De▶ ◀la▶ « culture nationale » (mars 1973)b
◀Le▶ véritable sens du mot nation, avant que ◀le▶ xix e siècle ne ◀l’▶ait étatisé, était donné par des réalités ethniques et linguistiques. Respecter ◀les▶ « personnalités nationales », c’était donc proprement respecter ◀les▶ nationalités ◀de▶ ◀la▶ Bretagne et ◀de▶ ◀l’▶Écosse, du Pays basque et du Pays de Galles, ◀de▶ ◀la▶ Catalogne, ◀de▶ ◀l’▶Alsace, etc. Or, ◀les▶ États-nations français, espagnol et anglais, qui insistent tant pour qu’on respecte leur « personnalité » officielle, se sont formés précisément au mépris ◀de▶ ◀la▶ personnalité authentique des petites nations qu’ils ont unifiées par coups ◀de▶ force. Ils n’ont guère ◀d’▶existence qu’administrative dans ◀les▶ faits, que scolaire dans ◀les▶ esprits.
◀Les▶ États-nations en tant que tels n’ont rien apporté ◀de▶ valable à ◀la▶ culture qui a fait ◀la▶ force et ◀la▶ grandeur ◀de▶ ◀l’▶Europe. Au xix e siècle qui ◀les▶ a vus naître et s’imposer à tout ◀le▶ continent — avant ◀d’▶être imités ◀de▶ nos jours par ◀le▶ tiers-monde — , tout ce qui compte pour ◀l’▶esprit refuse ◀de▶ compter avec aucun ◀d’▶eux. Ce n’est pas ◀le▶ Danemark qui compte pour Kierkegaard ou qui nous intéresse à lui. Nietzsche maudit ◀le▶ « nationalisme bovin » ◀de▶ nos pays, il n’y voit qu’une maladie ◀d’▶esprits fatigués, il refuse ◀de▶ vivre en Allemagne, exalte ◀les▶ moralistes français et ◀la▶ musique ◀de▶ Carmen contre ◀les▶ pangermanistes et Wagner. Rimbaud ne veut rien devoir à ◀la▶ France, souhaite que son Ardenne natale soit occupée par ◀les▶ Prussiens, et ◀la▶ fuit, ◀l’▶injure à ◀la▶ bouche, pour aller n’importe où ailleurs ; et ce qu’il regrettera — il ◀l’▶a prédit — ce n’est pas sa nation, mais ◀l’▶Europe — « ◀l’▶Europe aux anciens parapets ». Ceux qui, au contraire, disent tout devoir à leur État-nation, ne sont jamais ceux qui ◀l’▶illustrent, ce sont ◀les▶ Déroulède et ◀les▶ Détaillé, non ◀les▶ Baudelaire et ◀les▶ Courbet.
S’il est vrai que ◀les▶ diversités, voire ◀les▶ contradictions ◀de▶ notre culture, ont été ◀le▶ ressort ◀de▶ notre histoire, elles ne doivent rien à nos États-nations modernes.
◀La▶ « personnalité » ◀de▶ nos États-nations, qu’elle soit hexagonale ou insulaire, en forme de botte ou ◀de▶ peau ◀de▶ taureau, est finalement ◀la▶ moins sociable ◀de▶ toutes celles qui prétendent à notre respect. À vouloir ◀l’▶invoquer pour retarder ◀l’▶union, on court ◀le▶ risque ◀de▶ ◀la▶ faire apparaître aux yeux des peuples comme un facteur, non ◀de▶ diversité féconde, mais ◀de▶ division anarchique du continent au seul profit ◀de▶ ◀l’▶unification impérialiste des régions. Qu’en est-il ◀de▶ nos vraies diversités ? Je proposerai là-dessus deux observations faciles à vérifier.
1. Chacun ◀de▶ nos pays a un nord et un midi, dans chacun ◀l’▶on trouvera des croyants et des incroyants, des hommes ◀de▶ gauche et des hommes ◀de▶ droite, des romantiques-surréalistes et des classiques plus ou moins conformistes, des progressistes et des conservateurs. Or je mets en fait que, dans la plupart des cas, ◀les▶ hommes ◀de▶ gauche (ou ◀de▶ droite) ◀de▶ pays différents se ressembleront davantage et s’entendront mieux entre eux qu’ils ne s’entendent avec ◀les▶ hommes ◀de▶ droite (ou ◀de▶ gauche) ◀de▶ leur propre nation ; que ◀les▶ surréalistes ◀d’▶un pays s’accorderont mieux avec ◀les▶ surréalistes ◀de▶ ◀l’▶étranger qu’avec ◀les▶ conformistes ◀de▶ leur propre nation ; et ainsi ◀de▶ suite. Ce ne sont pas nos appartenances nationales qui nous diversifient vraiment, c’est ◀la▶ pluralité des écoles ◀de▶ pensée et des styles ◀de▶ vie qu’on retrouve à divers degrés dans toutes nos nations. Supprimez ◀les▶ frontières nationales, vous n’appauvrirez en rien ◀l’▶Europe une et diverse.
2. ◀La▶ création culturelle en Europe est ◀d’▶autant plus riche et intense qu’elle est moins centralisée et que ses foyers sont plus nombreux. Au Moyen Âge, ces foyers ◀de▶ création sont ◀les▶ universités — ◀de▶ Bologne à Oxford, ◀de▶ Coimbra à Cracovie et ◀de▶ Tolède à Prague ; à ◀la▶ Renaissance, ◀les▶ cités du nord ◀de▶ ◀l’▶Italie, des Flandres, ◀de▶ ◀la▶ Bourgogne et ◀de▶ ◀la▶ Rhénanie. On sait ◀le▶ rôle merveilleusement fécondant ◀de▶ petites villes comme Tübingen, Iéna, Weimar ou Dresde dans ◀l’▶Allemagne romantique des Hegel, des Schelling, des Hölderlin et des Humboldt, au moment même où Napoléon faisait ◀de▶ ◀la▶ France un désert culturel en mobilisant à Paris tous ◀les▶ esprits distingués qu’il n’avait pas bannis.
◀Le▶ grand secret ◀de▶ ◀la▶ vitalité inégalée ◀de▶ notre culture européenne, il est dans cette interaction perpétuelle des grands courants continentaux, qui établissent une unité vivante et dynamique, et des foyers locaux ◀de▶ création, qui sans cesse remettent en question et renouvellent ◀les▶ données communes.
Or dans ce jeu entre ◀les▶ grands courants et ◀les▶ foyers locaux, entre ◀l’▶unité et ◀la▶ diversité, il faut bien constater que ◀l’▶échelon national ne joue aucun rôle, est simplement omis, inexistant.
Ce qui s’oppose à ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe et à ◀la▶ formation ◀d’▶une conscience commune — condition préalable ◀de▶ tout civisme européen — c’est ◀le▶ nationalisme, sous-produit ◀de▶ ◀la▶ culture, puisqu’il a été propagé par ◀l’▶école et ses manuels depuis ◀le▶ milieu du xix e siècle, présentant ◀l’▶Europe comme un puzzle ◀de▶ nations et sa culture comme ◀l’▶addition ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ « cultures nationales » bien distinctes, autonomes et rivales.
Cette conception n’est pas seulement responsable des guerres absurdes, justifiées aux yeux des masses par ◀le▶ chauvinisme culturel — ◀les▶ Français ◀de▶ 1914 croyaient défendre ◀la▶ Civilisation contre ◀les▶ Allemands qui croyaient défendre leur Kultur — , elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de ◀l’▶Histoire, et particulièrement ◀de▶ ◀l’▶histoire des arts, ◀de▶ ◀la▶ peinture et ◀de▶ ◀la▶ musique.