La personne comme fondement des valeurs européennes (19 septembre 1974)k
La première table ronde, tenue à Rome, s’était demandé : d’▶où vient l’Europe, et sur quelles bases ◀d’▶unité culturelle édifier son union politique ? La deuxième table ronde, que nous inaugurons, se demande plutôt : où va l’Europe ? et plus exactement : où voulons-nous qu’elle aille ? Car il s’agit dorénavant moins ◀de▶ prévoir les événements que ◀d’▶orienter les volontés.
Si les deux tables rondes diffèrent visiblement, c’est moins encore par le sujet — héritage dans un cas, promesse dans l’autre — que par le climat qui les baigne. La première souhaitait approfondir en réflexion morale et culturelle les efforts pour l’union que nos gouvernements se disposaient à faire porter principalement sur une construction économique, dont on croyait qu’elle devait entraîner nécessairement des effets politiques (mais c’est l’inverse qui s’est produit). Celle ◀d’▶aujourd’hui veut affronter les premières manifestations ◀d’▶une crise mondiale que tous les augures nous annoncent, et voici le paradoxe ◀de▶ notre situation : si nous refusons ◀de▶ les croire, donc ◀d’▶agir à l’encontre des destins qu’ils ont calculés, alors le pire deviendra sûr. Ils nous supplient ◀de▶ les faire mentir, mais il nous faut d’abord les croire… (Situation moins nouvelle dans l’histoire qu’on ne le pense : c’est celle du peuple juif devant ses grands prophètes !)
Pour tout dire ◀d’▶un mot : entre la première table ronde et celle ◀d’▶aujourd’hui, expliquant tout ce qui les rend différentes, il y a eu le rapport du club de Rome.
Mais ceci dit pour désigner par un symbole la nature des changements survenus dans notre approche du phénomène européen, reconnaissons qu’il y a eu, aussi, la carence totale ◀de▶ réalisations ◀de▶ notre union politique. Or, la cause ◀de▶ cette carence est en interaction précise avec les causes ◀de▶ la crise mondiale, dont le rapport du club de Rome décrivait les symptômes matériels et le syndrome fondamental : celui ◀de▶ la croissance illimitée. La crise mondiale, et la carence politique des Européens s’originent l’une et l’autre dans nos attitudes devant la nature et l’État, dans l’échelle des valeurs, réglant nos choix concrets, dans les finalités dont ces valeurs sont en définitive les moyens.
◀De▶ la première table ronde sont nés, nous dit un document récent émanant du Conseil de l’Europe, « la Convention ◀de▶ coopération culturelle et le programme du Conseil en matière ◀d’▶éducation et ◀de▶ culture ». Je crois qu’il serait juste ◀d’▶ajouter à ces dispositions techniques la diffusion discrète, mais efficace en profondeur, ◀de▶ quelques « lieux communs » européens qui ont sans doute orienté l’action ◀d’▶hommes politiques tels que ◀De▶ Gasperi, Robert Schuman, Paul-Henri Spaak, pour ne citer que les plus évidents et ceux que j’ai le mieux connus. Ce n’est pas rien, mais il faut bien admettre que cela n’a pas suffi pour « faire l’Europe ».
◀De▶ cette deuxième rencontre, que devons-nous attendre ? Face à la crise mondiale née ◀de▶ nos œuvres, à nous Européens inventeurs des machines, du DDT et ◀de▶ la bombe atomique, nous avons à trouver comment réorienter toute l’aventure occidentale ◀de▶ l’homme, afin d’éviter les désastres écologiques, civiques et génétiques auxquels conduit nécessairement une société ◀de▶ Production massive, ◀de▶ Publicité manipulatrice, ◀de▶ Pouvoir militaire et ◀de▶ Profit monétaire, un cinquième P, le Plutonium mortel des centrales à fission, venant fermer avec une logique infernale (le nom l’indique et ce n’est pas un hasard) ce « Pentagone ◀de▶ la Puissance » ou mieux : ◀de▶ l’obsession ◀de▶ Puissance, comme l’a décrit Lewis Mumford et comme je n’ai cessé ◀de▶ le dénoncer depuis que je m’occupe ◀de▶ l’Europe.
Nous voici, nous les douze invités à la table — et vous tous qui entrerez, je l’espère, dans le débat — aux prises avec une question simple tout au moins dans son énoncé : quelle société rénovée voulons-nous, nous autres « bons Européens » — comme disait Nietzsche — au nom de quelles valeurs, et en vue de quelles finalités ?
En nous posant cette énorme question, en nous demandant ◀d’▶y réfléchir en quelque sorte publiquement, et puis ◀de▶ déposer nos conclusions sur son bureau, le Conseil de l’Europe a fait un acte qui mérite ◀d’▶être qualifié ◀de▶ politique, au sens du terme le plus éminent, le plus large et aussi le plus précis puisqu’il désigne comme au temps ◀d’▶Aristote la gestion des rapports humains dans la cité. Que le Conseil en soit remercié par les Douze, en tant qu’invités, et qu’il en soit félicité par nous tous, en tant que citoyens. Car le Conseil ne tente rien ◀de▶ moins, dans cette affaire, que ◀de▶ fonder la politique européenne, et ◀de▶ la fonder, comme il se doit, beaucoup moins sur les expériences du passé, toujours ambiguës, comme on le sait, que sur une espérance active, sur cette « substance des choses espérées » que la foi seule, par instants, peut saisir et peut seule activer dans notre histoire.
Où irons-nous ? Au nom de quoi ? Et en vue de quelles fins faut-il créer l’union des gens ◀de▶ l’Europe, tels qu’ils sont, ou tels qu’ils peuvent devenir, dans une société rénovée ? Selon quelle hiérarchie ◀de▶ valeurs ? Gagée sur quoi ? Valeurs évaluées elles-mêmes par rapport à quelles références, et à quel absolu réellement respecté et généralement obéi par la communauté dans laquelle nous sommes nés ?
Devant ces problèmes ◀de▶ destin, notre approche ne sera pas théorique. Nous ne partons pas à la recherche ◀de▶ définitions satisfaisantes ou simplement provocantes. Nous sommes confrontés à une crise, à des scandales, que tous ressentent, à des désastres calculables. Nous pensons à partir de là. Et l’on ne peut pas faire autrement. Car la pensée, en général, n’est peut-être que le feed-back ◀d’▶une surprise ou ◀d’▶une blessure, ◀d’▶une agression subie ou ◀d’▶un défi. « On pense comme on se heurte », disait Paul Valéry. C’est le scandale, le choc, qui déclenche les circuits. Adam ne pensait pas avant la Chute.
Tous ici, nous pensons à partir de la Crise, c’est-à-dire à partir de ce qui nous apparaît menaçant pour nos libertés, pour notre économie, pour la nature, et finalement pour la survie ◀de▶ l’espèce humaine. Qu’il s’agisse ◀de▶ la pollution résultant ◀de▶ la production industrielle au service du Profit privé et du prestige national, qu’il s’agisse ◀de▶ l’épuisement des ressources terrestres non renouvelables, ou ◀de▶ la surpopulation du tiers-monde, ou ◀de▶ la pénurie ◀d’▶énergie, ◀de▶ tous côtés se multiplient ces grands points ◀d’▶exclamation qui, dans la signalisation routière, annoncent un passage dangereux, quand ce ne sont pas déjà les disques rouge et blanc ◀de▶ la voie barrée, ◀de▶ l’impasse. Je n’en dirai pas plus sur ce chapitre : tout le monde a lu Forrester ou Meadows. Mais ils sont loin ◀d’▶avoir épuisé le pire ◀de▶ notre crise : l’équivalent moral, social et politique du célèbre Rapport sur Les Limites à la croissance (matérielle) reste à écrire. Je l’intitulerais pour ma part Rapport sur la dégradation des relations humaines et la dissolution des liens communautaires. On y décrirait le désert surpeuplé ◀de▶ nos villes hantées par l’immense foule des solitaires ; l’alignement des esprits, des jugements, des curiosités mêmes par l’école, la presse et la radio alignées, aliénés, uniformisés : cela conduit tout droit à la guerre ◀de▶ 1914. On décrirait l’abaissement du niveau intellectuel des masses et ◀de▶ la qualité artisanale — la jeunesse qui ne lit plus que des onomatopées en bulles ; la manipulation des désirs, des besoins et des fantasmes par la Publicité et la Télévision ; les ravages ◀de▶ la division du travail qui est en réalité une division ◀de▶ l’homme, comme l’avait annoncé Kropotkine ; la montée universelle ◀de▶ la délinquance, la démocratisation du terrorisme, des prises ◀d’▶otages, du chantage à la bombe, naguère privilèges des seuls États ; la montée parallèle ◀d’▶une sorte ◀d’▶anorexie civique, ◀d’▶un fatalisme qui devrait inquiéter bien plus encore que les prévisions du club de Rome, car c’est lui qui les rendra vraies, quand elles n’étaient que monitoires et n’ambitionnaient rien que ◀d’▶être démenties ! Oui, je sens parmi nous quelque chose qui me paraît beaucoup plus inquiétant que les vues apocalyptiques des écologistes, quelque chose qui est là déjà, bel et bien là, et qui est la Question du siècle, une question pure, béante, qui se posait du temps ◀de▶ ma jeunesse à quelques-uns, et qui a subitement éclaté dans les universités ◀de▶ tout l’Occident et dans les rues ◀de▶ nos capitales au mois ◀de▶ mai 1968 : Que faisons-nous là ? Quel est le sens ◀de▶ ma vie dans cette société qui n’en est pas une, puisqu’elle n’est plus une communauté ? Que vaut son fameux niveau de vie ? Vers quoi nous conduit-elle ? Elle ne le sait pas elle-même. Cette question, et surtout qu’elle demeure sans réponse, voilà qui devrait nous effrayer vraiment, parce que cela nous laisse béants sur le néant, laisse des millions ◀de▶ jeunes — et d’autres ! — dans l’angoisse et l’irresponsabilité forcée, livrés au vertige des idéologies sans points ◀d’▶appui, dans le sentiment que la cité, démesurée, l’énorme État-nation centralisé où ils se voient perdus, n’est plus leur affaire, ne peut que les brimer, et les oblige à s’évader dans la drogue, dans la révolution verbale des minorités vociférantes, ou dans l’imbécillité civique des majorités silencieuses.
Il est normal que le jeune Européen ◀d’▶aujourd’hui se demande à quoi tout cela rime, et descende le crier dans la rue : il serait anormal qu’on ne lui réponde que par des coups ◀de▶ matraque. Il est normal qu’il juge très sévèrement la société matérialiste et qu’il dénonce son anarchie profonde, mais il est anormal qu’il se voie pour autant traité ◀de▶ « fauteur ◀de▶ désordre ». Car le plus profond des désordres, c’est celui qui est au cœur ◀d’▶une société dont le seul principe absolu est le profit, calculé en monnaie. Beaucoup de jeunes gens rêvent ◀de▶ la renverser, cette société, et ils se trompent ◀d’▶une manière pathétique, parce qu’on peut renverser des voitures dans la rue, un dictateur dans son palais, mais on ne peut renverser ce qui ne tient pas debout, ce qui n’a pas ◀de▶ principe ◀de▶ cohésion interne, — ou plutôt ce qui n’en a pas ◀d’▶autre que l’obsession ◀de▶ la Puissance, vrai moteur ◀de▶ la société industrielle, vraie cause ◀de▶ toutes nos crises et du système qu’elles constituent. Tenter ◀de▶ s’y opposer par la violence serait bien pire que vain car ce serait faire son jeu.
Cette crise morale affecte l’Occident tout entier, et par lui tous les peuples ◀de▶ la terre qui copient notre civilisation industrielle, scientifico-technique, quantitative. Elle est née ◀de▶ l’Europe, ◀de▶ ses valeurs et ◀de▶ leurs conflits ; et des guerres aussi, dans lesquelles nous avons entraîné toute la planète. Or à leur tour, ces guerres sont nées ◀de▶ nos nationalismes.
Et voici qu’apparaît clairement le sujet ◀de▶ notre table ronde : pour sortir ◀de▶ la Crise mondiale, ◀de▶ ses contradictions et ◀de▶ ses impasses, il faut des choix. Il faut savoir ce que l’on est prêt à sacrifier et quelles sont les priorités. Veut-on d’abord et à tout prix la Puissance, ou la Liberté ? Tout changera selon la réponse. Et avec cela entrent en jeu, dans le concret, les valeurs, dont une mode ◀de▶ naguère avait tenté ◀de▶ décréter l’inexistence.
Qu’est-ce qu’une valeur, dans le contexte ◀de▶ notre Crise ? Ce n’est pas une entité philosophique. C’est ce qui nous permet ◀de▶ choisir, ordonne nos choix, et définit leur sens.
Face à la Crise mondiale, nous avons l’impression que quelque chose a été faussé dans l’échelle des priorités, que la justice, la santé, la liberté, la qualité ◀de▶ la vie, l’utilité sociale, se voient sacrifiées sans merci sur l’autel du Profit, ◀de▶ la Rentabilité, du Prestige ou ◀de▶ l’indépendance nationale.
Mais s’il y a conflit ◀de▶ valeurs, c’est qu’il y a donc des valeurs ! Et qui décident ou plutôt nous permettent ◀de▶ décider. Nous ne prenons conscience des valeurs que lésées. Mais alors, nous n’en doutons plus.
Voulons-nous vraiment consommer deux fois plus ◀d’▶électricité tous les sept ans, comme nous le répètent les producteurs (ce qui suppose une production multipliée par 16 384 en un peu moins ◀d’▶un siècle, utopie pure) et cela grâce aux 24 000 centrales nucléaires nécessaires à la fin du siècle, et produisant assez ◀de▶ plutonium pour nous tuer tous plusieurs millions ◀de▶ fois ? Ou bien préférons-nous la survie ◀de▶ l’espèce ? Voulons-nous en priorité le Profit ou l’équilibre moral ? Le progrès matériel, quantitatif, détruisant forêts et collines, ou cette sensation ◀de▶ bonheur animique et physiologique, que rien ne mesure, et qui vaut plus que tout ? Bien sûr, les choix sont rarement aussi simples. Mais ils se ramènent dans l’ensemble à un dilemme fondamental entre l’impératif catégorique, qui est moral, et les impératifs technocratiques, qui sont des questions ◀de▶ gros sous, quand ce n’est pas ◀de▶ puissance militaire.
Or, ces choix ◀de▶ finalités, et les sacrifices qu’ils commandent, sur quel absolu les régler ? Et comment évaluer les valeurs qui les guident ?
Ici se pose la question décisive du référentiel, c’est-à-dire ◀de▶ ce qui gage les valeurs, ◀de▶ l’évaluant fondamental.
Il n’est pas toujours bien conscient, même chez celui dont il gouverne le jugement et la conduite. Ainsi chez Marx : on a relevé que cet auteur semble bannir ◀de▶ son vocabulaire le terme ◀de▶ justice, décidé qu’il est à ne décrire que des enchaînements nécessaires et qui échappent à toute considération morale. Cependant, la passion qui anime Le Capital est celle ◀de▶ la justice, ou je n’y ai rien compris. C’est la justice, non la nécessité, qui est le vrai référentiel ◀de▶ l’œuvre.
Pour l’homme ◀d’▶Europe, qu’il le sache ou non, le référentiel absolu, c’est la personne.
Or la personne a une histoire, comme bien d’autres structures que l’on croirait intemporelles et universelles, mais qui ont leur date et leurs coordonnées spatiales. Notre notion ◀de▶ la personne s’est constituée au cours des grands conciles œcuméniques ◀de▶ Nicée en 325, à Chalcédoine en 451, époque où l’Église s’installe dans les cadres ◀de▶ l’Empire romain et tente ◀de▶ formuler à l’aide des catégories ◀de▶ la pensée grecque une révélation venue de la Judée. Le problème majeur des conciles est celui ◀de▶ la Trinité : comment définir et distinguer en un seul Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, c’est-à-dire les trois relations ◀de▶ la paternité, ◀de▶ la filialité et ◀de▶ la procession, sans sacrifier ni l’unité divine ni la diversité des fonctions ? Les Grecs avaient constitué la notion ◀d’▶identité individuelle qu’ils exprimaient par le terme ◀de▶ face, ou ◀de▶ visage, mais cela ne rendait pas compte ◀de▶ l’idée ◀de▶ relation et ◀de▶ rôle distinctif, qu’évoquait en revanche le mot latin ◀de▶ persona, terme juridique définissant l’homme par son rôle dans la cité, après avoir désigné le masque porté par un acteur et caractérisant son rôle dans l’action.
Pour définir les trois fonctions ou relations divines, c’est-à-dire pour exprimer à la fois l’Un et le Divers, ou l’unité dans la diversité, les Pères adoptèrent donc le terme ◀de▶ personne. Mais c’est surtout la définition ◀de▶ la Deuxième Personne ◀de▶ la Trinité, celle du Fils, qui allait fonder la conception chrétienne ◀de▶ l’homme. En déclarant qu’ils confessaient Jésus-Christ comme « vrai Dieu et vrai homme » à la fois, les Pères du concile ◀de▶ Chalcédoine ont posé le premier modèle permettant ◀de▶ penser ensemble des réalités antinomiques, qui s’excluent en logique mais coexistent en fait, ou comme diront les scolastiques, qui sont « distinguées par la raison mais unies par la réalité ». En formulant la thèse centrale ◀de▶ l’orthodoxie chrétienne, c’est-à-dire la coexistence en une Personne ◀de▶ deux natures antinomiques, sans confusion, sans séparation, sans réduction ◀de▶ l’un des termes ni subordination ◀de▶ l’un à l’autre, le dogme ◀de▶ l’incarnation n’a pas seulement fondé l’anthropologie chrétienne, mais il a posé le modèle ◀de▶ la pensée spécifiquement européenne, la grande idée ◀de▶ l’antagonisme créateur, déjà conçue par Héraclite, ◀de▶ la coincidentia oppositorum ◀de▶ Nicolas de Cues, qui anime les œuvres ◀de▶ Goethe, ◀de▶ William Blake, des philosophes du romantisme allemand, ◀de▶ Kierkegaard ou ◀de▶ Proudhon, et les dialectiques ◀d’▶aujourd’hui, qu’elles soient marxistes, existentialistes ou physico-mathématiques. Et c’est aussi, au plan ◀de▶ la théorie politique, le modèle du fédéralisme, c’est-à-dire ◀de▶ la coexistence en perpétuelle interaction ◀de▶ l’union et des petites communautés, ◀de▶ l’unité globale et des autonomies locales — cette pensée en tension qui est vraiment l’idée formatrice ◀de▶ l’Europe parce qu’elle engendre l’homme européen, à partir de l’extraordinaire création qu’a été le concept ◀de▶ personne, cette notion théomorphe ◀de▶ l’homme et anthropomorphe ◀de▶ Dieu.
Voilà pour l’origine, « technique » en quelque sorte, ◀de▶ la notion, qui ne tarda pas à être transposée du plan théologique à celui ◀de▶ l’humain, par Augustin d’abord, lequel estime que l’homme, étant fait à l’image ◀de▶ Dieu, est lui aussi une personne ; puis par Boèce, philosophe non chrétien, qui traduit en termes laïques les définitions conciliaires, et sera commenté par tout le Moyen Âge. Homologue du « vrai Dieu et vrai homme », ◀de▶ la Deuxième Personne divine, la personne humaine est devenue la coexistence en tension ◀de▶ l’individu naturel et ◀de▶ ce qui dans l’homme « passe infiniment l’homme » comme dit Pascal : le transcendant. Une nature investie par une vocation, une notion ◀de▶ l’homme qui implique la transcendance ◀de▶ l’homme par rapport à lui-même.
Certes, les siècles ont ajouté à cette formule. Elle est devenue autre chose qu’un modèle, qu’une structure. Aux notions grecques ◀d’▶individu, ◀d’▶autonomie, et ◀d’▶homme mesure ◀de▶ toutes choses, aux notions romaines ◀d’▶organisation et ◀d’▶institutions stables (ou État), aux notions évangéliques et judaïques, ◀d’▶amour actif, ◀de▶ liberté, ◀de▶ justice et ◀de▶ vocation, sont venues s’ajouter les valeurs germaniques ◀de▶ fidélité, ◀de▶ communauté, ◀de▶ biens communs, les valeurs celtes ◀d’▶aventure initiatique courue par le chevalier errant et ◀de▶ Quête spirituelle. Mais aujourd’hui, qu’est-ce donc que la personne ? Il semble qu’à une telle question je ne pourrais répondre que pour moi, et pourtant j’oserai dire que la personne c’est l’œuvre essentielle ◀de▶ chacun, qui consiste à trouver sa voie et à courir son aventure sans précédent.
Car chacun naît ◀de▶ quelque chose qui n’a jamais été auparavant, qui n’est exactement pareil à rien, croisement ◀de▶ chromosomes eux-mêmes sans précédent, de sorte que la chance est quasi nulle qu’il naisse jamais deux individus pareils. Chacun ◀de▶ nous est donc le point ◀de▶ départ ◀d’▶un chemin particulier vers le But qui l’appelle, qu’il le nomme Dieu, ou l’Absolu, la Vérité ou le Bonheur. Le But suprême est le même pour tous mais chacun pour le joindre doit créer sa propre voie, et frayer son propre sentier. Partant ◀de▶ moi, individu sans précédent historique ni physiologique, pour rejoindre les fins dernières qui m’appellent, je ne puis pas aller par la route nationale : elle conduirait au mieux à quelque capitale, non à moi-même.
Mais la question lancinante se pose, et se repose à tout instant, à savoir si je découvre mon chemin tel qu’il était prévu pour moi depuis toujours, ou si je l’invente en osant y avancer sans l’avoir vu. Ce que je sais, c’est qu’il n’existera qu’autant que j’aurai le courage ◀d’▶y marcher dans la nuit. Voilà qui implique la foi, cette forme ◀de▶ confiance dont Saint-Paul dit qu’elle est « ferme assurance des choses qu’on ne voit pas ». Le chemin qui se crée sous les pas qui le foulent, conduit au But qui se révèle lorsqu’on marche vers lui, pas autrement. Il s’agit ◀d’▶une activité jamais achevée et qui sans fin cherche sa fin, et qui la reconnaît lorsqu’elle éprouve un sentiment ◀de▶ convenance entre ses démarches et cette fin.
Je conçois que l’on puisse n’y pas croire. Que l’on puisse nier l’existence ◀de▶ ce que j’appelle la personne, la traiter ◀de▶ fantôme métaphysique, ◀d’▶illusion verbale, ◀de▶ concept superflu. Mais j’observe que ceux qui la nient ont commencé par répéter, après Nietzsche, que Dieu est mort, et que cela signifiait la « mort ◀de▶ l’homme », et donc ◀de▶ toute identité, ◀de▶ toute personne. Or, ce n’est là qu’une métaphore. Ce qui peut provoquer la mort ◀de▶ l’homme, c’est la mort ◀d’▶une nature tuée par l’homme, et qui nécessairement entraînerait dans sa perte l’espèce humaine. Car l’homme ne peut rien contre Dieu, tout contre l’homme.
Quand on nie Dieu, comme la plupart des écoles ◀de▶ pensée modernes, existentialistes, freudo-marxistes, ou structuralistes ; quand on répète que la mort ◀de▶ l’homme s’ensuit « logiquement » ; quand on nie le sujet, et qu’on répond comme Ulysse au Cyclope : « Je me nomme personne, je n’y suis pas », c’est qu’on prépare un mauvais coup, ou qu’on tente ◀d’▶échapper à certaines responsabilités en se dissimulant derrière ◀de▶ prétendues « fatalités », ◀de▶ prétendus « impératifs », — comme Adam court se cacher dans les buissons quand Dieu l’interpelle en Eden.
On peut très bien ne pas croire à la personne. Et je ne cherche pas, ici, à vous convaincre qu’elle existe, mais simplement à vous faire voir qu’en fait, et pratiquement, vous y croyez, tous tant que vous êtes.
Car si vous protestez, comme vous le faites tous, chaque jour, contre les formes les plus diaboliquement variées ◀de▶ l’aliénation, j’ose vous demander ce qui, selon vous, est aliéné ? Si ce n’est pas la personne, alors quoi ? Quelle abstraction politicienne ? Ceux qui prétendent que l’homme n’est qu’une illusion, que le sujet n’existe pas, même dans le discours, que le langage ne fait qu’utiliser notre gosier, notre langue et nos lèvres et que « ça » parle à travers nous, — comment peuvent-ils signer des manifestes contre l’aliénation… ◀de▶ quoi ? Contre l’exploitation ◀de▶ l’homme par l’homme, disent-ils. Mais ce serait l’exploitation ◀d’▶une illusion par une inexistence, à les en croire ? Comment peuvent-ils signer, tout simplement ? Dieu est mort, nous disent-ils, l’homme est mort, il n’y a plus ◀de▶ sujet, il n’y a plus rien. Il ne reste rien que leurs livres, et leur nom sur ces livres — mais pourquoi ? Marx, en revanche, dénonçant en termes hégéliens l’aliénation des travailleurs, témoignait en faveur de la personne, et en son nom.
L’aliénation ◀de▶ l’homme ne saurait désigner que ce qui compromet sa possibilité ◀de▶ se mouvoir, librement, à la fois selon le naturel et selon le divin qui est en lui. L’aliéner, c’est le mécaniser — au sens argotique qu’a pris le mot — c’est-à-dire le manipuler, lui imposer un comportement qui même très bénéfique, très bien payé, ne lui serait pas propre, ne pourrait que l’altérer, le détourner ◀de▶ sa vocation — et c’est cela que j’appelle le péché.
Le problème ◀de▶ l’aliénation, essentiellement lié à celui ◀de▶ la personne, me paraît se ramener au problème du pouvoir : pouvoir sur soi ou pouvoir sur autrui ?
J’ai fait allusion tout à l’heure au dilemme Puissance ou Liberté. Or, ces deux termes désignent deux formes ◀de▶ pouvoir, qu’il m’importe ◀de▶ préciser.
Le pouvoir sur autrui, c’est la Puissance, et le pouvoir sur soi-même, la Liberté.
Le pouvoir sur autrui, il est fatal que l’État s’en empare un jour ou l’autre. Car l’État réclame en effet la totalité des allégeances, et ne peut tolérer que des pouvoirs collectifs soient détenus par des particuliers : qu’on se rappelle la lutte des rois contre les féodaux, des États modernes contre les pouvoirs locaux, et ◀de▶ l’école primaire contre toute forme ◀d’▶originalité chez les élèves. Tout pouvoir qui s’exerce sur autrui, non sur soi (comme celui que procure la richesse), relève du domaine réservé ou revendiqué par l’État, et sera tôt ou tard monopolisé par l’État. Tout pouvoir qui s’exerce sur autrui conduit donc à l’État totalitaire, dans le système actuel ◀de▶ l’État-nation centralisé, déstructuré ; donc à la perte ◀de▶ nos libertés.
En revanche, le pouvoir sur soi-même, la maîtrise ◀de▶ soi, au sens complet du terme, c’est-à-dire non seulement ◀de▶ ses émotions ou ◀de▶ ses mouvements ◀d’▶humeur, ◀de▶ colère ou ◀de▶ peur, mais ◀de▶ ses pensées, ◀de▶ ses désirs, ◀de▶ sa vision, comme ◀de▶ la connaissance spirituelle, c’est cela la Liberté, condition générale ◀de▶ l’accueil et ◀de▶ l’exercice ◀de▶ toute vocation personnelle.
Mais cette vocation personnelle, je le répète, nous est le plus souvent inconnue. La découvrir comme si on l’inventait est la tâche singulière ◀de▶ chacune ◀de▶ nos vies. La tyrannie se définit alors par rapport à la seule personne, comme le type même ◀de▶ l’aliénation : c’est la dictée ◀de▶ mon aventure individuelle par l’autre, l’étranger, l’alien comme dit l’anglais, par l’État, par la mode ou la publicité, par un laboratoire manipulant les gènes et capable ◀de▶ provoquer des changements ◀de▶ personnalité « à la demande », c’est-à-dire selon les normes du pouvoir régnant. Aliénation majeure, non pas seulement ◀de▶ l’ouvrier ◀d’▶usine, dont les conditions ◀de▶ vie, ◀de▶ dignité, ◀de▶ santé et ◀de▶ loisirs sont à peu près les mêmes à l’Est dit socialiste et à l’Ouest capitaliste, mais ◀de▶ nous tous, habitants ◀d’▶une cité en ruines morales, même « rénovées plastique »l.
La richesse, à ce banc ◀d’▶essai, se révèle une fausse valeur : elle procure le pouvoir sur autrui, non sur soi-même (bien au contraire), le pouvoir qui aliène, non celui qui libère. Au surplus, elle crée tant de liens avec ce qui n’est pas ma vocation, que toutes les religions ◀de▶ la terre l’ont condamnée : « Heureux les pauvres », disent nos Béatitudes, et les sermons le répètent tous les dimanches aux banquiers qui vont à l’église…
Le prestige national se révèle fausse valeur, évalué à ce test ◀de▶ la personne. Une petite phrase ◀de▶ Simone Weil, géniale dans sa simplicité, dit là-dessus tout l’essentiel : « L’orgueil national est loin de la vie quotidienne. »
Les notions ◀d’▶impératif technique et ◀d’▶impératif ◀de▶ l’économie se révèlent à leur tour valeurs fausses et même ◀d’▶un ridicule moliéresque. Elles ne sont, trop évidemment, que les alibis, soit ◀de▶ la volonté ◀de▶ puissance des États et ◀de▶ leurs grandes agences techniques, soit du profit privé des sociétés, soit encore, en dernière analyse, ◀de▶ notre propre choix matérialiste. Lequel trahit peut-être, en fin de compte, un désir inavoué, tout inconscient, ◀de▶ substituer dans le cadre ◀de▶ notre vie le minéral, pratiquement immortel (métal, verre, plastique et béton) au végétal et à l’animal dont la loi ◀de▶ développement inclut la mort. Ainsi, par peur ◀de▶ mourir, choisissons-nous l’inertie minérale contre la vie, toujours mortelle.
Le Progrès vénéré par le xixe siècle et réputé irrésistible, est le type même ◀de▶ l’antivaleur, s’il n’est que l’accroissement des pouvoirs matériels, qui conduisent à la guerre, aux crises économiques, au gaspillage des ressources terrestres ; s’il n’est pas un progrès spirituel, une aventure ◀de▶ la liberté, un accroissement du pouvoir sur soi-même, mais seulement la croissance illimitée ◀de▶ besoins et ◀de▶ produits matériels, croissance dont on a remarqué que le rythme est celui des cellules cancéreuses.
En revanche, l’amour est une valeur fondamentale, qui ne saurait être niée ou contestée que par des infirmes ◀de▶ l’âme ou des débiles du spirituel, tous gens ◀de▶ pouvoir faible ou nul sur soi-même ; ceux qui ne s’aiment pas eux-mêmes et qui par suite ne valent rien pour aimer leur prochain. Car toute la tradition hébraïque et chrétienne qui a formé vingt siècles ◀d’▶Europe nous dit qu’il faut aimer son prochain comme soi-même, et cela fonde la communauté ! Non sur un sentiment, mais sur un acte ! Sur l’amour qui agit, l’amour qui aide, et non pas sur cette chose qui se lamente 12 heures par jour à la radio. Car aimer son prochain comme soi-même est un commandement ◀de▶ la Bible. Puisque les sentiments ne se commandent pas, aimer le prochain comme soi-même, dès lors que cela nous est commandé, ne saurait donc être qu’un acte : le prochain est celui que je puis aider en fait.
Mais la notion même ◀de▶ prochain suppose quelque proximité géographique. Si le principe ◀de▶ toute communauté est ◀de▶ nature spirituelle et touche l’élément transcendant dans la personne, si bien qu’il peut relier des hommes ◀de▶ toute la terre, la vie communautaire concrète est proximiste, c’est-à-dire communale, locale et régionale. L’universel et le local ne sont pas en contradiction — pas plus que l’Église et la paroisse — puisqu’ils expriment la dialectique constitutive ◀de▶ la personne entre le transcendant et l’incarné, entre ce qui libère, dégage, universalise d’une part, et ce qui lie, engage, enracine d’autre part.
J’ai dit que la liberté ◀de▶ la personne implique sa responsabilité, et que la réciproque n’est pas moins vraie. La vocation dont l’appel me libère, c’est elle aussi qui me relie à mes prochains dans la cité, parce que c’est parmi eux, avec eux et pour eux, autant que pour moi, qu’elle va peut-être se réaliser. Pas ◀de▶ liberté réelle pour un irresponsable : or il faut bien reconnaître que la cité moderne tend à faire ◀de▶ nous tous des irresponsables, et que les dimensions mêmes ◀de▶ nos États-nations et ◀de▶ nos villes les font échapper à nos prises, et rendent vaine notre idée ◀de▶ participation à leur gestion, donc ◀de▶ civisme.
Participation et civisme ne reprendront un sens concret que dans les petites unités, municipales et régionales, qu’il s’agit désormais ◀de▶ recréer si l’on veut que la personne s’épanouisse : j’y vois la tâche principale ◀de▶ la génération qui monte. J’y vois aussi la condition ◀de▶ toute union possible ◀de▶ l’Europe. J’ai dit souvent mon scepticisme à l’égard de l’Europe des États, que j’ai nommée une « amicale des misanthropes » — quelque chose qu’on peut dire mais non pas faire. L’Europe que tout appelle ne pourra s’édifier que sur ce qui déborde, non seulement par en haut mais par en bas, le cadre inadapté ◀de▶ l’État-nation imposé par Napoléon : par en bas, ce sont les régions, par en haut, la fédération continentale. Et nous venons de voir que ces deux pôles ◀de▶ la société à construire correspondent aux exigences constitutives ◀de▶ la personne.
Les hommes ne sauraient être unis par l’imposition uniforme ◀d’▶un même corpus ◀de▶ lois et ◀de▶ règlements ◀de▶ police, mais au contraire, c’est dans la liberté ◀de▶ chaque personne que vient s’enraciner la solidarité du genre humain.
Ainsi ◀de▶ la notion ◀de▶ personne considérée comme le référentiel ◀de▶ nos valeurs, comme ce qui nous permet ◀de▶ les éprouver et au besoin ◀de▶ les transvaluer, nous avons vu se dégager une morale ◀de▶ la vocation, et nous voyons maintenant se constituer les éléments ◀d’▶une politique communautaire. Morale et politique, soulignons-le, qui se déduisent immédiatement ◀de▶ la structure bipolaire ◀de▶ la personne et ◀de▶ ses exigences antinomiques, mais en réalité inséparables, ◀de▶ liberté et ◀de▶ responsabilité.
Or, il se trouve que toute vraie politique ◀de▶ la personne appelle la création ◀de▶ petites communautés qui, pour défendre leur autonomie, seront amenées à se fédérer et donc à pratiquer la seule méthode capable, selon moi, ◀d’▶unir nos peuples et ◀de▶ sauver nos libertés.
C’est à cause de cela, finalement, que je suis venu une fois de plus, ici, parler ◀de▶ l’Europe, ◀de▶ son union, et ◀de▶ la création des régions qui rendra seule possible cette union.
Tout le problème politique, social, culturel, économique, écologique ◀de▶ l’Europe — et ◀de▶ l’Occident tout entier — se ramène en dernière analyse à cela : comment l’homme, aliéné par la société technico-industrielle démesurée et sans cadres, pourra-t-il demain redevenir responsable, s’accepter soi-même, communiquer avec autrui, accéder enfin au pouvoir non sur autrui, mais sur soi-même, c’est-à-dire à la vraie liberté ?
En termes philosophiques et moraux, cela signifie : voulons-nous à tout prix un certain niveau de vie, avec les disciplines sociales uniformes et dépersonnalisantes que cela signifie ? Ou voulons-nous accéder à notre mode de vie propre, avec ses exigences exaltantes, celles ◀de▶ construire jour après jour notre personne comme une œuvre d’art ?
En termes d’organisation pratique et politique, cela signifie : créer des régions et les fédérer, avec tout ce que cela implique ◀d’▶autogestion à tous les degrés, ◀de▶ responsabilité à tous les étages, ◀d’▶aventure personnelle à courir dans une communauté retrouvée.
Voilà le but. L’atteindrons-nous ?
J’ai toujours estimé que nous ne sommes pas au monde — ni vous ni moi — pour essayer ◀de▶ deviner l’avenir. C’est à le faire que nous sommes appelés.