Descartes inversé ou le▶ zen occidental (14 décembre 1972)k l
J’ai appris ◀le▶ tir au fusil dans un pays qui, traditionnellement, fournit au monde ◀les▶ champions ◀de▶ cet art ; et comme j’étais alors une jeune recrue animée ◀d’▶un extrême désir ◀d’▶être promue au grade ◀de▶ lieutenant, et ◀d’▶acquérir ◀de▶ ◀la▶ sorte au plus tôt ◀le▶ droit ◀de▶ faire taire ◀les▶ sergents harcelants, je m’appliquais ◀de▶ toutes mes forces à bien tirer. Mais je suivais ◀les▶ conseils ◀d’▶ordonnance, et je tirais aussi mal que possible. Car je me trouvais embarrassé ◀de▶ tant de recettes et ◀d’▶ordres assénés qu’il me semblait, ◀d’▶un exercice à l’autre, n’avoir fait ◀de▶ progrès que dans ◀la▶ découverte ◀d’▶une maladresse naguère insoupçonnée. Je faisais tout ce que ◀l’▶on me prescrivait, et que je voyais faire aux autres. Je prenais avec soin ◀le▶ cran ◀d’▶arrêt, bloquais mon souffle, visais ◀d’▶un œil, reposant ◀l’▶arme ◀de▶ temps à autre pour respirer et calmer ma nervosité, et, lorsque enfin je me croyais prêt selon ◀la▶ méthode des sergents, je me décidais à lâcher ◀le▶ coup, qui s’en allait régulièrement dans ◀le▶ parapet, au-dessous de ◀la▶ cible.
Cependant ◀la▶ date approchait du grand concours que ◀l’▶on nommait « tir au galon ». Dans chaque unité, ◀l’▶on poussait ◀l’▶entraînement des meilleurs tireurs. On négligeait ◀les▶ autres, et je me résolus à profiter ◀de▶ ce répit pour trouver par moi-même ◀le▶ secret ◀de▶ mes erreurs et ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀les▶ corriger, sans plus tenir compte des préceptes reçus. Je ne tardai pas à marquer quelques points, sauvant ◀l’▶honneur sinon ◀l’▶espoir ◀de▶ me réhabiliter aux yeux de mes supérieurs. L’un d’entre eux cependant m’observait. C’était un tout jeune lieutenant. — « Vous tirez mal », dit-il avec une douceur froide, au moment où je me félicitais ◀d’▶avoir encore marqué un point, très loin du noir, mais enfin dans ◀la▶ cible. Il se baissa vers moi, me saisit ◀la▶ main droite et ◀l’▶écarta ◀de▶ ◀la▶ garde du fusil. « Voyez, dit-il, comme vos doigts sont crispés. Rien ◀d’▶étonnant si vous tirez trop bas. Vous arrachez… Voulez-vous apprendre à tirer ? » Il me regarda, et voyant dans mes yeux une bonne volonté en détresse : « C’est très simple, dit-il. Cela tient en trois mots : pensez au noir ! Ne pensez pas à votre main, ni à ce que fait ◀l’▶index qui a pris ◀le▶ cran ◀d’▶arrêt. Quand vous serez assez concentré, laissez-vous simplement hypnotiser par ce petit disque noir à 300 mètres qui danse sur ◀la▶ ligne ◀de▶ mire. Sans que vous ◀l’▶ayez voulu, ◀le▶ coup partira. Je vous ◀le▶ répète : pensez au but, oubliez ◀le▶ reste. Et maintenant vous allez essayer. Vous avez ◀le▶ noir ?… Vous ne voyez plus que ◀le▶ noir ?… » Je n’entendais plus rien. ◀Le▶ disque noir dansait, puis s’arrêtait, dansait de nouveau, s’embuait. J’essayais ◀de▶ ◀le▶ rejoindre du regard, ◀de▶ ◀l’▶aspirer, ◀de▶ ◀le▶ fasciner vers moi tandis que je gonflais mes poumons. Soudain il me parut plus large, plus proche, bien mat, et immobile… ◀La▶ détonation me surprit. Je reposai mon arme en faisant sauter ◀la▶ douille et rechargeai machinalement. Et quand je levai ◀les▶ yeux, un petit disque blanc ◀d’▶où pendait un mince fanion rouge surgit du bas ◀de▶ ◀la▶ cible, hésita une seconde, et marqua ◀le▶ centre du noir.
Trois jours plus tard, au scandale du sergent, je gagnais ◀le▶ fameux galon, insigne des champions ◀de▶ ◀l’▶école ◀de▶ tir, et ◀l’▶arborais sur ◀la▶ manche droite ◀de▶ ◀la▶ tunique.
Quant aux conséquences plus lointaines et aux implications décisives, à mon sens, du conseil en trois mots ◀de▶ ce jeune officier — « pensez au noir » —, elles ne devaient m’apparaître qu’après bien des années, à l’épreuve de bien d’autres anxiétés. Mais ce premier coup au but avait, en un instant, posé et vérifié pour ◀le▶ restant ◀de▶ mes jours ◀la▶ juste relation des moyens et des fins. Je n’en tirai d’abord que des formules abstraites, mais dont je pressentais, en toute confiance, que ◀la▶ vie où j’allais rentrer saurait ◀les▶ illustrer dans maints domaines ◀de▶ ma conduite ou ◀de▶ ma réflexion. Je ◀les▶ consigne ici, fort brièvement, réservant pour ◀la▶ suite ◀le▶ soin ◀d’▶en formuler ◀les▶ fondements théoriques et ◀le▶ mode ◀d’▶emploi.
1) ◀La▶ considération minutieuse des moyens, ◀la▶ stricte application ◀d’▶une méthode réglant ◀l’▶ordre et ◀l’▶usage ◀de▶ ces moyens, ◀la▶ maîtrise ◀d’▶une technique éprouvée, ◀l’▶obéissance aux préceptes légaux et coutumiers, ne suffisent pas pour atteindre ◀le▶ but, et peuvent être nuisibles dans ◀la▶ mesure exacte où ils absorbent ◀l’▶attention, ◀la▶ détournent du but, ou ◀le▶ font oublier.
2) ◀L’▶appel du but doit nous rejoindre et nous mouvoir. C’est du but que d’abord ◀la▶ force vient à nous, déclenchant ◀le▶ mouvement inverse, par attrait. ◀La▶ considération envoûtante du but dicte ainsi ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀l’▶atteindre et ◀les▶ oriente plus strictement qu’aucune méthode, ou qu’aucun prétexte reçu.
3) Toute action efficace commence donc par ◀la▶ fin. Avant toute chose, il faut considérer ◀la▶ fin.
4) Si ◀la▶ fin ne justifie pas ◀les▶ moyens, qu’est-ce qui ◀les▶ justifie ? Une autre fin, évidemment. C’est ◀de▶ ◀la▶ fin des fins qu’il nous faut donc partir.
5) ◀La▶ fin seule justifie ◀les▶ moyens s’ils sont ◀les▶ vrais moyens ◀d’▶une juste fin. Car nulle fin ne peut communiquer plus ◀de▶ justice qu’elle n’en comporte ; et cela, aux seuls moyens qui portent à cette fin.
Une fin sans justice ne peut rien justifier, si moraux, efficaces ou corrects que soient ◀les▶ moyens qu’on lui applique. Une fin toute juste justifie tout ce qu’elle inspire pour ◀la▶ rejoindre en vérité — et c’est Dieu seul1.
◀Le▶ jugement ◀de▶ bien ou ◀de▶ mal ne peut donc s’exercer sur ◀les▶ moyens qu’à partir des fins qui ◀les▶ dictent, selon qu’elles sont bonnes ou mauvaises, relativement à d’autres fins plus hautes, et dans ◀la▶ seule mesure où ces moyens servent nécessairement ces fins. Car un moyen vu sans sa fin est insensé, et ne saurait donc être jugé mauvais ou bon.