La▶ personne comme fondement des valeurs européennes (19 septembre 1974)k
La première table ronde, tenue à Rome, s’était demandé : d’où vient ◀l’▶Europe, et sur quelles bases d’unité culturelle édifier son union politique ? La deuxième table ronde, que nous inaugurons, se demande plutôt : où va ◀l’▶Europe ? et plus exactement : où voulons-nous qu’elle aille ? Car il s’agit dorénavant moins de prévoir ◀les▶ événements que d’orienter ◀les▶ volontés.
Si ◀les▶ deux tables rondes diffèrent visiblement, c’est moins encore par ◀le▶ sujet — héritage dans un cas, promesse dans l’autre — que par ◀le▶ climat qui ◀les▶ baigne. La première souhaitait approfondir en réflexion morale et culturelle ◀les▶ efforts pour ◀l’▶union que nos gouvernements se disposaient à faire porter principalement sur une construction économique, dont on croyait qu’elle devait entraîner nécessairement des effets politiques (mais c’est ◀l’▶inverse qui s’est produit). Celle d’aujourd’hui veut affronter les premières manifestations d’une crise mondiale que tous ◀les▶ augures nous annoncent, et voici ◀le▶ paradoxe de notre situation : si nous refusons de ◀les▶ croire, donc d’agir à l’encontre des destins qu’ils ont calculés, alors ◀le▶ pire deviendra sûr. Ils nous supplient de ◀les▶ faire mentir, mais il nous faut d’abord ◀les▶ croire… (Situation moins nouvelle dans ◀l’▶histoire qu’on ne ◀le▶ pense : c’est celle du peuple juif devant ses grands prophètes !)
Pour tout dire d’un mot : entre la première table ronde et celle d’aujourd’hui, expliquant tout ce qui ◀les▶ rend différentes, il y a eu ◀le▶ rapport du club de Rome.
Mais ceci dit pour désigner par un symbole ◀la▶ nature des changements survenus dans notre approche du phénomène européen, reconnaissons qu’il y a eu, aussi, ◀la▶ carence totale de réalisations de notre union politique. Or, ◀la▶ cause de cette carence est en interaction précise avec ◀les▶ causes de ◀la▶ crise mondiale, dont ◀le▶ rapport du club de Rome décrivait ◀les▶ symptômes matériels et ◀le▶ syndrome fondamental : celui de ◀la▶ croissance illimitée. ◀La▶ crise mondiale, et ◀la▶ carence politique des Européens s’originent l’une et l’autre dans nos attitudes devant ◀la▶ nature et ◀l’▶État, dans ◀l’▶échelle des valeurs, réglant nos choix concrets, dans ◀les▶ finalités dont ces valeurs sont en définitive ◀les▶ moyens.
De la première table ronde sont nés, nous dit un document récent émanant du Conseil de l’Europe, « ◀la▶ Convention de coopération culturelle et ◀le▶ programme du Conseil en matière d’éducation et de culture ». Je crois qu’il serait juste d’ajouter à ces dispositions techniques ◀la▶ diffusion discrète, mais efficace en profondeur, de quelques « lieux communs » européens qui ont sans doute orienté ◀l’▶action d’hommes politiques tels que De Gasperi, Robert Schuman, Paul-Henri Spaak, pour ne citer que ◀les▶ plus évidents et ceux que j’ai ◀le▶ mieux connus. Ce n’est pas rien, mais il faut bien admettre que cela n’a pas suffi pour « faire ◀l’▶Europe ».
De cette deuxième rencontre, que devons-nous attendre ? Face à ◀la▶ crise mondiale née de nos œuvres, à nous Européens inventeurs des machines, du DDT et de ◀la▶ bombe atomique, nous avons à trouver comment réorienter toute ◀l’▶aventure occidentale de ◀l’▶homme, afin d’éviter ◀les▶ désastres écologiques, civiques et génétiques auxquels conduit nécessairement une société de Production massive, de Publicité manipulatrice, de Pouvoir militaire et de Profit monétaire, un cinquième P, ◀le▶ Plutonium mortel des centrales à fission, venant fermer avec une logique infernale (◀le▶ nom ◀l’▶indique et ce n’est pas un hasard) ce « Pentagone de ◀la▶ Puissance » ou mieux : de ◀l’▶obsession de Puissance, comme ◀l’▶a décrit Lewis Mumford et comme je n’ai cessé de ◀le▶ dénoncer depuis que je m’occupe de ◀l’▶Europe.
Nous voici, nous ◀les▶ douze invités à ◀la▶ table — et vous tous qui entrerez, je ◀l’▶espère, dans ◀le▶ débat — aux prises avec une question simple tout au moins dans son énoncé : quelle société rénovée voulons-nous, nous autres « bons Européens » — comme disait Nietzsche — au nom de quelles valeurs, et en vue de quelles finalités ?
En nous posant cette énorme question, en nous demandant d’y réfléchir en quelque sorte publiquement, et puis de déposer nos conclusions sur son bureau, ◀le▶ Conseil de l’Europe a fait un acte qui mérite d’être qualifié de politique, au sens du terme ◀le▶ plus éminent, ◀le▶ plus large et aussi ◀le▶ plus précis puisqu’il désigne comme au temps d’Aristote ◀la▶ gestion des rapports humains dans ◀la▶ cité. Que ◀le▶ Conseil en soit remercié par ◀les▶ Douze, en tant qu’invités, et qu’il en soit félicité par nous tous, en tant que citoyens. Car ◀le▶ Conseil ne tente rien de moins, dans cette affaire, que de fonder ◀la▶ politique européenne, et de ◀la▶ fonder, comme il se doit, beaucoup moins sur ◀les▶ expériences du passé, toujours ambiguës, comme on ◀le▶ sait, que sur une espérance active, sur cette « substance des choses espérées » que ◀la▶ foi seule, par instants, peut saisir et peut seule activer dans notre histoire.
Où irons-nous ? Au nom de quoi ? Et en vue de quelles fins faut-il créer ◀l’▶union des gens de ◀l’▶Europe, tels qu’ils sont, ou tels qu’ils peuvent devenir, dans une société rénovée ? Selon quelle hiérarchie de valeurs ? Gagée sur quoi ? Valeurs évaluées elles-mêmes par rapport à quelles références, et à quel absolu réellement respecté et généralement obéi par ◀la▶ communauté dans laquelle nous sommes nés ?
Devant ces problèmes de destin, notre approche ne sera pas théorique. Nous ne partons pas à ◀la▶ recherche de définitions satisfaisantes ou simplement provocantes. Nous sommes confrontés à une crise, à des scandales, que tous ressentent, à des désastres calculables. Nous pensons à partir de là. Et ◀l’▶on ne peut pas faire autrement. Car ◀la▶ pensée, en général, n’est peut-être que ◀le▶ feed-back d’une surprise ou d’une blessure, d’une agression subie ou d’un défi. « On pense comme on se heurte », disait Paul Valéry. C’est ◀le▶ scandale, ◀le▶ choc, qui déclenche ◀les▶ circuits. Adam ne pensait pas avant ◀la▶ Chute.
Tous ici, nous pensons à partir de ◀la▶ Crise, c’est-à-dire à partir de ce qui nous apparaît menaçant pour nos libertés, pour notre économie, pour ◀la▶ nature, et finalement pour ◀la▶ survie de ◀l’▶espèce humaine. Qu’il s’agisse de ◀la▶ pollution résultant de ◀la▶ production industrielle au service du Profit privé et du prestige national, qu’il s’agisse de ◀l’▶épuisement des ressources terrestres non renouvelables, ou de ◀la▶ surpopulation du tiers-monde, ou de ◀la▶ pénurie d’énergie, de tous côtés se multiplient ces grands points d’exclamation qui, dans ◀la▶ signalisation routière, annoncent un passage dangereux, quand ce ne sont pas déjà ◀les▶ disques rouge et blanc de ◀la▶ voie barrée, de ◀l’▶impasse. Je n’en dirai pas plus sur ce chapitre : tout le monde a lu Forrester ou Meadows. Mais ils sont loin d’avoir épuisé ◀le▶ pire de notre crise : ◀l’▶équivalent moral, social et politique du célèbre Rapport sur ◀Les▶ Limites à ◀la▶ croissance (matérielle) reste à écrire. Je ◀l’▶intitulerais pour ma part Rapport sur ◀la▶ dégradation des relations humaines et ◀la▶ dissolution des liens communautaires. On y décrirait ◀le▶ désert surpeuplé de nos villes hantées par ◀l’▶immense foule des solitaires ; ◀l’▶alignement des esprits, des jugements, des curiosités mêmes par ◀l’▶école, ◀la▶ presse et ◀la▶ radio alignées, aliénés, uniformisés : cela conduit tout droit à ◀la▶ guerre de 1914. On décrirait ◀l’▶abaissement du niveau intellectuel des masses et de ◀la▶ qualité artisanale — ◀la▶ jeunesse qui ne lit plus que des onomatopées en bulles ; ◀la▶ manipulation des désirs, des besoins et des fantasmes par ◀la▶ Publicité et ◀la▶ Télévision ; ◀les▶ ravages de ◀la▶ division du travail qui est en réalité une division de ◀l’▶homme, comme ◀l’▶avait annoncé Kropotkine ; ◀la▶ montée universelle de ◀la▶ délinquance, ◀la▶ démocratisation du terrorisme, des prises d’otages, du chantage à ◀la▶ bombe, naguère privilèges des seuls États ; ◀la▶ montée parallèle d’une sorte d’anorexie civique, d’un fatalisme qui devrait inquiéter bien plus encore que ◀les▶ prévisions du club de Rome, car c’est lui qui ◀les▶ rendra vraies, quand elles n’étaient que monitoires et n’ambitionnaient rien que d’être démenties ! Oui, je sens parmi nous quelque chose qui me paraît beaucoup plus inquiétant que ◀les▶ vues apocalyptiques des écologistes, quelque chose qui est là déjà, bel et bien là, et qui est ◀la▶ Question du siècle, une question pure, béante, qui se posait du temps de ma jeunesse à quelques-uns, et qui a subitement éclaté dans ◀les▶ universités de tout ◀l’▶Occident et dans ◀les▶ rues de nos capitales au mois de mai 1968 : Que faisons-nous là ? Quel est ◀le▶ sens de ma vie dans cette société qui n’en est pas une, puisqu’elle n’est plus une communauté ? Que vaut son fameux niveau de vie ? Vers quoi nous conduit-elle ? Elle ne ◀le▶ sait pas elle-même. Cette question, et surtout qu’elle demeure sans réponse, voilà qui devrait nous effrayer vraiment, parce que cela nous laisse béants sur ◀le▶ néant, laisse des millions de jeunes — et d’autres ! — dans ◀l’▶angoisse et ◀l’▶irresponsabilité forcée, livrés au vertige des idéologies sans points d’appui, dans ◀le▶ sentiment que ◀la▶ cité, démesurée, ◀l’▶énorme État-nation centralisé où ils se voient perdus, n’est plus leur affaire, ne peut que ◀les▶ brimer, et ◀les▶ oblige à s’évader dans ◀la▶ drogue, dans ◀la▶ révolution verbale des minorités vociférantes, ou dans ◀l’▶imbécillité civique des majorités silencieuses.
Il est normal que ◀le▶ jeune Européen d’aujourd’hui se demande à quoi tout cela rime, et descende ◀le▶ crier dans ◀la▶ rue : il serait anormal qu’on ne lui réponde que par des coups de matraque. Il est normal qu’il juge très sévèrement ◀la▶ société matérialiste et qu’il dénonce son anarchie profonde, mais il est anormal qu’il se voie pour autant traité de « fauteur de désordre ». Car ◀le▶ plus profond des désordres, c’est celui qui est au cœur d’une société dont ◀le▶ seul principe absolu est ◀le▶ profit, calculé en monnaie. Beaucoup de jeunes gens rêvent de ◀la▶ renverser, cette société, et ils se trompent d’une manière pathétique, parce qu’on peut renverser des voitures dans ◀la▶ rue, un dictateur dans son palais, mais on ne peut renverser ce qui ne tient pas debout, ce qui n’a pas de principe de cohésion interne, — ou plutôt ce qui n’en a pas d’autre que ◀l’▶obsession de ◀la▶ Puissance, vrai moteur de ◀la▶ société industrielle, vraie cause de toutes nos crises et du système qu’elles constituent. Tenter de s’y opposer par ◀la▶ violence serait bien pire que vain car ce serait faire son jeu.
Cette crise morale affecte ◀l’▶Occident tout entier, et par lui tous ◀les▶ peuples de ◀la▶ terre qui copient notre civilisation industrielle, scientifico-technique, quantitative. Elle est née de ◀l’▶Europe, de ses valeurs et de leurs conflits ; et des guerres aussi, dans lesquelles nous avons entraîné toute ◀la▶ planète. Or à leur tour, ces guerres sont nées de nos nationalismes.
Et voici qu’apparaît clairement ◀le▶ sujet de notre table ronde : pour sortir de ◀la▶ Crise mondiale, de ses contradictions et de ses impasses, il faut des choix. Il faut savoir ce que ◀l’▶on est prêt à sacrifier et quelles sont ◀les▶ priorités. Veut-on d’abord et à tout prix ◀la▶ Puissance, ou ◀la▶ Liberté ? Tout changera selon ◀la▶ réponse. Et avec cela entrent en jeu, dans ◀le▶ concret, ◀les▶ valeurs, dont une mode de naguère avait tenté de décréter ◀l’▶inexistence.
Qu’est-ce qu’une valeur, dans ◀le▶ contexte de notre Crise ? Ce n’est pas une entité philosophique. C’est ce qui nous permet de choisir, ordonne nos choix, et définit leur sens.
Face à ◀la▶ Crise mondiale, nous avons ◀l’▶impression que quelque chose a été faussé dans ◀l’▶échelle des priorités, que ◀la▶ justice, ◀la▶ santé, ◀la▶ liberté, ◀la▶ qualité de ◀la▶ vie, ◀l’▶utilité sociale, se voient sacrifiées sans merci sur ◀l’▶autel du Profit, de ◀la▶ Rentabilité, du Prestige ou de ◀l’▶indépendance nationale.
Mais s’il y a conflit de valeurs, c’est qu’il y a donc des valeurs ! Et qui décident ou plutôt nous permettent de décider. Nous ne prenons conscience des valeurs que lésées. Mais alors, nous n’en doutons plus.
Voulons-nous vraiment consommer deux fois plus d’électricité tous ◀les▶ sept ans, comme nous ◀le▶ répètent ◀les▶ producteurs (ce qui suppose une production multipliée par 16 384 en un peu moins d’un siècle, utopie pure) et cela grâce aux 24 000 centrales nucléaires nécessaires à ◀la▶ fin du siècle, et produisant assez de plutonium pour nous tuer tous plusieurs millions de fois ? Ou bien préférons-nous ◀la▶ survie de ◀l’▶espèce ? Voulons-nous en priorité ◀le▶ Profit ou ◀l’▶équilibre moral ? ◀Le▶ progrès matériel, quantitatif, détruisant forêts et collines, ou cette sensation de bonheur animique et physiologique, que rien ne mesure, et qui vaut plus que tout ? Bien sûr, ◀les▶ choix sont rarement aussi simples. Mais ils se ramènent dans ◀l’▶ensemble à un dilemme fondamental entre ◀l’▶impératif catégorique, qui est moral, et ◀les▶ impératifs technocratiques, qui sont des questions de gros sous, quand ce n’est pas de puissance militaire.
Or, ces choix de finalités, et ◀les▶ sacrifices qu’ils commandent, sur quel absolu ◀les▶ régler ? Et comment évaluer ◀les▶ valeurs qui ◀les▶ guident ?
Ici se pose la question décisive du référentiel, c’est-à-dire de ce qui gage ◀les▶ valeurs, de ◀l’▶évaluant fondamental.
Il n’est pas toujours bien conscient, même chez celui dont il gouverne ◀le▶ jugement et ◀la▶ conduite. Ainsi chez Marx : on a relevé que cet auteur semble bannir de son vocabulaire ◀le▶ terme de justice, décidé qu’il est à ne décrire que des enchaînements nécessaires et qui échappent à toute considération morale. Cependant, ◀la▶ passion qui anime ◀Le▶ Capital est celle de ◀la▶ justice, ou je n’y ai rien compris. C’est ◀la▶ justice, non ◀la▶ nécessité, qui est ◀le▶ vrai référentiel de ◀l’▶œuvre.
Pour ◀l’▶homme d’Europe, qu’il ◀le▶ sache ou non, ◀le▶ référentiel absolu, c’est ◀la▶ personne.
Or ◀la▶ personne a une histoire, comme bien d’autres structures que ◀l’▶on croirait intemporelles et universelles, mais qui ont leur date et leurs coordonnées spatiales. Notre notion de ◀la▶ personne s’est constituée au cours des grands conciles œcuméniques de Nicée en 325, à Chalcédoine en 451, époque où ◀l’▶Église s’installe dans ◀les▶ cadres de ◀l’▶Empire romain et tente de formuler à ◀l’▶aide des catégories de ◀la▶ pensée grecque une révélation venue de ◀la▶ Judée. ◀Le▶ problème majeur des conciles est celui de ◀la▶ Trinité : comment définir et distinguer en un seul Dieu, ◀le▶ Père, ◀le▶ Fils et ◀le▶ Saint-Esprit, c’est-à-dire ◀les▶ trois relations de ◀la▶ paternité, de ◀la▶ filialité et de ◀la▶ procession, sans sacrifier ni ◀l’▶unité divine ni ◀la▶ diversité des fonctions ? ◀Les▶ Grecs avaient constitué ◀la▶ notion d’identité individuelle qu’ils exprimaient par ◀le▶ terme de face, ou de visage, mais cela ne rendait pas compte de ◀l’▶idée de relation et de rôle distinctif, qu’évoquait en revanche ◀le▶ mot latin de persona, terme juridique définissant ◀l’▶homme par son rôle dans ◀la▶ cité, après avoir désigné ◀le▶ masque porté par un acteur et caractérisant son rôle dans ◀l’▶action.
Pour définir ◀les▶ trois fonctions ou relations divines, c’est-à-dire pour exprimer à la fois l’Un et ◀le▶ Divers, ou ◀l’▶unité dans ◀la▶ diversité, ◀les▶ Pères adoptèrent donc ◀le▶ terme de personne. Mais c’est surtout ◀la▶ définition de la Deuxième Personne de ◀la▶ Trinité, celle du Fils, qui allait fonder ◀la▶ conception chrétienne de ◀l’▶homme. En déclarant qu’ils confessaient Jésus-Christ comme « vrai Dieu et vrai homme » à la fois, ◀les▶ Pères du concile de Chalcédoine ont posé le premier modèle permettant de penser ensemble des réalités antinomiques, qui s’excluent en logique mais coexistent en fait, ou comme diront ◀les▶ scolastiques, qui sont « distinguées par ◀la▶ raison mais unies par ◀la▶ réalité ». En formulant ◀la▶ thèse centrale de ◀l’▶orthodoxie chrétienne, c’est-à-dire ◀la▶ coexistence en une Personne de deux natures antinomiques, sans confusion, sans séparation, sans réduction de l’un des termes ni subordination de l’un à l’autre, ◀le▶ dogme de ◀l’▶incarnation n’a pas seulement fondé ◀l’▶anthropologie chrétienne, mais il a posé ◀le▶ modèle de ◀la▶ pensée spécifiquement européenne, ◀la▶ grande idée de ◀l’▶antagonisme créateur, déjà conçue par Héraclite, de ◀la▶ coincidentia oppositorum de Nicolas de Cues, qui anime ◀les▶ œuvres de Goethe, de William Blake, des philosophes du romantisme allemand, de Kierkegaard ou de Proudhon, et ◀les▶ dialectiques d’aujourd’hui, qu’elles soient marxistes, existentialistes ou physico-mathématiques. Et c’est aussi, au plan de ◀la▶ théorie politique, ◀le▶ modèle du fédéralisme, c’est-à-dire de ◀la▶ coexistence en perpétuelle interaction de ◀l’▶union et des petites communautés, de ◀l’▶unité globale et des autonomies locales — cette pensée en tension qui est vraiment ◀l’▶idée formatrice de ◀l’▶Europe parce qu’elle engendre ◀l’▶homme européen, à partir de ◀l’▶extraordinaire création qu’a été ◀le▶ concept de personne, cette notion théomorphe de ◀l’▶homme et anthropomorphe de Dieu.
Voilà pour ◀l’▶origine, « technique » en quelque sorte, de ◀la▶ notion, qui ne tarda pas à être transposée du plan théologique à celui de ◀l’▶humain, par Augustin d’abord, lequel estime que ◀l’▶homme, étant fait à ◀l’▶image de Dieu, est lui aussi une personne ; puis par Boèce, philosophe non chrétien, qui traduit en termes laïques ◀les▶ définitions conciliaires, et sera commenté par tout ◀le▶ Moyen Âge. Homologue du « vrai Dieu et vrai homme », de la Deuxième Personne divine, ◀la▶ personne humaine est devenue ◀la▶ coexistence en tension de ◀l’▶individu naturel et de ce qui dans ◀l’▶homme « passe infiniment ◀l’▶homme » comme dit Pascal : ◀le▶ transcendant. Une nature investie par une vocation, une notion de ◀l’▶homme qui implique ◀la▶ transcendance de ◀l’▶homme par rapport à lui-même.
Certes, ◀les▶ siècles ont ajouté à cette formule. Elle est devenue autre chose qu’un modèle, qu’une structure. Aux notions grecques d’individu, d’autonomie, et d’homme mesure de toutes choses, aux notions romaines d’organisation et d’institutions stables (ou État), aux notions évangéliques et judaïques, d’amour actif, de liberté, de justice et de vocation, sont venues s’ajouter ◀les▶ valeurs germaniques de fidélité, de communauté, de biens communs, ◀les▶ valeurs celtes d’aventure initiatique courue par ◀le▶ chevalier errant et de Quête spirituelle. Mais aujourd’hui, qu’est-ce donc que ◀la▶ personne ? Il semble qu’à une telle question je ne pourrais répondre que pour moi, et pourtant j’oserai dire que ◀la▶ personne c’est ◀l’▶œuvre essentielle de chacun, qui consiste à trouver sa voie et à courir son aventure sans précédent.
Car chacun naît de quelque chose qui n’a jamais été auparavant, qui n’est exactement pareil à rien, croisement de chromosomes eux-mêmes sans précédent, de sorte que ◀la▶ chance est quasi nulle qu’il naisse jamais deux individus pareils. Chacun de nous est donc ◀le▶ point de départ d’un chemin particulier vers ◀le▶ But qui ◀l’▶appelle, qu’il ◀le▶ nomme Dieu, ou ◀l’▶Absolu, ◀la▶ Vérité ou ◀le▶ Bonheur. ◀Le▶ But suprême est ◀le▶ même pour tous mais chacun pour ◀le▶ joindre doit créer sa propre voie, et frayer son propre sentier. Partant de moi, individu sans précédent historique ni physiologique, pour rejoindre ◀les▶ fins dernières qui m’appellent, je ne puis pas aller par ◀la▶ route nationale : elle conduirait au mieux à quelque capitale, non à moi-même.
Mais ◀la▶ question lancinante se pose, et se repose à tout instant, à savoir si je découvre mon chemin tel qu’il était prévu pour moi depuis toujours, ou si je ◀l’▶invente en osant y avancer sans ◀l’▶avoir vu. Ce que je sais, c’est qu’il n’existera qu’autant que j’aurai ◀le▶ courage d’y marcher dans ◀la▶ nuit. Voilà qui implique ◀la▶ foi, cette forme de confiance dont Saint-Paul dit qu’elle est « ferme assurance des choses qu’on ne voit pas ». ◀Le▶ chemin qui se crée sous ◀les▶ pas qui ◀le▶ foulent, conduit au But qui se révèle lorsqu’on marche vers lui, pas autrement. Il s’agit d’une activité jamais achevée et qui sans fin cherche sa fin, et qui ◀la▶ reconnaît lorsqu’elle éprouve un sentiment de convenance entre ses démarches et cette fin.
Je conçois que ◀l’▶on puisse n’y pas croire. Que ◀l’▶on puisse nier ◀l’▶existence de ce que j’appelle ◀la▶ personne, ◀la▶ traiter de fantôme métaphysique, d’illusion verbale, de concept superflu. Mais j’observe que ceux qui ◀la▶ nient ont commencé par répéter, après Nietzsche, que Dieu est mort, et que cela signifiait ◀la▶ « mort de ◀l’▶homme », et donc de toute identité, de toute personne. Or, ce n’est là qu’une métaphore. Ce qui peut provoquer ◀la▶ mort de ◀l’▶homme, c’est ◀la▶ mort d’une nature tuée par ◀l’▶homme, et qui nécessairement entraînerait dans sa perte ◀l’▶espèce humaine. Car ◀l’▶homme ne peut rien contre Dieu, tout contre ◀l’▶homme.
Quand on nie Dieu, comme la plupart des écoles de pensée modernes, existentialistes, freudo-marxistes, ou structuralistes ; quand on répète que ◀la▶ mort de ◀l’▶homme s’ensuit « logiquement » ; quand on nie ◀le▶ sujet, et qu’on répond comme Ulysse au Cyclope : « Je me nomme personne, je n’y suis pas », c’est qu’on prépare un mauvais coup, ou qu’on tente d’échapper à certaines responsabilités en se dissimulant derrière de prétendues « fatalités », de prétendus « impératifs », — comme Adam court se cacher dans ◀les▶ buissons quand Dieu ◀l’▶interpelle en Eden.
On peut très bien ne pas croire à ◀la▶ personne. Et je ne cherche pas, ici, à vous convaincre qu’elle existe, mais simplement à vous faire voir qu’en fait, et pratiquement, vous y croyez, tous tant que vous êtes.
Car si vous protestez, comme vous ◀le▶ faites tous, chaque jour, contre ◀les▶ formes ◀les▶ plus diaboliquement variées de ◀l’▶aliénation, j’ose vous demander ce qui, selon vous, est aliéné ? Si ce n’est pas ◀la▶ personne, alors quoi ? Quelle abstraction politicienne ? Ceux qui prétendent que ◀l’▶homme n’est qu’une illusion, que ◀le▶ sujet n’existe pas, même dans ◀le▶ discours, que ◀le▶ langage ne fait qu’utiliser notre gosier, notre langue et nos lèvres et que « ça » parle à travers nous, — comment peuvent-ils signer des manifestes contre ◀l’▶aliénation… de quoi ? Contre ◀l’▶exploitation de ◀l’▶homme par ◀l’▶homme, disent-ils. Mais ce serait ◀l’▶exploitation d’une illusion par une inexistence, à ◀les▶ en croire ? Comment peuvent-ils signer, tout simplement ? Dieu est mort, nous disent-ils, ◀l’▶homme est mort, il n’y a plus de sujet, il n’y a plus rien. Il ne reste rien que leurs livres, et leur nom sur ces livres — mais pourquoi ? Marx, en revanche, dénonçant en termes hégéliens ◀l’▶aliénation des travailleurs, témoignait en faveur de ◀la▶ personne, et en son nom.
◀L’▶aliénation de ◀l’▶homme ne saurait désigner que ce qui compromet sa possibilité de se mouvoir, librement, à la fois selon ◀le▶ naturel et selon ◀le▶ divin qui est en lui. ◀L’▶aliéner, c’est ◀le▶ mécaniser — au sens argotique qu’a pris ◀le▶ mot — c’est-à-dire ◀le▶ manipuler, lui imposer un comportement qui même très bénéfique, très bien payé, ne lui serait pas propre, ne pourrait que ◀l’▶altérer, ◀le▶ détourner de sa vocation — et c’est cela que j’appelle ◀le▶ péché.
◀Le▶ problème de ◀l’▶aliénation, essentiellement lié à celui de ◀la▶ personne, me paraît se ramener au problème du pouvoir : pouvoir sur soi ou pouvoir sur autrui ?
J’ai fait allusion tout à ◀l’▶heure au dilemme Puissance ou Liberté. Or, ces deux termes désignent deux formes de pouvoir, qu’il m’importe de préciser.
◀Le▶ pouvoir sur autrui, c’est ◀la▶ Puissance, et ◀le▶ pouvoir sur soi-même, ◀la▶ Liberté.
◀Le▶ pouvoir sur autrui, il est fatal que ◀l’▶État s’en empare un jour ou l’autre. Car ◀l’▶État réclame en effet ◀la▶ totalité des allégeances, et ne peut tolérer que des pouvoirs collectifs soient détenus par des particuliers : qu’on se rappelle ◀la▶ lutte des rois contre ◀les▶ féodaux, des États modernes contre ◀les▶ pouvoirs locaux, et de ◀l’▶école primaire contre toute forme d’originalité chez ◀les▶ élèves. Tout pouvoir qui s’exerce sur autrui, non sur soi (comme celui que procure ◀la▶ richesse), relève du domaine réservé ou revendiqué par ◀l’▶État, et sera tôt ou tard monopolisé par ◀l’▶État. Tout pouvoir qui s’exerce sur autrui conduit donc à ◀l’▶État totalitaire, dans ◀le▶ système actuel de ◀l’▶État-nation centralisé, déstructuré ; donc à ◀la▶ perte de nos libertés.
En revanche, ◀le▶ pouvoir sur soi-même, ◀la▶ maîtrise de soi, au sens complet du terme, c’est-à-dire non seulement de ses émotions ou de ses mouvements d’humeur, de colère ou de peur, mais de ses pensées, de ses désirs, de sa vision, comme de ◀la▶ connaissance spirituelle, c’est cela ◀la▶ Liberté, condition générale de ◀l’▶accueil et de ◀l’▶exercice de toute vocation personnelle.
Mais cette vocation personnelle, je ◀le▶ répète, nous est ◀le▶ plus souvent inconnue. ◀La▶ découvrir comme si on ◀l’▶inventait est ◀la▶ tâche singulière de chacune de nos vies. ◀La▶ tyrannie se définit alors par rapport à ◀la▶ seule personne, comme ◀le▶ type même de ◀l’▶aliénation : c’est ◀la▶ dictée de mon aventure individuelle par l’autre, ◀l’▶étranger, ◀l’▶alien comme dit ◀l’▶anglais, par ◀l’▶État, par ◀la▶ mode ou ◀la▶ publicité, par un laboratoire manipulant ◀les▶ gènes et capable de provoquer des changements de personnalité « à ◀la▶ demande », c’est-à-dire selon ◀les▶ normes du pouvoir régnant. Aliénation majeure, non pas seulement de ◀l’▶ouvrier d’usine, dont ◀les▶ conditions de vie, de dignité, de santé et de loisirs sont à peu près ◀les▶ mêmes à ◀l’▶Est dit socialiste et à ◀l’▶Ouest capitaliste, mais de nous tous, habitants d’une cité en ruines morales, même « rénovées plastique »l.
◀La▶ richesse, à ce banc d’essai, se révèle une fausse valeur : elle procure ◀le▶ pouvoir sur autrui, non sur soi-même (bien au contraire), ◀le▶ pouvoir qui aliène, non celui qui libère. Au surplus, elle crée tant de liens avec ce qui n’est pas ma vocation, que toutes ◀les▶ religions de ◀la▶ terre ◀l’▶ont condamnée : « Heureux ◀les▶ pauvres », disent nos Béatitudes, et ◀les▶ sermons ◀le▶ répètent tous ◀les▶ dimanches aux banquiers qui vont à ◀l’▶église…
◀Le▶ prestige national se révèle fausse valeur, évalué à ce test de ◀la▶ personne. Une petite phrase de Simone Weil, géniale dans sa simplicité, dit là-dessus tout ◀l’▶essentiel : « ◀L’▶orgueil national est loin de ◀la▶ vie quotidienne. »
◀Les▶ notions d’impératif technique et d’impératif de ◀l’▶économie se révèlent à leur tour valeurs fausses et même d’un ridicule moliéresque. Elles ne sont, trop évidemment, que ◀les▶ alibis, soit de ◀la▶ volonté de puissance des États et de leurs grandes agences techniques, soit du profit privé des sociétés, soit encore, en dernière analyse, de notre propre choix matérialiste. Lequel trahit peut-être, en fin de compte, un désir inavoué, tout inconscient, de substituer dans ◀le▶ cadre de notre vie ◀le▶ minéral, pratiquement immortel (métal, verre, plastique et béton) au végétal et à ◀l’▶animal dont ◀la▶ loi de développement inclut ◀la▶ mort. Ainsi, par peur de mourir, choisissons-nous ◀l’▶inertie minérale contre ◀la▶ vie, toujours mortelle.
◀Le▶ Progrès vénéré par ◀le▶ xixe siècle et réputé irrésistible, est ◀le▶ type même de ◀l’▶antivaleur, s’il n’est que ◀l’▶accroissement des pouvoirs matériels, qui conduisent à ◀la▶ guerre, aux crises économiques, au gaspillage des ressources terrestres ; s’il n’est pas un progrès spirituel, une aventure de ◀la▶ liberté, un accroissement du pouvoir sur soi-même, mais seulement ◀la▶ croissance illimitée de besoins et de produits matériels, croissance dont on a remarqué que ◀le▶ rythme est celui des cellules cancéreuses.
En revanche, ◀l’▶amour est une valeur fondamentale, qui ne saurait être niée ou contestée que par des infirmes de ◀l’▶âme ou des débiles du spirituel, tous gens de pouvoir faible ou nul sur soi-même ; ceux qui ne s’aiment pas eux-mêmes et qui par suite ne valent rien pour aimer leur prochain. Car toute ◀la▶ tradition hébraïque et chrétienne qui a formé vingt siècles d’Europe nous dit qu’il faut aimer son prochain comme soi-même, et cela fonde ◀la▶ communauté ! Non sur un sentiment, mais sur un acte ! Sur ◀l’▶amour qui agit, ◀l’▶amour qui aide, et non pas sur cette chose qui se lamente 12 heures par jour à ◀la▶ radio. Car aimer son prochain comme soi-même est un commandement de ◀la▶ Bible. Puisque ◀les▶ sentiments ne se commandent pas, aimer ◀le▶ prochain comme soi-même, dès lors que cela nous est commandé, ne saurait donc être qu’un acte : ◀le▶ prochain est celui que je puis aider en fait.
Mais ◀la▶ notion même de prochain suppose quelque proximité géographique. Si ◀le▶ principe de toute communauté est de nature spirituelle et touche ◀l’▶élément transcendant dans ◀la▶ personne, si bien qu’il peut relier des hommes de toute ◀la▶ terre, ◀la▶ vie communautaire concrète est proximiste, c’est-à-dire communale, locale et régionale. ◀L’▶universel et ◀le▶ local ne sont pas en contradiction — pas plus que ◀l’▶Église et ◀la▶ paroisse — puisqu’ils expriment ◀la▶ dialectique constitutive de ◀la▶ personne entre ◀le▶ transcendant et ◀l’▶incarné, entre ce qui libère, dégage, universalise d’une part, et ce qui lie, engage, enracine d’autre part.
J’ai dit que ◀la▶ liberté de ◀la▶ personne implique sa responsabilité, et que ◀la▶ réciproque n’est pas moins vraie. ◀La▶ vocation dont ◀l’▶appel me libère, c’est elle aussi qui me relie à mes prochains dans ◀la▶ cité, parce que c’est parmi eux, avec eux et pour eux, autant que pour moi, qu’elle va peut-être se réaliser. Pas de liberté réelle pour un irresponsable : or il faut bien reconnaître que ◀la▶ cité moderne tend à faire de nous tous des irresponsables, et que ◀les▶ dimensions mêmes de nos États-nations et de nos villes ◀les▶ font échapper à nos prises, et rendent vaine notre idée de participation à leur gestion, donc de civisme.
Participation et civisme ne reprendront un sens concret que dans ◀les▶ petites unités, municipales et régionales, qu’il s’agit désormais de recréer si ◀l’▶on veut que ◀la▶ personne s’épanouisse : j’y vois ◀la▶ tâche principale de ◀la▶ génération qui monte. J’y vois aussi ◀la▶ condition de toute union possible de ◀l’▶Europe. J’ai dit souvent mon scepticisme à l’égard de ◀l’▶Europe des États, que j’ai nommée une « amicale des misanthropes » — quelque chose qu’on peut dire mais non pas faire. ◀L’▶Europe que tout appelle ne pourra s’édifier que sur ce qui déborde, non seulement par en haut mais par en bas, ◀le▶ cadre inadapté de ◀l’▶État-nation imposé par Napoléon : par en bas, ce sont ◀les▶ régions, par en haut, ◀la▶ fédération continentale. Et nous venons de voir que ces deux pôles de ◀la▶ société à construire correspondent aux exigences constitutives de ◀la▶ personne.
◀Les▶ hommes ne sauraient être unis par ◀l’▶imposition uniforme d’un même corpus de lois et de règlements de police, mais au contraire, c’est dans ◀la▶ liberté de chaque personne que vient s’enraciner ◀la▶ solidarité du genre humain.
Ainsi de ◀la▶ notion de personne considérée comme ◀le▶ référentiel de nos valeurs, comme ce qui nous permet de ◀les▶ éprouver et au besoin de ◀les▶ transvaluer, nous avons vu se dégager une morale de ◀la▶ vocation, et nous voyons maintenant se constituer ◀les▶ éléments d’une politique communautaire. Morale et politique, soulignons-◀le▶, qui se déduisent immédiatement de ◀la▶ structure bipolaire de ◀la▶ personne et de ses exigences antinomiques, mais en réalité inséparables, de liberté et de responsabilité.
Or, il se trouve que toute vraie politique de ◀la▶ personne appelle ◀la▶ création de petites communautés qui, pour défendre leur autonomie, seront amenées à se fédérer et donc à pratiquer ◀la▶ seule méthode capable, selon moi, d’unir nos peuples et de sauver nos libertés.
C’est à cause de cela, finalement, que je suis venu une fois de plus, ici, parler de ◀l’▶Europe, de son union, et de ◀la▶ création des régions qui rendra seule possible cette union.
Tout ◀le▶ problème politique, social, culturel, économique, écologique de ◀l’▶Europe — et de ◀l’▶Occident tout entier — se ramène en dernière analyse à cela : comment ◀l’▶homme, aliéné par ◀la▶ société technico-industrielle démesurée et sans cadres, pourra-t-il demain redevenir responsable, s’accepter soi-même, communiquer avec autrui, accéder enfin au pouvoir non sur autrui, mais sur soi-même, c’est-à-dire à ◀la▶ vraie liberté ?
En termes philosophiques et moraux, cela signifie : voulons-nous à tout prix un certain niveau de vie, avec ◀les▶ disciplines sociales uniformes et dépersonnalisantes que cela signifie ? Ou voulons-nous accéder à notre mode de vie propre, avec ses exigences exaltantes, celles de construire jour après jour notre personne comme une œuvre d’art ?
En termes d’organisation pratique et politique, cela signifie : créer des régions et ◀les▶ fédérer, avec tout ce que cela implique d’autogestion à tous ◀les▶ degrés, de responsabilité à tous ◀les▶ étages, d’aventure personnelle à courir dans une communauté retrouvée.
Voilà ◀le▶ but. ◀L’▶atteindrons-nous ?
J’ai toujours estimé que nous ne sommes pas au monde — ni vous ni moi — pour essayer de deviner ◀l’▶avenir. C’est à ◀le▶ faire que nous sommes appelés.