Université et universalité (janvier 1973)au av
Depuis quelques années, tout le monde s’est mis à parler d’▶interdisciplinarité. Pourquoi ?
À cause de ◀l’▶excès ◀de▶ spécialisation qui était en train de stériliser ◀les▶ recherches en ◀les▶ soumettant à leur rentabilité (économique, militaire ou idéologique), ◀de▶ scléroser ◀l’▶enseignement, en ◀le▶ faisant servir à ◀la▶ vanité académique, ◀de▶ ruiner ◀les▶ notions mêmes ◀d’▶Université et ◀d’▶universalité (cette « version à ◀l’▶unité », disait Claudel), et par suite de ruiner nos possibilités ◀de▶ communication, ◀de▶ langage commun, ◀de▶ commune mesure, fondements ◀de▶ notre société. Nos universités devenaient autant ◀de▶ tours ◀de▶ Babel : leurs finalités s’évanouissaient, devenaient inexprimables dans ◀la▶ prolifération des jargons spécialisés. ◀Le▶ simple besoin ◀de▶ comprendre notre monde, nos actions et ◀les▶ produits ◀de▶ ◀la▶ pensée, devait nous conduire à ◀l’▶idée ◀d’▶interdisciplinarité.
Qui veut dire quoi ?
Beaucoup de choses vagues, comme culture générale, studium generale, université européenne ; beaucoup de choses redoutables, comme ◀l’▶hégémonie ◀d’▶une science (Saint Thomas, Marx, Wittgenstein) ou un savoir unifié par quelque autorité totalitaire, sociale ou religieuse, politique ou logique. Ou simplement, ◀la▶ conviction que ◀la▶ réalité n’est pas divisée en compartiments correspondant aux facultés. Mais aussi, deux ou trois choses précises, comme :
a) ◀l’▶interaction féconde ◀de▶ deux ou plusieurs disciplines ;
b) ◀l’▶application ◀de▶ nombreuses disciplines à un même objet.
◀L’▶exemple désormais classique ◀de▶ ◀la▶ fécondation ◀d’▶une discipline par une autre est fourni par ◀l’▶œuvre ◀de▶ Claude Lévi-Strauss, ◀l’▶ethnographe découvrant dans ◀la▶ linguistique ◀de▶ F. de Saussure ◀l’▶explication qui lui manquait ◀de▶ ◀la▶ prohibition ◀de▶ ◀l’▶inceste et des structures ◀de▶ ◀la▶ parenté en général. Mais il est d’autres exemples non moins significatifs, celui ◀de▶ ◀la▶ théorie des jeux ◀de▶ von Neumann et Morgenstern, qui renouvelle à la fois ◀l’▶économie et ◀la▶ stratégie militaire, et celui ◀de▶ ◀la▶ cybernétique, dont on connaît ◀les▶ applications à ◀la▶ biologie, à ◀la▶ psychologie ou à ◀la▶ politologie autant qu’à ◀l’▶automation industrielle.
◀L’▶amour-passion. J’ai étudié ce phénomène, si spécifiquement européen par sa genèse, dans ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident . J’ai très vite pressenti que ◀la▶ forme ◀d’▶amour que je cherchais à décrire ne pouvait être saisie par aucune ◀de▶ nos disciplines universitaires (études romanes, arabes et celtiques, psychologie analytique, sociologie, histoire, théologie, économie, anthropologie culturelle, etc.) isolément, ne devenait saisissable qu’au lieu même ◀de▶ leur convergence, là où il s’était constitué. Cela fut ressenti à ◀l’▶époque comme ◀le▶ péché contre ◀l’▶esprit (académique), ◀la▶ transgression par excellence : celle des frontières entre ◀les▶ disciplines, ◀les▶ spécialités, ◀les▶ facultés même ! Toute ◀la▶ Sorbonne m’a condamné, mais ◀le▶ même ouvrage, aujourd’hui, figure au programme ◀de▶ licence : petit exemple ◀d’▶une vaste évolution.
◀L’▶Institut universitaire ◀d’▶études européennes n’est-il pas, en vertu même ◀de▶ son titre, condamné à ◀la▶ spécialisation ?
En vertu même ◀de▶ ◀l’▶objet ◀de▶ ses études, qui est ◀l’▶Europe, il me paraît condamné à ◀l’▶interdisciplinarité ◀de▶ type b). ◀L’▶Europe est un phénomène qui n’existe, au sens fort, ni dans ◀les▶ réalités économiques seules, ni dans ◀la▶ politologie seule, ni dans ◀l’▶histoire seule, ni dans ◀la▶ culture, ◀la▶ démographie, ◀la▶ théologie, ◀la▶ psychologie des peuples, ou ◀la▶ sociologie seules. Pas une seule ◀de▶ ces disciplines ne serait capable ◀de▶ saisir ◀l’▶Europe dans son être historique et virtuel, dans son évolution. ◀L’▶Europe n’apparaît qu’à leur carrefour, elle est définie par leurs intersections, et ses reliefs ne se révèlent qu’au croisement ◀de▶ leurs faisceaux lumineux.
De même, s’agissant des régions, sujet actuel ◀de▶ nos groupes ◀de▶ recherches. ◀La▶ notion ◀de▶ régions fonctionnelles à base territoriale variable (syndicats intercommunaux transfrontaliers) ne peut être concrétisée, actualisée, que par des approches multiples et simultanées, à partir de presque toutes ◀les▶ « disciplines » existantes.
Ces recherches sont métaphoriques, s’il est vrai que ◀la▶ métaphore naît du rapprochement ◀de▶ deux phénomènes très éloignés, et que ◀la▶ lumière qui jaillit ◀de▶ ◀l’▶opération éclaire des structures communes ou des analogies structurelles.
Vous pratiquez donc ◀l’▶interdisciplinarité, à ◀l’▶IUEE ?
◀L’▶interdisciplinarité requise par ◀l’▶objet ◀d’▶études ne peut exister qu’à des degrés très variables chez ◀les▶ sujets qui ◀la▶ pratiquent, enseignants et étudiants. Nous partons chacun ◀de▶ sa ou ◀de▶ ses disciplines, vers un même but. Nous sommes en convergence, pas encore en symbiose, mais elle est potentielle.
Quelles sont vos chances ◀de▶ ◀l’▶actualiser ?
Notre taille, Dieu merci minuscule ! Elle seule permet ◀la▶ coexistence quotidienne des diverses disciplines et des enseignants, leurs échanges vivants, ◀la▶ possibilité pour ◀les▶ étudiants ◀de▶ suivre des cours qui ailleurs seraient répartis entre quatre ou cinq facultés.
◀Les▶ universités qui luttent contre ◀le▶ gigantisme en se scindant selon leurs spécialités — voir ◀les▶ treize qui sont issues ◀de▶ ◀la▶ Sorbonne — vont en sens inverse ◀de▶ ◀l’▶interdisciplinarité nécessaire, si justement revendiquée par Mai 68, mais si curieusement oubliée par ◀les▶ réformes qui ont suivi.