« Denis de Rougemont, l’▶amour et ◀l’▶Europe » (3-4 mars 1973)aj ak
Pourquoi ◀l’▶amour est-il devenu l’une des préoccupations majeures ◀de▶ votre pensée ?
Pourquoi j’ai écrit sur ◀l’▶amour ? C’est ◀la▶ question posée ◀le▶ plus souvent par ◀les▶ interviewers. J’ai coutume ◀de▶ répondre : Dites-moi plutôt pourquoi et comment vous imaginez que j’aurais pu ne pas ◀le▶ faire, étant écrivain, et Européen ! Quand on constate qu’un écrivain véritable, et ◀d’▶Europe, n’a jamais écrit sur ◀l’▶amour, là, il y a lieu ◀de▶ se demander…
Ceci dit, réduisons « ◀l’▶invasion » à ses justes proportions : ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , Comme toi-même (ou ◀Les▶ Mythes ◀de▶ ◀l’▶amour en livre ◀de▶ poche), un chapitre ◀de▶ ◀La▶ Part du diable et une brève nouvelle dans Doctrine fabuleuse , sur ◀les▶ trente volumes que j’ai publiés, ce n’est guère envahissant. N’oubliez pas mes journaux réunis par Gallimard en un volume, et tous mes ouvrages politiques et polémiques, où il n’est, hélas, nullement question ◀d’▶amour… Je sais bien — mais je suis presque ◀le▶ seul à ◀le▶ savoir — que j’ai aussi écrit un roman, et des poèmes, qui peut-être, un jour ou l’autre, paraîtront… Mais enfin, ◀le▶ centre ◀de▶ ma méditation écrite reste ◀le▶ mystère religieux, philosophique et civique ◀de▶ ◀la▶ personne. ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident n’en est en somme qu’une illustration dans ◀le▶ domaine des relations individuelles, dont ◀l’▶exemple privilégié reste ◀le▶ couple.
Votre livre Comme toi-même (ou ◀Les▶ Mythes ◀de▶ ◀l’▶amour) s’inscrit dans ◀le▶ prolongement ◀de▶ ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident . Si le second ne renie pas le premier, toutefois il ◀le▶ rectifie. Comment expliquez-vous cette mutation ?
Dans ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident je soulignais ◀les▶ contrastes, dans Comme toi-même , je cherche ◀les▶ complémentarités. Il n’y a pas mutation, mais maturation. J’ai voulu faireal, par des exemples tirés ◀de▶ romans contemporains (Nabokov, Musil, Pasternak), mais aussi ◀de▶ ◀la▶ vie et des œuvres ◀de▶ Kierkegaard et ◀de▶ Nietzsche, que ◀la▶ dialectique ◀de▶ ◀l’▶amour-passion, exalté par ◀l’▶obstacle qui ◀le▶ nie, se retrouve dans ◀la▶ vie du couple ◀le▶ plus « fidèle ». S’il est vrai que ◀la▶ passion cherche ◀l’▶inaccessible, et que l’autre en tant qu’autre reste aux yeux de ◀l’▶amour exigeant ◀le▶ mystère ◀le▶ mieux défendu, Éros et Agapè ne pourraient-ils pas nouer une alliance paradoxale, au sein même du mariage accepté ? ◀L’▶étrangeté essentielle ◀de▶ ◀la▶ personne aimée demeure à jamais fascinante, « passionnante ».
◀La▶ jeunesse dans son ensemble vit actuellement ce que nous pourrions appeler ◀l’▶éclatement ◀de▶ ◀l’▶Éros, ce qui entraîne une sorte ◀de▶ dépréciation ◀de▶ ◀l’▶amour-passion compris comme amour-possession ◀de▶ l’autre. Certains vont jusqu’à penser qu’« il faut guérir ◀l’▶Occident ◀de▶ sa maladie monogamique ». ◀De▶ ◀l’▶unicité, ◀l’▶amour va, si ◀l’▶on peut dire, vers ◀la▶ « pluridimensionnalité ». Avant « ◀la▶ mort ◀de▶ ◀la▶ famille » dont on parle tant, il s’agit ◀de▶ ◀la▶ mort du couple. Que pensez-vous ◀de▶ ce phénomène qui met votre œuvre à ◀l’▶ordre du jour ?
◀La▶ jeunesse, dans son ensemble, ne me paraît vivre rien qui ressemble à un « ◀l’▶éclatement ◀de▶ ◀l’▶Éros », si j’en crois mes yeux et ◀les▶ statistiques. ◀Le▶ fait qu’un livre comme Love Story ait été tiré à plusieurs millions montre une persistance très remarquable des mythes ◀de▶ ◀l’▶amour. J’ai hésité à maintenir dans ma dernière édition une phrase qui se termine ainsi : « … ◀la▶ moitié du malheur humain se résume dans ◀le▶ mot ◀d’▶adultère ». Je craignais que cette observation fût « dépassée ». Mais ◀le▶ Nouvel Observateur, qui ◀la▶ cite, ajoute : « Trente-cinq ans plus tard, il y a sûrement un changement. ◀Les▶ autres sources ◀de▶ malheur sont réduites en Occident, et ◀la▶ proportion réservée à ◀l’▶adultère s’est largement accrue. » Me voici dépassé, mais dans mon sens !
Il reste que ◀l’▶amour-passion est une maladie ◀de▶ ◀l’▶amour comme ◀la▶ drogue et ◀l’▶alcoolisme sont des maladies ◀de▶ ◀l’▶imagination ou plutôt sont ◀les▶ expressions ◀d’▶un besoin « fou » ◀de▶ transcender ◀la▶ condition humaine, trop humaine. Rien n’a fait plus ◀de▶ mal que ◀la▶ passion, ni créé plus ◀de▶ beauté, en Occident.
Je pense que ◀le▶ couple, fondement du rapport humain ◀le▶ plus total, survivra sans trop ◀de▶ mal à nos modes intellectuelles. ◀La▶ mode littéraire des troubadours et des romans ◀de▶ ◀la▶ Table ronde domine encore, dans ◀la▶ proportion ◀de▶ dix millions ◀d’▶adeptes fervents, pour dix lecteurs soucieux ◀de▶ William Reich.
Quant à ◀l’▶érotisme, que je définis comme « ◀l’▶usage non procréateur du sexe » — j’y vois un mécanisme ◀de▶ défense de ◀l’▶espèce contre ◀la▶ démographie galopante. Quand ◀la▶ population ratière devient trop nombreuse pour ◀la▶ nourriture disponible, ◀les▶ rats deviennent homosexuels. Mécanisme cybernétique. Et nul besoin ◀de▶ philosopher à son propos, comme ◀l’▶a fait avec tant de talent Georges Bataille.
Fasciné par ◀la▶ problématique ◀de▶ ◀l’▶amour qui vous a permis ◀de▶ toucher aux phénomènes religieux, culturels et artistiques ◀de▶ notre civilisation, vous avez parallèlement développé vos propres thèses sur ◀l’▶Europe. Y a-t-il un lien entre ces deux pôles ◀d’▶attraction que sont pour vous ◀l’▶amour d’une part, ◀l’▶Europe d’autre part ?
Mon titre vous répond : ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident . On m’a reproché ◀d’▶avoir passé trop vite sur ◀le▶ lien Europe-amour et ◀l’▶absence ◀de▶ lien Asie-amour. Je laisse ◀de▶ grands auteurs ◀d’▶Asie, comme Suzuki, ◀le▶ « pape du zen » japonais, ou Raja Rao, ◀le▶ romancier hindou — répondre à ma place et me donner raison. Je suis revenu sur ce problème dans ◀L’▶Aventure occidentale ◀de▶ ◀l’▶homme . J’ai essayé ◀de▶ montrer que ◀la▶ notion ◀de▶ révolution n’est rien ◀d’▶autre que ◀la▶ passion transposée au niveau collectif. Or, il n’y a ◀de▶ révolution qu’européenne, c’est-à-dire chrétienne à sa source : ◀le▶ socialiste Henri de Man ◀l’▶avait bien vu.
Vous avez été, vous êtes un écrivain engagé. Comment continuez-vous à « fédérer ◀les▶ peuples » depuis ◀le▶ Centre européen de la culture tel que vous vouliez ◀le▶ faire à votre retour ◀d’▶Amérique en Europe en 1946 ?
Je suis un écrivain engagé au sens actif du mot que j’ai défini dans mon premier livre, publié à Paris en 1934, Politique ◀de▶ ◀la▶ personne et qui est exactement ◀le▶ contraire du sens actuel, qui est passif : embrigadement dans un parti. Le premier chapitre était intitulé : « ◀L’▶engagement politique », le second : « Ridicule et impuissance du clerc qui s’engage ». ◀Le▶ tout était un appel à ◀l’▶engagement ◀de▶ ◀l’▶écrivain en tant que tel.
Quand je suis rentré des États-Unis, en 1946, j’ai vu que ◀l’▶engagement était devenu une théorie à ◀la▶ mode. Je n’en ai plus parlé, mais pratiquement je me suis engagé au service ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀d’▶une société nouvelle à créer pour ◀l’▶Europe.
Aujourd’hui tout espoir est tourné vers ◀la▶ révolution à venir. Comment à votre avis celle-ci pourrait-elle s’opérer ?
Peut-être ai-je répondu à cette question, sur ◀le▶ fond, dans ma Lettre ouverte aux Européens : « ◀La▶ révolution que j’appelle, qui fera seule ◀l’▶Europe et qui ne peut être faite que par ◀l’▶Europe en train de se faire, consiste à déplacer ◀le▶ centre du système politique, non seulement ◀de▶ ◀la▶ nation vers ◀l’▶Europe, mais encore vers ◀l’▶humanité dans son ensemble et en même temps vers ◀la▶ personne. »
Y’a-t-il un rapport entre cette « révolution » et votre pamphlet ◀de▶ jeunesse, qu’on vient de rééditer, ◀Les▶ Méfaits ◀de▶ ◀l’▶instruction publique ?
Il y a sans doute une convergence, mais ◀la▶ situation actuelle est plus sérieuse que mon petit pamphlet, avouons-◀le▶, car c’est ◀l’▶école qui a fabriqué nos nationalismes. C’est un écrit ◀de▶ jeunesse que je renie ◀d’▶autant moins qu’il a gardé ◀la▶ vertu réjouissante ◀d’▶exaspérer ceux qui aujourd’hui encore justifient ses injustes sévérités et ceux-là seuls.
Vous avez donc confiance dans cet avenir ?
Nous n’avons pas à prédire ◀l’▶avenir mais à ◀le▶ faire.