« La famille est devenue un▶ choix » (23 septembre 1973)az ba
Évoquant sa lignée, Denis de Rougemont écrit dans Suite neuchâteloise : « Cela fait, au début et à la fin, pas mal de robes et de rabats » et entre-temps plus de deux siècles de participation continuelle au gouvernement du pays. L’écrivain a bien voulu remonter le temps. Toujours tourné vers l’avenir, il convient volontiers qu’il « faut avoir le sens de son histoire personnelle ».
On ne connaît pas le sens d’◀une▶ histoire, si on ne connaît pas le passé.
Il a donc fait ◀des▶ recherches généalogiques qui l’ont conduit à de surprenantes découvertes. Ce fils de pasteur compte parmi lointains ascendants Gilles et Charlotte Corday.
Cela ne vous fait pas peur ?
J’ai toujours en tête ◀une▶ recommandation d’◀un▶ de mes oncles : « Plus l’ancêtre dont on se réclame est éloigné, moins on a de chances de tenir de lui. »
Quand débute votre famille ?
Si l’on consulte Les Familles bourgeoises de Neuchâtel, on constate que la famille compte parmi les plus anciennes de Besançon. Dans les archives du Doubs on retrouve trace d’◀une▶ femme de cette famille de Rougemont qui a épousé le comte de Neuchâtel en 1360. On trouve également ◀un▶ abbé de Rougemont, à Neuchâtel, en 1372.
Quand la ville était principauté prussienne, Frédéric II, prince de Neuchâtel, a donné à Denis de Rougemont ◀une▶ lettre de reconnaissance de noblesse. Je suis le quatorzième du nom.
Point de militaires chez vous. Pourquoi ?
Cela distingue ma famille de beaucoup d’autres en Suisse. C’est ◀une▶ lignée de conseillers d’État, le dernier, Frédéric, fut professeur et écrivain. Ses livres de géographie étaient utilisés dans les écoles. Il y eut aussi ◀un▶ graphologue. Il le fut auprès du Tribunal de la Seine au moment de l’affaire Dreyfus. Son analyse permit d’innocenter le capitaine.
Sur les trente-deux ancêtres de votre père à la cinquième génération, vous comptez quatorze Neuchâtelois, ◀un▶ Hollandais, deux Allemands et quinze Français. Vous sentez-vous seulement Suisse ?
Au point de vue de ma communauté politique, je me sens complètement Suisse.
Vous habitez en France.
J’ai besoin d’être à cheval sur ◀une▶ frontière. Je sens les choses françaises comme si j’étais Français et je suis complètement Suisse.
Est-ce que l’idée de l’unité de l’Europe vous vient de vos ancêtres ? Ce n’est pas ◀une▶ idée suisse.
Le Suisse est cosmopolite. L’idée est au contraire très suisse. Les Suisses étaient destinés à être ◀des▶ Européens.
Votre vie intellectuelle commence à Paris ?
Oui, j’y ai publié mes premiers livres. La France ou la Suisse ? Je me sentirais très mal si j’étais limité à l’une ou à l’autre.
« Comment ne pas croire à l’influence ◀des▶ professions héréditaires » ? C’est vous qui l’écrivez. Vous n’avez jamais songé à être pasteur ?
Il est intéressant de savoir d’où l’on vient. Cela ne dicte pas ◀une▶ carrière. Je descends ◀des▶ troubadours — c’est sans doute pourquoi les châteaux en ruines me touchent tant, mais je suis tourné vers l’avenir.
Avez-vous songé à l’Église ?
Quand je suis parti pour Vienne, j’étais très loin de l’Église. Je voulais devenir chimiste quand j’étais jeune, mais quand j’ai pris ◀des▶ leçons j’ai compris qu’il ne saurait plus en être question. Vous savez, quand la passion est devenue ◀un▶ devoir… j’ai compris que j’étais écrivain. J’avais lu ◀un▶ Paradis à l’ombre ◀des▶ épées, de Montherlant. J’ai écrit ◀une▶ critique que j’ai envoyée à ◀une▶ revue à Genève qui l’a publiée. Je n’en étais pas plus fier pour ça : je me voulais poète et seulement poète.
Je n’y crois pas. Disons que j’ai eu ◀un▶ milieu favorable. Dans la famille de ma mère, il y avait ◀des▶ artistes. Ma mère faisait ◀des▶ pastels. L’hérédité ◀des▶ dons, cela n’existe pas. Disons qu’il y a ◀des▶ dispositions complémentaires chez le père et chez la mère.
Du pasteur de Rougemont, son père, l’auteur de Suite neuchâteloise, note : « Il trouvait dans son héritage ◀des▶ vertus de prudence, d’ordre et d’autorité, ◀un▶ goût marqué pour l’argumentation et la dialectique légaliste, qui l’eussent conduit, en d’autres temps, vers ◀une▶ carrière d’homme politique… Le ministère pastoral le conduisit vers de plus humbles tâches, en Dieu plus grandes, et vers la liberté d’esprit. »
Qu’avez-vous hérité de lui ?
Le sens de l’engagement et celui de la justice. Il était bon, libéral avec de l’amitié pour les socialistes — ce qui faisait scandale. J’ai été très influencé par lui jusqu’à l’âge de 18 ans.
De votre mère ?
À 97 ans, elle est comme ◀un▶ fil. Je lui ressemble physiquement. Elle vient d’◀une▶ famille de bons vivants avec ◀des▶ tendances artistes. Mon père et ma mère : deux tempéraments fort différents.
Vous qui vivez dans l’avenir, que pensez-vous de celui de la famille ?
La famille est devenue ◀un▶ choix, pas ◀une▶ nécessité. Ce que je trouve assez bien. Il y avait ◀une▶ homogénéité dans les familles d’autrefois, à cause de leur implantation géographique.
La famille ne mourra pas ?
Non, elle se transformera.
En ce qui vous concerne ?
À partir de ma génération, on faisait autre chose que son père.
Vos enfants ?
Mon fils est psychologue, ma fille assistante du maître de conférences à l’Université de Paris. C’est amusant, car elle est enseignante et moi je suis membre du conseil dans la même université. Nous nous retrouvons chacun de l’autre côté de la barrière.
Plus de juges, plus de pasteurs, point de militaires, mais toujours ◀des▶ intellectuels chez les de Rougemont. Comment nier l’hérédité ◀des▶ dons ?