Après le▶ xiie siècle : vers une littérature distincte du social
◀De▶ ◀la▶ Bhagavad-Gita à ◀la▶ Quête du Graal, ◀de▶ ◀la▶ tragédie ◀d’▶Œdipe à celle ◀de▶ Tristan, toutes ◀les▶ grandes œuvres ◀de▶ ◀la▶ littérature mondiale, jusqu’au xiie siècle, naissent et vivent en symbiose avec une communauté, en expriment ◀les▶ finalités, ◀les▶ règles instituantes, et ◀les▶ fatalités. Puis, en Europe seulement, ◀l’▶Épopée va se taire, et ◀le▶ Mythe, refoulé dans ◀l’▶inconscient, va cesser ◀d’▶être ◀l’▶agent déterminant ◀de▶ ◀la▶ cohésion religieuse et sociale. ◀Le▶ Dogme catholique d’abord, puis ◀l’▶État national, de plus en plus, vont assurer cette fonction politique, au sens originel du terme, qui est ◀l’▶aménagement et ◀l’▶arbitrage des rapports humains dans ◀la▶ cité (◀la▶ polis grecque donne politique, ◀la▶ civitas romaine, civisme). Et alors commence ◀la▶ littérature au sens actuel, occidental du terme : activité distincte du social, du civique.
◀La▶ poésie, dès ◀le▶ xiie siècle des troubadours, devient chant du cœur solitaire ; ◀la▶ tragédie, quittant ◀l’▶amphithéâtre ou ◀le▶ parvis du temple devient divertissement forain ou cérémonie ◀de▶ Cour ; et ◀le▶ récit en prose, après quatre ou cinq siècles, reparaît sous ◀la▶ forme du roman bourgeois, description enthousiaste au début (Balzac, Hugo) des mœurs et des passions du temps, analyse ◀de▶ ◀la▶ « psychologie » ◀de▶ personnages évidemment fictifs, sociologie des « milieux » et des classes conventionnelles, dont ◀le▶ portrait passe pour « réaliste » dans ◀la▶ mesure où il se conforme à des stéréotypes plus révélateurs des préjugés courants ou partisans que des réalités sociales ; enfin, critique de plus en plus corrosive ◀de▶ ◀la▶ société, ◀de▶ toute société possible, voire ◀de▶ ◀la▶ condition humaine en soi. Un parti pris ◀de▶ démystification objective des rapports sociaux achève ◀de▶ faire du roman littéraire ◀d’▶aujourd’hui ◀la▶ parfaite antithèse ◀de▶ ◀l’▶épopée, qui était toujours un panégyrique, héroïsant, tonifiant, naïvement normatif 2.
Avec ◀le▶ structuralisme, ◀la▶ démystification atteint ◀le▶ sujet même ; non seulement ◀le▶ personnage et ◀la▶ situation, mais ◀l’▶auteur, ◀le▶ conteur, ◀le▶ scripteur, se réduisent à des processus dénués ◀de▶ réalité personnelle et par définition irresponsables : « Ça parle » et non pas vous ou moi, à travers quelque chose qui n’est qu’une illusion ◀d’▶ipséité, ◀d’▶identité. Personne ne répond plus. Comme dans ◀le▶ bouddhisme.
Dans leur ensemble, nos littératures se sont progressivement dessaisies ◀de▶ leur mission créatrice ◀de▶ communauté. Sauf dans leurs parties basses, démagogiques, sentimentales ou partisanes, elles ont renoncé à toute influence sur ◀le▶ peuple. Elles ne s’adressent qu’à des élites et à leurs franges contestataires. ◀La▶ société n’est plus pour elles qu’un donné ◀d’▶études descriptives d’abord (au xixe siècle), plus ou moins complaisantes, puis « objectives », et de plus en plus sarcastiques. ◀La▶ société n’est plus quelque chose qu’il y ait à faire, à susciter et animer ◀de▶ ◀l’▶intérieur, à orienter et pourvoir ◀de▶ modèles, à informer par ◀les▶ recettes ◀d’▶anciennes sagesses ou par ◀le▶ dévoilement ◀d’▶un sens nouveau et ◀de▶ finalités mieux définies.
◀La▶ littérature aujourd’hui ne retrouve guère qu’une forme négative ◀de▶ sa responsabilité originelle : c’est ce qu’on nomme en France, depuis Mai 68, ◀d’▶un terme d’ailleurs emprunté à J.-P. Sartre, ◀la▶ contestation. Critique dévastante ◀de▶ notre civilisation, mais qui n’a pas encore trouvé son Swift, ni même son Céline, et qui n’est lue en fait que par quelques milliers ◀de▶ jeunes gens ◀d’▶origine bourgeoise. Or ◀la▶ contestation porte précisément sur ◀les▶ jugements et préjugés prévalant dans une bourgeoisie de plus en plus imitée par ◀le▶ peuple dans ses goûts et ses ambitions, grâce à ◀la▶ propagande que font ◀les▶ mass médias aux « valeurs », c’est-à-dire aux « succès » ◀de▶ ◀la▶ société ◀de▶ consommation.