…, je vous remets Iseut pour vous ou pour votre oncle. » Tous ces géants, dragons et traîtres qui ◀le▶ blessent ◀d’▶une épée empoisonnée, et qu’il tue, ne sont-ils pas ◀les▶ symboles « paternels » ◀de▶ ◀l’▶interdit à surmonter, non sans blessure ?
◀La▶ vengeance du « père » étant ◀la▶ castration du fils symbolisée par ◀la▶ séparation (perte du sein maternel, sevrage), on comprend que Tristan ne puisse aimer (au sens du dürfen allemand, ou permission) que si ◀l’▶objet ◀de▶ son amour est éloigné (◀l’▶amors ◀de▶ lonh ◀de▶ Jaufré Rudel).
◀Les▶ principaux moments dialectiques du complexe se retrouvent donc dans ◀les▶ relations triangulaires entre Tristan, Marc et Iseut.
Ces contradictions sont illustrées par tous ◀les▶ épisodes du roman, elles font ◀le▶ roman : alternances ◀de▶ séparations nostalgiques et ◀de▶ revoirs extatiques, nouvelles séparations pour éviter ◀la▶ faute sociale, mais aussi pour recréer ◀la▶ situation courtoise ◀d’▶amour ◀de▶ loin (tout vaut mieux que ◀la▶ vie quotidienne partagée).
Si Tristan décidait ◀de▶ garder Iseut pour lui, il violerait ◀le▶ tabou courtois. S’il couchait avec elle mariée à Marc, il violerait ◀le▶ tabou ◀de▶ ◀l’▶inceste, et tout s’effondrerait — ◀l’▶ordre social — dans une extase éblouissante. Or il respecte ◀l’▶ordre féodal, il ne veut pas que tout s’effondre autour de lui.
En fait, il viole tour à tour ◀les▶ deux tabous, c’est bien là son « âpre tourment », soit qu’il retrouve Iseut ou qu’il se sépare ◀d’▶elle ; soit qu’il vive avec elle dans ◀la▶ forêt, ou qu’il ◀la▶ rende volontairement au roi.
◀Les▶ effets destructurants ◀de▶ ◀l’▶inceste et ◀les▶ effets exaltants ◀de▶ ◀la▶ courtoisie convergent vers ◀l’▶extase dans ◀la▶ mort, terme ◀de▶ ◀l’▶entropie passionnelle, chute voluptueuse dans ◀l’▶indifférencié, qui est ◀le▶ néant.
Il n’a voulu garder ◀de▶ ◀l’▶amour que ◀les▶ moments éblouissants, ceux ◀de▶ ◀la▶ passion interdite, et ◀le▶ temps du désir nostalgique où ◀l’▶on ressent ◀le▶ mieux ◀l’▶amour-en-soi. Dès lors ◀l’▶éblouissement suprême ne peut plus être que mortel : c’est ◀la▶ mort des Banou Odrah, ◀la▶ tribu légendaire où ◀l’▶on meurt quand on aime.
Freud ◀l’▶a bien vu : nulle civilisation ne pourrait survivre à ◀la▶ disparition du tabou ◀de▶ ◀l’▶inceste ; ◀la▶ courtoisie pas davantage, ni ◀la▶ passion, ajouterons-nous.
Mais si ◀l’▶on a ◀de▶ bonnes raisons ◀de▶ croire que ◀la▶ prohibition ◀de▶ ◀l’▶inceste est ◀la▶ loi minimale pour qu’une culture se différencie ◀de▶ ◀la▶ nature248, alors nous voyons que Tristan, poème du Triangle essentiel (Père, Mère et Fils) et ◀de▶ ◀la▶ primordiale situation créatrice, est bien autre chose, et bien plus qu’une « épopée ◀de▶ ◀l’▶adultère » ; c’est ◀le▶ poème ◀de▶ ◀la▶ culture occidentale.
Passion et allergie
Ce qui se déclenche chez ◀les▶ victimes angoissées, mais émerveillées ◀d’▶un coup de foudre, est caractérisé par ◀les▶ réactions hyperboliques ◀de▶ tout ◀l’▶être à une incitation des plus banales, qui serait chez tout autre normale, autrement dit facile à compenser, neutraliser, par ◀la▶ réponse que chacun sait. Mais voici tout ◀d’▶un coup qu’à cette incitation tout ◀l’▶être des amants se met à réagir, dans un branle-bas général, par une fièvre, une rougeur, des arythmies du cœur, ou au contraire par une espèce ◀de▶ catalepsie hiératique, ◀les▶ yeux rivés dans une mutuelle hypnose. Or ils disent tous qu’ils aiment être saisis par une telle fièvre, par ce bouleversement des sens et ◀de▶ ◀l’▶âme. ◀La▶ passion est ce trouble effrayant mais délicieux que provoque ◀la▶ présence ◀de▶ certains êtres, pour des raisons qu’eux-mêmes, comme ceux qui réagissent à leur présence, disent ignorer absolument. Et je ◀les▶ crois. (Plus tard, ils essaieront ◀de▶ rationaliser, poétiser, moraliser, et là, je cesserai ◀de▶ ◀les▶ croire.)
Cherchant des analogues ◀de▶ ce phénomène à un niveau physiologique, je ne trouve guère que ◀le▶ mécanisme ◀de▶ ◀l’▶allergie : réaction excessive à un agent externe qui est ◀d’▶ordinaire inoffensif, mais qui soudain, pour des raisons que nul ne connaît, provoque chez celui qui s’est trouvé sensibilisé par un premier contact, une surcompensation violente, par exemple une surabondante production ◀d’▶antihistaminiques suite à une simple piqûre ◀de▶ moustique.
Ce premier contact, c’est, dans ◀la▶ légende, la première rencontre en Irlande, ◀la▶ scène du bain. Mais c’est ◀la▶ poésie courtoise et ◀le▶ roman breton qui, désormais, vont sensibiliser hommes et femmes et provoquer chez eux cette « réponse altérée ◀de▶ ◀l’▶organisme à des substances normalement tolérées » qui caractérise ◀l’▶allergie.
◀Les▶ deux phénomènes, passion et allergie, évoquent aussi ◀la▶ mobilisation ◀de▶ toute ◀la▶ nation pour un incident ◀de▶ frontière non vérifié, ou une guerre qui tuera des millions ◀d’▶hommes pour venger un assassinat, qui d’ailleurs arrangeait tout le monde.
À ◀l’▶incitation du désir, ◀la▶ réaction passionnelle, tout ◀d’▶un coup, déborde immensément. Et que ◀le▶ désir soit ou non satisfait n’y change rien dans ◀les▶ cas graves (au surplus compliqués ◀de▶ drogue) comme celui ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut. ◀La▶ passion une fois déclarée exige beaucoup plus que cette satisfaction, elle veut tout, et surtout ◀l’▶impossible : ◀l’▶infini dans un être fini.
◀La▶ réponse « normale » au désir étant ◀de▶ faire ◀l’▶amour, ou ◀de▶ s’éloigner, ◀la▶ réponse passionnelle (allergique) est ◀de▶ se rendre ◀la▶ proie ◀d’▶une fièvre quasi mortelle dans certains cas, ◀d’▶un délire qui tour à tour fait crier ◀de▶ douleur ou jette dans des extases, pousse au crime ou accule au suicide, transfigure ◀le▶ monde ou ◀le▶ dévaste aux yeux du malade qui gémit, mais qui redoute ◀de▶ guérir et refuse qu’on ◀le▶ soigne.
◀La▶ cure consisterait dans une confrontation du fiévreux à ◀la▶ réalité. ◀L’▶équivalent des antihistaminiques prescrits dans ◀les▶ cas ◀d’▶allergie serait ◀d’▶amener ◀le▶ passionné à regarder et à voir l’autre tel qu’il est. Or c’est à quoi ◀le▶ passionné se refuse, et ◀de▶ toute sa passion, précisément. Il préfère s’éloigner ◀de▶ celle qu’il risquerait ◀de▶ trop bien voir dans ◀la▶ sobre lumière des jours partagés.
Ce n’est pas amour, qui tourne à réalité. Cette sentence courtoise signifie que fin amors est jouissance du désir, non du plaisir ; mais on peut en étendre ◀le▶ sens jusqu’à voir qu’elle motive et invente la plupart des obstacles du roman — légaux, sexuels, psychologiques — qui tous écartent une occasion ◀de▶ mieux voir ◀la▶ réalité, écartent ◀la▶ proximité. Et quand ◀les▶ passionnés sont contraints ◀de▶ vivre ensemble, ◀le▶ philtre cesse bientôt ◀d’▶agir ! À ◀l’▶extrême, il s’agit ◀d’▶écarter ◀la▶ réalité physique ◀de▶ ◀l’▶être aimé — surtout celle ◀de▶ ◀la▶ femme pour ◀l’▶homme, car il n’y a pas ici ◀de▶ symétrie, et je n’ai pas encore trouvé une seule femme qui ait chanté ◀l’▶amour ◀de▶ loin 249.
◀L’▶amour-passion serait-il une allergie que ◀l’▶on aime, allergie positive, allergie délicieuse — et pas mieux expliquée que ◀les▶ autres, jusqu’ici ?
Passion et drogue
◀La▶ cause ◀la▶ plus fréquente ◀de▶ ◀l’▶allergie est ◀le▶ contact avec certaines substances, ou leur ingestion.
◀La▶ passion naît en général ◀de▶ ◀la▶ seule mise en présence de deux êtres. Dans ◀le▶ cas ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut, il en va bien ainsi, selon Thomas ; mais selon Béroul, c’est ◀le▶ philtre bu qui déclenche tout, après plusieurs rencontres demeurées sans effet (même ◀la▶ scène du bain, si chargée ◀d’▶érotisme : voir plus haut page 29). Et non seulement ◀le▶ philtre intervient ◀de▶ ◀l’▶extérieur et par accident, mais encore Béroul en limite ◀les▶ effets dans ◀le▶ temps « à trois ans ◀d’▶amistié ».
Béroul suit ◀de▶ très près « ◀l’▶histoire » (comme disent ◀les▶ médecins) ◀de▶ cette intoxication caractérisée250 à laquelle il rapporte expressément ◀la▶ faute des amants. Rappelons ici ◀la▶ double confession qu’il met dans leur bouche (p. 40) :
Tristan :
Et Iseut :
Il ne m’aime pas, ne je lui.Fors par un herbe dont je buiEt il en but : ce fu péchiez.
◀Le▶ procédé ◀de▶ Béroul, qui revient en somme à isoler ◀la▶ passion légendaire, permet ◀d’▶en suivre mieux ◀la▶ dialectique propre. On y retrouve ◀le▶ rythme du dicton « un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout », qui rappelle que ◀la▶ passion anéantit son objet. Sa brûlure, au début délicieuse, qu’on appelle ◀l’▶état amoureux, n’est que sa forme encore voilée — « un peu, beaucoup » — qui se lie au désir, s’en fait complice, et ◀le▶ plus souvent s’évanouit une fois son ardeur satisfaite. Mais ◀la▶ passion déclarée, triomphante, brûle tant que ◀le▶ philtre agit, pour subitement tomber au « pas du tout » ◀de▶ ◀la▶ comptine. Comme si son ardeur consumait ◀l’▶image ◀d’▶un être aimé dans ◀le▶ rêve ◀de▶ ◀la▶ drogue (« S’il m’aime, c’est par ◀la▶ poison »…), et quand ◀l’▶amant se retrouve devant ◀l’▶Iseut réelle, il s’aperçoit que ce n’est pas elle qu’il a aimée.
On sait ◀le▶ rôle du voyage sur mer dans ◀les▶ légendes celtiques. Il y en a quatre dans ◀le▶ roman ◀de▶ Béroul, et chacun ◀d’▶eux se trouve lié à une histoire ◀de▶ « venin » comme dit ◀le▶ Roman en prose. Blessé par ◀l’▶épée empoisonnée du géant Morholt, qu’il a tué, et sans espoir ◀de▶ survivre à son mal, Tristan s’embarque à ◀l’▶aventure dans une nacelle sans voile ni rames, emportant son épée et sa harpe. Cela finit en Irlande, où Iseut ◀le▶ guérit. Le deuxième voyage, en quête ◀de▶ ◀la▶ fiancée ◀de▶ Marc, répète à peu près le premier. Le troisième ressemble ◀le▶ plus à ce que ◀les▶ jeunes Américains baptisent « voyage » : c’est ◀le▶ retour avec Iseut, ◀la▶ scène du philtre, « ◀la▶ poison » bue. Le dernier est celui ◀d’▶Iseut voguant vers son amant pour tenter ◀de▶ ◀le▶ guérir ◀d’▶une nouvelle blessure empoisonnée, mais cette fois-ci elle ne ◀le▶ rejoindra que dans ◀la▶ mort.
Une difficulté très curieuse se manifeste à ◀l’▶examen ◀de▶ ces voyages. Lors des trois blessures liées à des navigations solitaires, Iseut intervient pour guérir Tristan des effets du poison, puis ils sont de nouveau séparés. Mais quand ils boivent ensemble ◀le▶ même philtre, font-ils ◀le▶ même « voyage », ou est-ce une illusion ? C’en est une certainement aux yeux de celui qui veille, convaincu que ceux qui rêvent ne peuvent communiquer, et qu’il n’y a point ◀de▶ passage du rêve ◀de▶ l’un au rêve ◀de▶ l’autre. Mais si ◀les▶ deux amants partagent cette illusion, ne devient-elle pas ◀la▶ vérité ◀de▶ leur passion ? Vous dénoncerez à juste titre leur illusion ◀de▶ réalité, sans ◀les▶ toucher ◀le▶ moins du monde : tant que ◀le▶ philtre agit et maintient ◀l’▶amistié, ils vivent ◀la▶ réalité ◀de▶ leur double illusion.
Mais ce que ◀l’▶analogie ◀de▶ ◀la▶ drogue fait bien sentir, c’est ◀le▶ caractère invinciblement solipsiste, narcissique et ségrégatif ◀de▶ ◀la▶ passion. Ceux qui « voyagent » sont toujours seuls. Leur passion n’atteint pas ◀la▶ réalité ◀de▶ l’autre, et n’aime en fait que son image.
Passion et mariage
Un des plus grands malentendus nés ◀de▶ mon livre consiste à répéter qu’il condamne ◀la▶ passion — ce qui est faux — parce qu’elle est ◀l’▶ennemie intime ◀de▶ ◀l’▶institution matrimoniale et ◀de▶ son éthique — ce qui est exact ; ◀d’▶où ◀l’▶on déduit que « ◀l’▶amour » serait incompatible avec ◀le▶ mariage — ce qui est ridicule. Il s’agit là ◀d’▶une ◀de▶ ces vues plus que sommaires qu’exigent ◀les▶ légendes sous ◀les▶ photos ◀de▶ magazines, et il est superflu ◀de▶ redire ici que je ◀la▶ désavoue radicalement.
Que dès sa genèse au xiie siècle ◀l’▶amour-passion se constitue en hostilité au mariage ; que ◀les▶ finalités ◀d’▶Éros et ◀d’▶Agapè soient en relation ◀d’▶antinomie systématique, c’est ce que j’ai tenté ◀d’▶établir. J’ai voulu souligner des contrastes, indiquer des incompatibles, en préalable aux choix que tout homme se doit ◀de▶ faire et s’imagine, à tort ou à raison, faire librement.
J’ai tenté ◀d’▶isoler ◀la▶ passion comme on ◀le▶ fait ◀d’▶un corps chimique pour mieux connaître ses propriétés. Et j’ai montré qu’isolée ◀de▶ son contraire (◀l’▶amour actif ou Agapè), à ◀l’▶état pur, passif ou extatique, elle est mortelle, comme chez Tristan et quelques-uns des grands mystiques. Reste à voir ce qu’elle peut produire quand elle entre en composition — si elle ◀le▶ tolère.
◀Le▶ chlore pur est mortel, mais ◀le▶ chlorure ◀de▶ sodium est ◀le▶ sel ◀de▶ nos repas — ◀de▶ nos agapes.
Ni répressif ni marcusien, je n’entends rien interdire ni rien autoriser. Je n’ai dit nulle part : faites ceci mais pas cela ? J’ai dit seulement : Si vous faites ceci ou cela, voilà ce que vous ferez en réalité, à quels types ◀de▶ comportement vous obéirez, dans quelles structures du mythe vous serez engagé. Je n’écris pas pour feindre ◀de▶ légiférer, ni même pour conseiller, mais bien pour alerter. Et pour aider à prendre des vues justes. Si je mérite ◀le▶ nom ◀de▶ moraliste, c’est dans ◀la▶ mesure où j’ai cherché à rendre mon lecteur plus responsable, plus libre ◀de▶ choisir en connaissance de cause, bien mieux : en connaissance ◀de▶ fins.
Il n’est peut-être pas ◀de▶ domaine où ce travail paraisse plus nécessaire, et où ◀l’▶humanité contemporaine se révèle plus nécessiteuse, que celui ◀de▶ ◀l’▶affectivité, laissée en friche quand elle n’est pas vilipendée par notre société scientifico-technique. À tel point que toute une jeunesse se voit réduite à chercher son salut dans des conduites ◀d’▶évasion ou ◀de▶ régression infantile ou tribale — drogue, communautés hippies, communes sexuelles.
À la lumière de cette dernière observation, on comprendra peut-être mieux ◀l’▶opiniâtreté ◀de▶ mon enquête sur ◀les▶ origines ◀de▶ ◀l’▶amour : elle peut donner ◀la▶ clé de plus ◀d’▶une tradition érotique ou sentimentale devenue réflexe ou nostalgie chez ◀l’▶homme moderne, et dès lors ◀d’▶autant plus envoûtante et contraignante qu’il n’en connaît plus ◀le▶ sens, jadis libérateur, et ne sait plus en lire ◀les▶ symboles.
J’ai tenté ◀de▶ réinventer ◀la▶ genèse ◀de▶ ◀la▶ passion ◀d’▶amour. J’ai prouvé qu’elle dépend du mariage comme ◀la▶ mystique dépend du dogme et ◀de▶ ◀l’▶institution ecclésiastique, et demeure orientée précisément par ◀le▶ projet ◀de▶ ◀les▶ nier ou dépasser251. J’ai dit ◀l’▶erreur du romantisme embourgeoisé qui domine encore nos coutumes : vouloir fonder ◀le▶ mariage sur ◀l’▶amour passionnel, c’est-à-dire sur ce qui ◀le▶ nie dès ◀l’▶origine. Une erreur à peine moins fatale serait ◀de▶ vouloir exclure ◀la▶ passion du mariage. Je ◀l’▶avais dit assez clairement, dès ma première version. Je n’ai pas varié depuis, mais un peu avancé sur ◀les▶ voies que j’avais jalonnées.
Dans Comme toi-même 252, je suggérais que ◀l’▶obstacle dont se nourrit toute passion peut renaître au sein du mariage :
« S’il est vrai que ◀la▶ passion cherche ◀l’▶inaccessible, et s’il est vrai que l’Autre en tant que tel reste aux yeux ◀d’▶un amour exigeant ◀le▶ mystère ◀le▶ mieux défendu, — Éros et Agapè ne pourraient-ils nouer une alliance paradoxale au sein même du mariage accepté ? Tout Autre n’est-il pas ◀l’▶inaccessible, et toute femme aimée une Iseut, même si nul interdit moral ou nul tabou ne vient symboliser, pour ◀les▶ besoins ◀de▶ ◀la▶ fable et ◀la▶ commodité du romancier, ◀l’▶essence même ◀de▶ ◀l’▶obstacle excitant, celui qui ne dépendra jamais que ◀de▶ ◀l’▶être même : ◀l’▶autonomie ◀de▶ ◀la▶ personne aimée, son étrangeté fascinante ? »
Cette recherche ◀de▶ ◀l’▶Ange, qui est ◀le▶ mystère ◀de▶ l’autre, excitant à la fois ◀l’▶Éros et ◀l’▶Agapè, ne serait-ce pas une troisième forme ◀de▶ ◀l’▶amour, homologue des mystiques du mariage spirituel, aussi dites épithalamiques ?
◀La▶ fidélité que j’ai prônée, et que beaucoup confondent avec un règlement ◀de▶ police des mœurs, je ne sais quelle mesure répressive, ou au mieux une vertu que ◀l’▶on s’impose, est simplement ◀la▶ condition sine qua non ◀de▶ toute œuvre d’art ou ◀de▶ vie dont ◀l’▶élaboration exige du temps et une concentration ◀de▶ toutes ◀les▶ facultés. (Rien là que ◀le▶ dogme révèle, ou qui ne se puisse fonder à ◀l’▶évidence dans ◀la▶ réalité psychologique.)
Je n’ai pas varié davantage en admettant non sans ferveur, dans Comme toi-même , ◀la▶ nostalgie ◀de▶ ◀la▶ gnose et sa passion, qu’on pensait que j’avais condamnées.
◀De▶ fait, je n’ai jamais « condamné ◀la▶ passion » et me suis expliqué sur ce point dans ◀le▶ chapitre conclusif ◀de▶ ma première version, où ◀l’▶on peut lire : « Je ◀l’▶ai dit et j’y insiste encore : condamner ◀la▶ passion en principe, ce serait vouloir supprimer l’un des pôles ◀de▶ notre tension créatrice. ◀De▶ fait cela n’est pas possible. »
En vérité, je ne veux rien condamner et je ne propose aucune automutilation : trop ◀de▶ névrose déjà s’en chargent. J’ai tenté ◀de▶ faire voir et sentir ◀les▶ contrastes vitaux, conflits, antinomies, qui sous-tendent notre réalité ; et ◀d’▶en mieux définir ◀les▶ termes.
Il s’agit maintenant ◀d’▶assumer leurs tensions et ◀de▶ ◀les▶ équilibrer en création, loin de vouloir follement exclure l’un ◀de▶ leurs termes : nous n’avons pas ce pouvoir et ◀le▶ diable lui-même ne peut éliminer ni ◀le▶ bien ni ◀le▶ mal, et pas même sa personne du jeu.
Croire qu’il résulte ◀de▶ mon livre que ◀la▶ passion doive ou puisse être oblitérée afin que règne Agapè triomphante, j’oserai dire au terme ◀de▶ ce Post-scriptum que ce serait méconnaître foncièrement ◀la▶ cohérence ◀de▶ ma pensée.
Toute ma morale, et toute mon érotique, et toute ma politique tiennent en effet dans ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ composition des opposés et ◀de▶ ◀la▶ mise en tension des pôles contraires.
◀La▶ personne, source et fin ◀de▶ toute valeur morale, c’est ◀l’▶homme libre et relié à ◀la▶ communauté par une vocation singulière, qui à la fois ◀le▶ distingue ◀de▶ ◀la▶ masse et ◀le▶ relie à ◀la▶ communauté, dans laquelle il est seul responsable ◀de▶ sa manière unique ◀d’▶être avec tous.
◀Le▶ couple est ◀la▶ cellule sociale originelle, dont ◀les▶ forces constitutives sont deux êtres ◀de▶ lois singulières, différentes, mais qui choisissent ◀de▶ composer une « union sans fusion, sans séparation, et sans subordination » comme il est dit ◀de▶ ◀l’▶union des deux natures en Jésus-Christ253 ; cependant que ◀le▶ conflit ◀d’▶Éros et ◀d’▶Agapè anime leurs journées et leurs rêves.
Enfin ◀la▶ politique, qui est ◀l’▶art ◀d’▶aménager ◀les▶ relations humaines dans ◀la▶ cité (polis), se réduit au fédéralisme, qui est ◀l’▶art ◀d’▶unir des communautés là seulement où leur union seule peut sauver leur autonomie.
Toute tentative ◀d’▶éliminer l’un des deux pôles ◀de▶ ces tensions, ◀de▶ ◀le▶ confondre avec son opposé, ◀de▶ ◀le▶ réduire à ◀la▶ loi ◀de▶ l’autre (qu’il soit ◀le▶ plus fort ou ◀le▶ plus fin) par annexion ou colonisation, ou ◀d’▶établir une subordination quelconque ◀de▶ l’un à l’autre, fonde et appelle ◀l’▶État totalitaire et détruit à mes yeux ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀la▶ vie, pour parler ◀d’▶une manière très générale ; quant au sujet qui nous occupe : c’est détruire ◀l’▶existence ◀de▶ ◀l’▶Amour essentiel.