Recherche pour un modèle de▶ société européenne (février 1974)g h
Précisons tout d’abord ◀les▶ termes ◀de▶ mon titre. J’emploie ◀le▶ terme ◀de▶ modèle dans son sens scientifique et pas du tout moral. Chercher à composer un modèle européen ne signifie pas pour moi donner ◀l’▶Europe en exemple au reste du monde, mais simplement chercher des structures sociales, économiques et politiques, adaptées aux réalités et aux finalités européennes.
En second lieu, ◀la▶ recherche ◀d’▶un modèle, signifie bien évidemment que ◀les▶ modèles anciens — ou ◀le▶ modèle ◀de▶ naguère — ne satisfont plus, ne marchent plus, et qu’il est temps ◀d’▶inventer mieux.
Et en troisième lieu, si ◀l’▶on recherche un modèle européen, c’est que ◀l’▶on ne pense pas pouvoir s’accommoder ◀de▶ modèles étrangers et pour nous aliénants, comme ◀le▶ seraient ◀les▶ modèles américains, ou russes, ou chinois. Cela ne signifie pas un instant qu’on tienne ◀l’▶Europe pour supérieure — ou inférieure — à telle autre partie du monde ; mais bien qu’on ◀la▶ constate différente, et qu’elle appelle des solutions spécifiques.
Ces solutions spécifiques, par ◀la▶ suite, seront-elles valables pour ◀le▶ reste du monde ? Je n’en sais rien et n’ose pas même ◀le▶ souhaiter : ◀les▶ expériences du passé récent, ◀l’▶adoption ◀de▶ certains ◀de▶ nos modèles, comme celui ◀de▶ ◀l’▶État-nation par ◀le▶ tiers-monde, doivent nous rendre méfiants sur ce chapitre.
Il y a vingt ans ◀de▶ cela, en 1953, pendant ◀la▶ table ronde organisée à Rome par ◀le▶ Conseil de l’Europe, Arnold Toynbee nous expliqua que deux avenirs possibles s’ouvraient aux Européens :
— ou bien ◀l’▶Europe prend sa retraite et tente ◀de▶ vivre sur son passé culturel ;
— ou bien ◀l’▶Europe s’efforce ◀de▶ s’assurer une position morale dominante, en se transformant en communauté modèle.
Vingt ans plus tard, me voici à ◀la▶ recherche ◀d’▶une troisième possibilité : aussi loin du repli résigné que ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ dominer (ne fût-ce que moralement) ou ◀de▶ se poser en modèle exemplaire.
Une troisième possibilité qui serait en somme : ◀la▶ réponse particulière des Européens au défi ◀de▶ ◀la▶ crise ◀de▶ civilisation désormais déclarée à ◀l’▶échelle mondiale.
Car c’est bien ◀de▶ cette crise mondiale qu’il s’agit aujourd’hui, et avant tout, ◀de▶ s’occuper ; non plus seulement des moyens politiques, économiques ou culturels ◀d’▶unir ◀l’▶Europe ; et non plus seulement des moyens ◀de▶ développer ◀le▶ tiers-monde ; et non plus seulement des moyens ◀d’▶aménager ◀les▶ relations entre nations.
Je pars ◀d’▶une constatation fondamentale que j’essaierai ◀de▶ formuler en une seule phrase, que voici : Pour la première fois dans ◀l’▶histoire, ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui se voit contraint ◀de▶ choisir librement son avenir et celui ◀de▶ ◀l’▶espèce humaine ; et il y est contraint du seul fait qu’il en a, pour la première fois, ◀la▶ liberté.
Jusqu’à nos jours, depuis ◀le▶ singe, ou depuis ◀le▶ jardin mythique des origines, ◀l’▶homme n’avait fait que répondre tant bien que mal aux divers défis ◀de▶ ◀la▶ nature dont il vivait, défis du corps, défis ◀de▶ ◀l’▶environnement. Il s’agissait ◀de▶ survivre, donc ◀de▶ continuer ce qui avait réussi aux plus forts, aux plus féconds, aux plus habiles ◀de▶ ses ancêtres.
Aujourd’hui, c’est ◀le▶ succès même ◀de▶ ◀l’▶effort civilisateur ◀de▶ ◀l’▶Occident qui nous force à choisir notre avenir, et par là nous met en demeure ◀de▶ formuler une politique ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀l’▶humanité.
J’insiste : ce succès même se traduit par une crise qui remet ou met tout en question.
Choisir librement son avenir veut dire : élaborer une politique, une conduite ◀de▶ gouvernement, ou ◀de▶ gérance ◀de▶ ◀la▶ cité, en vue et au nom de fins déterminées.
Gouverner c’est prévoir, dit ◀l’▶adage. Mais qui prévoit ?
Vous lisez tous ◀les▶ jours dans ◀la▶ presse ◀les▶ déclarations ◀les▶ plus contradictoires relatives à ◀l’▶avenir prochain, à ◀l’▶an 2000, au xxie siècle. Qui croire ? Des futurologues distingués vous assurent que ◀les▶ réserves existantes ou encore à découvrir ◀de▶ pétrole seront épuisées d’ici soixante-dix ans, ou d’ici trente ans, voire d’ici vingt ans. Mais un économiste des plus sérieux, Raymond Barre, leur répond — et je ◀le▶ cite — que ces réserves sont « pratiquement inépuisables, en dépit des théoriciens ◀de▶ ◀l’▶Apocalypse ». Sur quoi, ◀le▶ 30 septembre 1973, ◀le▶ directeur ◀de▶ ◀la▶ prospection ◀de▶ ◀la▶ British Petroleum annonce que ◀la▶ production du pétrole commencera à diminuer dans dix ans, et que des mesures ◀de▶ rationnement devront être décrétées dans huit ans. Même jeu pour ◀les▶ métaux nécessaires à ◀l’▶industrie, ◀le▶ cuivre par exemple. Selon ◀les▶ uns, il en reste pour quarante-huit ans, ou pour trente ans, ou pour vingt ans seulement, mais selon ◀le▶ directeur du Bureau ◀de▶ documentation minière ◀de▶ France, il en reste pour deux millions ◀d’▶années… Comment, dans ces conditions, arrêter une politique du pétrole ? ou du cuivre ?
Ce n’est pas tout. Une troisième sorte ◀de▶ prévision a cours dans notre société : celle des experts au service des grandes sociétés et des gouvernements. Ces experts nous répètent, par exemple, que ◀la▶ consommation ◀d’▶énergie électrique va doubler désormais tous ◀les▶ sept ans, et si on leur demande comment ils ◀le▶ savent, ils répondent qu’il s’agit ◀d’▶un fait scientifiquement établi par des calculs irréfutables. Mais cela ne peut pas être vrai, pour ◀les▶ deux raisons que voici :
1) Il serait déjà très difficile ◀de▶ doubler notre production ◀d’▶énergie d’ici 1980 ; presque impossible ◀de▶ ◀la▶ quadrupler d’ici 1987, et totalement exclu ◀de▶ ◀la▶ multiplier par 16 384 en moins ◀d’▶un siècle, car c’est ◀le▶ chiffre qu’on obtient au bout de quatre-vingt-dix-huit ans en multipliant une quantité quelconque par deux tous ◀les▶ sept ans.
2) Si nous décidons ◀de▶ nous éclairer aux bougies, ou simplement ◀d’▶économiser ◀l’▶électricité au lieu de ◀la▶ gaspiller comme ◀les▶ compagnies nous y invitent, rien ne pourra faire que ◀la▶ consommation double en sept ans. ◀Les▶ compagnies essaient tout simplement ◀de▶ faire passer pour « fatalité » leur désir ◀de▶ doubler leurs ventes.
Leurs experts confondent délibérément ◀la▶ prospective et ◀le▶ marketing, détournant ainsi nos esprits ◀de▶ ◀la▶ seule question sérieuse, qui est ◀la▶ suivante : étant donné ◀l’▶impossibilité manifeste ◀d’▶accroître indéfiniment notre consommation ◀d’▶énergie, comment s’organiser pour vivre aussi bien, voire mieux, en consommant moins ◀d’▶électricité, ou en recourant à d’autres formes ◀d’▶énergie ?
En multipliant autour de nous et devant nous des « fatalités » alléguées et ◀de▶ soi-disant « impératifs techniques », on nous empêche ◀d’▶élaborer une politique responsable, et ◀d’▶agir sur nos gouvernants pour qu’ils ◀l’▶appliquent.
◀De▶ fait, ◀les▶ détenteurs des moyens ◀de▶ décision politiques et économiques s’inspirent tantôt des pessimistes tantôt des optimistes, c’est-à-dire des futurologues indépendants qui s’efforcent ◀de▶ prendre en compte ◀les▶ dangers écologiques et ◀les▶ risques humains autant que ◀les▶ avantages économiques ◀d’▶un projet, pour établir son coût réel, tantôt ◀de▶ promoteurs qui n’invoquent que ◀les▶ besoins supposés et ◀les▶ profits escomptés, et pensent qu’après tout, cela durera bien autant qu’eux…
Admettons qu’il est plus prudent, en tout état ◀de▶ cause, ◀de▶ suivre ◀les▶ futurologues soucieux plutôt que ◀les▶ promoteurs irresponsables, quand il s’agit ◀de▶ formuler une politique. Or nous voyons que dans leur majorité, ◀les▶ futurologues calculent un avenir ◀de▶ catastrophes, que ce soit à moyen ou à long terme. Ils nous annoncent des désastres en chaîne, des catastrophes en système, ou en boucles, qui doivent presque nécessairement résulter non pas des échecs ◀de▶ notre modèle ◀de▶ croissance, mais au contraire de ses succès. Et c’est là ce qui doit nous retenir.
Je ne vais pas résumer ici ◀le▶ fameux rapport du club de Rome, que je suppose connu ◀de▶ chacun d’entre vous. Je vous rappellerai seulement que ◀la▶ crise mondiale — et c’est je crois sa formule ◀la▶ plus simple — est née ◀de▶ ◀la▶ volonté typiquement occidentale ◀de▶ croissance illimitée dans un monde dont nous avions oublié qu’il est irrévocablement limité.
C’est ◀la▶ découverte, puis ◀la▶ prise de conscience ◀de▶ ◀l’▶explosion démographique, dans ◀les▶ années 1960, qui nous a tout d’abord alertés. ◀La▶ publication par les Nations unies ◀de▶ statistiques montrant que ◀le▶ temps ◀de▶ doublement ◀de▶ ◀la▶ population du globe n’était plus que ◀de▶ trente-cinq ans, nous a permis à tous ◀de▶ calculer qu’à ce taux-là, nous serions six milliards et demi en ◀l’▶an 2000, 26 milliards en 2070, 208 milliards en 2171 soit 1400 habitants au km2 (densité des grandes villes actuelles, étendue à toutes ◀les▶ terres émergées), 3 habitants au m2 en 2570, trente ans plus tard tout le monde se touche, et je m’arrête là dans mes calculs, mais d’autres ont été plus loin. Je lis dans ◀le▶ beau livre ◀de▶ Paul Ehrlich, Population, ressources, environnement, cet exemple ◀de▶ spéculation mathématique :
Si ◀la▶ population continuait à croître à ce rythme, elle dépasserait un milliard ◀de▶ milliards ◀d’▶âmes dans mille ans d’ici, et sa densité serait ◀de▶ deux-mille habitants au mètre carré du sol émergé et immergé ! Mais on peut avancer des chiffres encore plus saugrenus. Dans quelques milliards ◀d’▶années, tout ◀l’▶univers visible ne serait plus qu’une sphère ◀d’▶êtres humains, dont ◀le▶ diamètre s’allongerait à ◀la▶ vitesse ◀de▶ ◀la▶ lumière.
Et je fais mienne ◀la▶ sobre conclusion ◀de▶ Paul Ehrlich :
◀De▶ tels calculs devraient, semble-t-il, convaincre même ◀les▶ esprits ◀les▶ plus obtus qu’il faudra bien que ◀la▶ croissance démographique s’arrête un jour.
◀La▶ croissance démographique ne peut pas être illimitée. Il faudra bien que quelque chose ◀l’▶arrête, un jour ou l’autre. Si ◀l’▶on ne veut pas que ce soit une catastrophe, il faudra bien que ce soit une libre décision des hommes et des femmes. Mais où s’arrêter ? quand ? et comment ? Il s’agit ◀de▶ déterminer un optimum, ◀de▶ définir une politique, ◀d’▶évaluer ses répercussions…
Car ◀le▶ même processus se répète dans tous ◀les▶ autres domaines ◀de▶ ◀la▶ civilisation contemporaine où ◀la▶ croissance a fait ses percées au xxe siècle et menace ◀de▶ devenir exponentielle. ◀La▶ croissance démographique est due en bonne partie aux succès ◀de▶ ◀la▶ science occidentale, laquelle est aussi à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ croissance industrielle et technique. Mais toutes ◀les▶ deux vont rencontrer dans un temps calculable leur limite.
Déjà, leur succès même commence à produire leur propre mise en échec. ◀La▶ croissance démographique et ◀la▶ croissance industrielle s’entraînant l’une l’autre, provoquent l’une et l’autre ◀la▶ croissance ◀de▶ ◀la▶ pollution, ◀de▶ ◀l’▶air des villes, ◀de▶ ◀l’▶eau des lacs et des océans, ◀de▶ ◀la▶ végétation et du monde animal, ◀de▶ ◀l’▶alimentation et du patrimoine génétique, lesquelles pollutions entraîneront à plus ou moins brève échéance des maladies et malformations physiques et psychiques nouvelles, des épidémies sans précédent, des famines continentales, et finalement des effondrements massifs ◀de▶ ◀la▶ population. Parallèlement, ◀la▶ croissance ◀de▶ ◀la▶ production industrielle entraîne ◀l’▶épuisement des ressources terrestres c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶eau potable, du pétrole, des métaux non ferreux sans lesquels ◀le▶ fer ne pourra plus devenir acier, et par suite ◀le▶ ralentissement, puis ◀l’▶arrêt catastrophique ◀de▶ ◀la▶ production industrielle. Nous arrivons au point où ◀le▶ moteur ◀de▶ ◀la▶ croissance commence à avoir des ratés*13 très inquiétants…
Tout cela, je ◀le▶ répète, est assez exactement quantifiable, mesurable et datable. Cette Apocalypse à court terme — vingt-sept ans, cinquante ans, un siècle au mieux — selon ◀les▶ auteurs, est calculée par ◀de▶ nombreux futurologues qu’on dit atteints ◀de▶ sinistrose, mais dont je serais tenté ◀de▶ dire qu’ils pèchent au contraire par excès ◀d’▶optimisme : car pour spectaculaires que soient ◀les▶ catastrophes prévues par leurs méthodes plus ou moins rigoureuses, elles me font bien moins peur que celles dont ils ne parlent pas, et qui sont liées inexorablement aux succès ◀de▶ ◀la▶ croissance des villes, des mégalopoles infinies où 80 % ◀de▶ ◀l’▶humanité va vivre, ou plutôt s’entasser, dans vingt-cinq ans.
◀L’▶urbanisation sauvage ◀de▶ ◀l’▶humanité annonce en effet ◀la▶ destruction finale du lien social, du sens ◀de▶ ◀la▶ communauté, et simplement ◀de▶ ◀l’▶amour du prochain, remplacé par ◀la▶ loi ◀de▶ ◀la▶ jungle et ◀la▶ schizophrénie généralisée. Tout cela doit nous faire redouter, au-delà des pires prévisions ◀de▶ nos futurologues, ce qu’un vieux mythe des Indiens Navahos représente comme ◀l’▶Ère ◀de▶ ◀l’▶Accroissement des Monstres.
Que faire des prévisions du club de Rome — tellement moins effrayantes que celles ◀de▶ ces Indiens ?
D’abord ◀les▶ croire. C’est ◀le▶ seul moyen ◀de▶ ◀les▶ faire mentir. Car elles ne demandent qu’à être démenties, on peut même dire qu’elles ne sont là que pour ça. Si on ne ◀les▶ croit pas, parce qu’on ◀les▶ juge trop pessimistes, elles vont certainement devenir vraies. Question ◀de▶ calcul. (◀La▶ pomme qui tombe : si rien ne ◀la▶ retient, vous pouvez calculer au millième ◀de▶ seconde quand elle touchera ◀le▶ sol.)
Mais ◀les▶ futurologues ne sont pas tous pessimistes, il s’en faut. ◀Les▶ plus connus du grand public, ◀les▶ plus choyés par ◀les▶ pouvoirs, et pour tout dire ◀les▶ mieux payés, sont ceux qui nous annoncent encore ◀l’▶âge ◀d’▶or pour ◀le▶ siècle qui vient, tel ◀le▶ Hudson Institute d’Herman Kahn par exemple, qui n’hésite pas à nous promettre un revenu ◀de▶ 20 000 dollars par tête pour une population mondiale ◀de▶ vingt milliards ◀d’▶habitants vers 2050. Mais là, il ne s’agit plus à vrai dire ◀de▶ prospective, ni même ◀de▶ marketing, il s’agit simplement ◀de▶ guerre psychologique, ◀de▶ fausses nouvelles délibérées, en vue ◀d’▶une action précise sur ◀l’▶opinion mondiale. Herman Kahn est ◀l’▶auteur, avec Anthony J. Wiener, ◀d’▶un ouvrage célèbre sur ◀L’▶An 2000. Son système ◀de▶ prévision est ◀le▶ plus simple qu’on ait jamais imaginé : il repose entièrement sur ◀la▶ technologie et son évolution ◀la▶ plus probable au cours des vingt à trente années qui viennent. Il s’agit donc ◀de▶ supputer ◀les▶ inventions techniques qui seront faites dans ce temps, et ◀les▶ conséquences politiques qu’elles entraîneront.
Sans vouloir entreprendre ici ◀la▶ critique ◀d’▶une pareille méthode, je me contenterai ◀de▶ citer ce que ses auteurs eux-mêmes en disent. À ◀la▶ page 54 ◀de▶ ◀la▶ traduction française ◀de▶ ◀L’▶An 2000, ils donnent un bref tableau (n° IV) ◀de▶ ce que leur méthode n’eût pas permis ◀de▶ prévoir, si elle eût été appliquée vers 1900. Parmi ◀les▶ événements qu’ils qualifient ◀de▶ « surprenants et presque toujours inattendus » on trouve :
- Première Guerre mondiale. Destruction ◀d’▶une partie ◀de▶ ◀l’▶Europe.
- ◀Les▶ États-Unis deviennent la première puissance mondiale.
- Baisse du moral ◀de▶ ◀l’▶Europe (et ◀de▶ ◀la▶ démocratie et ◀de▶ son prestige).
- Montée du communisme et ◀de▶ ◀l’▶Union soviétique.
- Grande crise économique.
- Poussée des idéologies fascistes et établissement ◀de▶ diverses dictatures.
Voilà ce que ◀la▶ méthode n’eût pas permis ◀de▶ prévoir selon ◀les▶ propres dires ◀de▶ Kahn. J’en déduis que ◀la▶ méthode ne vaut rien. ◀Les▶ faits déterminants du xxe siècle, ◀de▶ ◀l’▶aveu ◀de▶ son propre auteur, elle ◀les▶ aurait ratés. Ils étaient en effet, comme il ◀le▶ dit, « surprenants et presque toujours inattendus ». Ils n’étaient en somme pas sérieux, pas scientifiques, puisque pas mesurables. Ils étaient simplement… historiques !
Au surplus, qu’ils soient pessimistes comme Meadows, Ehrlich, G. Rattray Taylor, Georg Picht, Jean Dorst, Edward Goldsmith ou René Dubos, ou qu’ils soient optimistes comme Herman Kahn, quelques PDG ◀de▶ choc à ◀la▶ mode ◀d’▶avant-hier, et ◀de▶ nombreux aménageurs du territoire, presque tous ◀les▶ futurologues que je connais me paraissent pécher également par ◀l’▶incapacité où ils se trouvent et parfois se veulent, ◀d’▶indiquer des remèdes politiques aux maux qu’ils ont calculés, et ◀de▶ se référer à des finalités humaines ou divines qui pourraient seules permettre ◀de▶ récuser ◀les▶ prétendus « impératifs techniques » derrière lesquels ◀l’▶homme moderne court se cacher, comme Adam derrière ◀les▶ buissons quand Dieu rappelle, plutôt que ◀de▶ reconnaître ses responsabilités.
Si utiles que puissent être ceux qui calculent nos risques et définissent ◀les▶ contraintes que nous devons subir, ils demeurent incapables ◀de▶ fonder ◀la▶ politique ◀de▶ notre avenir prochain, soit parce qu’ils ne veulent pas choisir ses buts, soit parce qu’ils réduisent tout à ◀la▶ technologie. Ni ◀les▶ uns ni ◀les▶ autres n’auraient donc pu prévoir ◀les▶ deux phénomènes ◀les▶ plus littéralement bouleversants ◀de▶ notre siècle, ◀les▶ deux fléaux majeurs ◀de▶ ◀l’▶Europe, je veux dire ◀l’▶auto et Hitler.
◀L’▶aventure totalement imprévisible ◀de▶ ◀l’▶auto mériterait une très ample monographie. Je suis parfois tenté ◀d’▶écrire cette épopée, ou cette histoire ◀de▶ fous, qui aurait pour titre : ◀L’▶Autodestruction ◀d’▶une civilisation. Je ne puis ici qu’en résumer ◀l’▶intrigue.
Tout commence en 1875 (il y a donc un peu moins ◀de▶ cent ans), au fin fond du Middle West, à huit miles ◀de▶ Detroit, ◀le▶ jour où un garçon ◀de▶ 12 ans et demi, Henry Ford, fils ◀d’▶un paysan, rencontre une « locomotive routière », c’est-à-dire une machine agricole à moteur. « Ce fut mon chemin ◀de▶ Damas », écrit-il cinquante ans plus tard. Depuis ◀l’▶instant où il aperçut cette « machine ◀de▶ route », sa grande et constante ambition fut ◀d’▶en construire une semblable pour partir au hasard sur ◀les▶ routes ◀de▶ campagne, loin des voies ferrées, symboles ◀de▶ ◀la▶ tyrannie.
À 19 ans, ◀le▶ petit Henry construit et conduit sa première « machine ◀de▶ roule ». (À ce moment, ◀la▶ Grande-Bretagne interdit ce moyen ◀de▶ transport, ◀la▶ France tente ◀de▶ ◀l’▶adapter à ◀la▶ « science militaire ».) À 24 ans, il fonde une fabrique. Il vend très peu : « Il n’y avait pas ◀de▶ demande pour ◀les▶ automobiles », écrit-il simplement dans ses mémoires. Il parle même ◀d’▶une « répugnance pour ◀la▶ machine » dans ◀le▶ public. Puis ◀l’▶idée ◀d’▶aller vite amuse ◀les▶ Américains. D’autres fabriques se fondent, dans ◀l’▶intention ◀de▶ jouer au plus rapide. En 1903, Ford gagne une course ◀de▶ vitesse, et encouragé par ce succès, fonde ◀la▶ Société des automobiles Ford. Dans sa première publicité, il écrit que ◀l’▶auto « peut vous mener n’importe où il vous plaît ◀d’▶aller… pour vous reposer ◀le▶ cerveau par ◀de▶ longues promenades au grand air et vous rafraîchir ◀les▶ poumons grâce à ce tonique des toniques : une atmosphère salubre ». En 1910, Ford introduisit son fameux « Modèle T », robuste, utile et laid, mais bon marché et destiné à ◀la▶ masse. Il ne cessera ◀de▶ faire baisser son prix au fur et à mesure ◀de▶ ◀l’▶accroissement des ventes. (C’est ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ VW sous Hitler !) En 1908 il vend 10 000 voitures.
En 1910, 35 000. En 1924, il fabrique 7500 voitures par jour. Aujourd’hui, ◀les▶ USA produisent douze millions ◀de▶ voitures par an. ◀La▶ General Motors est ◀la▶ plus grande firme du monde, ◀l’▶industrie automobile domine ◀l’▶évolution mondiale des industries.
Or elle est née, cette industrie n° 1, du fantasme ◀d’▶un adolescent fugueur, fasciné par ◀l’▶idée ◀de▶ partir au hasard dans ◀la▶ campagne, loin des villes détestées, sur une machine ◀de▶ roule n’obéissant qu’à ses humeurs. ◀L’▶auto ne répondait alors à aucun besoin du public, bien au contraire, comme Henry Ford ◀l’▶a noté. Aujourd’hui, moins ◀d’▶un siècle plus tard, c’est une nécessité primordiale pour ◀l’▶homme occidental. Elle devait servir ◀les▶ loisirs, elle mène d’abord au bureau, à ◀l’▶usine. Elle devait « rafraîchir ◀les▶ poumons », elle ◀les▶ pollue et cancérise. Elle devait permettre ◀d’▶aller vite, et elle ne fait que du 4 km à ◀l’▶heure dans ◀le▶ centre ◀de▶ nos grandes villes, qu’elle asphyxie. Elle devait révéler ◀la▶ campagne et ◀la▶ solitude, elle ◀les▶ tue ◀d’▶une manière irréversible. Car pour elle, on bétonne ◀les▶ campagnes (18 % ◀de▶ ◀la▶ Hollande déjà) et c’est autant ◀d’▶humus perdu en quelques semaines pour des centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶années. Elle devait libérer ◀l’▶homme, elle ◀l’▶asservit. Ivan Illich a calculé que ◀l’▶Américain moyen qui roule ses 10 000 km par an, doit consacrer pour payer sa voiture, son essence, ses impôts, son garage, etc., tant de journées ◀de▶ travail, qu’au total ses 10 000 km lui auront pris environ 1700 heures ◀de▶ son temps, et cela fait du 6 à ◀l’▶heure — ◀l’▶allure ◀d’▶un piéton.
Mais là ne s’arrêtent pas ◀les▶ bouleversements et ◀les▶ méfaits en chaîne produits par ◀l’▶auto. Comme elle ne marche pas encore sans pétrole, et que ◀le▶ pétrole consommé par ◀l’▶Europe est détenu à 80 % par ◀les▶ pays arabes, voilà ◀la▶ politique mondiale et ◀l’▶existence même ◀d’▶Israël, par exemple, subordonnées en fait à ◀la▶ circulation ◀de▶ nos automobiles ◀le▶ dimanche. Or cette circulation quasi sacrée, qu’il faut sauver à n’importe quel prix, elle fait bon an mal an 280 000 morts chaque année dans ◀le▶ monde, et plus ◀de▶ 8 millions ◀de▶ blessés. Mais il y a plus grave. B. de Jouvenel a montré qu’elle stérilise ◀les▶ bases ◀de▶ ◀la▶ démocratie en transformant ◀les▶ places en parkings, et en chassant ◀les▶ piétons des rues ; car c’était sur ◀les▶ places et dans ◀les▶ rues que se formait traditionnellement ◀l’▶opinion, — ◀de▶ ◀l’▶agora des cités grecques en passant par ◀le▶ forum des Romains et par ◀les▶ communes médiévales, jusqu’à nos jours.
Enfin, ◀la▶ crise monétaire mondiale est due principalement, m’expliquent des banquiers, aux milliards ◀de▶ dollars — 16 environ — détenus par quatre ou cinq émirs et dictateurs du Proche-Orient, qui ne savent où ◀les▶ investir, et qui pourraient, selon ◀les▶ déclarations récentes du petit-fils ◀de▶ Henry Ford, racheter ◀la▶ General Motors et ◀la▶ Société Ford elle-même, s’ils ◀le▶ voulaient. Et voilà ◀la▶ boucle bouclée.
Résumons-nous : vers 1890, personne n’a besoin ◀de▶ ◀l’▶auto. Mais Henry Ford réussit à ◀l’▶imposer au monde, en quelques dizaines ◀d’▶années, et voici nos villes invivables, ◀le▶ bétonnage universel, ◀la▶ nature défigurée, ◀la▶ morale quotidienne dégradée, ◀l’▶industrie et ◀l’▶économie tout entière suspendues à ◀l’▶auto, qui est elle-même suspendue aux ressources ◀de▶ pétrole, qui dépendent ◀de▶ ◀la▶ politique des Arabes, laquelle est déterminée par ◀l’▶existence ◀d’▶Israël, qui a été rendue possible et nécessaire par ◀les▶ camps ◀de▶ ◀la▶ mort et ◀de▶ ◀la▶ folie ◀de▶ cet Hitler, que Herman Kahn n’a pas prévu.
Une histoire ◀de▶ fous, je vous ◀l’▶ai dit. Et seul peut-être un fou eût pu prévoir son déroulement — ou alors un homme très sensible, qui au premier contact avec la première auto, eût refusé ◀d’▶instinct ce bruit, ces vapeurs, ces odeurs, et ◀l’▶idée même ◀d’▶aller plus vite à n’importe quel prix, sans savoir où…
Mais voilà bien ce que nos futurologues n’eussent pas deviné davantage que ◀l’▶aventure nationale-socialiste ou fasciste, ou même stalinienne, qu’ils jugent « inattendues », aberrantes, erronées, — mais qui hélas ont fait notre histoire !
Herman Kahn vient ◀d’▶avouer qu’à ses yeux, Hitler était méthodiquement imprévisible. Pourtant d’autres méthodes ◀l’▶ont bel et bien prévu.
Dès 1885, J. Burckhardt annonce ◀le▶ temps des « terribles simplificateurs » et décrit ◀d’▶une manière saisissante ce que sera ◀la▶ vie des ouvriers dans ◀les▶ pays totalitaires du xxe siècle. Dans ◀le▶ même temps, Nietzsche crie son mépris pour ◀le▶ chauvinisme, ◀le▶ « nationalisme ◀de▶ bêtes à cornes », et ◀l’▶antisémitisme, qui se manifestent déjà en Allemagne, et dont il annonce ◀le▶ sinistre avènement européen.
Sur ◀la▶ trace ◀de▶ ces maîtres, entre ◀les▶ deux guerres mondiales, des groupes ◀de▶ jeunes gens en colère, ◀les▶ « personnalistes des années 1930 », à Paris, à Londres, en Allemagne, en Italie, et en Suisse, dénoncent en Hitler comme en Staline ◀les▶ réalisateurs énergiques et sans humour, c’est-à-dire fanatiques, du modèle ◀de▶ ◀l’▶État-nation posé par ◀les▶ jacobins et imposé d’abord par Napoléon. Ils voient dans ◀l’▶État totalitaire ◀l’▶achèvement logique ◀de▶ nos États-nations, lesquels se sont constitués depuis cent-cinquante ans aux dépens des communautés réelles qu’ils ont enfermées dans leurs frontières, mises au pas, uniformisées et vidées ◀de▶ leur vitalité. ◀Les▶ personnalistes annoncent d’ailleurs ◀le▶ succès des grands dictateurs, succès qui leur paraît inévitable — pour un temps —, du seul fait que ◀les▶ dictateurs proclament qu’ils apportent une réponse au grand appel qui monte ◀de▶ leur peuple vers une communauté nouvelle. Cette réponse est mauvaise, voire atroce, mais c’est une réponse tout de même, alors que nos démocraties bourgeoises n’ont même pas vu ◀le▶ problème, et ne soupçonnent même pas son importance fondamentale.
Mais ◀l’▶État-nation n’est pas seulement responsable ◀de▶ ◀la▶ décadence des liens communautaires, donc du civisme et ◀de▶ ◀la▶ morale sociale. Je ◀le▶ trouve aussi à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ grande crise dénoncée par ◀le▶ club de Rome : pollution, désastres écologiques, urbanisation sauvage, gaspillage des ressources naturelles. Car cette crise, ◀de▶ toute évidence, résulte ◀d’▶une très mauvaise gestion ◀de▶ notre terre et ◀de▶ ses ressources. Mais qui était ◀le▶ Gérant responsable ?
◀La▶ réponse est dangereusement simple. ◀Les▶ responsables sont ◀les▶ États-nations, nés et multipliés sur toute ◀la▶ terre, au xxe siècle. Ce sont eux seuls qui ont prétendu gérer ◀la▶ terre. Qui s’en sont octroyé ◀le▶ droit souverain. Eux seuls qui en avaient ◀les▶ moyens. Et vous voyez ce qu’ils en ont fait.
Ils ont géré et détruit ses ressources en vue de leur seule puissance et ◀de▶ leur seul prestige ; en vue de ◀la▶ guerre, dont tous sont nés. Ils ont créé ◀l’▶économie industrielle sur ◀la▶ base et dans ◀le▶ cadre, d’ailleurs occidental, des seules frontières nationales, et pour leurs seuls intérêts, fussent-ils contraires aux intérêts ◀de▶ leurs habitants et ◀de▶ ◀l’▶humanité en général. Comme ◀le▶ fait voir leur procédé ◀de▶ mesure, ◀le▶ PNB (que je voudrais appeler Prestige National Brutal) qui ramène tout à ◀l’▶État-nation et rien à ◀l’▶homme, — chef-d’œuvre inégalé ◀de▶ bêtise codée.
Au principe ◀de▶ ◀la▶ crise qui résulte ◀de▶ cette mauvaise gestion ◀de▶ ◀la▶ terre, nous tenons donc un responsable incontesté, ◀l’▶État-nation souverain sur toutes choses et gens dans ◀le▶ cadre ◀de▶ ses frontières, ◀l’▶État-nation tel que nous ◀l’▶avons fait, nous ◀les▶ Européens — mauvais Européens ! — et répandu sur toute ◀la▶ terre.
Et avec cela, ◀le▶ principal est sinon dit, du moins très clairement annoncé, sur ◀la▶ recherche que je propose et sur ses directions majeures : nous voyons maintenant ce qu’il s’agit ◀de▶ changer dans notre société européenne : c’est ◀le▶ modèle stato-national. Et nous voyons dans quelle direction il faut aller : celle qui nous permettra ◀de▶ refaire une communauté, des communautés, au-delà ◀de▶ ◀l’▶État-nation, et en deçà.
Comme il convient quand on présente une recherche, je ne saurais anticiper sur ses résultats, ni donc ◀les▶ décrire en détail ; mais vous restez en droit ◀d’▶attendre, à tout ◀le▶ moins, que je vous donne mes hypothèses ◀de▶ travail, et ◀le▶ plan général ◀de▶ mon enquête.
◀La▶ critique ◀de▶ ◀l’▶État-nation centralisé constitue ◀le▶ point ◀de▶ départ obligé ◀de▶ cette enquête.
Elle pose en soi un problème très sérieux, voire formidable. Nous avons été formés par quatre ou cinq générations ◀d’▶instruction publique à considérer que ◀l’▶État national est ◀l’▶aboutissement suprême ◀de▶ toute ◀l’▶histoire. Qu’il n’y a rien à imaginer au-delà. Et nous en avons persuadé ◀la▶ terre entière ; environ 150 États-nations, dont ◀les▶ deux tiers sont nés au xxe siècle. Ils se touchent tous : plus ◀de▶ jeu, plus ◀de▶ vide entre eux. Que faire contre ce mur impénétrable, apparemment inébranlable ? À supposer qu’on y arrive, créerait-on un chaos ? Une anarchie ? C’est ce que me disent ceux qui se croient « réalistes ». Et même certains autres, comme Malraux, lequel répète non sans quelque emphase que ◀le▶ xxe siècle est ◀le▶ siècle des nations, que ◀la▶ nation est ◀la▶ réalité par excellence du xxe siècle. Je lui réponds : oui, mais ◀le▶ cancer aussi, ◀la▶ pollution aussi, ◀l’▶État totalitaire aussi sont des « réalités » typiques du siècle. Ce n’est pas une raison pour ◀les▶ accepter, moins encore pour ◀les▶ glorifier.
En vérité, à y regarder ◀de▶ près14, nous nous apercevons que ◀l’▶État-nation est bien malade.
Et tout d’abord, sa souveraineté prétendue est de plus en plus illusoire. Selon Jean Bodin (xvie siècle), ◀la▶ souveraineté consiste dans ◀le▶ droit ◀de▶ déclarer ◀la▶ guerre et ◀de▶ conclure ◀la▶ paix quand on ◀le▶ veut, et ◀de▶ poser ou ◀de▶ casser ◀les▶ lois. Qui a encore ce droit ? ◀La▶ guerre ◀de▶ Suez en 1956 a permis ◀d’▶en mesurer ◀le▶ peu de réalité, lorsque ◀la▶ France et ◀la▶ Grande-Bretagne ont dû stopper leurs opérations sur un froncement ◀de▶ sourcil du président des USA et un grognement ◀de▶ Moscou.
◀La▶ souveraineté ◀de▶ nos nations européennes ne reste réelle qu’en tant que prétexte à refuser ◀les▶ mesures ◀d’▶union proposées au plan européen, qu’il s’agisse du rejet ◀de▶ ◀la▶ CED, ou du veto opposé par certains pays à toute mesure écologique supranationale. Ce dernier refus, d’ailleurs, est particulièrement maladroit, et révèle bien ◀la▶ faiblesse réelle ◀de▶ ◀l’▶État-nation ; tant il est clair qu’aucun problème écologique ne se laisse définir par nos frontières, et qu’aucune frontière politique ou économique n’a jamais arrêté ni tempête, ni virus, ni pollution ◀de▶ ◀l’▶air ou des eaux.
◀La▶ faiblesse fondamentale, basique, ◀de▶ ◀l’▶État-nation réside dans sa définition même, dans sa prétention intenable à imposer ◀les▶ mêmes frontières et ◀la▶ même administration à des réalités radicalement hétérogènes, telles que langue et sous-sol, économie et histoire. Il faudrait un miracle pour que ces réalités coïncident dans ◀l’▶espace, correspondent aux mêmes frontières, et ce miracle ne s’est jamais réalisé. ◀L’▶idée ◀de▶ ◀la▶ coïncidence territoriale ◀de▶ ◀l’▶idéologie, ◀de▶ ◀l’▶économie, ◀de▶ ◀l’▶état civil et ◀de▶ ◀la▶ culture serait proprement délirante si elle ne s’expliquait pas nécessairement par ◀la▶ guerre. Elle n’est plus tenable au xxe siècle.
◀L’▶État-nation ne répond plus aux problèmes économiques du monde moderne et encore moins aux réalités civiques. ◀L’▶État-nation est à la fois trop petit et trop grand. Trop petit pour jouer un rôle international, trop grand pour animer réellement ◀les▶ régions, pour offrir une structure ◀de▶ participation civique. Il faut donc ◀le▶ dépasser par en haut et par en bas, par ◀la▶ fédération continentale et par ◀la▶ région.
Ceci se trouve correspondre aux réalités européennes ◀les▶ plus traditionnelles, ◀les▶ plus vivantes et ◀les▶ plus créatrices.
Comparée à d’autres civilisations ou cultures, ◀l’▶Europe est caractérisée par une extrême diversité, due aux sources multiples ◀de▶ sa culture, et aux valeurs souvent contradictoires qu’elle a héritées ◀de▶ ◀la▶ Grèce, ◀de▶ Rome, ◀de▶ Jérusalem, des Celtes, des Germains, plus tard des Arabes au Sud et des Slaves à ◀l’▶Est. Impossible donc ◀de▶ concevoir une union européenne sur un modèle stato-national, unifié et centralisé, ni en tant que ligue ◀d’▶États. ◀Le▶ seul modèle rendant justice à ◀la▶ diversité ◀de▶ ces réalités, et pouvant rendre fécondes leurs tensions innombrables, sans sacrifier l’un ◀de▶ leurs termes, c’est ◀la▶ fédération.
Une simple confédération fondée sur des États souverains serait contradictoire dans ◀les▶ termes, impraticable. C’est ◀l’▶idéal qu’affirment ◀les▶ juristes et ◀les▶ chefs d’État, et c’est là leur hypocrisie. Je ◀l’▶appelle ◀l’▶amicale des misanthropes. Cela peut se dire, non se faire.
◀La▶ seule forme ◀d’▶union concevable et praticable étant donné ◀les▶ réalités spécifiquement européennes, serait une fédération fondée sur des régions, plus petites que nos États actuels, et la plupart du temps chevauchant leurs frontières.
Voilà pour ◀le▶ cadre continental. Plus important, plus neuf, plus intéressant aussi pour ◀le▶ reste du monde en quête ◀d’▶un nouvel équilibre : ◀le▶ contenu régional ◀de▶ ◀la▶ société européenne ◀de▶ demain.
Mais attention : ◀les▶ régions que je conçois et cherche à repérer, à définir, ne seront pas des mini-États-nations qui reproduiraient en pire ◀les▶ prétentions absurdes des grandes : souveraineté illimitée et frontières identiques imposées à toutes ◀les▶ réalités publiques.
◀Le▶ modèle que nous recherchons prévoit par hypothèse des régions fonctionnelles, c’est-à-dire définies par des fonctions soit économiques, soit culturelles et éducatives, soit écologiques, soit sociales, et dont ◀les▶ aires territoriales ne se recouvrent pas plus que ◀les▶ réalités fonctionnelles.
On imagine ◀la▶ complexité du tissu régional créé par ces fonctions diversement superposées. Mais justement : complexité est l’un des mots-clés du modèle recherché, l’un des mots-clés ◀de▶ ◀l’▶Europe aussi. ◀L’▶anti-Europe, c’est celle des « terribles simplificateurs » dont parlait J. Burckhardt, celle des dictatures totalitaires du xxe siècle. ◀L’▶Europe créatrice a toujours cultivé ◀la▶ complexité, qui rend justice aux caractères spécifiques ◀de▶ nos peuples et, plus encore, aux vocations personnelles.
Un autre mot-clé ◀de▶ notre modèle, c’est ◀l’▶adjectif petit.
◀La▶ motivation ◀la▶ plus profonde du modèle régional étant ◀d’▶offrir une structure ◀de▶ participation civique à ◀la▶ personne, elle implique ◀la▶ valorisation des petites communautés. Là seulement ◀l’▶homme peut être vraiment libre, car là seulement il est vraiment responsable.
Jean-Jacques Rousseau ◀l’▶avait déjà bien vu et très bien dit dans ◀le▶ Contrat social, au chapitre où il démontre que plus une cité s’agrandit, moins ses citoyens ont ◀de▶ prise sur ses réalités, moins nombreux donc y sont ◀les▶ responsables ◀de▶ tout ordre, à tel point que dans un grand pays, il n’y a plus que quelques ministres tout puissants, et dans un très grand pays, un seul chef ou dictateur.
Participation des personnes à des communautés ◀de▶ toute espèce, aussi nombreuses et variées que possible, pluralité des allégeances, liberté garantie par ◀l’▶exercice ◀de▶ responsabilités concrètes, voilà ◀l’▶éthique et ◀la▶ philosophie du modèle ◀de▶ société fédéraliste dont ◀l’▶établissement me paraît définir ◀la▶ vocation ◀de▶ cette génération, et non seulement la dernière chance ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais l’une des plus belles chances ◀de▶ ◀l’▶homme en général.