Alexandre Marc et l’▶invention du personnalisme (1974)a
Comment nous sommes-nous rencontrés ? Rien de plus difficile à établir. J’ai tenté récemment ◀de▶ confronter mes souvenirs avec ceux ◀d’▶Alexandre Marc, mais sur ce point, du moins, nos divergences menacent ◀de▶ demeurer irréductibles. Chacun se rappelle très bien certains détails précis — « Je t’entends encore me dire… » — mais ◀les▶ détails sont différents… Je donnerai donc ici ma version (qui est ◀la▶ bonne) telle que je ◀l’▶ai publiée dans ◀le▶ Journal ◀d’▶une époque, p. 93 et 94 :
Chez Charles Du Bos à Versailles, j’avais rencontré un personnage ◀d’▶aspect massif, courtois et souriant, dont ◀l’▶accent russe amenuisait ◀les▶ mots, encore qu’il parlât volontiers ◀de▶ « rigueur doctrinale et révolutionnaire ». Il me remit un manifeste ◀de▶ deux pages dont cette phrase me frappa, tapée en majuscules :
Ni individualistes ni collectivistes, nous sommes personnalistes !
À 15 ans, militant socialiste-révolutionnaire à Kiev, il avait échappé ◀de▶ justesse au poteau, pendant ◀les▶ journées ◀d’▶Octobre. (Pris dans une rafle, des tracts plein ◀les▶ poches, on ◀le▶ pousse dans une file ◀de▶ prisonniers vers ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀l’▶exécution. Un officier ◀de▶ police inspecte ◀la▶ colonne : « Quel âge as-tu, toi ? » — « 15 ans. » ◀L’▶officier ◀le▶ considère avec curiosité et tout ◀d’▶un coup : « Tu as ◀de▶ ◀la▶ chance, c’est ◀l’▶âge ◀de▶ mon fils ! Tiens, voilà tout ce que tu mérites [un grand coup de pied] et fiche-moi ◀le▶ camp ! ») Sa famille avait fui en Allemagne. À Fribourg-en-Brisgau, il avait suivi ◀les▶ cours ◀de▶ Husserl. Né juif, il devenait catholique, et signait Alexandre Marc des articles ◀d’▶un ton violent qui paraissaient dans ◀la▶ revue Plans, où il m’introduisit bientôt. C’est par lui que j’ai connu — ou reconnu — ◀le▶ nom même du personnalisme et ◀les▶ rudiments ◀d’▶une doctrine que ma récente découverte ◀de▶ ◀la▶ théologie barthienne me préparait à accueillir comme une expression adéquate ◀de▶ mes certitudes naissantes. Et c’est aussi par ◀l’▶entremise ◀de▶ Marc, je pense, que je rencontre peu de temps après Emmanuel Mounier, qui préparait Esprit , et Arnaud Dandieu qui allait inspirer ◀le▶ groupe ◀de▶ L’Ordre nouveau . Une pléiade ◀de▶ petits foyers se met à scintiller sur ◀le▶ tableau ◀de▶ bord ◀d’▶une génération qui démarre.
On voit que ◀le▶ faible élément ◀d’▶incertitude qui subsiste sur ma première rencontre avec Alexandre Marc s’accentue fortement quand il s’agit ◀de▶ mes premiers contacts avec Mounier, qui fondait alors Esprit , avec Dandieu, qui allait inspirer L’Ordre nouveau , et tout d’abord avec Philippe Lamour et sa revue Plans, à laquelle je collabore en 1931. Une seule chose sûre et certaine dans tout cela : c’est Alexandre Marc qui a provoqué presque toutes ◀les▶ rencontres, combinaisons et permutations entre ◀les▶ groupes naissants et leurs animateurs, et cela durant une période que je puis facilement délimiter par deux repères personnels. Lorsque je m’installe à Paris, à ◀l’▶automne ◀de▶ 1930, non seulement aucun ◀de▶ ceux que je viens de citer n’est connu du grand public — ce qui est normal, ils ont ◀de▶ 21 à 32 ans — mais encore ils ne se connaissent pas entre eux, même ◀de▶ nom. Deux ans plus tard, ◀le▶ 1er décembre 1932, paraît dans ◀la▶ NRF ◀le▶ Cahier ◀de▶ revendications où ils se voient tous réunis, aux côtés pour une fois ◀de▶ communistes comme Henri Lefebvre et Paul Nizan, et ◀d’▶un représentant ◀de▶ ◀la▶ Jeune droite, Thierry Maulnier. Ce « front commun » ne durera pas au-delà ◀de▶ ma « présentation des jeunes groupes révolutionnaires ». Il n’importe : une génération s’est déclarée, et quels que soient ◀les▶ conflits qui ◀l’▶animent, elle a reconnu ◀les▶ éléments fondamentaux ◀d’▶une « cause commune » dans sa double opposition aux fascismes montants et au capitalisme en crise.
Mais ce dont il m’importe, ici, ◀de▶ témoigner, c’est du rôle ◀de▶ pionnier, ◀d’▶inventeur ◀d’▶idées et ◀d’▶animateur ◀d’▶actions communes qu’a joué dans ces années cruciales Alexandre Marc.
Que nous nous soyons rencontrés grâce à mon ami Max Dominicé, alors pasteur à Belleville, ou (comme je ◀le▶ crois plutôt) chez Charles Du Bos, profond et précieux critique catholique, voilà qui n’importe guère : dans ◀les▶ deux cas, nos chemins se croisaient au point précis où j’éprouvais ◀le▶ besoin ◀de▶ dépasser — sans rien en sacrifier d’ailleurs — à la fois mes récentes certitudes théologiques et ma passion ◀de▶ ◀l’▶écriture en soi, ◀de▶ ◀les▶ dépasser ou transcender par « un acte ◀de▶ présence à ◀la▶ misère du siècle, une présence enfin qui soit un acte », ainsi que je ◀l’▶écrirai un an plus tard — et c’est, je crois, la première expression ◀de▶ ◀l’▶engagement, terme dont d’autres ont abusé depuis. Qu’on me pardonne, ici, quelques mots sur moi-même, qui me paraissent nécessaires pour mieux situer ◀le▶ point ◀de▶ départ et ◀le▶ champ ◀de▶ notre dialogue.
Sortant ◀d’▶un bain ◀de▶ romantisme allemand, lu et vécu, à Vienne, à Budapest, au lac ◀de▶ Garde, en Souabe — fasciné par ◀le▶ surréalisme tout en dénonçant ses faiblesses métaphysiques et politiques1, moralement « libéré » comme on dit aujourd’hui, mais sentant ◀la▶ nécessité ◀de▶ me faire une morale personnelle, dont j’allais chercher ◀le▶ modèle dans ◀la▶ biographie ◀de▶ Goethe ; oscillant entre ◀les▶ extrêmes ◀de▶ Pascal et ◀de▶ Rimbaud, tout me portait à déboucher sur une action, fût-elle spirituelle d’abord, au-delà ◀de▶ ◀la▶ littérature. Alexandre Marc fut pour moi ◀l’▶initiateur à ◀la▶ réalité politique. (Avant cela, mes options politiques s’étaient bornées à ◀d’▶acerbes discussions avec ◀les▶ maurrassiens ◀de▶ Suisse romande, qui me traitaient ◀de▶ communiste, et à des manifestations ◀de▶ rue en faveur de Sacco et Vanzetti.) Mon premier article publié à Paris s’intitulait « ◀Le▶ péril Ford », mon premier petit livre ◀Les▶ Méfaits ◀de▶ ◀l’▶instruction publique : anticapitaliste, antifasciste, mais non moins allergique à ◀la▶ « démocratie », bourgeoise ou stalinienne d’ailleurs, j’inclinais vers un anarchisme fort dépourvu ◀de▶ prolongements concrets…
◀Les▶ formules du petit manifeste que me remit Alexandre Marc m’apportaient donc en clair ◀l’▶énoncé ◀le▶ plus simple ◀de▶ ce que je tentais péniblement ◀de▶ décrypter, et croyais déjà sans ◀le▶ savoir.
Il y a plus ◀de▶ quarante ans ◀de▶ cela. Je ◀le▶ retrouve aujourd’hui inchangé dans ◀les▶ données ◀de▶ sa personne morale, et confirmé dans sa carrure morale. Pour ◀l’▶apparence et ◀le▶ comportement, je ◀l’▶ai un peu décrit plus haut. J’ajouterai à ces quelques traits : qu’il portait à Versailles des guêtres blanches, ce qui était banal à ◀l’▶époque pour peu qu’on surveillât sa mise, mais je ◀le▶ mentionne pour attester ma bonne mémoire ; et que, s’il riait haut et fort, par éclats brusques, ou laissait un sourire un peu lointain plisser ses yeux, il n’en donnait pas moins une impression ◀de▶ sérieux profond et ◀de▶ maturité sans âge, due sans doute à tant ◀d’▶expériences traumatisantes subies dans son adolescence — ◀la▶ mort plusieurs fois vue ◀de▶ près, ◀les▶ déracinements répétés — épreuves assumées sans faux-fuyants, transmuées en lucidité et nourrissant une volonté aussi tenace que dénuée ◀d’▶illusions romantiques. Au demeurant, des mieux armé pour ◀les▶ luttes politiques et intellectuelles où notre génération se voyait jetée. Formé par ◀l’▶Université allemande avant de terminer en France des études ◀de▶ droit et Sciences Po, il nous apportait à la fois ses connaissances, puisées aux sources ◀de▶ ◀la▶ phénoménologie ◀de▶ Husserl ou ◀de▶ ◀l’▶interrogation existentielle ◀de▶ Heidegger, et ◀le▶ sens vécu ◀de▶ cette praxis dont ◀les▶ marxistes français ne faisaient que ◀la▶ théorie. Il nous communiquait sa passion pour Proudhon, mais aussi pour Lénine, celui ◀de▶ Que faire ? et des « minorités agissantes ». « Sans théorie révolutionnaire, pas ◀d’▶action révolutionnaire » était son slogan préféré. Nous allions bientôt découvrir sa constante préoccupation ◀de▶ ◀la▶ tactique des petits groupes subversifs, alternant ◀la▶ rigueur doctrinale dans ◀les▶ « controverses ◀de▶ fractions » avec ◀la▶ souplesse dans ◀l’▶action, et maniant tour à tour ◀l’▶exclusive jusqu’à ◀la▶ scission qui mutile pour mieux sauver, et ◀l’▶appel généreux aux larges regroupements…
Derrière tout cela, avant tout cela, motivant tout, une recherche ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ses fins dernières, qui « passent infiniment ◀l’▶homme » selon Pascal, recherche dont ◀la▶ nature proprement spirituelle devait se manifester d’abord — conformément à ◀la▶ tactique léniniste — par ◀la▶ formation ◀d’▶un petit groupe à fortes tensions intérieures, qui se nomma ◀le▶ Club du Moulin-Vert (ou du moins c’est ainsi qu’on ◀le▶ nomme aujourd’hui dans ◀les▶ histoires ◀de▶ cette période).
◀L’▶idée œcuménique avait été lancée par quelques prélats anglicans et théologiens ◀d’▶Amérique. Elle était patronnée, vigoureusement, par Nathan Soederblom, primat ◀de▶ Suède. Un secrétariat modeste, à Genève, s’efforçait ◀d’▶entretenir un dialogue « préalable » au niveau des gouvernements ecclésiastiques, et ◀la▶ masse des fidèles ignorait tout. ◀Le▶ groupe ◀de▶ discussion réuni par Marc se place ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu sur un tout autre plan : celui des croyants, non des hiérarchies, des personnes, non des institutions, des réalités spirituelles vécues, non des formulations diplomatiques. Au surplus, ◀l’▶entreprise est par nature paradoxale : il s’agit ◀de▶ chercher sinon ◀l’▶union, du moins ◀les▶ voies ◀d’▶une convergence, non point dans ◀les▶ compromis dogmatiques ni dans une tolérance émue, mais à partir des divergences ◀les▶ plus strictement formulées. Or c’est cela, justement, qui est personnaliste. Et ◀le▶ paradoxe œcuménique apparaît parfaitement homologue au paradoxe fédéraliste.
Je lis dans ◀les▶ travaux récents publiés sur l’Ordre nouveau que ◀le▶ Club du Moulin-Vert (qui se réunissait au-dessus ◀d’▶un café ◀de▶ ◀la▶ rue du même nom) comportait une section ◀de▶ discussions religieuses et une section ◀de▶ recherches politiques. Je n’ai souvenir que ◀de▶ la première.
Nous étions une trentaine dans une salle nue qui me rappelait mes salles ◀d’▶écoles primaires. Il y avait là des orthodoxes, Nicolas Berdiaev et ◀le▶ Père Boulgakov, ◀le▶ Père Gillet (ancien bénédictin) et ◀le▶ peintre Kowalewski, qui deviendra plus tard évêque ; des protestants comme ◀les▶ pasteurs Pierre Maury, Westphal, Dominicé, et Roland de Pury, encore étudiant ; une ou deux fois, W. Visser ’t Hooft, secrétaire général du « Conseil œcuménique en formation » ; et du côté catholique, Jacques Maritain, Gabriel Marcel, ◀les▶ Pères Congar et Daniélou, quelques dominicains ◀de▶ Juvisy, et beaucoup de jeunes « ◀de▶ toutes croyances ou incroyances » selon ◀la▶ formule ◀de▶ Péguy.
◀L’▶initiative ◀de▶ Marc anticipait ◀de▶ plusieurs décennies sur ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶œcuménisme. On sait que c’est par ◀l’▶action ◀de▶ ◀la▶ base, non plus par des négociations au sommet que ◀le▶ mouvement progresse désormais ; que de plus en plus il tend à réaliser au moyen de pratiques comme ◀l’▶intercommunion « sauvage », ce que ◀les▶ instances ecclésiastiques se révèlent encore incapables ◀d’▶autoriser. Certes, nous n’allions pas encore si loin. Nous en étions à découvrir que ◀les▶ passionnés ◀d’▶orthodoxies au stade naissant — réinvention ◀de▶ ◀la▶ Réforme par Karl Barth, ◀de▶ Thomas d’Aquin par Maritain et Gilson, ou ◀de▶ ◀la▶ Sophiologie par Boulgakov — sont mieux capables ◀de▶ nouer ◀le▶ dialogue et ◀de▶ s’entendre que ◀les▶ tenants des libéralismes, des modernismes et des laxismes ◀de▶ toute espèce. (Cela devait changer, bien entendu, vingt ans plus tard, ◀les▶ orthodoxies se figeant en « lectures correctes » et ◀l’▶élan spirituel passant pour hérésie…)
Il est probable que Mounier vint un beau soir au Club du Moulin-Vert ; il est certain que nous nous sommes connus grâce à Marc, qui m’avait d’abord introduit à ◀la▶ revue Plans, puis invité au colloque ◀de▶ Francfort pendant ◀le▶ Carnaval ◀de▶ 1932 où il tentait, avec Philippe Lamour, ◀de▶ fonder une internationale des jeunesses en rupture ◀de▶ partis, rupture ◀de▶ chauvinismes, rupture ◀de▶ marxismes et ◀de▶ fascismes. (Il y avait là parmi cent autres Otto Strasser, chef du Front-Noir, et Harro Schulze-Boysen, chef du groupe Gegner — ◀Les▶ Adversaires —, celui qui animera plus tard ◀l’▶Orchestre rouge et mourra sous ◀la▶ hache des nazis.)
◀La▶ rencontre ◀d’▶Arnaud Dandieu et ◀de▶ Mounier, également provoquée par Marc, date ◀d’▶octobre ◀de▶ cette même année. Le premier numéro ◀d’▶ Esprit vient de paraître. Il contient des articles ◀de▶ Marc et ◀de▶ moi. C’est dire que depuis plusieurs mois, nous travaillons avec Mounier, Izard, Galey, Touchard et toute ◀l’▶équipe qui a préparé ◀la▶ revue, que nous voulons ouverte à tous ◀les▶ groupes personnalistes.
Certes, Esprit est ◀l’▶enfant ◀de▶ Mounier. Quel que soit ◀le▶ nombre des articles que Marc, Dandieu, Aron, Dupuis, Prévost ou moi avons pu lui donner, elle reste marquée avant tout par ◀le▶ catholicisme progressiste et péguyste qu’annoncent, ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu, ses premiers directeurs.
◀La▶ rencontre avec Dandieu a mal tourné, comme on peut ◀le▶ voir aux pages 100 à 102 ◀de▶ ◀l’▶ouvrage intitulé Mounier et sa génération. Dans ses carnets intimes, Mounier se révèle allergique à Dandieu (« Cheveux longs rejetés en arrière, gros verres ◀de▶ myope… intellectuel jusqu’aux ongles ») et il traite l’Ordre nouveau ◀de▶ « petite église ◀d’▶inquisiteurs ». Or, il sait bien que Marc et moi, qui faisons partie ◀de▶ sa première équipe ◀de▶ rédacteurs, appartenons avant tout à l’Ordre nouveau, et cela en dépit de ◀l’▶attrait qu’exercent déjà sur Marc ◀le▶ catholicisme et Péguy ; et en dépit aussi ◀de▶ mes sérieuses divergences avec ◀le▶ nietzschéisme antichrétien qui anime alors plusieurs des dirigeants ◀de▶ l’Ordre nouveau.
Sur ces bases mouvantes, et malgré ces tensions — pas toujours déclarées, on vient de ◀le▶ voir — va s’engager une collaboration durable : ◀de▶ 1932 à 1940, nonobstant plusieurs brouilles majeures entre ◀le▶ groupe ◀de▶ ◀l’▶ON et ◀la▶ revue Esprit , ◀les▶ liens personnels ne seront jamais coupés entre ◀les▶ deux branches principales du mouvement personnaliste. Marc aura son bureau à Esprit ◀de▶ 1932 à 1934. Je m’occuperai ensuite, dès 1936, ◀de▶ ◀la▶ partie littéraire ◀de▶ ◀la▶ revue et ne cesserai ◀d’▶y collaborer jusqu’à ◀la▶ guerre.
Une page du carnet intime tenu par Mounier fin 1932 me paraît bien révélatrice des causes du conflit tour à tour déclaré ou latent qui ne cessa ◀d’▶opposer ◀l’▶ON en tant que groupe et ◀le▶ directeur ◀d’▶ Esprit .
9 novembre 1932.
Émouvante entrevue avec Maritain… ◀Le▶ numéro 2 lui a beaucoup déplu, non seulement par ◀l’▶allure sommaire des articles venant ◀de▶ L’Ordre nouveau , mais aussi parce que ◀l’▶idée ◀de▶ Révolution y semble devenir ◀la▶ valeur première pour ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ collaboration (il est bien vrai que nous nous sommes un peu laissé entraîner).2
Quels sont ces articles « venant ◀de▶ ◀l’▶ON » ? J’en trouve trois : Jean-Pierre Cartier (c’était moi) sur ◀le▶ procès ◀d’▶un objecteur ◀de▶ conscience, et deux chroniques : « ◀Le▶ fédéralisme révolutionnaire », par R. Dupuis et A. Marc, et « Vers un ordre nouveau », par A. Marc. À coup sûr, ces trois textes sont ◀les▶ plus explosifs du numéro (avec peut-être quelques pages ◀de▶ Georges Izard sur « ◀La▶ patrie et ◀la▶ mort »). Mounier va-t-il rompre avec ◀l’▶ON ? Il préfère écrire, au seuil du numéro : « Nous sommes ◀le▶ parti ◀de▶ ◀l’▶esprit avant ◀d’▶être ◀le▶ parti ◀de▶ ◀la▶ révolution. » Au numéro 4, Alexandre Marc donne une importante étude sur « ◀Le▶ prolétariat », où ◀l’▶on peut lire que « ◀la▶ distribution planée sera assurée par un service social obligatoire. Par ◀la▶ participation ◀de▶ chacun aux nécessités communes, l’ordre nouveau supprimera ◀les▶ dernières traces ◀de▶ prolétarisation ». Mais quelques lignes ◀de▶ « chapeau » indiquent que ◀la▶ revue pourrait « contresigner ◀de▶ nombreuses analyses [◀de▶ cette étude], non point toutefois ◀le▶ cadre systématique prématuré, ni toujours ◀l’▶idéologie directrice, ni même ◀le▶ ton ». Ces précautions se répéteront désormais en tête ◀de▶ chaque article fourni par l’un des membres ◀de▶ ◀l’▶ON. Elles confirment que ◀l’▶apport du groupe, d’abord représenté par Alexandre Marc, fut ◀de▶ loin ◀le▶ plus « révolutionnaire » dans ◀la▶ période ◀de▶ lancement ◀d’▶ Esprit .
En revanche, je suis témoin qu’à quatre ou cinq reprises ◀l’▶intervention ◀de▶ Marc a seule prévenu une rupture, décidée ◀de▶ part ou ◀d’▶autre, sur une question ◀de▶ doctrine ou sur une saute ◀d’▶humeur. Et je fus certes le premier à ◀l’▶appuyer, comme je fus ◀le▶ seul à collaborer régulièrement aux deux revues, ◀de▶ leur numéro 1 jusqu’à ◀la▶ guerre. Mais ◀le▶ fait est que Marc et moi étions fort loin de soupçonner qu’en 1936, ◀l’▶année même ◀de▶ ◀la▶ publication par ◀L’▶ON ◀de▶ Mission ou démission ◀de▶ ◀la▶ France, réponse à Hitler, du numéro spécial intitulé Après ◀les▶ grèves (où ◀l’▶ON prend parti pour ◀l’▶occupation des usines, niant, contre Léon Blum, leur « illégalité ») et du Précis Ordre nouveau : pour ◀la▶ liberté, Mounier pouvait écrire à Berdiaev :
Je vous expliquerai moi-même, ou Maritain si vous ◀le▶ voyez avant, ce conflit avec L’Ordre nouveau … ◀Le▶ mouvement s’oriente nettement vers un fascisme antiouvrier et une technocratie petite-bourgeois (sic) que nous ne pouvons admettre.3
Ce n’est pas sans tristesse que je transcris ces phrases ◀d’▶une injustice proprement aberrante4. À distance, j’en viens à penser que la seconde opinion ◀de▶ Mounier sur ◀l’▶ON ne saurait s’expliquer que par une réaction ◀de▶ surcompensation à la première, que j’ai citée plus haut (conversation avec Maritain). Débordé sur sa gauche par ◀l’▶ON, « entraîné » comme il ◀l’▶écrit, et très soucieux ◀de▶ s’en défendre non seulement devant Maritain mais devant ◀l’▶Église qui s’inquiète (il a pu craindre, en 1936 précisément, une condamnation ◀d’▶Esprit en Cour ◀de▶ Rome), quand il écrit à Berdiaev, qui fut marxiste, Mounier cède aux clichés communistes sur ◀l’▶ON, dans ◀le▶ même temps qu’il écrit à ◀l’▶archevêque ◀de▶ Paris qu’ Esprit est ◀la▶ seule revue « dirigée et rédigée pour une importante part par des catholiques » face aux « trois autres grandes revues qui sont ◀de▶ direction communiste », à savoir commune, Europe, et ◀la▶ NRF …5 Voilà qui eût amusé Paulhan. (Mais après tout, si ◀la▶ NRF est « communiste », pourquoi ◀l’▶ON ne serait-il pas « fasciste » ?)
Quelle qu’ait été ◀l’▶importance ◀de▶ ses apports à Plans et à Esprit , c’est dans L’Ordre nouveau que Marc allait trouver ◀le▶ climat ◀le▶ plus favorable à son génie ◀d’▶initiateur.
Dandieu leader intellectuel incontesté, Aron ◀le▶ plus fertile en idées ◀de▶ mise en scène et ◀de▶ mise en valeur ◀de▶ nos doctrines, Marc animait en fait ◀le▶ groupe en tant que tel, moins par ses conceptions tactiques (tirées ◀de▶ Lénine) que par son action personnelle et quotidienne. « Rien ne vaut ◀le▶ contact ◀d’▶homme à homme », répétait-il sans se lasser, insensible à nos plaisanteries ; et c’est sans doute aux longs entretiens quotidiens avec chacun des membres du groupe que ◀l’▶ON dut sa cohésion ◀de▶ 1930 ◀la▶ guerre. Car jamais unité ne fut achevée à partir ◀d’▶une plus radicale diversité.
Nous étions huit à diriger L’Ordre nouveau , si ◀l’▶on en croit ◀l’▶en-tête du numéro 2.
Arnaud Dandieu, brillant intellectuel ◀de▶ ◀la▶ grande tradition socialiste française, n’était pas seulement notre aîné : il était ◀le▶ seul d’entre nous qui ait lu tout Marx et tout Proudhon. Auteur ◀d’▶une étude profondément originale sur ◀la▶ métaphore chez Marcel Proust, il poursuivait avec ◀le▶ docteur Eugène Minkowski des recherches psycholinguistiques qu’on eût appelées plus tard structuralistes. Et il venait de signer avec Robert Aron La Révolution nécessaire, un des rares livres ◀de▶ ce siècle qui renouvelle ◀la▶ pensée politique6. Bibliothécaire à ◀la▶ Nationale, Dandieu formait avec Georges Bataille et Henry Corbin, ses collègues, un trio ◀d’▶une extrême densité intellectuelle et spirituelle. Robert Aron avait traversé le premier surréalisme, ◀la▶ Revue du cinéma et ◀le▶ théâtre Alfred Jarry (avec Artaud) avant de rencontrer Dandieu : ◀le▶ contraste ◀de▶ ces deux personnalités complémentaires fera ◀la▶ force des trois volumes qu’ils écrivent ensemble ◀de▶ 1932 à 1933. Daniel-Rops, professeur agrégé, commence une carrière littéraire, qu’il abandonnera plus tard pour sa fameuse Histoire du christianisme. Il est ◀le▶ seul d’entre nous à toucher ◀le▶ grand public en ce temps-là. (Plusieurs d’entre nous lui reprochent ◀de▶ ◀le▶ toucher seulement, sans ◀le▶ bousculer.) Claude Chevalley, mathématicien, est l’un des fondateurs du célèbre groupe « Bourbaki » ; il suit ◀de▶ près ◀les▶ travaux ◀de▶ ◀l’▶École ◀de▶ Vienne (Wittgenstein, Carnap, Hubert), et écrit en collaboration fréquente avec Dandieu. René Dupuis et Jean jardin ont été condisciples ◀de▶ Marc à Sciences Po : le premier y retournera comme professeur ; le second, qui vient de ◀l’▶Action française, est alors collaborateur ◀de▶ Dautry à ◀la▶ SNCF. Seul non-Français du groupe, je dirige ◀les▶ collections ◀d’▶une petite maison d’édition protestante, dont je suis censé vivre, tout en écrivant pour ◀la▶ NRF , Esprit , L’Ordre nouveau , et publiant mes premiers livres. Alexandre Marc a travaillé chez Hachette, mais que fait-il et ◀de▶ quoi vit-il en 1933 ?
Voilà ce que je n’arrive pas à me rappeler, et ◀l’▶on se voyait à peu près tous ◀les▶ jours…
Du point de vue religieux, qui est capital, en dépit de ce que pense un vain peuple ◀d’▶intellectuels parisiens, voici ◀l’▶état du groupe ON en 1933 : Rops et Jardin (et peut-être Dupuis) sont catholiques déclarés ; moi, protestant ◀d’▶école barthienne. Arnaud Dandieu ◀d’▶origine catholique, Claude Chevalley ◀d’▶origine protestante, Robert Aron ◀d’▶origine juive, se disent à ◀l’▶époque nietzschéens (tous ◀les▶ trois rejoindront plus tard leur « foi »). Enfin, Marc va devenir catholique, en 1933. ◀La▶ résultante ◀de▶ ces diversités est une neutralité religieuse totale pour ◀l’▶ensemble du groupe ON, tandis que ◀l’▶obédience confessionnelle ◀d’▶ Esprit ne fait aucun doute.
Telles étant donc nos incroyances et nos croyances déclarées, il est intéressant ◀de▶ savoir que nous formions un groupe étonnamment compact, à tel point qu’on ne sait pas quel fut ◀l’▶apport ◀de▶ qui dans notre doctrine unanime.
Sous ◀l’▶impulsion ◀de▶ Marc — et c’est typique ◀de▶ sa tactique et ◀de▶ ses méthodes — dès le premier numéro ◀de▶ L’Ordre nouveau , beaucoup ◀d’▶articles sont signés ◀de▶ deux noms, ou ◀d’▶un nom et ◀d’▶un pseudonyme, en sorte que ◀la▶ propriété ◀d’▶une idée, ◀d’▶un concept ou ◀d’▶un slogan ne fasse ◀l’▶objet ◀d’▶aucune contestation stérile. Toute notre doctrine est ◀de▶ tous. Idée chrétienne peut-être, mais russe assurément.
Je donnerai ◀l’▶exemple des titres. En avril 1936, paraît ◀la▶ brochure ON intitulée Mission ou démission ◀de▶ ◀la▶ France. Quatre ans plus tard, je publierai à Neuchâtel Mission ou démission ◀de▶ ◀la▶ Suisse . En novembre, Alexandre Marc met en épigraphe à un article ◀de▶ ◀L’▶ON cette phrase ◀de▶ moi : « Une politique à hauteur ◀d’▶homme », et en 1948 paraît son livre intitulé À hauteur ◀d’▶homme 7.
◀La▶ poésie sera faite par tous répétaient ◀les▶ surréalistes après Lautréamont, qui se trompait, ou se moquait simplement. Mais nous savions qu’une société et ses mesures sont affaire ◀de▶ personnes, donc ◀de▶ coopération et ◀de▶ propriété communautaire.
Et pourtant, si je relis — comme je viens de ◀le▶ faire depuis quelques jours — ce qui me reste des numéros ◀de▶ L’Ordre nouveau , ◀de▶ 1933 à 1938, et ◀de▶ ◀la▶ collection ◀d’▶ Esprit , ◀d’▶octobre 1932 jusqu’à ◀l’▶interdiction par Vichy, je constate que la plupart des thèmes juridiques et politiques ◀de▶ ◀la▶ pensée personnaliste ont été proposés, formulés et souvent développés en premier lieu par un homme : Alexandre Marc.
Anticipant sur ◀la▶ postérité pour honorer Marc ◀l’▶inventeur, je voudrais relever quelques-uns ◀de▶ ces thèmes — illustrés ◀de▶ citations — qui n’ont fait, depuis ce temps-là, que gagner (si possible) en actualité.
Contre ◀l’▶État-nation. ◀La▶ critique ◀de▶ ◀l’▶État centralisé, confondu avec ◀la▶ Société, ◀le▶ gouvernement, ◀la▶ Nation, voire pris comme source du Droit, est probablement ◀le▶ thème fondamental des écrits ◀d’▶Alexandre Marc. ◀La▶ revue ◀de▶ ◀L’▶ON se refusera systématiquement à écrire état avec une majuscule : manière concrète ◀de▶ rappeler au lecteur que ◀l’▶État n’est pas autorité, mais seulement pouvoir, ou plus précisément : service public.
◀L’▶état n’est pas « ◀la▶ nation organisée » (comme ◀l’▶affirment ◀les▶ traités ◀de▶ droit français ◀de▶ ◀l’▶époque). Il n’est pas « ◀la▶ Société », ni « ◀la▶ forme politique que tend à revêtit toute nation civilisée » (Esmein). Il n’est pas ◀la▶ patrie.
Rapportée à ◀l’▶homme, ◀la▶ patrie n’est ni petite, ni grande : elle est humaine. Ses limites — si limites il y a — ne peuvent être indéfiniment distendues sans que soit détruit ce sentiment ◀de▶ ◀la▶ familiarité, du « chez-soi », dont procède ◀le▶ patriotisme. (ON 32)
Si ◀la▶ patrie est chair, attachement, affectivité, ◀la▶ nation représente au contraire « une communauté ◀de▶ culture », une réalité spirituelle, élective et non native. Elle est ◀le▶ fait ◀de▶ « personnes qui ont su trouver en elles-mêmes ◀la▶ force ◀de▶ se libérer des particularismes locaux et sentimentaux ».
C’est à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀la▶ commune que ◀le▶ sentiment patriotique se manifeste ◀le▶ plus spontanément… On peut parler ◀de▶ ◀la▶ patrie alsacienne, bretonne, catalane. Il n’en reste pas moins que ◀la▶ commune est ◀le▶ lieu privilégié en lequel se trouvent réunis tous ◀les▶ facteurs élémentaires ◀de▶ ◀l’▶attachement à ◀la▶ patrie. (ON 39)
Mais grâce aux jacobins et à leur disciple Napoléon, ◀la▶ confusion ◀de▶ ◀la▶ patrie, ◀de▶ ◀la▶ nation et ◀de▶ ◀l’▶État, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ réalité physico-affective, ◀de▶ ◀l’▶idéal commun, et du service public que devrait demeurer ◀l’▶état, a tout faussé.
◀La▶ confusion ◀de▶ ◀la▶ patrie et ◀de▶ ◀la▶ nation conduit donc à ◀les▶ identifier à leur tour avec ◀l’▶état, c’est-à-dire à concentrer ◀l’▶existence ◀de▶ ◀la▶ nation dans ◀le▶ mécanisme économico-administratif qui n’en devrait être que ◀le▶ soutien. Par là ◀les▶ valeurs spirituelles se trouvent définitivement abaissées devant ◀les▶ valeurs matérielles. ◀L’▶économie, ◀l’▶armement, ◀le▶ prestige deviennent ◀les▶ facteurs essentiels ◀de▶ ◀la▶ vie du pays. ◀L’▶existence ◀de▶ chacun se trouve déterminée par ◀le▶ niveau de plus ou moins forte expansion ◀de▶ ◀l’▶état. Ce dernier en vient à constituer ◀le▶ centre au travers duquel s’établissent nécessairement toutes ◀les▶ relations humaines.
Cette omnipotence étatique ne paralyse pas seulement ◀les▶ rapports entre ◀les▶ citoyens ◀d’▶un même pays : elle transforme aussi ◀les▶ différences nationales spécifiques en rivalités nationales économiques ou belliqueuses. Il n’existe qu’une forme ◀de▶ « rapprochement » véritable et effectif entre états-nations, c’est ◀la▶ guerre. (Proudhon) (ON 39)
Source du droit. La seconde thèse fondamentale ◀de▶ Marc, durant toutes ◀les▶ années ◀de▶ lutte pour imposer une vision personnaliste ◀de▶ ◀la▶ société, est celle-ci : ◀la▶ source du droit n’est pas ◀l’▶état, mais ◀la▶ Personne. (Notez ◀le▶ jeu des majuscules.)
Partant ◀d’▶une analyse critique et sympathique ◀de▶ Maurice Hauriou et ◀de▶ G. Gurvitch, Marc conclut avec Léon Duguit « qu’il existe une règle ◀de▶ droit antérieure et supérieure à ◀l’▶état, et qui s’impose à lui » (ON 29, p. 19).
Sur ce thème central, quatre grands articles ◀de▶ Marc dans ◀les▶ numéros 20, 22-23, 29 et 31 ◀de▶ ◀L’▶ON apportent une contribution inégalée non seulement à ◀la▶ doctrine personnaliste, mais à ◀la▶ théorie du droit, qui se trouve renouvelée par cette application hardie ◀de▶ ◀la▶ « méthode dichotomique » ◀d’▶Aron et Dandieu : « ◀Le▶ droit ne se justifie-t-il pas surtout dans ◀la▶ mesure où il fournit un tremplin ◀d’▶où s’élanceront ◀les▶ conquêtes et ◀les▶ créations spirituelles nouvelles ? »
On peut d’ailleurs en dire autant ◀de▶ ◀l’▶économie, dont « ◀la▶ zone planée trouverait sa justification ultime dans ◀le▶ fait ◀de▶ libérer ◀l’▶homme (création des automatismes, économie ◀de▶ ◀l’▶énergie, accumulation des richesses…) et ◀de▶ ◀la▶ rendre ainsi disponible en vue d’autres combats et d’autres conquêtes » (ON 22-23).
◀La▶ statolâtrie apparaît comme ◀l’▶expression ◀la▶ plus conséquente des erreurs contemporaines : c’est leur commun dénominateur. ◀L’▶URSS du camarade Staline et ◀la▶ France ◀de▶ M. Lebrun, ◀la▶ Turquie « occidentalisée » et ◀le▶ IIIe Reich « en rupture ◀d’▶Occident », ◀le▶ Duce et ◀le▶ président Roosevelt, tous sacrifient plus ou moins systématiquement au culte inhumain ◀de▶ ◀l’▶état. Ce point a été suffisamment mis en lumière dans tous nos écrits antérieurs pour nous épargner ◀l’▶obligation ◀d’▶insister là-dessus. (ON 22-23)
Distinction entre communauté et société, ◀la▶ communauté étant formée ◀de▶ personnes, « non ◀d’▶individus ou ◀d’▶organismes étatiques » (ON 22-23). (On pensera là à ◀la▶ distinction faite par Tönnies entre Gemeinschaft et Gesellschaft.)
Propriété.
◀Le▶ fondement ◀de▶ ◀la▶ propriété n’est ni dans ◀le▶ mérite, ni dans ◀le▶ travail, ni dans ◀l’▶utilité, mais dans ◀la▶ conquête… ◀Le▶ possédant est celui qui marque, que ce soit un objet, une terre, ou ◀le▶ cœur ◀d’▶un être.
Ni ◀l’▶état, ni même ◀la▶ commune ne pourront rien posséder en tant que tels ; mais ils seront chargés ◀de▶ distribuer aux éléments prolétariens ◀les▶ terres personnelles. (ON 16)
Personne. Elle est toujours « supérieure à ◀l’▶état ».
◀La▶ personne reste à jamais supérieure à tout état donné, ◀l’▶homme dépasse toujours : ◀la▶ transcendance ◀de▶ cet « être vertical » qui s’appelle ◀l’▶homme debout, répond victorieusement à ◀l’▶« horizontalité » ◀de▶ ◀l’▶immanence qui voudrait tout ramener au stable, au stagnant, à ◀l’▶étale. (ON 20)
Structure antinomique ◀de▶ ◀la▶ personne.
On n’insistera jamais assez sur ◀l’▶importance fondamentale du conflit en tant que tel.
◀Le▶ conflit est défini à la fois et inséparablement par ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶homme et par son attitude.
Là-dessus, une page (en collaboration avec Claude Chevalley) où ◀l’▶on trouvera déjà ◀l’▶essentiel ◀de▶ ◀la▶ description existentielle (dont Sartre, dix ans plus tard, ne modifiera guère que ◀l’▶adjectif) :
Tout homme est placé dans une certaine situation : c’est ce que ◀les▶ idéalistes sont toujours tentés ◀d’▶oublier. ◀L’▶homme en général, ◀le▶ citoyen abstrait, ◀l’▶esprit pur n’existent que dans ◀l’▶imagination déréglée des libéraux ; un être ◀de▶ chair et ◀de▶ sang n’est pas seulement « lui-même », il « est » sa famille, sa race, sa patrie, son milieu social, son métier, sa nation… Il est sa propre situation.
Mais il n’est pas que cela. Tel est ◀le▶ paradoxe fécond du fait agonal (c’est-à-dire du conflit fondamental) auquel on se heurte dans cette perspective et que toute tentative ◀de▶ réduction moniste tourne à ◀l’▶absurde. Si ◀l’▶homme n’était que sa situation, celle-ci serait à son tour un pur possible, et non une réalité. Une situation n’est réelle, en effet, que dans ◀la▶ mesure où elle est une, c’est-à-dire dans ◀la▶ mesure où ◀la▶ diversité des éléments (dont seul un abus ◀de▶ langage permet ◀de▶ parler comme s’ils étaient préexistants) se rattache à ◀l’▶unité ◀d’▶une perspective. Or, cette perspective n’existe que parce que ◀l’▶homme est en quelque manière extérieur à sa situation, parce qu’il connaît ◀l’▶avantage immense du recul.
C’est pourquoi il est impossible ◀de▶ parler ◀de▶ ◀la▶ situation ◀de▶ ◀l’▶homme sans tenir compte ◀de▶ son attitude. Il n’en est peut-être pas ainsi ◀de▶ ◀l’▶animal dont ◀la▶ situation ne peut être que ◀la▶ résultante ◀d’▶un concours ◀de▶ circonstances extrinsèques (que ◀l’▶animal ne peut que subir), ou bien encore que ◀le▶ résultat ◀d’▶une élimination purement utilitaire ◀de▶ ◀la▶ diversité (en liaison avec ◀les▶ « passions » ◀de▶ ◀l’▶animal — dans ◀le▶ sens étymologique du terme — qui ne lui permettent pas ◀de▶ dominer réellement ◀la▶ situation). Par contre, ◀la▶ situation n’a ◀de▶ sens humain qu’en fonction de ◀l’▶attitude ◀de▶ ◀l’▶homme. (ON 38)
◀Le▶ Plan sans contrainte et son dynamisme « libérateur ».
◀La▶ « perfection » du « plan » réside — réserve faite ◀de▶ toutes ◀les▶ autres conditions — dans ◀le▶ degré ◀d’▶élimination ◀de▶ ◀la▶ contrainte, conçue non pas comme une garantie ◀de▶ ◀l’▶exécution du « plan », mais comme ◀la▶ forme même ◀de▶ ◀la▶ vie économique, c’est dire qu’une véritable économie « planée » exclut à priori ◀l’▶étatisme.
Pour que cette élimination ◀de▶ ◀la▶ contrainte soit non pas un « vœu », mais une réalité dynamique et progressive, il faut qu’un éventuel « plan » économique fasse appel aux ressorts humains ◀de▶ ◀l’▶économie : solidarité, collaboration, initiative, émulation, lutte, risque, profit… (ON 22-23)
Ces deux paragraphes évoquent irrésistiblement Proudhon, dont ◀l’▶ON 33 donnait cette admirable citation :
Toute force suppose une direction ; à qui ◀la▶ direction du pouvoir social ? À tout le monde, ce qui veut dire à personne… : de sorte que ◀l’▶ordre dans ◀l’▶être collectif, comme ◀la▶ santé, ◀la▶ volonté, etc., dans ◀l’▶animal, n’est ◀le▶ fruit ◀d’▶aucune initiative particulière : il ressort ◀de▶ ◀l’▶organisation… 8
En triomphant ◀de▶ ◀la▶ tentation ◀de▶ ◀l’▶Unité, on reconquiert ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀l’▶union ; en renonçant aux prestiges morbides du monisme, on retrouve ◀l’▶unité vivante — à la fois intelligente et libre — ◀de▶ ◀la▶ personne humaine, créatrice ◀de▶ communautés. (ON 37)
n’est pas autre chose que ◀l’▶erreur moniste projetée sur le plan ◀de▶ ◀la▶ vie en société.
(Son caractère monstrueux) manifeste ◀la▶ persistance des conflits, refoulés mais non supprimés. (ON 38)
◀L’▶État-nation, trop petit et trop grand.
◀L’▶homme n’est pas fait à ◀l’▶échelle ◀de▶ ces immenses conglomérats politiques que ◀l’▶on essaie ◀de▶ lui faire prendre pour « sa patrie » : ils sont beaucoup trop grands… ou trop petits pour lui. Trop petits si ◀l’▶on prétend borner son horizon spirituel aux frontières ◀de▶ ◀l’▶État-nation ; trop grands si ◀l’▶on tente ◀d’▶en faire ◀le▶ lieu ◀de▶ ce contact direct avec ◀la▶ chair et ◀la▶ terre qui est nécessaire à ◀l’▶homme. (ON 15)
(On sait que ◀l’▶argument « trop petit et trop grand » est devenu ◀le▶ pont aux ânes ◀de▶ toute critique fédéraliste ◀de▶ ◀l’▶État-nation. On ◀le▶ retrouve ◀de▶ nos jours dans ◀les▶ écrits ◀de▶ J. Buchmann, ◀de▶ Robert Lafont, ◀d’▶Hervé Lavenir, ◀de▶ Lewis Mumford et ◀de▶… moi-même. Marc nous a tous précédés ◀d’▶une trentaine ◀d’▶années sur ce point.)
Régions.
C’est ◀la▶ patrie concrète, c’est-à-dire ◀la▶ région qui est ◀l’▶élément constitutif et ◀le▶ fondement réel ◀de▶ notre fédéralisme… ◀L’▶autonomie ◀de▶ ◀la▶ région doit être développée jusqu’à sa limite extrême : cette limite, c’est ◀l’▶intérêt suprême ◀de▶ ◀la▶ Révolution. Dans ◀la▶ mesure où elle ne paralyse point ◀l’▶élan révolutionnaire, ◀la▶ région doit jouir ◀d’▶une indépendance absolue… Tous ◀les▶ mouvements régionalistes qui n’adhèrent pas à ◀la▶ Révolution échouent complètement ou, pis encore, dégénèrent en « nationalismes » particularistes. (Esprit n° 2, novembre 1932)
Frontières. Dans ◀l’▶article intitulé « ◀La▶ folie des frontières », qu’il publie ◀le▶ 15 juin 1934, sous ◀le▶ nom ◀de▶ Michel Glady et en collaboration avec Cl. Chevalley, Marc donne ◀l’▶esquisse ◀d’▶une recherche future sur ◀les▶ frontières différenciées selon leurs fonctions (nationale, ethnique, économique, administrative, etc.), recherche que je me vois amené à reprendre aujourd’hui en relation avec ma théorie des régions fonctionnelles. ◀Les▶ deux passages que je vais citer (non sans scrupules, car ils souffriront ◀d’▶être privés ◀de▶ ◀l’▶éclairage du contexte) me paraissent aujourd’hui correspondre à ◀la▶ problématique ◀la▶ plus actuelle :
Il semble probable — et une « théorie » ultérieure devra tenir compte ◀de▶ ce point — que ◀les▶ limites territoriales, dans une société Ordre nouveau, signifieront une « possibilité » offerte à tout le monde… Offerte, non imposée. Il faudra donc étudier attentivement ◀les▶ problèmes ◀de▶ ◀la▶ différenciation, ◀d’▶adhésion ou ◀de▶ sécession, qui se poseront dans ◀la▶ perspective ◀de▶ notre communalisme intégral…
◀L’▶existence des frontières se justifie, tout d’abord, par ◀le▶ fait que, grâce à leur stabilité, un minimum ◀d’▶ordre matériel peut être assuré régulièrement (fonction administrative des frontières ; limites des communes…) ; elle se justifie ensuite en délimitant une base stable et solide aux édifices superposés, ◀d’▶essence spirituelle (fonction complexe des frontières ; limites des « patries » et des « nations »…) ; mais elle se justifie surtout dans ◀la▶ mesure où ◀les▶ frontières forment un tremplin ◀d’▶où s’élanceront ◀les▶ conquêtes et ◀les▶ créations spirituelles nouvelles (fonction proprement révolutionnaire des frontières ; limites ◀de▶ ◀la▶ fédération Ordre nouveau). ( ◀L’▶ON 12)
Faire éclater ◀l’▶État-nation. Enfin, voici en quelques lignes un condensé ◀de▶ ce qui sera, dans ◀les▶ années septante, ◀le▶ programme des fédéralistes européens :
◀La▶ révolution [sous-entendu : personnaliste et communautaire, ou encore : fédéraliste] libère ◀la▶ nation en faisant éclater ◀l’▶État et en dispersant ◀les▶ organes nécessaires ◀de▶ celui-ci dans deux directions : celle ◀de▶ ◀la▶ patrie locale d’une part, celle ◀de▶ ◀la▶ fédération révolutionnaire ◀de▶ l’autre, issue ◀de▶ ◀l’▶élan des personnes considérées comme supérieures à tout. (Cahier ◀de▶ revendications, NRF, décembre 1932.)
Tout, dans ces textes, annonce « ◀l’▶Europe », j’entends ◀la▶ lutte pour ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe, où nous nous retrouverons, Marc et moi, côte à côte, dès ◀le▶ congrès ◀de▶ Montreux en 1947. Mais ce n’est pas seulement ◀la▶ vertu anticipatrice ◀de▶ ◀la▶ pensée ◀de▶ Marc dans ◀les▶ années 1930 qui me frappe à ◀la▶ relecture, c’est aussi ◀le▶ fait que Marc soit venu à ◀l’▶Europe par ◀les▶ voies du personnalisme en premier lieu, et par ◀le▶ fédéralisme intégral, expression politique ◀de▶ « ◀l’▶élan des personnes considérées comme supérieures à tout ».
On peut concevoir ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀l’▶Europe unie en partant ◀de▶ ◀la▶ situation du monde, du rôle historique central qu’a joué notre synthèse culturelle, ◀de▶ ◀la▶ vocation mondialisante qui fut la sienne dans ses plus hauts moments, et des menaces ◀de▶ colonisation qui pèsent aujourd’hui sur nos peuples, à ◀l’▶Ouest comme à ◀l’▶Est. Mais on peut aussi partir ◀d’▶une conception ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ sa vocation personnelle, ◀d’▶une attitude ◀de▶ ◀l’▶homme qui assume et transforme en création ◀le▶ conflit permanent entre ◀le▶ particulier et ◀le▶ général, ◀le▶ local et ◀le▶ mondial, ◀l’▶individuel et ◀l’▶universel, conflit qui ◀l’▶incite à créer ◀de▶ proche en proche des relations sociales et des communautés, des cités, puis leurs fédérations : et c’est en route vers ◀l’▶universel que ◀l’▶Europe apparaît inévitablement, non point comme une fin en soi, mais comme un moment dialectique — à vrai dire décisif du « dynamisme libérateur ◀de▶ ◀la▶ personne » ; ou encore : comme « œuvre » historique ◀de▶ notre « foi » personnaliste. Nouvelle et fascinante illustration du texte capital cité plus haut9, qui concluait qu’une situation n’a ◀de▶ sens humain qu’en fonction de ◀l’▶attitude ◀de▶ ◀l’▶homme.
Je conclus pour ma part que s’il y a un avenir, et qu’il demeure ou redevienne européen, ◀la▶ pensée ◀d’▶Alexandre Marc est promise à beaucoup ◀d’▶avenir.