Stratégie de▶ l’Europe des régions (printemps 1974)dl dm
Évolution des motifs ◀d’▶union
Il y a peut-être encore en Laponie, sur les bords ◀de▶ la Tamise, ou même dans quelques coins reculés ◀de▶ la Suisse, des gens à peu près vierges ◀de▶ toute information sur les réalités du xxe siècle, qui ne savent pas qu’il faut faire l’Europe, ou qui n’ont pas très bien compris pourquoi. Je ne sais, on me dit qu’il y en a. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont plus ◀d’▶excuse en 1971. Et ce n’est pas pour eux, qui ne sont pas ici, mais dans le seul souci ◀de▶ bien préciser mon point ◀de▶ départ que je rappellerai tout d’abord, dans l’ordre chronologique ◀de▶ leur apparition et ◀de▶ leur prise de conscience par les Européens, les motifs principaux qui nous ont amenés à l’idée ◀d’▶union ◀de▶ l’Europe, et qui nous contraignent maintenant à réussir cette union, au plus tard, dans les dix à quinze ans qui viennent.
1er motif. — En 1946, tout le monde voyait très bien qu’il fallait faire l’Europe pour empêcher le retour des guerres entre nos soi-disant « grandes puissances ». La CECA puis la CEE ont permis à la France et à l’Allemagne ◀de▶ lier leurs intérêts au moins industriels — et voilà la principale cause des guerres européennes, depuis deux siècles, éliminée. Mais ce premier succès ne suffisait pas : il était négatif, en quelque sorte.
2e motif. — Il fallait faire l’Europe dans les années 1950 pour relever ses ruines, restaurer son industrie, son commerce et sa technologie. Il fallait unir à cette fin nos maigres forces nationales. C’est ainsi que l’OECE (organisation correspondant au plan Marshall), puis le Marché commun, l’Euratom, le CERN ont pourvu au plus urgent. Ces organismes ont ouvert la voie à des accords commerciaux et monétaires, lesquels devaient conduire à une politique économique commune à tous nos pays, et pas seulement à ceux ◀de▶ la CEE d’ici 1980.
3e motif. — Mais à peine mis en place les instruments capables ◀de▶ résoudre virtuellement ces problèmes économiques et commerciaux, on a vu que cela ne suffisait pas. Restaurer l’industrie, augmenter la productivité, animer le commerce mondial, très bien, c’était indispensable. L’URSS le faisait aussi, les USA servant ◀de▶ modèle. Or, à peine fait, ou mis en train, on s’est aperçu que tout cela posait aussitôt des problèmes encore plus difficiles. Le succès même ◀de▶ l’effort industriel provoquait les effets suivants :
— explosion démographique et urbanisation galopante,
— pollution, maladies ◀de▶ l’air, des eaux, des sols, catastrophes écologiques, famines continentales,
— accroissement rapide ◀de▶ l’écart entre le niveau de vie dans le tiers-monde et le niveau de vie occidental,
— exploitation des ressources terrestres en progression vertigineuse vers l’épuisement définitif dans des délais variant ◀de▶ trente à cent ans.
Quatre grands sujets ◀d’▶inquiétude sourde dans les masses, ◀d’▶angoisse mondiale dans les élites techniciennes, et c’est peu dire, car il s’agit en vérité ◀de▶ quatre causes virtuelles ◀d’▶apocalypse du genre humain dans un délai relativement bref.
L’explosion démographique est la moins sensible dans les pays les plus développés : la Suisse avait 1 700 000 habitants en 1817. Elle n’a doublé qu’en 1902 (c’est-à-dire en quatre-vingt-cinq ans), et elle aura doublé encore vers 1987 en quatre-vingt-cinq ans de nouveau, alors que l’humanité dans son ensemble doublera désormais, selon les démographes, tous les trente ans, ◀de▶ telle sorte qu’elle comptera, si cela continue, 7 milliards en 2000, 8000 milliards en 2350, puis trois hommes au mètre carré vers 2500. Vingt ans plus tard, il se touchent tous, et là s’arrêtent forcément mes calculs… Comme le disait un savant expert en alimentation synthétique : « On pourra nourrir tout le monde, mais il faudra manger debout ! »
Seulement, il n’est pas du tout sûr que l’humanité survivra jusque-là. En effet, l’accroissement ◀de▶ la production industrielle, qui permet cette prolifération délirante ◀de▶ l’homme sur la terre, entraînera l’accroissement ◀de▶ la pollution ◀de▶ nos cités, ◀de▶ nos fleuves, ◀de▶ nos mers et ◀de▶ nos dernières forêts, tant qu’il y aura du pétrole dans les moteurs. Et puis quand nous en aurons assez ◀de▶ respirer ou ◀de▶ manger des poisons, certains seront tentés par l’exportation ◀de▶ nos industries, donc ◀de▶ la pollution industrielle, dans le tiers-monde, où il y a encore des espaces libres et où l’on s’imagine qu’on pourra faire l’économie ◀de▶ très coûteuses mesures ◀de▶ lutte contre les fumées, le bruit, les radiations, les névroses collectives, la criminalité endémique et autres inconvénients du progrès occidental. Mais cette néo-colonisation provoquera des réactions brutales. L’écart entre le tiers-monde et l’Occident deviendra insupportable, puis engendrera des violences inouïes. Avec une population quatre fois supérieure à celle des pays industrialisés, le tiers-monde — il faut oser le dire ! — n’a aucune possibilité matérielle ◀de▶ rejoindre jamais notre niveau de vie (matériel). Pour y arriver, en effet, on a calculé qu’il faudrait multiplier l’exploitation des ressources naturelles, et donc aussi la pollution, par 200, ce qui est matériellement impossible. En effet, les ressources naturelles ne sont pas du tout inépuisables comme tous les hommes l’ont cru naïvement jusqu’à nous : le charbon, le pétrole et les métaux non ferreux s’épuisent ◀d’▶une manière calculable. Selon certains experts, même si l’on découvre dans les déserts et les mers le double du pétrole qu’on exploite aujourd’hui, avec l’augmentation ◀de▶ la population et ◀de▶ la consommation, tout le pétrole ◀de▶ la terre semble devoir être brûlé d’ici trente ans selon les uns, quatre-vingts ans selon les autres. On trouvera autre chose, pensez-vous ? Voire ! L’épuisement des forêts et des océans, c’est ce qui menace l’ensemble ◀de▶ l’humanité. Tout cela peut vous sembler délirant ou simplement farfelu. Mais tout cela est impitoyablement calculé par les écologistes américains, soviétiques et européens.
Pour la première fois dans l’histoire, l’homme se voit contraint ◀de▶ choisir librement son avenir et ◀de▶ décider aujourd’hui les conditions ◀de▶ survie du genre humain. Dans ce domaine, l’acte politique par excellence, qui consiste à traduire les finalités ◀d’▶une société en mesures publiques bien calculées, revient purement et simplement à décider la hiérarchie des sacrifices nécessaires : faut-il réduire la natalité ? ou les investissements ? ou la pollution ? ou l’exploitation des ressources naturelles ? ou le niveau de vie matériel ? En tous les cas il faut réduire quelque chose. Or, les écologistes ont constaté que réduire telle ou telle variable isolément — la pollution, ou la natalité, par exemple — ne peut au mieux que différer ◀de▶ vingt à trente ans, et au pire risque ◀de▶ rapprocher l’échéance fatale. Les calculs prévisionnels que le MIT a soumis au Congrès américain dès 1970 (rapport du Prof. J. W. Forrester)114 concluent que le seul espoir est dans une réduction allant ◀de▶ 20 % à 75 % selon qu’il s’agit ◀de▶ la consommation, des investissements, du taux ◀de▶ natalité, ◀de▶ la pollution, et surtout du pillage des ressources naturelles.
Voilà qui ne peut se décider dans la rue, dans ce « discours révolutionnaire » dont les barricades ◀de▶ Mai 68 ont été comme les signes flamboyants.
Voilà qui suppose un certain nombre ◀de▶ décisions drastiques, ◀de▶ sacrifices à imposer si l’on veut que notre espèce tout simplement survive. Et alors, la question qui vient immédiatement aux lèvres est celle-ci : Qui pourra prendre ces décisions et les imposer ?
Un gouvernement mondial ? Il n’existe pas et n’existera pas en temps utile.
Mais observons que presque tout le mal vient de l’Occident — USA, Europe, URSS, à quoi s’ajoute le Japon : ces quatre parties du monde produisent la plus grande part des investissements, des biens ◀de▶ consommation, et ◀de▶ la pollution.
Si l’Occident pouvait imposer la politique ◀de▶ réduction simultanée des facteurs ◀de▶ croissance dans les deux décennies qui viennent, l’essentiel serait obtenu, les destins pourraient être renversés. Mais que voyons-nous ? Les USA ont un gouvernement. Nixon a décidé que les autos ne pollueront plus l’air des villes en 1975, et ce sera fait. L’URSS, le Japon, ont un gouvernement capable ◀d’▶imposer des mesures comparables. Mais l’Europe ? L’Europe seule, cœur ◀de▶ l’Occident, origine ◀de▶ tout le bien et ◀de▶ presque tout le mal qu’entraîne la civilisation industrielle, l’Europe divisée, sans pouvoir fédéral, est incapable ◀de▶ s’imposer la moindre politique ◀d’▶ensemble.
Et voilà bien, n’est-ce pas, un motif formidable, écrasant même, ◀d’▶unir enfin en une puissante fédération les 480 millions ◀d’▶Européens qui vivent aujourd’hui divisés en 25 nations à peu près souveraines, une à une, parfaitement impuissantes au total.
4e motif. — Mais il y a plus. Il y a quelque chose qui est peut-être plus effrayant que les prévisions apocalyptiques des écologistes, quelque chose qui est là parmi nous, bel et bien là, et qui est la Question du siècle, une question pure, béante, qui se posait du temps ◀de▶ ma jeunesse à quelques-uns, et qui a subitement éclaté dans les universités ◀de▶ tout l’Occident et dans les rues ◀de▶ toutes nos grandes villes au mois ◀de▶ mai 1968 : — Que faisons-nous là ? Quel est le sens ◀de▶ ma ◀vie▶ dans cette société qui n’en est pas une, puisqu’elle n’est plus une communauté ? Que vaut son fameux niveau de vie ? Vers quoi nous conduit-elle ? Elle ne le sait pas elle-même. Cette question, et surtout qu’elle demeure sans réponse, voilà qui devrait nous effrayer vraiment, parce que cela nous laisse béant sur le néant, laisse des millions ◀de▶ jeunes — et d’autres ! — dans l’angoisse et l’irresponsabilité forcée, livrés au vertige des idéologies sans point ◀d’▶appui, dans le sentiment que la cité, l’énorme nation sans structures où il se voient perdus, n’est pas leur affaire, ne peut que les briser, et les oblige à s’évader dans la drogue, dans la révolution verbale des minorités vociférantes, ou dans l’imbécilité civique des majorités silencieuses.
Il est normal qu’un jeune homme ◀d’▶aujourd’hui se demande à quoi tout cela rime et qu’il le crie même dans la rue ; il est anormal qu’on ne lui réponde que par des coups ◀de▶ matraque. Il est normal qu’il juge sévèrement la société matérialiste et qu’il dénonce son anarchie profonde, mal quadrillée par la police ; il est anormal que ce soit lui qui se voie traité ◀de▶ « fauteur ◀de▶ désordres ». Car le désordre le plus profond, c’est celui qui est au cœur ◀de▶ cette société matérialiste, dont le seul principe absolu est le profit, calculé en argent. Le jeune homme rêve ◀de▶ la renverser, et il se trompe ◀d’▶une manière pathétique, parce qu’on ne peut renverser ce qui ne tient pas debout — ce qui n’a pas ◀de▶ principe ◀de▶ cohésion interne. Pas grand-chose à détruire dans notre société ! Il faut créer une société nouvelle, qui offre un sens et qui permette à la personne ◀de▶ se construire, ◀d’▶agir, ◀de▶ se manifester dans une communauté vivante.
Cette crise morale affecte l’Occident tout entier, et par lui toutes les races ◀de▶ la terre qui copient notre civilisation industrielle scientifico-technique, quantitative. Mais elle est née ◀de▶ l’Europe, ◀de▶ ses systèmes ◀de▶ valeurs et ◀de▶ leurs conflits. Elle est née aussi des guerres dans lesquelles nous avons entraîné toute la planète, et ces guerres sont nées ◀de▶ nos nationalismes, et c’est à nous, Européens, qu’il revient ◀d’▶inventer les anticorps ◀de▶ ce virus dont nous avons infecté la terre entière. Dernière et peut-être suprême raison ◀de▶ faire l’Europe.
Le problème ◀de▶ l’Europe aujourd’hui résume ainsi tous les problèmes ◀de▶ notre société, et les repose. Vous voyez qu’il déborde largement et qu’il balaie — impatiemment — nos petites catégories politiciennes ◀de▶ gauche et ◀de▶ droite, et les intrigues dérisoires (mais si sérieuses !) ◀de▶ nos ministres qui s’épuisent en « marathons » dont l’objet se réduit parfois à rogner 1/2 % sur les droits ◀de▶ vente ◀de▶ la betterave ou du navet communautaire…
Et pourtant, rien ne bouge : pourquoi ?
Mais s’il en est ainsi des motifs ◀de▶ l’union, s’ils sont aussi nombreux, aussi peu contestés, aussi écrasants ◀d’▶évidence, si tout pousse à l’union, pourquoi n’est-elle pas faite ?
Que personne ne me dise qu’elle n’intéresse pas les peuples ou qu’ils s’y opposent : tous les derniers sondages opérés dans les pays du Marché commun ont prouvé que 65 % des Européens dans leur ensemble souhaitent l’union, et que ◀de▶ ces 65 %, les trois-quarts, soit 75 % exactement, sont des jeunes ◀de▶ 18 à 35 ans. (Comme disait Louis Armand : « Il meurt tous les jours plus ◀d’▶anti-Européens qu’il n’en naît. »)
Si l’Europe n’est pas faite, malgré tout, il doit y avoir à cela une grande et grave raison, un très puissant barrage dans nos esprits, si énorme que nous ne le voyons plus. Plus ◀de▶ vingt-cinq ans ◀de▶ luttes fédéralistes m’ont confirmé au-delà du nécessaire dans la conviction que cet obstacle n’est autre que l’État-nation, la religion ◀de▶ l’État-nation et sa souveraineté absolue.
L’État-nation, tel que le définissait dès 1932 le groupe personnaliste ◀de▶ L’Ordre nouveau — et le terme est aujourd’hui très généralement adopté — c’est la mainmise administrative, militaire et fiscale ◀d’▶un appareil étatique centralisé sur un groupe ◀de▶ peuples unifiés par la force, dotés ◀d’▶une mystique belliqueuse, et dès lors baptisés la nation.
Si l’on veut faire l’Europe, que tout ordonne ◀de▶ faire, il faut défaire et dépasser l’État-nation, dans nos mentalités et dans les faits.
À partir de là, tout s’enchaîne avec une logique simple et implacable, dont je vais dire maintenant les principales articulations.
Nous sommes partis du mauvais pied quand, au premier Congrès ◀de▶ l’Europe, à La Haye en 1948, nous avons accepté, nous les fédéralistes, un compromis que nous voulions purement tactique avec les grands hommes politiques groupés autour du prestigieux Winston Churchill. Nous avons cru que, dans un premier stade, il serait possible ◀de▶ fonder « une sorte ◀de▶ confédération » comme disait Churchill à Zurich, sur la base des États-nations souverains — et qu’ensuite on irait plus loin.
Or nous n’avons pas progressé ◀d’▶un pas dans le sens ◀d’▶une vraie fédération. Et pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas fonder l’union sur les obstacles par excellence à toute union.
Faire l’Europe des États-nations, l’Europe des patries ou l’Europe des États, c’est ce que l’on nomme en logique un « énoncé contradictoire ». Comme on le voit en remplaçant chaque terme par sa définition. L’union des États-nations, ce serait une amicale des misanthropes. Cela peut s’écrire, non se faire. Car ou bien vous faites une amicale, mais vous n’êtes plus des misanthropes. Ou bien vous restez misanthropes, et alors toute possibilité ◀d’▶amicale est exclue.
Quand les ministres et chefs d’État des « Puissances » européennes — comme elles se nomment encore sans rire — multiplient les promesses ◀d’▶union, prudentes sans doute, mais ◀d’▶union quand même, ils se moquent ◀de▶ nous : ils savent très bien qu’ils ne pourront jamais tenir ces promesses, et qu’ils n’en ont ni l’intention ni le pouvoir.
La « souveraineté nationale absolue » dont ils se réclament toutes les fois qu’il s’agit ◀de▶ refuser quelque mesure ◀d’▶union n’est plus qu’un mythe. On l’a vu lors de la guerre ◀de▶ Suez : un froncement ◀de▶ sourcils du président américain et un grognement du dictateur russe ont contraint les gouvernements ◀de▶ la France et ◀de▶ la Grande-Bretagne à stopper leur guerre, c’est-à-dire à rendre manifeste le fait que leurs pays n’étaient plus « souverains ».
Ce mythe n’a plus ◀d’▶autre existence que négative. En son nom l’on peut refuser, mais on ne peut rien bâtir, rien payer, rien unir et rien créer. On ne peut rien animer, si l’on peut tout bloquer…
Si donc on veut unir l’Europe, il faut partir ◀d’▶autre chose que des obstacles à toute union, ◀d’▶un autre plan que celui-là, justement, où le problème se révèle insoluble. Il faut partir des réalités en train de se faire. Et nous voyons qu’elles sont d’une part continentales, bien au-delà des nations, d’autre part locales et régionales, bien en deçà des nations.
Voilà qui explique le paradoxe apparent que j’ai l’air ◀de▶ soutenir en préconisant à la fois ◀de▶ petites régions et ◀de▶ grandes unions.
Position du problème régional
Claude Lévi-Strauss écrivait récemment : « On peut se demander si nos sociétés qui deviennent de plus en plus énormes et pareilles les unes aux autres ne tendent pas à recréer dans leur propre sein des différences situées sur d’autres axes que ceux où se développent les similarités. »
Cette suggestion rejoint les conclusions que j’ai tirées pour ma part, depuis plusieurs années, ◀d’▶une analyse des motifs extrêmement divers en apparence, qui ont amené la plupart des pays européens à poser le problème régional. Que ces motifs soient ◀de▶ nature ethnique ou économique, linguistique ou géographique, traditionnelle ou prospective, ce qui est frappant, c’est qu’ils jouent tous dans le même sens. ◀De▶ leur ensemble hétéroclite se dégage une loi générale : à l’excessive distension répondent quasi mécaniquement la fragmentation, les coagulations locales ; à la vertigineuse uniformisation ◀de▶ collectivités agrandies hors de toutes prises ◀de▶ l’individu, la différenciation sécurisante ◀de▶ petites communautés restructurées ; et à la notion ◀de▶ frontières bornées, celle ◀de▶ foyers librement rayonnants.
L’État-nation qui règne seul, depuis un siècle, sur la science ◀de▶ ses professeurs et la croyance ◀de▶ ses sujets, par l’entremise des manuels scolaires, n’est en fait qu’une forme politique récente, et cette forme se révèle déjà inadéquate, à la fois trop petite et trop grande par rapport aux réalités du monde actuel. Voilà le thème central ◀de▶ la critique fédéraliste ◀de▶ l’État-nation.
L’État-nation qui se prétend souverain absolu est manifestement trop petit pour jouer un rôle réel à l’échelle planétaire. Aucun ne peut plus assurer seul sa défense militaire et sa prospérité, son équipement technologique et une aide effective au tiers-monde, la prévention des guerres nucléaires et des catastrophes écologiques. Le seul remède aux trop petites dimensions, il faut le voir dans la création ◀d’▶agences fédérales européennes, qui seraient compétentes partout où les tâches se révéleraient ◀d’▶échelle continentale — et là, seulement. ◀De▶ telles agences existent déjà : CERN à Genève pour les recherches nucléaires, la CEE à Bruxelles pour l’économie. Il est bien évident qu’il faut en créer d’autres, pour l’énergie, pour les transports, pour l’écologie du continent, etc.
D’autre part, l’État-nation ◀de▶ type centralisé, imposant les mêmes limites territoriales à des réalités aussi hétéroclites que la langue parlée à la surface du sol et le minerai du sous-sol, l’économie moderne et le territoire hérité des ancêtres, les souvenirs collectifs et les espoirs individuels — ce carcan militaire, idéologique et douanier, qui a moins ◀d’▶un siècle ◀d’▶âge en moyenne, n’est plus capable ◀d’▶assurer la prospérité des provinces et ◀d’▶y permettre une ◀vie▶ civique digne du nom, une participation réelle.
Ainsi : l’État-nation trop petit appelle la fédération continentale ; trop grand, il appelle les régions. Ces deux tendances, loin de se contredire, se commandent mutuellement dans le monde ◀d’▶aujourd’hui, à la fois planétaire et local, c’est-à-dire plus universel et plus particulier que celui des nations modèle xixe siècle.
On nous a appris que les frontières dites « historiques » étaient aussi « naturelles », en changeant la nature des preuves selon les cas : ainsi le Rhin divise, mais le Rhône unit ! Or à mesure que ces frontières se dévalorisent, entre les pays ◀de▶ la CEE notamment, des régions naturelles ou nouvelles reparaissent ou accusent leur relief. Mais il y a plus : leur renaissance serait celle ◀d’▶un chauvinisme local plus irrespirable encore que le chauvinisme national si elle ne répondait en réalité à une prise de conscience européenne et ◀d’▶horizon mondial.
La conscience ◀de▶ la nécessité ◀de▶ fédérer l’Europe, puis la reconnaissance ◀de▶ l’obstacle majeur à cette union, que constituent les prétentions ◀de▶ l’État-nation à une souveraineté sans limites, amènent à constater que si l’on veut faire l’Europe, il faut dissoudre le cadre stato-national et dépasser ce modèle périmé.
Mais le problème n’est pas seulement spéculatif et prospectif ! Il est posé en vrac, en termes concrets, mal comparables, voire contradictoires ◀d’▶un pays à l’autre. Tous nos États ont à faire face à des problèmes régionaux ◀de▶ nature très diverse, ethniques ou sociaux, économiques ou linguistiques, écologiques ou politiques. Mais si l’on considère l’ensemble ◀de▶ ces « cas spéciaux », on voit se dégager deux classes ◀de▶ motifs principaux, les ethniques et les économiques — d’ailleurs en interaction fréquente.
Motifs ethniques d’abord. Il y a les problèmes linguistiques du Sud-Tyrol et ◀de▶ l’Alsace, ◀de▶ la grande Occitanie ou du petit Jura bernois ; les révoltes ethniques qui couvent et parfois éclatent en Bretagne ou en Flandres ; les poussées autonomistes au pays de Galles, au Pays basque, en Catalogne ; et tous les phénomènes similaires actuellement étouffés dans les pays ◀de▶ l’Est européen.
Presque partout, ces ethnies brimées déclarent souffrir ◀d’▶un sous-développement économique (par rapport à l’ensemble national) dont elles rendent responsable l’État centralisateur. Ainsi, pour m’en tenir à un seul exemple, la Catalogne (20 % ◀de▶ la population ◀de▶ l’Espagne) fournit 50 % des impôts ◀de▶ tout le pays et ne reçoit en retour que 12 % ◀de▶ subventions ◀de▶ l’État central. Alors, certaines ethnies exigent une aide spéciale, d’autres l’autonomie, quelques-unes leur séparation et leur rattachement immédiat à l’Europe fédérée dès qu’elle sera faite.
Motifs économiques ensuite. Les plans ◀d’▶aménagement du territoire qui se donnent pour but ◀de▶ réduire les disparités économiques intra-nationales (Sud-Ouest français, Mezzogiorno) ont motivé les premières études régionales au sein du Marché commun (1961) et ont abouti à la création à Bruxelles ◀d’▶une Direction générale ◀de▶ la politique régionale.
Mais un problème ◀d’▶une portée politique beaucoup plus décisive est posé par les régions naturelles ou économiques qui se trouvent coupées par des frontières politiques nées du hasard des guerres et des traités, et qui ne correspondent plus à nulle réalité ni ethnique ni économique. Sur toutes les frontières ◀de▶ tous nos États, les exemples abondent : Basques et Catalans divisés par les Pyrénées ; régions ◀de▶ Bâle et ◀de▶ Genève brochant sur deux ou trois pays ; Nord français coupé ◀de▶ la Flandre occidentale et du Hainaut ; triangle Aix-la-Chapelle–Maastricht–Liège, etc., etc. Désormais le problème est posé officiellement, par la CEE et par le Conseil de l’Europe, ◀de▶ la constitution ◀de▶ régions transfrontalières, partout où les conflits entre limites politiques et espaces économiques se révèlent intolérables ou « manifestement aberrants », comme l’écrit J.-F. Gravier115.
Rien n’empêche…
Voici maintenant mon utopie — tout ce qui m’intéresse chez un homme est ◀de▶ savoir quelle est son utopie ◀de▶ la ◀vie▶ en général et ◀de▶ lui-même en particulier — mon utopie ◀de▶ l’Europe ◀de▶ demain, fédérée sur la base des régions, d’ici dix à quinze ans.
Il faut d’abord faire des régions, dans nos nations et à travers leurs frontières. Puis il faut unir ces régions, et trouver ou créer les moyens ◀de▶ cette fin.
Imaginons la réalisation ◀de▶ ces deux temps ◀de▶ la construction européenne.
1° Faire une région, ce n’est pas faire un mini-État-nation, ce n’est pas tout fourrer dans les mêmes frontières préalablement « délimitées » ou « découpées » aux dépens ◀d’▶un ou ◀de▶ plusieurs États-nations. Justement pas !
C’est repérer une série ◀de▶ problèmes et ◀de▶ réalités dont chacune définit une région réelle, selon sa fonction. Prenons l’exemple ◀d’▶une région à constituer autour de Genève.
Genève est une cité sans hinterland, qui est à la fois mondiale et coupée des campagnes voisines par une frontière nationale. Cela pose le problème ◀d’▶une région genevoise, ou plutôt, ◀de▶ plusieurs régions genevoises qui apparaissent immédiatement possibles ou souhaitables, selon la nature des problèmes posés :
— les quelque 20 000116 travailleurs français qui viennent tous les matins à Genève et rentrent le soir dans leur village-dortoir du pays ◀de▶ Gex ou ◀de▶ la Haute-Savoie définissent une région ◀de▶ main-d’œuvre ou région sociale ◀d’▶environ 40 km ◀de▶ rayon autour de la ville.
— les investissements et flux commerciaux entre Genève et les zones françaises voisines définissent une région économique plus vaste, plus fluente, qui est encore en bonne partie virtuelle, et qui appelle des mesures ◀de▶ développement transfrontalières.
— le sauvetage du Léman, la pollution du Rhône, les nuisances créées par l’aérodrome ◀de▶ Cointrin ou par ◀de▶ futures centrales nucléaires : autant ◀de▶ problèmes écologiques qui ne connaissent pas ◀de▶ frontières politiques, et qui appellent des solutions régionales dans un cadre continental.
— enfin, les problèmes ◀de▶ l’enseignement aux trois degrés, ◀de▶ la formation professionnelle et ◀de▶ l’exercice des professions libérales des deux côtés ◀de▶ la frontière définissent une région universitaire qui peut aller ◀de▶ Neuchâtel à Lyon, et ◀d’▶Aoste à Besançon, par Lausanne et Grenoble, Fribourg et Genève.
Le problème est partout le même : comment résoudre ces difficultés concrètes en dépit de l’obstacle que constituent les frontières nationales, dessinées aux hasards ◀d’▶un autre âge, mais cependant défendues avec fanatisme par des ministres et surtout des fonctionnaires, au nom du dogme ◀de▶ la souveraineté nationale absolue ? Et comment créer ou recréer des cadres ◀de▶ participation civique, ◀d’▶autogestion locale ?
2° Si l’on réussit autour de Genève, ◀de▶ Bâle, ◀de▶ Nancy, ◀de▶ Nice, ◀de▶ Lille, ◀de▶ Trieste, etc., etc., quelques modèles ◀de▶ régions transfrontalières, c’est-à-dire quelques organismes vivants et utiles, rien n’empêchera ces régions ◀de▶ nouer entre elles et leurs voisines ◀de▶ l’intérieur des liens ◀de▶ coopération pratique, dans les différents domaines que j’ai cités : socioéconomique, culturel, écologique, universitaire. Ces liens à travers les frontières et avec les autres régions ◀de▶ l’intérieur pourront prendre la forme ◀d’▶associations, d’abord privées, s’étendant à tout le continent.
Rien n’empêchera ces associations ◀de▶ nommer des délégués qui se rencontreront périodiquement en assemblées générales au plan européen, débattront ◀de▶ leurs problèmes communs, et arrêteront ◀d’▶un commun accord des mesures correspondant à leurs circonstances propres, mais dans le cadre ◀d’▶un plan continental, ou si l’on préfère, ◀d’▶une concertation continentale.
Rien n’empêchera que les mêmes assemblées nomment, dans leur sein ou au-dehors, des personnes spécialement chargées ◀d’▶élaborer les plans ◀d’▶ensemble, ◀d’▶animer et ◀de▶ coordonner les échanges régionaux. Et rien n’empêchera ces personnes ◀de▶ constituer dans leur domaine propre des agences européennes, s’occupant des transports, ◀de▶ l’énergie, des plans écologiques continentaux, des recherches scientifiques, ◀de▶ la coopération universitaire, des relations avec d’autres continents — tout à fait comme le CERN à Genève s’occupe des recherches nucléaires ◀de▶ dimensions continentales, ou encore comme le Marché commun à Bruxelles s’occupe ◀de▶ coordonner les activités économiques des pays membres et ◀de▶ leurs régions.
Rien n’empêchera, enfin, que ces assemblées ne fonctionnent en fait comme des Chambres européennes, que ces agences ne constituent en fait des ministères, non officiels certes, mais plus efficaces que les officiels, et qu’elles ne créent un Conseil européen composé ◀de▶ leurs chefs.
Et tout ◀d’▶un coup l’on s’apercevra que l’Europe fédérale est virtuellement faite, qu’elle est faite à l’image ◀de▶ la fédération suisse, avec ses départements fédéraux dont les chefs composent un Conseil fédéral ou exécutif — avec ses délégués des régions administratives (correspondant aux cantons) et des régions fonctionnelles, correspondant aux organisations professionnelles, lesquelles chevauchent en Suisse les frontières cantonales.
Le jour où les ordinateurs consultés répondront que les liens concrets tissés entre les régions, le tissu des relations nouées entre elles sont devenus plus solides que les liens juridiques traditionnels et abstraits subsistant entre chaque région et sa capitale nationale — ce jour-là, la Révolution européenne sera virtuellement accomplie. Il n’y aura pas besoin ◀de▶ fortes secousses pour rompre les liens stato-nationaux peu à peu tombés en désuétude, à supposer qu’ils soient considérés par les habitants des régions comme des subsistances superflues et gênantes ◀d’▶un passé ◀de▶ chicanes, ◀d’▶inefficacité et ◀de▶ guerres. En revanche, si plusieurs régions choisissent ◀de▶ conserver ou ◀de▶ renouveler entre elles des liens plus particuliers, dans le cadre ◀de▶ l’État-nation qui les avait jadis « réunies » ◀de▶ gré ou ◀de▶ force, rien ne les en empêchera, c’est l’évidence. Pourquoi détruire ce qui garde sa raison ◀d’▶être dès lors que cela ne bloque plus l’évolution fédérative et peut même lui servir par exemple ◀de▶ relais, ◀de▶ planification écologique ou culturelle, ou ◀d’▶instances ◀d’▶arbitrage économique.
Pour franchir la dernière étape vers la fédération continentale, il suffira sans doute ◀d’▶élire alors un véritable Parlement européen et ◀de▶ se battre pour ses compétences : qu’elles soient très fortes quand il s’agira ◀de▶ régler des tâches ◀de▶ dimensions européennes — mais là seulement — les régions restant autonomes pour toutes les tâches ◀de▶ dimensions régionales ou communales, dans le cadre des plans continentaux.
Que faire ?
En ce point, vous allez me poser deux questions :
À la première : Que faut-il faire pour que réussisse ce grand projet ? ma réponse est simple : il nous faut éduquer et former dès maintenant les Européens ◀de▶ demain, et pour cela, il faut réformer notre enseignement. Il faut que l’École, à tous les degrés, cesse immédiatement ◀de▶ former des nationalistes, et qu’elle remplace immédiatement l’enseignement nationaliste par un enseignement d’abord régional, puis européen et mondial.
Toute l’histoire qu’on nous a enseignée est à refaire. Elle était faussée à la base par une volonté ◀de▶ propagande nationale, transformant par exemple en une providentielle « réunion des peuples ◀de▶ l’Hexagone » la suite ◀de▶ conquêtes à coups ◀de▶ canon, ◀d’▶exactions et ◀de▶ parjures qui seule a réussi à imposer l’hégémonie des rois ◀de▶ la petite Francie capétienne à une dizaine ◀de▶ nations très différenciées, parlant pour la plupart des langues non françaises, comme le breton, le flamand, l’occitan, le provençal, le basque, l’italien, le catalan et l’allemand.
Toute la géographie ◀de▶ nos manuels est à refaire, faussée à la base par l’idée ◀de▶ « frontières naturelles » qui amène à enseigner que les Pyrénées séparent Français et Espagnols, alors qu’en réalité ces montagnes sont habitées sur les deux versants par des Basques au nord-ouest et par des Catalans au sud-est, ou encore que le Rhin « sépare » alors que le Rhône « unit » les peuples.
Toute l’économie est à refaire, faussée à la base par l’idée ◀d’▶« économies nationales » censées correspondre, on ne sait par quel miracle, aux territoires délimités depuis le xixe siècle par les jeux ◀de▶ la guerre ou ◀de▶ la politique.
Toute l’écologie est à refaire sur la base des régions, dans le cadre du continent. Jamais une frontière politique n’a arrêté la pollution ◀de▶ l’air et des eaux, ni celle des esprits par les ondes.
Une génération éduquée en accord avec les réalités ◀d’▶aujourd’hui, et non pas avec les mythes nationaux, sera seule capable ◀d’▶accepter l’union ◀de▶ nos peuples, au-delà ◀de▶ nos États : elle jugera cela tout naturel.
Une autre condition ◀de▶ réussite du projet européen — qui découle ◀de▶ la réforme des écoles — est ◀de▶ former des administrateurs régionaux, des citoyens responsables à tous les étages et dans tous les domaines ◀de▶ leur ◀vie▶ publique, en lieu et place des fonctionnaires irresponsables, mais ◀d’▶autant plus tyranniques, envoyés par l’État central.
Et c’est pourquoi j’ai dit qu’il nous faudra dix à quinze ans pour fédérer le continent : le temps ◀de▶ former une nouvelle génération et qu’elle arrive « aux affaires ».
Aurons-nous le temps ?
Vous me poserez alors une seconde question grave : Réformer nos écoles, former des régions et leurs administrateurs, n’est-ce pas une entreprise ◀de▶ longue haleine ? Aurons-nous le temps ◀de▶ faire tout cela, avant les catastrophes écologiques, économiques et nucléaires que tout annonce ? À cela je répondrai par une anecdote tirée ◀de▶ la ◀vie▶ ◀de▶ Lyautey. On construisait sa résidence ◀de▶ Rabat, et il avait demandé à son jardinier que l’on plante à droite et à gauche ◀de▶ l’entrée des arbres ◀d’▶une essence très spéciale. « Vous n’y pensez pas, Monsieur le Maréchal, s’écria le jardinier, ces arbres mettent cent ans à pousser ! — Tu vois bien, riposta Lyautey, il n’y a pas une minute à perdre ! »
L’autogestion, ou le pouvoir sur soi-même
Ce que j’ai tenté ◀de▶ vous faire sentir, c’est que le problème européen dépasse largement les problèmes discutés dans la presse sous cette rubrique. Il résume en réalité tous les problèmes ◀de▶ notre société, et c’est à ce titre qu’il doit être considéré par la jeunesse en quête ◀d’▶un sens et ◀de▶ finalités nouvelles.
Il est vrai que ma description ◀d’▶une Europe unie s’instaurant en dix ou quinze ans par une révolution non violente peut paraître frustrante à toute une partie ◀de▶ la jeunesse activiste.
Je lui répondrai ceci : les révolutions violentes n’ont jamais abouti en Europe à autre chose qu’à une tyrannie accrue. La Terreur jacobine aboutit à Napoléon. La révolution ◀d’▶Octobre aboutit à Staline.
À ceux qui me répètent : « On ne fait pas ◀d’▶omelette sans casser des œufs ! » je réponds qu’il ne suffit pas ◀de▶ casser des œufs pour faire une omelette.
La non-violence, pour moi, est le vrai processus ◀de▶ la création organique, dans notre monde humain, social ou psychique. La non-violence est ouverture au monde et à l’autre, tandis que toute violence, en dernière analyse, est une sorte ◀d’▶autochâtiment et s’exerce en fin de compte sur nous, à nos dépens.
On ne cesse ◀de▶ revendiquer, dans la société ◀d’▶aujourd’hui, ◀de▶ nouveaux « pouvoirs » : pouvoir féminin, pouvoir noir, pouvoir des fleurs, pouvoir jeune, pouvoir régional, etc. Le seul pouvoir qui importe est celui que l’on a sur soi-même, car il est synonyme ◀de▶ liberté mais aussi ◀de▶ responsabilité.
C’est à cause de cela, finalement, que je vous parle ◀de▶ l’Europe, ◀de▶ son union, et plus encore, des régions.
Tout le problème politique, social, culturel, économique, écologique ◀de▶ l’Europe — et ◀de▶ l’Occident tout entier — se ramène à cela :
— comment l’homme, dans la société technico-industrielle démesurée et sans cadres, pourrait-il de nouveau se sentir responsable, s’accepter soi-même, communiquer avec autrui, accéder enfin au pouvoir non sur autrui mais sur soi-même ?
En termes philosophiques et moraux, cela signifie : voulons-nous à tout prix un certain niveau de vie, avec les disciplines sociales uniformes et dépersonnalisantes que cela signifie ? Ou voulons-nous accéder à notre mode de vie propre, avec ses exigences exaltantes, celles ◀de▶ construire jour après jour notre personne comme une œuvre d’art ?
En termes d’organisation pratique et politique, cela signifie : créer des régions et les fédérer, avec tout ce que cela suppose, nous l’avons vu, ◀d’▶autogestion à tous les degrés, ◀de▶ responsables à tous les étages, ◀d’▶aventure personnelle à courir dans une communauté retrouvée.
Voilà le but. L’atteindrons-nous ?
J’ai toujours estimé que nous ne sommes pas au monde — ni vous ni moi — pour essayer ◀de▶ deviner l’avenir. C’est à le faire que nous sommes appelés — et que je vous appelle.