Philosophie du prix littéraire Prince-Pierre-de-Monaco (1974)d
Parmi nombre de▶ traits originaux qui distinguent ◀de▶ tous ◀les▶ autres ◀le▶ prix du Prince Pierre de Monaco, je voudrais mettre en valeur celui-ci ; qu’il partage seul avec ◀le▶ prix Nobel ◀le▶ privilège ◀d’▶être à la fois littéraire et international — mais qu’il ajoute à cette distinction majeure, celle ◀d’▶être uniquement ◀de▶ langue française.
International et français, « il faut ◀le▶ faire », disent ◀les▶ jeunes ◀d’▶aujourd’hui. Mais d’abord, il fallait ◀le▶ concevoir. Ce n’était guère possible à Paris, qui a toujours peine à croire qu’au-delà ◀de▶ ses Portes il existe autre chose que des relais vers ◀les▶ résidences secondaires. Il y fallait un petit État gouverné par un grand ami des Lettres, — et ce fut ◀le▶ Prince Rainier III de Monaco.
Je ne me lasserai jamais ◀de▶ chanter ◀la▶ gloire du petit État dans ◀la▶ culture européenne, qui est née ◀de▶ lui.
◀Le▶ petit État présente sur ◀le▶ grand à peu près tous ◀les▶ avantages imaginables. Voyez ◀les▶ statistiques ◀de▶ notre continent : il est régulièrement en tête ◀de▶ liste pour ◀le▶ revenu par habitant, ◀la▶ qualité des services, ◀la▶ densité des automobiles, des téléphones, des hôpitaux, des écoles, et des brevets ◀d’▶invention. Il n’est en somme qu’un privilège qu’il doive céder au grand État, c’est celui ◀de▶ pouvoir faire ◀de▶ grandes guerres et ◀de▶ dévaster sans mesure. Mais dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ culture au sens ◀le▶ plus large du terme (qui englobe ◀les▶ sciences exactes, naturelles et humaines, et ◀l’▶urbanisme, aussi bien que ◀la▶ philosophie, ◀les▶ arts, ◀les▶ lettres et ◀l’▶histoire) ◀le▶ petit État ◀l’▶emporte haut ◀la▶ main sur ◀le▶ grand.
◀La▶ musique, ◀la▶ peinture, ◀les▶ lettres, et ◀la▶ philosophie qui oriente ◀les▶ sciences, sont nées ◀de▶ nos cités-États médiévales, renaissantes ou romantiques, Padoue, Tolède, Oxford, ◀le▶ Paris de la Sorbonne qui était une commune libre ; ◀la▶ Nuremberg de Dürer ; ◀les▶ villes libres ◀de▶ ◀la▶ Hanse et ◀la▶ République de Venise, mais aussi ◀la▶ Mantoue ducale, où Monteverdi rénove ◀la▶ musique et Mantegna ◀la▶ peinture, et ◀la▶ Florence des Médicis ; Bruges, Bâle, Amsterdam, mais aussi Ferrare et Urbino ; plus tard ◀le▶ grand-duché ◀de▶ Weimar, ◀le▶ Coppet de Madame de Staël et ◀de▶ sa cour, Bayreuth, Salzbourg… Toute ◀la▶ grande culture ◀de▶ ◀l’▶Europe est née ◀de▶ foyers locaux ou régionaux, et ne doit rien aux dimensions territoriales ni à ◀la▶ puissance politique des grands États-nations modernes. En revanche ◀la▶ langue, qui est ◀l’▶âme ◀de▶ toute culture, ne connaît pas ◀les▶ frontières politiques nées du hasard des guerres et des traités : ◀la▶ langue française moins que toute autre, puisqu’au-delà des trois-quarts ◀de▶ ◀la▶ France actuelle elle couvre une moitié ◀de▶ ◀la▶ Belgique, un quart ◀de▶ ◀la▶ Suisse, plusieurs vallées du Piémont, ◀les▶ Antilles et tout ◀le▶ Québec.
◀Les▶ frontières des quelque vingt-huit États-nations qui divisent ◀l’▶Europe ont en moyenne, quant à leur tracé actuel, un peu moins ◀de▶ cent ans ◀d’▶âge, tandis que ◀le▶ rythme ◀de▶ variation des domaines linguistiques est millénaire ! Voilà qui fait sentir à quel point ◀la▶ culture et ◀la▶ politique des États vivent dans des mondes sans commune mesure.
Mais si ◀la▶ politique, ◀l’▶économie, ◀les▶ langues n’ont ◀de▶ toute évidence aucune frontière commune — ce serait miracle, et ce miracle, sauf peut-être en Islande, ne s’est jamais produit —, il est d’autres frontières, au sein de ◀la▶ culture même, qu’il importe avant tout ◀d’▶effacer dans nos têtes, et ce sont ◀les▶ frontières des genres, inventions ◀de▶ pédants écolâtres qui sévissent parmi nous depuis Boileau.
On considère aujourd’hui couramment, et pas seulement dans ◀le▶ public des best-sellers, mais chez ◀les▶ plus sophistiqués, qu’au sens américain du mot ◀la▶ fiction seule est création, que ◀les▶ jeux du roman sans sujet, des poèmes « éclatés » et du théâtre aléatoire témoignent seuls ◀d’▶un génie inventif, tout ◀le▶ reste étant non-fiction, c’est-à-dire non-littérature, où ◀l’▶on jette pêle-mêle ◀les▶ reportages et ◀l’▶histoire, ◀la▶ métaphysique et ◀les▶ Mémoires ◀de▶ « Papillon », et tout ce que, faute de mieux, ◀l’▶on nomme « essais », quels qu’en soient ◀les▶ sujets et ◀le▶ style, ◀les▶ dimensions et ◀l’▶ambition intellectuelle. À ce titre, Montaigne et Pascal dont on ne connaît ni romans ni poèmes, n’appartiennent pas à ◀la▶ littérature ; et Montesquieu devrait au seul Temple ◀de▶ Gnide, et non pas à ◀L’▶Esprit des lois, ◀d’▶être qualifié ◀d’▶écrivain, Rousseau au seul Devin ◀de▶ village, non pas aux Confessions ni au Contrat social, qui ne sont pas « fictions » — du moins ◀l’▶affirme-t-il…
Or, une fois prise ◀la▶ très saine habitude du survol des frontières prétendues éternelles, quoiqu’elles changent tous ◀les▶ cent ans, il n’y a plus ◀de▶ raisons ◀de▶ s’arrêter. ◀Le▶ Conseil littéraire ◀de▶ Monaco n’a-t-il pas démontré qu’il se riait ◀de▶ ◀la▶ tyrannie des genres, en couronnant, premier ◀d’▶une série (je ◀l’▶espère) ◀l’▶auteur ◀de▶ ces lignes ?