Stratégie de▶ ◀l’▶Europe des régions (printemps 1974)dl dm
Évolution des motifs ◀d’▶union
Il y a peut-être encore en Laponie, sur ◀les▶ bords ◀de▶ ◀la▶ Tamise, ou même dans quelques coins reculés ◀de▶ ◀la▶ Suisse, des gens à peu près vierges ◀de▶ toute information sur ◀les▶ réalités du xxe siècle, qui ne savent pas qu’il faut faire ◀l’▶Europe, ou qui n’ont pas très bien compris pourquoi. Je ne sais, on me dit qu’il y en a. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont plus ◀d’▶excuse en 1971. Et ce n’est pas pour eux, qui ne sont pas ici, mais dans ◀le▶ seul souci ◀de▶ bien préciser mon point ◀de▶ départ que je rappellerai tout d’abord, dans ◀l’▶ordre chronologique ◀de▶ leur apparition et ◀de▶ leur prise de conscience par ◀les▶ Européens, ◀les▶ motifs principaux qui nous ont amenés à ◀l’▶idée ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, et qui nous contraignent maintenant à réussir cette union, au plus tard, dans ◀les▶ dix à quinze ans qui viennent.
1er motif. — En 1946, tout le monde voyait très bien qu’il fallait faire ◀l’▶Europe pour empêcher ◀le▶ retour des guerres entre nos soi-disant « grandes puissances ». ◀La▶ CECA puis ◀la▶ CEE ont permis à ◀la▶ France et à ◀l’▶Allemagne ◀de▶ lier leurs intérêts au moins industriels — et voilà ◀la▶ principale cause des guerres européennes, depuis deux siècles, éliminée. Mais ce premier succès ne suffisait pas : il était négatif, en quelque sorte.
2e motif. — Il fallait faire ◀l’▶Europe dans ◀les▶ années 1950 pour relever ses ruines, restaurer son industrie, son commerce et sa technologie. Il fallait unir à cette fin nos maigres forces nationales. C’est ainsi que ◀l’▶OECE (organisation correspondant au plan Marshall), puis ◀le▶ Marché commun, ◀l’▶Euratom, ◀le▶ CERN ont pourvu au plus urgent. Ces organismes ont ouvert ◀la▶ voie à des accords commerciaux et monétaires, lesquels devaient conduire à une politique économique commune à tous nos pays, et pas seulement à ceux ◀de▶ ◀la▶ CEE d’ici 1980.
3e motif. — Mais à peine mis en place ◀les▶ instruments capables ◀de▶ résoudre virtuellement ces problèmes économiques et commerciaux, on a vu que cela ne suffisait pas. Restaurer ◀l’▶industrie, augmenter ◀la▶ productivité, animer ◀le▶ commerce mondial, très bien, c’était indispensable. ◀L’▶URSS ◀le▶ faisait aussi, ◀les▶ USA servant ◀de▶ modèle. Or, à peine fait, ou mis en train, on s’est aperçu que tout cela posait aussitôt des problèmes encore plus difficiles. ◀Le▶ succès même ◀de▶ ◀l’▶effort industriel provoquait ◀les▶ effets suivants :
— explosion démographique et urbanisation galopante,
— pollution, maladies ◀de▶ ◀l’▶air, des eaux, des sols, catastrophes écologiques, famines continentales,
— accroissement rapide ◀de▶ ◀l’▶écart entre ◀le▶ niveau de vie dans ◀le▶ tiers-monde et ◀le▶ niveau de vie occidental,
— exploitation des ressources terrestres en progression vertigineuse vers ◀l’▶épuisement définitif dans des délais variant ◀de▶ trente à cent ans.
Quatre grands sujets ◀d’▶inquiétude sourde dans ◀les▶ masses, ◀d’▶angoisse mondiale dans ◀les▶ élites techniciennes, et c’est peu dire, car il s’agit en vérité ◀de▶ quatre causes virtuelles ◀d’▶apocalypse du genre humain dans un délai relativement bref.
◀L’▶explosion démographique est ◀la▶ moins sensible dans ◀les▶ pays ◀les▶ plus développés : ◀la▶ Suisse avait 1 700 000 habitants en 1817. Elle n’a doublé qu’en 1902 (c’est-à-dire en quatre-vingt-cinq ans), et elle aura doublé encore vers 1987 en quatre-vingt-cinq ans de nouveau, alors que ◀l’▶humanité dans son ensemble doublera désormais, selon ◀les▶ démographes, tous ◀les▶ trente ans, ◀de▶ telle sorte qu’elle comptera, si cela continue, 7 milliards en 2000, 8000 milliards en 2350, puis trois hommes au mètre carré vers 2500. Vingt ans plus tard, il se touchent tous, et là s’arrêtent forcément mes calculs… Comme ◀le▶ disait un savant expert en alimentation synthétique : « On pourra nourrir tout le monde, mais il faudra manger debout ! »
Seulement, il n’est pas du tout sûr que ◀l’▶humanité survivra jusque-là. En effet, ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ production industrielle, qui permet cette prolifération délirante ◀de▶ ◀l’▶homme sur ◀la▶ terre, entraînera ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ pollution ◀de▶ nos cités, ◀de▶ nos fleuves, ◀de▶ nos mers et ◀de▶ nos dernières forêts, tant qu’il y aura du pétrole dans ◀les▶ moteurs. Et puis quand nous en aurons assez ◀de▶ respirer ou ◀de▶ manger des poisons, certains seront tentés par ◀l’▶exportation ◀de▶ nos industries, donc ◀de▶ ◀la▶ pollution industrielle, dans ◀le▶ tiers-monde, où il y a encore des espaces libres et où ◀l’▶on s’imagine qu’on pourra faire ◀l’▶économie ◀de▶ très coûteuses mesures ◀de▶ lutte contre ◀les▶ fumées, ◀le▶ bruit, ◀les▶ radiations, ◀les▶ névroses collectives, ◀la▶ criminalité endémique et autres inconvénients du progrès occidental. Mais cette néo-colonisation provoquera des réactions brutales. ◀L’▶écart entre ◀le▶ tiers-monde et ◀l’▶Occident deviendra insupportable, puis engendrera des violences inouïes. Avec une population quatre fois supérieure à celle des pays industrialisés, ◀le▶ tiers-monde — il faut oser ◀le▶ dire ! — n’a aucune possibilité matérielle ◀de▶ rejoindre jamais notre niveau de vie (matériel). Pour y arriver, en effet, on a calculé qu’il faudrait multiplier ◀l’▶exploitation des ressources naturelles, et donc aussi ◀la▶ pollution, par 200, ce qui est matériellement impossible. En effet, ◀les▶ ressources naturelles ne sont pas du tout inépuisables comme tous ◀les▶ hommes ◀l’▶ont cru naïvement jusqu’à nous : ◀le▶ charbon, ◀le▶ pétrole et ◀les▶ métaux non ferreux s’épuisent ◀d’▶une manière calculable. Selon certains experts, même si ◀l’▶on découvre dans ◀les▶ déserts et ◀les▶ mers ◀le▶ double du pétrole qu’on exploite aujourd’hui, avec ◀l’▶augmentation ◀de▶ ◀la▶ population et ◀de▶ ◀la▶ consommation, tout ◀le▶ pétrole ◀de▶ ◀la▶ terre semble devoir être brûlé d’ici trente ans selon ◀les▶ uns, quatre-vingts ans selon ◀les▶ autres. On trouvera autre chose, pensez-vous ? Voire ! ◀L’▶épuisement des forêts et des océans, c’est ce qui menace ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀l’▶humanité. Tout cela peut vous sembler délirant ou simplement farfelu. Mais tout cela est impitoyablement calculé par ◀les▶ écologistes américains, soviétiques et européens.
Pour la première fois dans ◀l’▶histoire, ◀l’▶homme se voit contraint ◀de▶ choisir librement son avenir et ◀de▶ décider aujourd’hui ◀les▶ conditions ◀de▶ survie du genre humain. Dans ce domaine, ◀l’▶acte politique par excellence, qui consiste à traduire ◀les▶ finalités ◀d’▶une société en mesures publiques bien calculées, revient purement et simplement à décider ◀la▶ hiérarchie des sacrifices nécessaires : faut-il réduire ◀la▶ natalité ? ou ◀les▶ investissements ? ou ◀la▶ pollution ? ou ◀l’▶exploitation des ressources naturelles ? ou ◀le▶ niveau de vie matériel ? En tous ◀les▶ cas il faut réduire quelque chose. Or, ◀les▶ écologistes ont constaté que réduire telle ou telle variable isolément — ◀la▶ pollution, ou ◀la▶ natalité, par exemple — ne peut au mieux que différer ◀de▶ vingt à trente ans, et au pire risque ◀de▶ rapprocher ◀l’▶échéance fatale. ◀Les▶ calculs prévisionnels que ◀le▶ MIT a soumis au Congrès américain dès 1970 (rapport du Prof. J. W. Forrester)114 concluent que ◀le▶ seul espoir est dans une réduction allant ◀de▶ 20 % à 75 % selon qu’il s’agit ◀de▶ ◀la▶ consommation, des investissements, du taux ◀de▶ natalité, ◀de▶ ◀la▶ pollution, et surtout du pillage des ressources naturelles.
Voilà qui ne peut se décider dans ◀la▶ rue, dans ce « discours révolutionnaire » dont ◀les▶ barricades ◀de▶ Mai 68 ont été comme ◀les▶ signes flamboyants.
Voilà qui suppose un certain nombre ◀de▶ décisions drastiques, ◀de▶ sacrifices à imposer si ◀l’▶on veut que notre espèce tout simplement survive. Et alors, ◀la▶ question qui vient immédiatement aux lèvres est celle-ci : Qui pourra prendre ces décisions et ◀les▶ imposer ?
Un gouvernement mondial ? Il n’existe pas et n’existera pas en temps utile.
Mais observons que presque tout ◀le▶ mal vient de ◀l’▶Occident — USA, Europe, URSS, à quoi s’ajoute ◀le▶ Japon : ces quatre parties du monde produisent ◀la▶ plus grande part des investissements, des biens ◀de▶ consommation, et ◀de▶ ◀la▶ pollution.
Si ◀l’▶Occident pouvait imposer ◀la▶ politique ◀de▶ réduction simultanée des facteurs ◀de▶ croissance dans ◀les▶ deux décennies qui viennent, ◀l’▶essentiel serait obtenu, ◀les▶ destins pourraient être renversés. Mais que voyons-nous ? ◀Les▶ USA ont un gouvernement. Nixon a décidé que ◀les▶ autos ne pollueront plus ◀l’▶air des villes en 1975, et ce sera fait. ◀L’▶URSS, ◀le▶ Japon, ont un gouvernement capable ◀d’▶imposer des mesures comparables. Mais ◀l’▶Europe ? ◀L’▶Europe seule, cœur ◀de▶ ◀l’▶Occident, origine ◀de▶ tout ◀le▶ bien et ◀de▶ presque tout ◀le▶ mal qu’entraîne ◀la▶ civilisation industrielle, ◀l’▶Europe divisée, sans pouvoir fédéral, est incapable ◀de▶ s’imposer ◀la▶ moindre politique ◀d’▶ensemble.
Et voilà bien, n’est-ce pas, un motif formidable, écrasant même, ◀d’▶unir enfin en une puissante fédération ◀les▶ 480 millions ◀d’▶Européens qui vivent aujourd’hui divisés en 25 nations à peu près souveraines, une à une, parfaitement impuissantes au total.
4e motif. — Mais il y a plus. Il y a quelque chose qui est peut-être plus effrayant que ◀les▶ prévisions apocalyptiques des écologistes, quelque chose qui est là parmi nous, bel et bien là, et qui est ◀la▶ Question du siècle, une question pure, béante, qui se posait du temps ◀de▶ ma jeunesse à quelques-uns, et qui a subitement éclaté dans ◀les▶ universités ◀de▶ tout ◀l’▶Occident et dans ◀les▶ rues ◀de▶ toutes nos grandes villes au mois ◀de▶ mai 1968 : — Que faisons-nous là ? Quel est ◀le▶ sens ◀de▶ ma vie dans cette société qui n’en est pas une, puisqu’elle n’est plus une communauté ? Que vaut son fameux niveau de vie ? Vers quoi nous conduit-elle ? Elle ne ◀le▶ sait pas elle-même. Cette question, et surtout qu’elle demeure sans réponse, voilà qui devrait nous effrayer vraiment, parce que cela nous laisse béant sur ◀le▶ néant, laisse des millions ◀de▶ jeunes — et d’autres ! — dans ◀l’▶angoisse et ◀l’▶irresponsabilité forcée, livrés au vertige des idéologies sans point ◀d’▶appui, dans ◀le▶ sentiment que ◀la▶ cité, ◀l’▶énorme nation sans structures où il se voient perdus, n’est pas leur affaire, ne peut que ◀les▶ briser, et ◀les▶ oblige à s’évader dans ◀la▶ drogue, dans ◀la▶ révolution verbale des minorités vociférantes, ou dans ◀l’▶imbécilité civique des majorités silencieuses.
Il est normal qu’un jeune homme ◀d’▶aujourd’hui se demande à quoi tout cela rime et qu’il ◀le▶ crie même dans ◀la▶ rue ; il est anormal qu’on ne lui réponde que par des coups ◀de▶ matraque. Il est normal qu’il juge sévèrement ◀la▶ société matérialiste et qu’il dénonce son anarchie profonde, mal quadrillée par ◀la▶ police ; il est anormal que ce soit lui qui se voie traité ◀de▶ « fauteur ◀de▶ désordres ». Car ◀le▶ désordre ◀le▶ plus profond, c’est celui qui est au cœur ◀de▶ cette société matérialiste, dont ◀le▶ seul principe absolu est ◀le▶ profit, calculé en argent. ◀Le▶ jeune homme rêve ◀de▶ ◀la▶ renverser, et il se trompe ◀d’▶une manière pathétique, parce qu’on ne peut renverser ce qui ne tient pas debout — ce qui n’a pas ◀de▶ principe ◀de▶ cohésion interne. Pas grand-chose à détruire dans notre société ! Il faut créer une société nouvelle, qui offre un sens et qui permette à ◀la▶ personne ◀de▶ se construire, ◀d’▶agir, ◀de▶ se manifester dans une communauté vivante.
Cette crise morale affecte ◀l’▶Occident tout entier, et par lui toutes ◀les▶ races ◀de▶ ◀la▶ terre qui copient notre civilisation industrielle scientifico-technique, quantitative. Mais elle est née ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ ses systèmes ◀de▶ valeurs et ◀de▶ leurs conflits. Elle est née aussi des guerres dans lesquelles nous avons entraîné toute ◀la▶ planète, et ces guerres sont nées ◀de▶ nos nationalismes, et c’est à nous, Européens, qu’il revient ◀d’▶inventer ◀les▶ anticorps ◀de▶ ce virus dont nous avons infecté ◀la▶ terre entière. Dernière et peut-être suprême raison ◀de▶ faire ◀l’▶Europe.
◀Le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶Europe aujourd’hui résume ainsi tous ◀les▶ problèmes ◀de▶ notre société, et ◀les▶ repose. Vous voyez qu’il déborde largement et qu’il balaie — impatiemment — nos petites catégories politiciennes ◀de▶ gauche et ◀de▶ droite, et ◀les▶ intrigues dérisoires (mais si sérieuses !) ◀de▶ nos ministres qui s’épuisent en « marathons » dont ◀l’▶objet se réduit parfois à rogner 1/2 % sur ◀les▶ droits ◀de▶ vente ◀de▶ ◀la▶ betterave ou du navet communautaire…
Et pourtant, rien ne bouge : pourquoi ?
Mais s’il en est ainsi des motifs ◀de▶ ◀l’▶union, s’ils sont aussi nombreux, aussi peu contestés, aussi écrasants ◀d’▶évidence, si tout pousse à ◀l’▶union, pourquoi n’est-elle pas faite ?
Que personne ne me dise qu’elle n’intéresse pas ◀les▶ peuples ou qu’ils s’y opposent : tous ◀les▶ derniers sondages opérés dans ◀les▶ pays du Marché commun ont prouvé que 65 % des Européens dans leur ensemble souhaitent ◀l’▶union, et que ◀de▶ ces 65 %, ◀les▶ trois-quarts, soit 75 % exactement, sont des jeunes ◀de▶ 18 à 35 ans. (Comme disait Louis Armand : « Il meurt tous ◀les▶ jours plus ◀d’▶anti-Européens qu’il n’en naît. »)
Si ◀l’▶Europe n’est pas faite, malgré tout, il doit y avoir à cela une grande et grave raison, un très puissant barrage dans nos esprits, si énorme que nous ne ◀le▶ voyons plus. Plus ◀de▶ vingt-cinq ans ◀de▶ luttes fédéralistes m’ont confirmé au-delà du nécessaire dans ◀la▶ conviction que cet obstacle n’est autre que ◀l’▶État-nation, ◀la▶ religion ◀de▶ ◀l’▶État-nation et sa souveraineté absolue.
◀L’▶État-nation, tel que ◀le▶ définissait dès 1932 ◀le▶ groupe personnaliste ◀de▶ L’Ordre nouveau — et ◀le▶ terme est aujourd’hui très généralement adopté — c’est ◀la▶ mainmise administrative, militaire et fiscale ◀d’▶un appareil étatique centralisé sur un groupe ◀de▶ peuples unifiés par ◀la▶ force, dotés ◀d’▶une mystique belliqueuse, et dès lors baptisés ◀la▶ nation.
Si ◀l’▶on veut faire ◀l’▶Europe, que tout ordonne ◀de▶ faire, il faut défaire et dépasser ◀l’▶État-nation, dans nos mentalités et dans ◀les▶ faits.
À partir de là, tout s’enchaîne avec une logique simple et implacable, dont je vais dire maintenant ◀les▶ principales articulations.
Nous sommes partis du mauvais pied quand, au premier Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe, à La Haye en 1948, nous avons accepté, nous ◀les▶ fédéralistes, un compromis que nous voulions purement tactique avec ◀les▶ grands hommes politiques groupés autour du prestigieux Winston Churchill. Nous avons cru que, dans un premier stade, il serait possible ◀de▶ fonder « une sorte ◀de▶ confédération » comme disait Churchill à Zurich, sur ◀la▶ base des États-nations souverains — et qu’ensuite on irait plus loin.
Or nous n’avons pas progressé ◀d’▶un pas dans ◀le▶ sens ◀d’▶une vraie fédération. Et pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas fonder ◀l’▶union sur ◀les▶ obstacles par excellence à toute union.
Faire ◀l’▶Europe des États-nations, ◀l’▶Europe des patries ou ◀l’▶Europe des États, c’est ce que ◀l’▶on nomme en logique un « énoncé contradictoire ». Comme on ◀le▶ voit en remplaçant chaque terme par sa définition. ◀L’▶union des États-nations, ce serait une amicale des misanthropes. Cela peut s’écrire, non se faire. Car ou bien vous faites une amicale, mais vous n’êtes plus des misanthropes. Ou bien vous restez misanthropes, et alors toute possibilité ◀d’▶amicale est exclue.
Quand ◀les▶ ministres et chefs d’État des « Puissances » européennes — comme elles se nomment encore sans rire — multiplient ◀les▶ promesses ◀d’▶union, prudentes sans doute, mais ◀d’▶union quand même, ils se moquent ◀de▶ nous : ils savent très bien qu’ils ne pourront jamais tenir ces promesses, et qu’ils n’en ont ni ◀l’▶intention ni ◀le▶ pouvoir.
◀La▶ « souveraineté nationale absolue » dont ils se réclament toutes les fois qu’il s’agit ◀de▶ refuser quelque mesure ◀d’▶union n’est plus qu’un mythe. On ◀l’▶a vu lors de ◀la▶ guerre ◀de▶ Suez : un froncement ◀de▶ sourcils du président américain et un grognement du dictateur russe ont contraint ◀les▶ gouvernements ◀de▶ ◀la▶ France et ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne à stopper leur guerre, c’est-à-dire à rendre manifeste ◀le▶ fait que leurs pays n’étaient plus « souverains ».
Ce mythe n’a plus ◀d’▶autre existence que négative. En son nom ◀l’▶on peut refuser, mais on ne peut rien bâtir, rien payer, rien unir et rien créer. On ne peut rien animer, si ◀l’▶on peut tout bloquer…
Si donc on veut unir ◀l’▶Europe, il faut partir ◀d’▶autre chose que des obstacles à toute union, ◀d’▶un autre plan que celui-là, justement, où ◀le▶ problème se révèle insoluble. Il faut partir des réalités en train de se faire. Et nous voyons qu’elles sont d’une part continentales, bien au-delà des nations, d’autre part locales et régionales, bien en deçà des nations.
Voilà qui explique ◀le▶ paradoxe apparent que j’ai l’air ◀de▶ soutenir en préconisant à la fois ◀de▶ petites régions et ◀de▶ grandes unions.
Position du problème régional
Claude Lévi-Strauss écrivait récemment : « On peut se demander si nos sociétés qui deviennent de plus en plus énormes et pareilles ◀les▶ unes aux autres ne tendent pas à recréer dans leur propre sein des différences situées sur d’autres axes que ceux où se développent ◀les▶ similarités. »
Cette suggestion rejoint ◀les▶ conclusions que j’ai tirées pour ma part, depuis plusieurs années, ◀d’▶une analyse des motifs extrêmement divers en apparence, qui ont amené la plupart des pays européens à poser ◀le▶ problème régional. Que ces motifs soient ◀de▶ nature ethnique ou économique, linguistique ou géographique, traditionnelle ou prospective, ce qui est frappant, c’est qu’ils jouent tous dans ◀le▶ même sens. ◀De▶ leur ensemble hétéroclite se dégage une loi générale : à ◀l’▶excessive distension répondent quasi mécaniquement ◀la▶ fragmentation, ◀les▶ coagulations locales ; à ◀la▶ vertigineuse uniformisation ◀de▶ collectivités agrandies hors de toutes prises ◀de▶ ◀l’▶individu, ◀la▶ différenciation sécurisante ◀de▶ petites communautés restructurées ; et à ◀la▶ notion ◀de▶ frontières bornées, celle ◀de▶ foyers librement rayonnants.
◀L’▶État-nation qui règne seul, depuis un siècle, sur ◀la▶ science ◀de▶ ses professeurs et ◀la▶ croyance ◀de▶ ses sujets, par ◀l’▶entremise des manuels scolaires, n’est en fait qu’une forme politique récente, et cette forme se révèle déjà inadéquate, à la fois trop petite et trop grande par rapport aux réalités du monde actuel. Voilà ◀le▶ thème central ◀de▶ ◀la▶ critique fédéraliste ◀de▶ ◀l’▶État-nation.
◀L’▶État-nation qui se prétend souverain absolu est manifestement trop petit pour jouer un rôle réel à ◀l’▶échelle planétaire. Aucun ne peut plus assurer seul sa défense militaire et sa prospérité, son équipement technologique et une aide effective au tiers-monde, ◀la▶ prévention des guerres nucléaires et des catastrophes écologiques. ◀Le▶ seul remède aux trop petites dimensions, il faut ◀le▶ voir dans ◀la▶ création ◀d’▶agences fédérales européennes, qui seraient compétentes partout où ◀les▶ tâches se révéleraient ◀d’▶échelle continentale — et là, seulement. ◀De▶ telles agences existent déjà : CERN à Genève pour ◀les▶ recherches nucléaires, ◀la▶ CEE à Bruxelles pour ◀l’▶économie. Il est bien évident qu’il faut en créer d’autres, pour ◀l’▶énergie, pour ◀les▶ transports, pour ◀l’▶écologie du continent, etc.
D’autre part, ◀l’▶État-nation ◀de▶ type centralisé, imposant ◀les▶ mêmes limites territoriales à des réalités aussi hétéroclites que ◀la▶ langue parlée à ◀la▶ surface du sol et ◀le▶ minerai du sous-sol, ◀l’▶économie moderne et ◀le▶ territoire hérité des ancêtres, ◀les▶ souvenirs collectifs et ◀les▶ espoirs individuels — ce carcan militaire, idéologique et douanier, qui a moins ◀d’▶un siècle ◀d’▶âge en moyenne, n’est plus capable ◀d’▶assurer ◀la▶ prospérité des provinces et ◀d’▶y permettre une vie civique digne du nom, une participation réelle.
Ainsi : ◀l’▶État-nation trop petit appelle ◀la▶ fédération continentale ; trop grand, il appelle ◀les▶ régions. Ces deux tendances, loin de se contredire, se commandent mutuellement dans ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui, à la fois planétaire et local, c’est-à-dire plus universel et plus particulier que celui des nations modèle xixe siècle.
On nous a appris que ◀les▶ frontières dites « historiques » étaient aussi « naturelles », en changeant ◀la▶ nature des preuves selon ◀les▶ cas : ainsi ◀le▶ Rhin divise, mais ◀le▶ Rhône unit ! Or à mesure que ces frontières se dévalorisent, entre ◀les▶ pays ◀de▶ ◀la▶ CEE notamment, des régions naturelles ou nouvelles reparaissent ou accusent leur relief. Mais il y a plus : leur renaissance serait celle ◀d’▶un chauvinisme local plus irrespirable encore que ◀le▶ chauvinisme national si elle ne répondait en réalité à une prise de conscience européenne et ◀d’▶horizon mondial.
◀La▶ conscience ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀de▶ fédérer ◀l’▶Europe, puis ◀la▶ reconnaissance ◀de▶ ◀l’▶obstacle majeur à cette union, que constituent ◀les▶ prétentions ◀de▶ ◀l’▶État-nation à une souveraineté sans limites, amènent à constater que si ◀l’▶on veut faire ◀l’▶Europe, il faut dissoudre ◀le▶ cadre stato-national et dépasser ce modèle périmé.
Mais ◀le▶ problème n’est pas seulement spéculatif et prospectif ! Il est posé en vrac, en termes concrets, mal comparables, voire contradictoires ◀d’▶un pays à l’autre. Tous nos États ont à faire face à des problèmes régionaux ◀de▶ nature très diverse, ethniques ou sociaux, économiques ou linguistiques, écologiques ou politiques. Mais si ◀l’▶on considère ◀l’▶ensemble ◀de▶ ces « cas spéciaux », on voit se dégager deux classes ◀de▶ motifs principaux, ◀les▶ ethniques et ◀les▶ économiques — d’ailleurs en interaction fréquente.
Motifs ethniques d’abord. Il y a ◀les▶ problèmes linguistiques du Sud-Tyrol et ◀de▶ ◀l’▶Alsace, ◀de▶ ◀la▶ grande Occitanie ou du petit Jura bernois ; ◀les▶ révoltes ethniques qui couvent et parfois éclatent en Bretagne ou en Flandres ; ◀les▶ poussées autonomistes au pays de Galles, au Pays basque, en Catalogne ; et tous ◀les▶ phénomènes similaires actuellement étouffés dans ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est européen.
Presque partout, ces ethnies brimées déclarent souffrir ◀d’▶un sous-développement économique (par rapport à ◀l’▶ensemble national) dont elles rendent responsable ◀l’▶État centralisateur. Ainsi, pour m’en tenir à un seul exemple, ◀la▶ Catalogne (20 % ◀de▶ ◀la▶ population ◀de▶ ◀l’▶Espagne) fournit 50 % des impôts ◀de▶ tout ◀le▶ pays et ne reçoit en retour que 12 % ◀de▶ subventions ◀de▶ ◀l’▶État central. Alors, certaines ethnies exigent une aide spéciale, d’autres ◀l’▶autonomie, quelques-unes leur séparation et leur rattachement immédiat à ◀l’▶Europe fédérée dès qu’elle sera faite.
Motifs économiques ensuite. ◀Les▶ plans ◀d’▶aménagement du territoire qui se donnent pour but ◀de▶ réduire ◀les▶ disparités économiques intra-nationales (Sud-Ouest français, Mezzogiorno) ont motivé les premières études régionales au sein du Marché commun (1961) et ont abouti à ◀la▶ création à Bruxelles ◀d’▶une Direction générale ◀de▶ ◀la▶ politique régionale.
Mais un problème ◀d’▶une portée politique beaucoup plus décisive est posé par ◀les▶ régions naturelles ou économiques qui se trouvent coupées par des frontières politiques nées du hasard des guerres et des traités, et qui ne correspondent plus à nulle réalité ni ethnique ni économique. Sur toutes ◀les▶ frontières ◀de▶ tous nos États, ◀les▶ exemples abondent : Basques et Catalans divisés par ◀les▶ Pyrénées ; régions ◀de▶ Bâle et ◀de▶ Genève brochant sur deux ou trois pays ; Nord français coupé ◀de▶ ◀la▶ Flandre occidentale et du Hainaut ; triangle Aix-la-Chapelle–Maastricht–Liège, etc., etc. Désormais ◀le▶ problème est posé officiellement, par ◀la▶ CEE et par ◀le▶ Conseil de l’Europe, ◀de▶ ◀la▶ constitution ◀de▶ régions transfrontalières, partout où ◀les▶ conflits entre limites politiques et espaces économiques se révèlent intolérables ou « manifestement aberrants », comme ◀l’▶écrit J.-F. Gravier115.
Rien n’empêche…
Voici maintenant mon utopie — tout ce qui m’intéresse chez un homme est ◀de▶ savoir quelle est son utopie ◀de▶ ◀la▶ vie en général et ◀de▶ lui-même en particulier — mon utopie ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀de▶ demain, fédérée sur ◀la▶ base des régions, d’ici dix à quinze ans.
Il faut d’abord faire des régions, dans nos nations et à travers leurs frontières. Puis il faut unir ces régions, et trouver ou créer ◀les▶ moyens ◀de▶ cette fin.
Imaginons ◀la▶ réalisation ◀de▶ ces deux temps ◀de▶ ◀la▶ construction européenne.
1° Faire une région, ce n’est pas faire un mini-État-nation, ce n’est pas tout fourrer dans ◀les▶ mêmes frontières préalablement « délimitées » ou « découpées » aux dépens ◀d’▶un ou ◀de▶ plusieurs États-nations. Justement pas !
C’est repérer une série ◀de▶ problèmes et ◀de▶ réalités dont chacune définit une région réelle, selon sa fonction. Prenons ◀l’▶exemple ◀d’▶une région à constituer autour de Genève.
Genève est une cité sans hinterland, qui est à la fois mondiale et coupée des campagnes voisines par une frontière nationale. Cela pose ◀le▶ problème ◀d’▶une région genevoise, ou plutôt, ◀de▶ plusieurs régions genevoises qui apparaissent immédiatement possibles ou souhaitables, selon ◀la▶ nature des problèmes posés :
— ◀les▶ quelque 20 000116 travailleurs français qui viennent tous ◀les▶ matins à Genève et rentrent ◀le▶ soir dans leur village-dortoir du pays ◀de▶ Gex ou ◀de▶ ◀la▶ Haute-Savoie définissent une région ◀de▶ main-d’œuvre ou région sociale ◀d’▶environ 40 km ◀de▶ rayon autour de ◀la▶ ville.
— ◀les▶ investissements et flux commerciaux entre Genève et ◀les▶ zones françaises voisines définissent une région économique plus vaste, plus fluente, qui est encore en bonne partie virtuelle, et qui appelle des mesures ◀de▶ développement transfrontalières.
— ◀le▶ sauvetage du Léman, ◀la▶ pollution du Rhône, ◀les▶ nuisances créées par ◀l’▶aérodrome ◀de▶ Cointrin ou par ◀de▶ futures centrales nucléaires : autant ◀de▶ problèmes écologiques qui ne connaissent pas ◀de▶ frontières politiques, et qui appellent des solutions régionales dans un cadre continental.
— enfin, ◀les▶ problèmes ◀de▶ ◀l’▶enseignement aux trois degrés, ◀de▶ ◀la▶ formation professionnelle et ◀de▶ ◀l’▶exercice des professions libérales des deux côtés ◀de▶ ◀la▶ frontière définissent une région universitaire qui peut aller ◀de▶ Neuchâtel à Lyon, et ◀d’▶Aoste à Besançon, par Lausanne et Grenoble, Fribourg et Genève.
◀Le▶ problème est partout ◀le▶ même : comment résoudre ces difficultés concrètes en dépit de ◀l’▶obstacle que constituent ◀les▶ frontières nationales, dessinées aux hasards ◀d’▶un autre âge, mais cependant défendues avec fanatisme par des ministres et surtout des fonctionnaires, au nom du dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale absolue ? Et comment créer ou recréer des cadres ◀de▶ participation civique, ◀d’▶autogestion locale ?
2° Si ◀l’▶on réussit autour de Genève, ◀de▶ Bâle, ◀de▶ Nancy, ◀de▶ Nice, ◀de▶ Lille, ◀de▶ Trieste, etc., etc., quelques modèles ◀de▶ régions transfrontalières, c’est-à-dire quelques organismes vivants et utiles, rien n’empêchera ces régions ◀de▶ nouer entre elles et leurs voisines ◀de▶ ◀l’▶intérieur des liens ◀de▶ coopération pratique, dans ◀les▶ différents domaines que j’ai cités : socioéconomique, culturel, écologique, universitaire. Ces liens à travers ◀les▶ frontières et avec ◀les▶ autres régions ◀de▶ ◀l’▶intérieur pourront prendre ◀la▶ forme ◀d’▶associations, d’abord privées, s’étendant à tout ◀le▶ continent.
Rien n’empêchera ces associations ◀de▶ nommer des délégués qui se rencontreront périodiquement en assemblées générales au plan européen, débattront ◀de▶ leurs problèmes communs, et arrêteront ◀d’▶un commun accord des mesures correspondant à leurs circonstances propres, mais dans ◀le▶ cadre ◀d’▶un plan continental, ou si ◀l’▶on préfère, ◀d’▶une concertation continentale.
Rien n’empêchera que ◀les▶ mêmes assemblées nomment, dans leur sein ou au-dehors, des personnes spécialement chargées ◀d’▶élaborer ◀les▶ plans ◀d’▶ensemble, ◀d’▶animer et ◀de▶ coordonner ◀les▶ échanges régionaux. Et rien n’empêchera ces personnes ◀de▶ constituer dans leur domaine propre des agences européennes, s’occupant des transports, ◀de▶ ◀l’▶énergie, des plans écologiques continentaux, des recherches scientifiques, ◀de▶ ◀la▶ coopération universitaire, des relations avec d’autres continents — tout à fait comme ◀le▶ CERN à Genève s’occupe des recherches nucléaires ◀de▶ dimensions continentales, ou encore comme ◀le▶ Marché commun à Bruxelles s’occupe ◀de▶ coordonner ◀les▶ activités économiques des pays membres et ◀de▶ leurs régions.
Rien n’empêchera, enfin, que ces assemblées ne fonctionnent en fait comme des Chambres européennes, que ces agences ne constituent en fait des ministères, non officiels certes, mais plus efficaces que ◀les▶ officiels, et qu’elles ne créent un Conseil européen composé ◀de▶ leurs chefs.
Et tout ◀d’▶un coup ◀l’▶on s’apercevra que ◀l’▶Europe fédérale est virtuellement faite, qu’elle est faite à ◀l’▶image ◀de▶ ◀la▶ fédération suisse, avec ses départements fédéraux dont ◀les▶ chefs composent un Conseil fédéral ou exécutif — avec ses délégués des régions administratives (correspondant aux cantons) et des régions fonctionnelles, correspondant aux organisations professionnelles, lesquelles chevauchent en Suisse ◀les▶ frontières cantonales.
◀Le▶ jour où ◀les▶ ordinateurs consultés répondront que ◀les▶ liens concrets tissés entre ◀les▶ régions, ◀le▶ tissu des relations nouées entre elles sont devenus plus solides que ◀les▶ liens juridiques traditionnels et abstraits subsistant entre chaque région et sa capitale nationale — ce jour-là, ◀la▶ Révolution européenne sera virtuellement accomplie. Il n’y aura pas besoin ◀de▶ fortes secousses pour rompre ◀les▶ liens stato-nationaux peu à peu tombés en désuétude, à supposer qu’ils soient considérés par ◀les▶ habitants des régions comme des subsistances superflues et gênantes ◀d’▶un passé ◀de▶ chicanes, ◀d’▶inefficacité et ◀de▶ guerres. En revanche, si plusieurs régions choisissent ◀de▶ conserver ou ◀de▶ renouveler entre elles des liens plus particuliers, dans ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀l’▶État-nation qui ◀les▶ avait jadis « réunies » ◀de▶ gré ou ◀de▶ force, rien ne ◀les▶ en empêchera, c’est ◀l’▶évidence. Pourquoi détruire ce qui garde sa raison ◀d’▶être dès lors que cela ne bloque plus ◀l’▶évolution fédérative et peut même lui servir par exemple ◀de▶ relais, ◀de▶ planification écologique ou culturelle, ou ◀d’▶instances ◀d’▶arbitrage économique.
Pour franchir la dernière étape vers ◀la▶ fédération continentale, il suffira sans doute ◀d’▶élire alors un véritable Parlement européen et ◀de▶ se battre pour ses compétences : qu’elles soient très fortes quand il s’agira ◀de▶ régler des tâches ◀de▶ dimensions européennes — mais là seulement — ◀les▶ régions restant autonomes pour toutes ◀les▶ tâches ◀de▶ dimensions régionales ou communales, dans ◀le▶ cadre des plans continentaux.
Que faire ?
En ce point, vous allez me poser deux questions :
À la première : Que faut-il faire pour que réussisse ce grand projet ? ma réponse est simple : il nous faut éduquer et former dès maintenant ◀les▶ Européens ◀de▶ demain, et pour cela, il faut réformer notre enseignement. Il faut que ◀l’▶École, à tous ◀les▶ degrés, cesse immédiatement ◀de▶ former des nationalistes, et qu’elle remplace immédiatement ◀l’▶enseignement nationaliste par un enseignement d’abord régional, puis européen et mondial.
Toute ◀l’▶histoire qu’on nous a enseignée est à refaire. Elle était faussée à ◀la▶ base par une volonté ◀de▶ propagande nationale, transformant par exemple en une providentielle « réunion des peuples ◀de▶ ◀l’▶Hexagone » ◀la▶ suite ◀de▶ conquêtes à coups ◀de▶ canon, ◀d’▶exactions et ◀de▶ parjures qui seule a réussi à imposer ◀l’▶hégémonie des rois ◀de▶ ◀la▶ petite Francie capétienne à une dizaine ◀de▶ nations très différenciées, parlant pour la plupart des langues non françaises, comme ◀le▶ breton, ◀le▶ flamand, ◀l’▶occitan, ◀le▶ provençal, ◀le▶ basque, ◀l’▶italien, ◀le▶ catalan et ◀l’▶allemand.
Toute ◀la▶ géographie ◀de▶ nos manuels est à refaire, faussée à ◀la▶ base par ◀l’▶idée ◀de▶ « frontières naturelles » qui amène à enseigner que ◀les▶ Pyrénées séparent Français et Espagnols, alors qu’en réalité ces montagnes sont habitées sur ◀les▶ deux versants par des Basques au nord-ouest et par des Catalans au sud-est, ou encore que ◀le▶ Rhin « sépare » alors que ◀le▶ Rhône « unit » ◀les▶ peuples.
Toute ◀l’▶économie est à refaire, faussée à ◀la▶ base par ◀l’▶idée ◀d’▶« économies nationales » censées correspondre, on ne sait par quel miracle, aux territoires délimités depuis ◀le▶ xixe siècle par ◀les▶ jeux ◀de▶ ◀la▶ guerre ou ◀de▶ ◀la▶ politique.
Toute ◀l’▶écologie est à refaire sur ◀la▶ base des régions, dans ◀le▶ cadre du continent. Jamais une frontière politique n’a arrêté ◀la▶ pollution ◀de▶ ◀l’▶air et des eaux, ni celle des esprits par ◀les▶ ondes.
Une génération éduquée en accord avec ◀les▶ réalités ◀d’▶aujourd’hui, et non pas avec ◀les▶ mythes nationaux, sera seule capable ◀d’▶accepter ◀l’▶union ◀de▶ nos peuples, au-delà ◀de▶ nos États : elle jugera cela tout naturel.
Une autre condition ◀de▶ réussite du projet européen — qui découle ◀de▶ ◀la▶ réforme des écoles — est ◀de▶ former des administrateurs régionaux, des citoyens responsables à tous ◀les▶ étages et dans tous ◀les▶ domaines ◀de▶ leur vie publique, en lieu et place des fonctionnaires irresponsables, mais ◀d’▶autant plus tyranniques, envoyés par ◀l’▶État central.
Et c’est pourquoi j’ai dit qu’il nous faudra dix à quinze ans pour fédérer ◀le▶ continent : ◀le▶ temps ◀de▶ former une nouvelle génération et qu’elle arrive « aux affaires ».
Aurons-nous ◀le▶ temps ?
Vous me poserez alors une seconde question grave : Réformer nos écoles, former des régions et leurs administrateurs, n’est-ce pas une entreprise ◀de▶ longue haleine ? Aurons-nous ◀le▶ temps ◀de▶ faire tout cela, avant ◀les▶ catastrophes écologiques, économiques et nucléaires que tout annonce ? À cela je répondrai par une anecdote tirée ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ Lyautey. On construisait sa résidence ◀de▶ Rabat, et il avait demandé à son jardinier que ◀l’▶on plante à droite et à gauche ◀de▶ ◀l’▶entrée des arbres ◀d’▶une essence très spéciale. « Vous n’y pensez pas, Monsieur le Maréchal, s’écria ◀le▶ jardinier, ces arbres mettent cent ans à pousser ! — Tu vois bien, riposta Lyautey, il n’y a pas une minute à perdre ! »
◀L’▶autogestion, ou ◀le▶ pouvoir sur soi-même
Ce que j’ai tenté ◀de▶ vous faire sentir, c’est que ◀le▶ problème européen dépasse largement ◀les▶ problèmes discutés dans ◀la▶ presse sous cette rubrique. Il résume en réalité tous ◀les▶ problèmes ◀de▶ notre société, et c’est à ce titre qu’il doit être considéré par ◀la▶ jeunesse en quête ◀d’▶un sens et ◀de▶ finalités nouvelles.
Il est vrai que ma description ◀d’▶une Europe unie s’instaurant en dix ou quinze ans par une révolution non violente peut paraître frustrante à toute une partie ◀de▶ ◀la▶ jeunesse activiste.
Je lui répondrai ceci : ◀les▶ révolutions violentes n’ont jamais abouti en Europe à autre chose qu’à une tyrannie accrue. ◀La▶ Terreur jacobine aboutit à Napoléon. ◀La▶ révolution ◀d’▶Octobre aboutit à Staline.
À ceux qui me répètent : « On ne fait pas ◀d’▶omelette sans casser des œufs ! » je réponds qu’il ne suffit pas ◀de▶ casser des œufs pour faire une omelette.
◀La▶ non-violence, pour moi, est ◀le▶ vrai processus ◀de▶ ◀la▶ création organique, dans notre monde humain, social ou psychique. ◀La▶ non-violence est ouverture au monde et à l’autre, tandis que toute violence, en dernière analyse, est une sorte ◀d’▶autochâtiment et s’exerce en fin de compte sur nous, à nos dépens.
On ne cesse ◀de▶ revendiquer, dans ◀la▶ société ◀d’▶aujourd’hui, ◀de▶ nouveaux « pouvoirs » : pouvoir féminin, pouvoir noir, pouvoir des fleurs, pouvoir jeune, pouvoir régional, etc. ◀Le▶ seul pouvoir qui importe est celui que ◀l’▶on a sur soi-même, car il est synonyme ◀de▶ liberté mais aussi ◀de▶ responsabilité.
C’est à cause de cela, finalement, que je vous parle ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ son union, et plus encore, des régions.
Tout ◀le▶ problème politique, social, culturel, économique, écologique ◀de▶ ◀l’▶Europe — et ◀de▶ ◀l’▶Occident tout entier — se ramène à cela :
— comment ◀l’▶homme, dans ◀la▶ société technico-industrielle démesurée et sans cadres, pourrait-il de nouveau se sentir responsable, s’accepter soi-même, communiquer avec autrui, accéder enfin au pouvoir non sur autrui mais sur soi-même ?
En termes philosophiques et moraux, cela signifie : voulons-nous à tout prix un certain niveau de vie, avec ◀les▶ disciplines sociales uniformes et dépersonnalisantes que cela signifie ? Ou voulons-nous accéder à notre mode de vie propre, avec ses exigences exaltantes, celles ◀de▶ construire jour après jour notre personne comme une œuvre d’art ?
En termes d’organisation pratique et politique, cela signifie : créer des régions et ◀les▶ fédérer, avec tout ce que cela suppose, nous ◀l’▶avons vu, ◀d’▶autogestion à tous ◀les▶ degrés, ◀de▶ responsables à tous ◀les▶ étages, ◀d’▶aventure personnelle à courir dans une communauté retrouvée.
Voilà ◀le▶ but. ◀L’▶atteindrons-nous ?
J’ai toujours estimé que nous ne sommes pas au monde — ni vous ni moi — pour essayer ◀de▶ deviner ◀l’▶avenir. C’est à ◀le▶ faire que nous sommes appelés — et que je vous appelle.