La▶ Merveilleuse histoire de Tristan et Iseut [préface] (1973)as at
Gaston Paris, Joseph Bédier, Ernest Vinaver, et à leur suite André Mary, en restituant pour ◀les▶ lecteurs du xxe siècle ◀les▶ textes originaux de ◀la▶ légende de Tristan et son contexte culturel et historique, ont fait bien plus qu’une œuvre scientifique et « sérieuse » aux yeux de leurs confrères : ils ont permis à ◀l’▶Occident moderne de reprendre conscience d’une de ses sources, d’une de ses dimensions constitutives, celle de ◀l’▶émotion, celle de ◀l’▶âme.
Je voudrais résumer leur œuvre en une seule expression moins pédante qu’elle ne paraît à première vue : avec ◀la▶ légende de Tristan, c’est ◀l’▶étymologie de nos passions que ces savants ont retrouvée. Selon Littré :
◀Les▶ étymologies servent à faire entendre ◀la▶ force des mots et à ◀les▶ retenir par ◀la▶ liaison qui se trouve entre ◀le▶ mot primitif et ◀les▶ mots dérivés. De plus, elles donnent de ◀la▶ justesse dans ◀le▶ choix de ◀l’▶expression.
Il me plaît de traduire cette belle définition dans ◀les▶ termes de notre sujet, et cela donne à peu près ceci :
« ◀Les▶ restitutions de Tristan servent à faire entendre ◀la▶ force du mythe, par ◀la▶ liaison qui se trouve entre ◀la▶ légende primitive et ses expressions dérivées dans nos littératures et dans nos vies. De plus, elles donnent de ◀la▶ justesse dans ◀le▶ style de nos émotions. »
À mon sens, en effet, ◀les▶ textes primitifs de ◀la▶ légende de Tristan, qui remontent aux xiie et xiiie siècles, expriment bien autre chose qu’un thème romanesque, fût-il même ◀le▶ thème exemplaire, ◀l’▶archétype de tous ◀les▶ romans dignes du nom. Ils sont comme les premières apparitions, comme ◀les▶ épiphanies quasi sacrées d’un des grands mythes de ◀l’▶âme occidentale.
Mais qu’est-ce qu’un mythe, et qu’est-ce que ◀l’▶âme. Tout auteur qui se permet ces grands mots doit au public une justification de ◀l’▶usage personnel qu’il a fait.
Un mythe, c’est une histoire, généralement très simple et invariable en sa donnée — bien qu’offrant des virtualités presque infinies d’adaptation aux circonstances individuelles ◀les▶ plus diverses — une histoire qui décrit et révèle d’une manière imagée, symbolique, une structure de notre existence. Mais non pas de notre existence intellectuelle, qui a bien d’autres manières de s’exprimer, plus directes et abstraites à la fois, comme ◀la▶ logique et ◀la▶ mathématique ; et non pas de notre existence physique ou animale, car celle-là échappe au discours, s’exprime en sensations, et peut être traduite à ◀la▶ rigueur en formules de biochimie. De quoi s’agit-il donc ici ?
Entre ◀le▶ corps et ◀l’▶intellect, ◀la▶ tradition distingue une troisième forme de ◀l’▶existence proprement humaine, qui est ◀l’▶âme.
Je ne prends pas ce mot dans ◀le▶ sens noble et vague que lui donnent un peu trop facilement ◀les▶ poètes du siècle dernier, ni dans ◀le▶ sens goethéen de « belle âme », encore moins dans ◀le▶ sens religieux de ◀l’▶éloquence classique de ◀la▶ chaire, quand elle parle du « salut des âmes », ou de ◀l’▶« immortalité de ◀l’▶âme ».
Je prends ◀le▶ mot au sens précis et véritablement traditionnel, qui se retrouve dans certains dérivés comme animé, animation, ou même animosité. ◀Le▶ jeu « animé » d’un pianiste, par exemple, manifeste une réalité qui n’est ni proprement physique ni proprement spirituelle, qui n’est pas celle du corps ni celle de ◀l’▶intellect, encore qu’elle tienne aux deux, c’est ◀l’▶évidence, mais qui est bien plutôt celle du « cœur » comme on dit, celle de ◀l’▶âme.
◀L’▶âme est en propre ◀le▶ domaine des émotions et des passions. ◀L’▶émotion est ◀la▶ preuve de ◀l’▶âme, tout comme ◀la▶ sensation est ◀la▶ preuve du corps, et ◀la▶ pensée, ◀la▶ preuve de ◀l’▶intellect. ◀La▶ passion, c’est une impulsion qui outrepasse ◀les▶ lois et routines de ◀l’▶instinct, et qui va se heurter aux conventions sociales.
Ainsi, ◀l’▶amour-passion est cette forme de ◀l’▶amour qui se libère des contraintes naturelles, des rythmes trop prévus de ◀la▶ sexualité, mais aussi des décrets de ◀la▶ morale et des conseils de ◀la▶ raison.
◀L’▶amour-passion relève par excellence de ◀l’▶âme.
Or, c’est dans ◀le▶ mythe de Tristan qu’il a trouvé son expression ◀la▶ plus totale, délicieuse et tragique à la fois. C’est à ce mythe qu’il doit, depuis ◀le▶ xiie siècle, et dans nos sociétés occidentales, son pouvoir à jamais contagieux.
Cela posé, considérons ◀le▶ mythe lui-même dans sa pleine stature et ses profonds pouvoirs.
Tristan, c’est tout d’abord ◀le▶ mythe de ◀l’▶amour plus fort que ◀la▶ vie, plus fort que ◀la▶ vie quotidienne, plus fort que ◀la▶ vie qui dégrade, assagit, amortit, et réduit aux routines. C’est ◀le▶ mythe de ◀l’▶amour inaltérable, inaltéré par ◀l’▶érosion de ◀la▶ vie « courante », par ◀la▶ réalité des caractères qui se heurtent à propos de rien, et des tempéraments qui s’accordèrent un jour dans ◀l’▶instant du premier regard, mais que ◀le▶ temps modifie fatalement, créant un risque permanent de dissonance. C’est ◀le▶ mythe d’un amour qui méprise ◀l’▶épreuve de ◀l’▶engagement dans ◀les▶ rapports sociaux, et même de ◀l’▶engagement dans un rapport concret avec un Autre toujours insuffisant, jamais digne de son image, jamais digne de ◀l’▶Ange dont le premier regard, par une intuition fulgurante — et c’est ◀le▶ fameux coup de foudre romantique — a cru voir en lui ◀la▶ lueur, toujours fuyante mais en fuite vers ◀la▶ hauteur où elle entraîne ◀l’▶amant ravi. On aura reconnu ◀la▶ conclusion gnostique du Second Faust de Goethe, mais aussi, ◀le▶ mouvement de ◀l’▶ascension mystique de Dante, poursuivant ◀l’▶image aimée d’une Béatrice à peine connue dans sa réalité terrestre.
Ce que ◀le▶ mythe de Tristan élève ainsi devant nos yeux, ce qu’il illustre en sa simplicité majestueuse, c’est ◀l’▶intensité de ◀l’▶amour, passion de ◀l’▶âme ouverte sur ◀l’▶esprit, libérée des corps dont elle vient, et survolant ◀les▶ irritantes vicissitudes de notre incarnation présente. C’est ◀l’▶amour de ◀l’▶Amour, plus que de ◀l’▶être aimé dans sa réalité toujours irréductible à ◀l’▶image idéale que ◀la▶ passion s’en fait. Cette image, étant idéale, doit rester à jamais fuyante, inaccessible. Mais ◀la▶ réalité est lourdement présente. Elle ne saurait donc que freiner ◀l’▶élan de ◀l’▶âme vers ◀l’▶Ange désiré. « Ce n’est pas amour, qui tourne à réalité », s’écrie un troubadour tardif, contemporain de nos légendes tristaniennes.
Mais qu’est-ce alors, quel est ◀le▶ faux amour qui « tourne » ainsi ? Ce n’est pas ◀le▶ désir comblé, au sens sexuel de ◀l’▶expression, car cet acte instinctif, lié aux lois du corps, ne mérite pas en soi ◀le▶ nom d’amour. Mais c’est ◀l’▶amour « bouché » par ◀la▶ présence inévitable et continuelle, ◀l’▶amour légalisé, socialisé et sacralisé par ◀l’▶Église. C’est ◀le▶ mariage.
Constater que Tristan est tout d’abord ◀le▶ mythe de ◀l’▶amour plus fort que ◀la▶ vie, c’est reconnaître aussi que ◀la▶ vraie victime du mythe n’est pas Tristan, n’est pas Iseut, et n’est pas non plus leur passion, qui triomphe au contraire de tout. ◀La▶ vraie victime, c’est ◀le▶ roi Marc, symbole du mariage légal. ◀Les▶ amants ont perdu ◀la▶ vie, gagné ◀l’▶amour. ◀Le▶ mari, lui, partage ◀la▶ vie d’Iseut. Il reste seul vivant, mais sans amour. Aux yeux du mythe, il est perdant.
À ce premier aspect de notre légende : ◀l’▶amour-passion triomphant du mariage, c’est-à-dire de ◀l’▶amour-réalité, se rattachent deux grandes traditions de ◀la▶ culture occidentale : ◀le▶ romantisme et ◀le▶ roman. Retracer leur évolution du xiie siècle jusqu’à nos jours, comme j’ai tenté de ◀le▶ faire jadis, serait hélas illustrer ◀la▶ lente dégradation du mythe, grandiose en sa simplicité première, jusqu’au niveau de confusions morales ◀les▶ plus banales et complaisantes. Ce serait aller de ◀l’▶apparition d’un mythe sacré, voilant de poésie ses secrets religieux, jusqu’à son utilisation tout impudente, ou ignorante, ou inconsciente à des fins de rendement commercial : comédies à succès sur ◀le▶ thème du triangle, roman pour midinettes et films de série, dont ◀le▶ love interest est ◀l’▶ingrédient forcé, dernière dilution populaire du philtre magique de ◀la▶ Reine, du « vin herbé » dont ◀la▶ vertu jadis fut mortelle aux amants séparés, mais fut aussi transfigurante.
◀L’▶histoire du mythe, dans nos mœurs et coutumes, ne serait-elle que ◀l’▶histoire d’une longue profanation ? Faut-il penser que ◀les▶ pouvoirs du mythe sont épuisés et que nous serons peut-être ◀les▶ derniers à subir son « tourment délicieux », selon ◀l’▶expression célèbre de Thomas, l’un des auteurs de ◀la▶ légende primitive ? Mais si ◀le▶ mythe est épuisé, et s’il était vraiment un mythe de ◀l’▶âme, faut-il conclure que c’est ◀l’▶âme elle-même, ◀la▶ fonction émotive, dans ◀l’▶homme contemporain, qui s’épuise et qui s’atrophie, entre ◀le▶ corps et ◀l’▶intellect seuls cultivés par notre civilisation ? ◀L’▶hygiène, ◀la▶ technique et ◀la▶ science, et une dose de psychanalyse, vont-elles exorciser ◀la▶ société future, évacuant ◀les▶ dernières passions ?
Une analyse sociologique de ◀la▶ dégradation du mythe, au cours des siècles, inclinerait à des conclusions très pessimistes. Elle consisterait à montrer ◀la▶ dégradation continue et, semble-t-il, irréversible, des obstacles opposés à ◀la▶ passion.
Or on sait que ◀la▶ passion vit d’obstacles, naturels ou sacrés, coutumiers ou légaux ; qu’elle s’en nourrit et même ◀les▶ invente au besoin. Sans ◀les▶ obstacles accumulés entre ◀les▶ amants légendaires — ◀le▶ principal étant ◀le▶ mariage d’Iseut avec ◀le▶ Roi, père adoptif du héros —, il n’y aurait pas de roman, ni de passion mortelle, il n’y aurait donc pas eu de mythe. On ne saurait imaginer ◀le▶ grand roi Marc s’inclinant devant ◀les▶ « droits divins de ◀la▶ passion » qu’inventera bien plus tard ◀le▶ romantisme, puis acceptant ◀le▶ divorce et permettant que ◀la▶ reine convole en justes noces avec ◀le▶ chevalier. Et ◀l’▶on recule épouvanté devant ◀l’▶idée d’Iseut devenant Madame Tristan ! C’est pourtant bien à cela que nous en sommes aujourd’hui, dès lors que ◀le▶ mariage n’est plus un lien sacré, adversaire à ◀la▶ taille de ◀la▶ passion ; et que, loin de provoquer celle-ci par ses refus intransigeants, il prétend se fonder sur ◀l’▶amour-sentiment, succédané édulcoré, achevant ainsi de déprimer ◀le▶ mythe en même temps que ses propres fondements.
◀La▶ passion se fait rare de nos jours, s’il faut en croire nos romanciers. Ils savent bien que ◀le▶ roman véritable n’est jamais qu’une version renouvelée de ◀l’▶archétype de Tristan et Iseut. Ils cherchent donc partout ◀l’▶obstacle qui résiste, et n’en trouvent guère. ◀L’▶Homme sans qualités, de Musil, ◀la▶ Lolita de Nabokov, sont ◀les▶ derniers échos du mythe ressuscité grâce aux derniers tabous qui tiennent encore. Mais déjà, ◀le▶ héros de Lolita nous est décrit comme un antihéros, c’est-à-dire un malade mental. Un psychanalyste ◀l’▶eût guéri, et ◀le▶ roman n’eût pas eu lieu. Si ◀les▶ derniers tabous viennent à céder, c’en sera fait de ◀la▶ passion. Que deviendront nos romanciers ? Il leur reste ◀le▶ réalisme, ◀le▶ regard pseudo-scientifique détaillant des objets communs ou des fichiers de cartes perforées : c’est littéralement sans histoire. Ou bien encore, et ce serait mieux, je crois, il leur reste ◀le▶ mythe de Don Juan, ce cliché négatif de Tristan : ◀la▶ surprise opposée à ◀la▶ fidélité, ◀l’▶excitation rapide au lieu de ◀l’▶intensité, ◀la▶ noirceur dans ◀le▶ style des roués au lieu de ◀la▶ candeur monumentale, ◀les▶ jeux d’esprit au lieu des drames du spirituel.
Selon ◀les▶ sociologues, ◀la▶ passion doit mourir. Je vous dis que je n’en crois rien. Car s’il est vrai que ◀la▶ passion se nourrit d’obstacles choisis, et que notre culture tend à ◀les▶ supprimer, il reste un obstacle suprême, celui-là justement dont triomphe ◀la▶ passion de Tristan et d’Iseut : et c’est ◀la▶ mort.
J’ai laissé jusqu’ici dans ◀l’▶ombre cet aspect, trop souvent, trop facilement cité, du « beau conte d’amour et de mort ».
◀Les▶ obstacles sociaux, coutumiers ou sacrés, ont cédé à nos sciences, ou c’est tout comme. Qu’en est-il du dernier barrage que notre condition d’êtres finis oppose à notre amour d’un être, à ◀l’▶Amour même ?
Si ◀la▶ passion vit de séparations, il est bien clair que ◀la▶ séparation ◀la▶ plus irrémédiable est dans ◀la▶ mort, et toutes nos sciences, ici, se récusent et se taisent.
Or c’est ici que ◀la▶ passion mythique va se dresser dans sa pleine stature. En buvant ◀le▶ breuvage magique, ◀les▶ amants légendaires sont entrés, nous disent-ils, dans ◀les▶ voies d’une destinée « qui jamais ne leur fauldra jour de leur vie, car ils ont beu leur destruction et leur mort ». Certes, c’est vrai pour leur existence dans ce monde, mais ils ont aussi bu ◀l’▶Amour, un amour qui s’adresse à ◀la▶ part immortelle que lui seul pourra deviner, ou susciter dans l’autre ; ◀la▶ part de ◀l’▶Ange.
Pétrarque, en proie au mythe, ose parler d’un plaisir
Et Wagner, le dernier auteur de ◀la▶ légende qu’il a su recréer d’après nature, s’inspirant de Gottfried de Strasbourg, inspiré lui-même des Bretons, de Béroul, et d’on ne sait qui d’autre, Wagner décrit par sa musique, vrai langage du mythe essentiel, ◀la▶ mort transfigurante des amants. Cette mince bande jaune sur ◀la▶ mer, dans ◀le▶ nouveau décor de Bayreuth, cette frileuse aurore jaune au bas du ciel, c’est un jour qui renaît, non pas ◀le▶ jour des hommes et de leur peine quotidienne, mais ◀l’▶horizon du nouveau jour qui révélera ◀le▶ sens caché de nos « apparences actuelles », ◀le▶ jour de ◀l’▶Ange.
Cet horizon de ◀la▶ mort est ◀l’▶ultime sens du mythe. Mais il faut croire aux anges pour y croire.
Selon ◀la▶ mythologie de ◀l’▶ancien Iran, du mazdéisme de Zarathoustra, toutes ◀les▶ actions d’un homme sur ◀la▶ terre, ses intentions et ses désirs et ses amours, composent au Ciel un être de lumière, une contrepartie transcendante, qui est son Nom divin, sa personne éternelle. Tout homme est double : individu sur Terre, donc transitoire — et germe d’un être éternel qui est son vrai moi, et qui est un ange au ciel. Or, ces anges, nommés Fravartis, sont des entités féminines. On retrouve ici Dante, et Goethe, et peut-être bien notre mythe.
◀L’▶événement majeur, ◀la▶ scène capitale du drame de ◀la▶ personne ainsi constituée se produit à ◀l’▶aube de la troisième nuit qui suit ◀la▶ mort terrestre : c’est ◀la▶ rencontre de ◀l’▶âme avec son moi céleste à ◀l’▶entrée du pont Chinvat. Dans un paysage nimbé de ◀la▶ Lumière-de-Gloire restituant toutes choses et tous ◀les▶ êtres dans leur pureté paradisiaque, « dans un décor de montagnes flamboyant aux aurores, d’eaux célestes où croissent ◀les▶ plantes d’immortalité »18, au centre du monde spirituel (qui est ◀le▶ monde réel des Archétypes), ◀le▶ pont Chinvat s’élance, reliant un sommet au monde des Lumières infinies. À son entrée, se dresse devant ◀l’▶âme sa Dâenâ, son moi céleste, jeune femme d’une beauté resplendissante et qui lui dit : — Je suis toi-même ! Mais si ◀l’▶homme sur ◀la▶ Terre a maltraité son moi, au lieu de ◀la▶ Fravarti c’est une apparition monstrueuse et défigurée qui reflète son état déchu.
Je ne puis m’empêcher d’imaginer que cette « rencontre aurorale » avec ◀le▶ moi céleste en forme d’ange, et femme, figure ◀la▶ conclusion du mythe de Tristan : ce qui se passe trois jours après ◀la▶ mort d’amour. Iseut n’évoque-t-elle point cette forme de lumière qu’on ne rejoint que dans un au-delà, et qui aurait été, sur ◀la▶ Terre, ◀le▶ véritable objet du désir de Tristan, sa princesse lointaine et son « amour de loin » comme parlait ◀le▶ troubadour Jaufré Rudel ? ◀L’▶apparent narcissisme de Tristan trouverait ici son interprétation spirituelle. Toute filiation historique mise à part — ce serait ◀le▶ sujet d’autres études — je me demande souvent si ◀l’▶angélologie de ◀l’▶ancien Iran ne détient pas ◀le▶ secret dernier de notre mythe.
◀La▶ tradition chrétienne de ◀l’▶amour du prochain ne s’en trouverait-elle pas éclairée, à son tour ?
Aimer ◀le▶ prochain « comme soi-même » suppose d’abord une dualité entre ◀l’▶individu et ◀le▶ vrai moi, sans laquelle on ne saurait s’aimer soi-même, puisqu’« il faut être deux pour aimer », comme dit ◀la▶ sagesse populaire. Aimer vraiment, ce serait aimer ◀l’▶ange en soi-même et dans l’autre, identiquement ; ce serait deviner ◀l’▶ange, en soi-même et dans l’autre, ◀l’▶aider à naître, et ◀le▶ rejoindre enfin dans ◀le▶ monde lumineux de ◀la▶ nostalgie.
Mais alors ◀l’▶obstacle dernier à notre amour, provoquant ◀la▶ passion créatrice, ce ne serait plus ◀la▶ mort, ce serait dès ici-bas, ◀l’▶altérité même du prochain. Que l’Autre soit un Autre impénétrable ne tient pas à quelque interdit, à quelque tabou religieux, à quelque décret de ◀la▶ morale que ◀l’▶on pourrait un jour abandonner, mais tient à ◀l’▶être même, au fait de ◀la▶ personne. Nulle technique et nulle science de ◀l’▶homme ne peut nous être ici d’aucun secours. Il faut aimer pour ◀le▶ comprendre, et rapporter ◀l’▶amour à ses fins spirituelles.
◀Le▶ mythe peut nous y aider, c’est bien là sa fonction, qui est d’orienter notre vie affective, de lui offrir un modèle simple et pur, une grande image ordonnatrice de ◀la▶ passion.
En restituant à notre temps ce modèle de ◀l’▶amour-passion, dans sa grandeur première et drue, ◀les▶ philologues nous ont mis au défi d’apporter un peu plus de justesse dans ◀le▶ style de nos émotions. Et ce n’est pas seulement de ◀la▶ littérature qu’ils ont bien mérité, mais de ◀l’▶âme.
Comment résister à ◀la▶ tentation de comparer ◀les▶ versions modernes du mythe ?
Il existe en français d’aujourd’hui plusieurs traductions, qui se donnent pour fidèles, des versions de Thomas, de Gottfried de Strasbourg, d’Eilhart d’Oberg, et du Roman en prose. Seuls, Joseph Bédier en 1908 et André Mary en 1941, ont osé récrire ◀la▶ légende, dans leur propre version inspirée des anciennes. Continuateurs et non pas rewriters, ils se sont pénétrés des textes des trouvères français, anglo-normands, anglais, allemands, danois et même norvégiens, et ◀les▶ ont recréés dans des styles différents : Bédier classique, Mary baroque ; Bédier ramassé, condensé, pathétique au lyrisme contenu qui n’éclate malgré lui que dans ◀l’▶épisode bref, tel Tristan fou ; Mary plus pittoresque et foisonnant, au détail descriptif savoureux ; Bédier s’inspirant surtout de Béroul, Mary de Thomas ; Bédier « français » comme on devait ◀l’▶être aux alentours de 190919 ; Mary résolument « anglo-normand » comme son modèle principal. Ce qui nous vaut une langue riche et fort habilement ravalée sans pédanterie, et un plaisant vocabulaire anglo-normand de ◀la▶ belle époque — un franglais primitif, si ◀l’▶on préfère — dont je citerai quelques exemples à ◀la▶ volée :
Thomas et Mary | Anglais | |
remembrer | (remémorer) | = remember |
barge | (barque) | = barge |
auborne | (blond cendré) | = auburn |
drue | (amante) | = druery |
repair | (retour) | = repair |
riote | (querelle) | = riot |
sorcerie | (sorcellerie) | = sorcery |
départie | (départ) | = departure |
Il doit être évident que ces restitutions sont dans ◀la▶ tradition de tous ◀les▶ textes que nous tenons pour ◀les▶ « originaux » de ◀la▶ légende, et qui, en fait, n’étaient eux-mêmes que des versions renouvelées, souvent critiques et parfois polémiques, de modèles plus anciens, perdus pour nous. Bédier et Mary, comme Wagner, sont des auteurs de Tristan, à peu près au même titre que Béroul ou Thomas, Gottfried, Eilhart, Chrétien de Troyes, ou ◀l’▶auteur du Roman en prose. ◀Le▶ Mythe en eux tous a dicté, inventé ses moyens d’expression.
Et cependant, tout étant dit à ◀la▶ louange des modernes complices-victimes-auteurs-recréateurs du Mythe, rien ne vaut ◀le▶ contact personnel avec ◀les▶ textes médiévaux, une fois ◀le▶ lecteur familiarisé avec ◀le▶ contenu explicite de ◀la▶ légende, ◀les▶ situations et ◀les▶ symboles qui en constituent ◀la▶ matière traduisible : on peut tout traduire d’un poème, sauf ◀la▶ poésie. Après Bédier (qui a provoqué le premier choc révélateur), après André Mary (pour ceux qui en veulent davantage), après Wagner (◀le▶ plus profond, ◀le▶ plus insupportable, ◀le▶ plus achevant de tous), allez voir ◀les▶ originaux et vous y ferez des découvertes fulgurantes.
◀Le▶ Roman en prose parle de ◀la▶ mort comme nul moderne adaptateur ne ◀l’▶a osé. Tristan surpris par ◀le▶ roi Marc implore son pardon pour ◀la▶ Reine mais dit de lui-même : « Ah ! Mort, viens voir Tristan et finis ses douleurs ! » Il en reste chez Bédier : « Que m’importe de mourir ! » — chez Mary, rien du tout, ce qui vaut sans doute mieux.
Dans ◀le▶ même Roman en prose, lorsque Tristan meurt : « Douce amie, je ne vous verrai plus. Adieu, je m’en vais et vous salue. Et ◀le▶ cœur lui crève, et son âme s’en va. » André Mary, d’après Thomas : « Puis il a dit trois fois : Amie Iseut ! À la quatrième, il a rendu ◀l’▶esprit. » (Bédier : « Il rendit ◀l’▶âme. »)
Mais il y a surtout ◀l’▶épisode des amants qui se repentent lorsque ◀le▶ philtre cesse d’agir, après trois ans. Ils vont trouver ◀l’▶ermite de ◀la▶ forêt de Morois. Selon Bédier, ◀l’▶ermite leur dit : « Amis ! comme amour vous traque de misère en misère ! » Et selon André Mary : « Jeunesse déchassée par ◀l’▶honneur et reboutée de Dieu, avec quelle rigueur ◀le▶ péché vous malmène ! »
Béroul a dit seulement ceci :
Amour par force vous démène !
(Amors par force vos demeiné)
— un seul vers qui nous jette au cœur du Mythe et qui demeure, à tout jamais, ◀la▶ plus poignante définition de ◀la▶ passion.