Le▶ ludion, ◀le▶ contestataire et ◀le▶ prophète
Cette rapide revue ◀de▶ ce qu’on pourrait nommer « ◀les▶ variétés ◀de▶ ◀l’▶engagement politique ◀de▶ ◀l’▶écrivain » nous permettra maintenant ◀de▶ distinguer trois types ◀d’▶auteurs, selon ◀le▶ mode ◀de▶ leurs relations avec ◀l’▶époque et ◀le▶ degré ◀de▶ responsabilité civique qu’ils assument : ◀le▶ ludion, ◀le▶ contestataire et ◀le▶ prophète.
1. ◀Le▶ ludion réagit passivement à ◀l’▶époque : il n’est pas engagé mais immergé en elle, il en révèle ◀les▶ courants locaux et superficiels, ou profonds et en formation, sans essayer ◀d’▶agir sur eux, soit qu’il n’en ait aucune envie, ou désespère ◀d’▶en avoir ◀les▶ moyens, ou nie que ces moyens puissent exister.
Et cependant, en ◀les▶ nommant, en leur donnant droit ◀de▶ cité dans son œuvre, en leur permettant ◀de▶ ◀la▶ sorte ◀de▶ se « déclarer », comme on ◀le▶ dit ◀d’▶une maladie ou ◀d’▶un amour, il fait accéder à ◀l’▶existence des sentiments latents ou refoulés, des angoisses ou des espérances qui vont devenir autant ◀de▶ réalités actives ◀de▶ ◀la▶ société. Telle est ◀l’▶inéluctable responsabilité ◀de▶ ◀l’▶écrivain ◀le▶ moins enclin qui soit à prendre parti sur ◀la▶ Place : il ne peut rien contre cette efficacité ◀de▶ son talent. « ◀Les▶ autres forment ◀l’▶homme, je ◀le▶ récite », dirait-il volontiers avec Montaigne, mais cette devise du non-engagement reste trompeuse : certaines manières ◀de▶ ◀le▶ réciter forment ◀l’▶homme ou bien ◀le▶ déforment, ◀le▶ transforment à ses propres yeux. Dans ce domaine, comme en physique des particules, ◀l’▶observation modifie son objet. Nulle description n’est innocente.
La plupart des romanciers et quelques poètes du xixe et du xxe siècle sont à ranger dans cette catégorie très vaste, dont ◀la▶ limite inférieure (parmi ◀les▶ écrivains qui comptent) serait symbolisée par ◀le▶ nom ◀de▶ Françoise Sagan, ludion des moods à ◀la▶ mode, et ◀la▶ limite supérieure par ◀le▶ nom ◀de▶ Franz Kafka, révélateur par ◀l’▶angoisse du syndrome totalitaire qui se constituait alors dans ◀l’▶inconscient des peuples. Entre ces deux extrêmes, ◀les▶ chroniqueurs du temps comme Proust, Dos Passos, Fitzgerald, Morand, Moravia, Pasternak, mais aussi (dans une autre dimension) ◀le▶ T. S. Eliot du Waste Land, sans ◀le▶ témoignage desquels ◀la▶ société ◀de▶ ◀l’▶époque n’eût pas eu son portrait tiré, et n’eût pas assumé devant ◀l’▶Histoire son visage et son style, et sa conscience ◀d’▶elle-même, — généralement mauvaise, comme on sait. Ce qui conduit naturellement à la deuxième catégorie :
2. ◀Le▶ contestataire réagit contre ◀l’▶époque, contre ◀la▶ société qui ◀le▶ concerne, par ◀l’▶analyse impitoyable, ◀la▶ description partiale et sarcastique, ◀le▶ comique « dévastant », ◀le▶ lyrisme vengeur, ◀la▶ muflerie délibérée ou ◀la▶ dignité offensée, activités et attitudes dominées par une volonté viscérale ◀de▶ refus et ◀de▶ négation ◀d’▶un certain type ◀de▶ société (même s’il n’en connaît pas ◀de▶ meilleure à proposer) et à ◀la▶ limite, ◀de▶ toute espèce ◀de▶ société organisée, donc répressive. C’est sa manière ◀d’▶assumer son rôle civique, et ◀de▶ participer au débat du forum.
On peut contester comme Érasme et Voltaire au nom de ◀la▶ raison, mais aussi comme Kierkegaard ou Rozanov, Unamuno ou Gombrowicz, Breton ou Céline, en haine et dérision ◀de▶ tout rationalisme, ou encore comme Beckett, Mailer ou Ionesco par ◀le▶ style brisé, disloqué, ◀l’▶imprécation lyrique ou ◀le▶ masochisme transcendantal : tout cela, en tant qu’écrivain par ◀les▶ moyens propres à ◀l’▶écrivain.
On peut contester comme Trotski, Romain Rolland, Sartre ou Marcuse : non par ◀le▶ style lui-même, indifférent ou neutre, mais par ◀le▶ contenu ◀d’▶un discours idéologique, dont ◀l’▶efficacité immédiate doit suffire.
Mais ◀la▶ contestation ◀la▶ plus féconde et ◀la▶ plus efficace en fin de compte est celle qui oppose à ◀la▶ société aliénante, à ◀l’▶oppression dégradante, à ◀l’▶injustice et au mensonge organisé, ◀le▶ témoignage ◀de▶ ◀l’▶amour, ◀de▶ ◀la▶ fraternité et ◀de▶ ◀l’▶honneur ◀d’▶être homme : Silone, Koestler, Malraux, Soljenitsyne, dans ◀la▶ descendance du plus grand ◀de▶ tous, Dostoïevski.
3. Quant au prophète, que certains nomment ◀l’▶utopiste, c’est toute ◀la▶ grande poésie, ◀d’▶Isaïe à ◀l’▶Apocalypse, ◀d’▶Eschyle à Dante, ◀de▶ Hölderlin à Nietzsche, ◀de▶ William Blake au vieil Hugo, mais c’est aussi toute ◀l’▶imagination ◀d’▶une « vraie vie », ◀de▶ Thomas More et Tommaso Campanella à Swift, Rousseau, Saint-Simon et Fourier, Proudhon, Walt Whitman, George Orwell, mais aussi Teilhard de Chardin…
◀Le▶ prophète sent ◀l’▶époque bien mieux que ◀le▶ ludion, dans ◀la▶ mesure où il ◀la▶ refuse et ◀la▶ dépasse bien plus radicalement que ◀le▶ contestataire. Mais s’il ◀la▶ juge, ◀la▶ refuse et ◀la▶ dépasse, c’est au nom d’une vision meilleure qu’il annonce, illustre, anticipe et qu’il invente ◀de▶ toute sa passion, quitte à ◀la présenter comme système scientifique.