Quelques-unes des choses curieuses qui me sont arrivées (1974)m
Deux téléphones
Octobre 1930
Je viens de passer ma licence. On m’offre un poste de▶ professeur en Chine, mais c’est à Paris que se passe « ◀la▶ vraie vie » pour un écrivain. ◀L’▶ennui, c’est que je n’y connais personne qui touche ◀de▶ près ou ◀de▶ loin à ◀la▶ vie littéraire et à ◀l’▶édition. Seul espoir : un miracle, autrement dit une chance que rien ne permet ◀de▶ prévoir.
Cet après-midi-là, j’ai flâné dans Neuchâtel, librairie Delachaux, « tour ◀de▶ ville », et tout ◀d’▶un coup, vers cinq heures, ◀la▶ certitude qu’il faut rentrer chez moi dare-dare. Tram n° 5. Je saute ◀de▶ ◀la▶ voiture encore en marche à ◀l’▶arrêt facultatif ◀d’▶Areuse et cours vers ◀la▶ maison. Au moment où je passe ◀le▶ grand portail, je vois ma mère à ◀la▶ fenêtre : « Dépêche-toi, téléphone ◀de▶ Paris ! » On m’offrait un job ◀de▶ directeur littéraire ◀d’▶une maison ◀d’▶éditions protestantes en formation. ◀La▶ décision pouvait être prise dès ◀le▶ lendemain, mais serais-je candidat ? Il fallait une réponse immédiate…
Trois mois plus tard je commençais mon métier ◀d’▶éditeur, à Clamart, et j’entrais dans ◀la▶ vie littéraire ◀de▶ Paris, mieux encore, dans ◀le▶ mouvement personnaliste, dont ◀la▶ doctrine détient probablement ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Occident, politique et social.
5 mai 1941
J’étais allé passer ◀le▶ week-end à Long Island, et ◀le▶ dimanche matin déjà, j’annonce subitement à mes hôtes que je dois rentrer à New York pour une affaire pressante. En vérité j’ignorais quelle affaire, mais je sentais qu’il fallait rentrer. Je monte ◀l’▶escalier quatre à quatre, j’ouvre ma porte : ◀le▶ téléphone sonnait. C’est un ami suisse qui vient de quitter ◀l’▶Office of War Information, pour prendre un poste à ◀la▶ légation suisse ◀de▶ Washington. ◀La▶ place à ◀l’▶OWI sera déclarée vacante demain après-midi, et sans doute aussitôt repourvue. Si je vais me présenter dès demain matin, j’ai ◀les▶ plus grandes chances.
J’y suis allé ◀le▶ lendemain à neuf heures, et une demi-heure plus tard, je me mettais à ce travail, nouveau pour moi : écrire des textes ◀d’▶information et des commentaires politiques destinés à ◀la▶ France, diffusés par ondes courtes et retransmis ◀de▶ Londres par ◀la▶ BBC.
Quelques semaines plus tard, intégré dans ◀la▶ section française, je me voyais chargé ◀d’▶écrire chaque jour deux « shows » ◀de▶ quinze pages chacun, lus au micro par des équipes ◀d’▶announcers comme on dit en anglais — speaker n’étant employé qu’en français — qui allaient devenir mes collaborateurs quotidiens. André Breton, Amédée Ozenfant, Georges Duthuit formaient la première équipe, Pierre Baudet, Claude Lévi-Strauss et l’un des fils Pitoëff, la seconde.
Et ◀de▶ là datent quelques-unes des rencontres qui ont ◀le▶ mieux fécondé mon aventure personnelle, vécue bien plus encore que littéraire : amitié ◀de▶ Breton d’abord, puis ◀de▶ Marcel Duchamp, et, par eux deux, ◀de▶ Consuelo et ◀d’▶Antoine de Saint-Exupéry.
Lettres vues
◀Le▶ phénomène s’est produit à plusieurs reprises dans ma vie : voir des lettres en route vers moi, celles que m’apportera demain matin cet « homme ◀de▶ lettres » qu’est ◀le▶ facteur, selon Voltaire. Ces incidents, dénués ◀de▶ sens utile, n’en remettent pas moins en question notre image du monde et ◀de▶ ◀l’▶espace-temps. J’en donnerai deux exemples tirés ◀de▶ mon Journal ◀d’▶une époque .
Calw en Wurtemberg, 30 juin 1929
Hier soir sur ◀la▶ route des collines, pendant une promenade d’après dîner avec mes hôtes, nous parlions ◀de▶ prémonitions, et je venais de raconter comment parfois j’ai su qui m’attendait à ◀la▶ lisière ◀de▶ cette forêt tel soir ◀d’▶été, quel sujet ◀d’▶examen venait de m’être réservé, ou quelles lettres j’allais recevoir ◀le▶ lendemain. ◀Le▶ soir montait autour de nous, des fenêtres s’allumaient à nos pieds dans ◀le▶ bourg, et ◀le▶ père Reinecke refusait ◀de▶ croire à mes histoires. Soudain j’ai dit : « Voilà que ça me prend, tout justement ! Attendez, que je vous dise… Sur mon assiette ◀de▶ petit déjeuner, demain matin, il y a une grande enveloppe jaune, une enveloppe bleu clair, et une plus petite enveloppe blanche bordée ◀de▶ noir. » (Sentiment ◀de▶ certitude tranquille, ces objets vus dans une lumière sobre et mate.) Telle a donc été ma « vision » : formats et couleurs très nettement perçus, mais rien de plus, donc rien ◀d’▶utilisable éventuellement. Ce matin, en trouvant ◀les▶ trois lettres sur mon assiette, j’ai dit : « C’est bien cela », sans plus ◀d’▶étonnement que ◀les▶ autres fois. ◀Le▶ père Reinecke, survenu peu après, n’est pas encore convaincu. Il prétend que je savais qui allait m’écrire, et que j’avais ◀d’▶assez bonnes chances ◀de▶ deviner juste. Mais je n’ai rien deviné du tout, puisque j’ai vu ! C’est là tout ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶affaire : cette perception soudaine, ce regard par mégarde sur un petit fait indifférent en soi, et qui n’est pas encore « arrivé » dans ◀le▶ temps. ◀Les▶ trois lettres sont timbrées ◀d’▶hier, deux à Genève dans ◀la▶ matinée, une à Neuchâtel à sept heures du soir. Celle qui est bordée ◀de▶ noir est ◀d’▶un ami ainé, Robert de Traz, qui mentionne en passant ◀la▶ mort ◀de▶ sa belle-mère, survenue il y a quelques jours. ◀La▶ lettre bleue est ◀de▶ Pierre Girard, personnage imprévisible s’il en fut, et je n’avais aucune raison ◀d’▶attendre qu’il m’écrive. Quant à ◀l’▶enveloppe jaune, elle contenait un journal où ◀l’▶on revient sur mon pamphlet ◀de▶ ◀l’▶hiver dernier 15.
New York City, 16e rue Ouest, ◀le▶ 16 mars 1942
Réveillé il y a quelques minutes, il est onze heures du matin, je me suis dit : « Pourquoi cette lettre est-elle pliée en deux ? Ma boite est bien assez profonde pour ce format, ◀le▶ facteur devrait ◀le▶ savoir ! » Je voyais une mince enveloppe grise pliée en V derrière ◀la▶ porte sans jour ◀de▶ ◀la▶ boite métallique. J’ai passé ma robe de chambre et suis descendu ◀les▶ trois étages jusqu’au vestibule : oui, c’est cela, ◀l’▶enveloppe grise est là, pliée. (Une facture ◀de▶ blanchisseur !) Il me semble que ◀la▶ chose ne m’était plus arrivée depuis douze ou treize ans, depuis Calw… Ma faculté ◀de▶ petite voyance (voyance ◀de▶ détails sans intérêt) ne m’a jamais servi à rien, sinon à vérifier précisément, chaque fois qu’elle se manifestait, que j’étais déconnecté du monde ◀de▶ ◀l’▶utile.
« Tiens, voilà ◀le▶ diable ! »
◀Le▶ mercredi des Cendres ◀de▶ 1942, dans un studio du Village, à New York, je décide ◀de▶ me mettre à écrire ◀La▶ Part du diable , et m’enferme sans plus bouger ni plus répondre au téléphone entre mon fauteuil et ma table, devant un bloc ◀de▶ papier blanc. Pendant trois jours et nuits ◀de▶ travail, j’ai écrit cinquante pages, un quart du livre. Je n’ai pas adressé un mot à âme qui vive (mangé dans des cafétérias où il suffit ◀de▶ désigner du doigt ◀le▶ plat qu’on veut), et ce soir je décide ◀de▶ « sortir » : des amis m’ont invité « après ◀le▶ dîner ».
Je sors. Je vais marcher, me dis-je, mais j’ai faim. J’entre au hasard dans un petit restaurant, au bas de Madison Avenue. ◀La▶ salle étroite et profonde paraît vide. Il doit être environ neuf heures et demie. J’hésite sur ◀le▶ seuil : va-t-on me servir encore ? Au fond ◀de▶ ◀la▶ salle, deux hommes et une femme attablés causent et boivent. L’un des hommes m’ayant remarqué s’écrie : « Tiens, voilà ◀le▶ diable ! » ◀Les▶ autres se retournent à demi et rient. J’ai fui. Pas ◀d’▶autre restaurant dans ce quartier. Je suis monté sans dîner chez mes amis.
Trois pannes ◀d’▶électricité
Au moment où je naissais au presbytère ◀de▶ Couvet, Val-de-Travers, canton ◀de▶ Neuchâtel, ◀le▶ 8 septembre 1906, à quatre heures vingt du matin, il y eut une panne ◀de▶ quartier, en sorte que je ne « vis ◀le▶ jour » qu’à ◀la▶ lueur ◀d’▶une lampe à pétrole hâtivement allumée et que tenait mon père.
Soixante-sept ans plus tard, je donnais ◀la▶ leçon inaugurale ◀de▶ deux instituts universitaires réunis ce jour-là, celui des hautes études internationales et celui des études européennes. Je décrivais ◀la▶ crise du monde occidental, en progression rapide et calculable vers une apocalypse à court terme, et je constatais que « nous arrivons au point où ◀le▶ moteur ◀de▶ ◀la▶ croissance commence à avoir des ratés ». Sur ce dernier mot, très exactement, ◀les▶ lumières s’éteignirent dans ◀la▶ salle — et dans tout ◀le▶ canton ◀de▶ Genève. Croyant à un effet ◀de▶ régie théâtrale, ◀l’▶auditoire applaudit. Cependant, ◀la▶ panne devait durer vingt et une minutes, durant lesquelles je poursuivis ma conférence sans micro, en éclairant mes notes ◀d’▶une torche. Et comme j’en venais à cette phrase : « En vérité, à y regarder de plus près, ◀l’▶État-nation est bien malade », sur ◀le▶ mot « près » ◀les▶ lumières revinrent.
Cet incident ne me rappelle pas seulement celui qui a marqué ma naissance, mais une soirée où nous fûmes « visités » dans notre maison ◀de▶ Ferney, ◀le▶ 29 juin 1954. Après ◀le▶ dîner, sentant ◀l’▶atmosphère favorable, nous étions six et heureusement accordés, je suggérai que ◀l’▶on jouât aux questions et réponses. Ce jeu, purement télépathique et poétique, se joue par paires, dans ◀le▶ plus grand silence. L’un écrit trois questions, et l’autre en même temps trois réponses ; puis ◀l’▶inverse ; et cela fait, chacun lit à haute voix, l’un ses questions, et l’autre ses réponses.
◀De▶ cette soirée, je retiens trois échanges remarquables.
Il y avait là Jean-Paul de Dadelsen, mon collaborateur au Centre européen de la culture, que j’ai appelé, après sa mort prématurée en 1957, « ◀le▶ seul grand poète luthérien ◀de▶ langue française ». L’une des questions était : « Qu’arriverait-il si Jean-Paul devenait pape ? » Et ◀la▶ réponse : « ◀Le▶ pape serait luthérien. »
Deuxième échange. « Qu’est-ce que ◀la▶ mystique ? » Réponse : « C’est un petit jardin fermé qui s’ouvrira à Pâques. » (On sait que ◀le▶ hortus clausus est un symbole fondamental du mysticisme, flamand et rhénan notamment.)
Mais c’est le troisième échange qui m’amène à rappeler ici cette soirée mémorable. L’un ◀de▶ nous avait écrit : « Qu’arriverait-il si ◀le▶ diable entrait dans cette pièce ? » ◀Le▶ partenaire lut sa réponse : « Toutes ◀les▶ lumières s’éteindraient. » Et toutes ◀les▶ lumières s’éteignirent.