Les▶ grandes béances ◀de▶ ◀l’▶histoire (printemps 1974)dn
Ne cherchez pas, vous ne trouverez ◀le▶ mot ni dans Larousse ni dans Littré, mais il s’explique sans eux, me semble-t-il.
Entre certains comportements politiques et certaines attitudes ◀de▶ pensée que ◀l’▶on observe dans ◀le▶ même temps, mais qui appartiennent à des ères différentes ◀de▶ ◀l’▶histoire humaine, il y a béance.
Et par exemple : nos ministres et nos penseurs vivent aujourd’hui dans des temps différents. ◀Les▶ discours des premiers réaffirmant avec une sorte ◀d’▶emphase anxieuse que ◀l’▶unité ◀de▶ ◀la▶ nation est ◀le▶ bien suprême, que son indépendance doit rester absolue et son État indivisible, ne font que prolonger ◀le▶ xixe siècle. Mais ◀les▶ ouvrages des seconds démontrant que ◀l’▶État-nation est une formule dépassée, se trouvent anticiper sur ◀le▶ xxie : entre ◀les▶ deux, notre xxe est en pleine béance ◀de▶ ◀l’▶histoire.
Illustrons cela ◀de▶ citations qui n’appellent que très peu de commentaires.
◀L’▶État-nation est ◀le▶ bien suprême
Discours ◀de▶ M. Georges Pompidou à Poitiers, ◀le▶ 25 janvier 1974, pour inaugurer ◀le▶ Conseil régional récemment nommé :
◀L’▶expression Europe des régions non seulement me hérisse, mais me fait dire que ceux qui ◀l’▶emploient font un étrange retour en arrière. Il y a déjà eu ◀l’▶Europe des régions. C’était ◀le▶ Moyen Âge et ◀la▶ féodalité.
(Erreur sur ◀la▶ féodalité, système juridique qui n’a rien à voir avec ◀la▶ région ; erreur aussi sur ◀la▶ région, qui n’est pas une souveraineté ni un fief, ni un État.)
À quoi M. Michel Debré fait écho quelques jours plus tard en déclarant :
Briser ◀les▶ nations pour leur substituer des régions ? Tendance absurde à bâtir ◀l’▶avenir sur un système médiéval.
Dans ◀le▶ même discours ◀de▶ Poitiers, M. Pompidou rappelle « qu’il a fallu mille ans ◀d’▶efforts en France pour créer notre identité nationale, notre existence nationale ».
(C’est dire quelle résistance des peuples on a dû vaincre, ne fût-ce que pour oblitérer sept langues par une seule, et ◀les▶ réduire au statut ◀de▶ patois !)
◀La▶ région ne doit à aucun prix être une arme ou un moyen dirigé contre ◀l’▶État… Soyons nationaux et Français !
(Mais ◀l’▶État n’existerait-il que dans ◀la▶ capitale ?)
Enfin M. Sanguinetti, secrétaire général du parti gaulliste UDR, convaincu que ◀les▶ militants autonomistes en France sont « des imbéciles ignorant ◀l’▶histoire », « des inadaptés », « des gens qui agissent pour ◀le▶ compte ◀de▶ ◀l’▶étranger », « des réactionnaires ou des gauchistes », ou encore « ◀les▶ tenants ◀d’▶un certain mythe européen, celui ◀de▶ ◀l’▶Europe des régions, qui est une absurdité ». Ce qui n’a pas à être démontré puisqu’en effet, selon ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶État-nation, « ◀le▶ bien ◀le▶ plus précieux, c’est ◀l’▶unité nationale ».
Je m’étais étonné, en janvier 1974, qu’au moment où ◀la▶ « réforme fondamentale » qu’était censée représenter ◀la▶ création des régions en France entrait en vigueur avec ◀la▶ nomination des Conseils régionaux, ◀les▶ gouvernants, à commencer par ◀le▶ chef de l’État, au lieu de saluer ◀l’▶événement, ne parlaient que des dangers ◀de▶ ◀la▶ réforme, et précisaient surtout ce qu’elle ne devait pas être. Pas un mot sur sa nécessité, sur ◀les▶ avantages qu’on en attendait pour ◀la▶ prospérité économique, et plus encore : pour une réelle participation civique. ◀De▶ sévères mises en garde remplaçaient ◀les▶ vœux ◀de▶ succès confiants qui sont ◀de▶ routine en pareille occasion. Au lieu du coup ◀d’▶envoi, un impérieux coup ◀de▶ frein.
Je constate aujourd’hui que ◀les▶ candidats « sérieux » à ◀la▶ présidence ◀de▶ ◀la▶ République française, qu’ils soient ◀de▶ gauche ou ◀de▶ droite, ou gaullistes, revendiquent tous dans ◀les▶ mêmes termes ◀l’▶indépendance absolue ◀de▶ leur pays (face aux seuls USA, bien entendu), ◀la▶ défense prioritaire des intérêts du pays (dont ils sont juges) et sa présence dans ◀les▶ conseils et colloques internationaux, présence destinée sans nul doute à faire valoir ladite indépendance et lesdits intérêts.
Personne, que je sache, n’a parlé des devoirs ◀de▶ ◀la▶ France, si tous ont parlé ◀de▶ ses droits. Personne n’a invoqué ◀la▶ solidarité — pourtant factuelle, quoi qu’on en pense — ◀de▶ ◀la▶ France et ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ ◀l’▶Europe et du monde.
◀L’▶État-nation, une formule périmée
Mais tandis que déclament ◀les▶ hommes ◀de▶ ◀l’▶État, dont pas un ne paraît même soupçonner que son discours est démodé depuis cent ans, ceux qui réfléchissent sur notre société et sur ◀les▶ causes ◀de▶ sa crise aboutissent à des conclusions politiques non seulement contraires à celles des politiciens, mais situées sur un autre plan ◀de▶ réalités.
Dès 1932, ◀le▶ groupe personnaliste ◀de▶ L’Ordre nouveau 117 se livre à une critique radicale ◀de▶ ce qu’il nomme ◀l’▶État-nation — résultat ◀de▶ ◀la▶ confiscation ◀d’▶une nation par un appareil étatique — formule qui ne peut mener qu’à ◀la▶ guerre totale et aux régimes totalitaires, comme vont ◀le▶ confirmer ◀les▶ événements ◀de▶ 1939-1945. À ◀l’▶État-nation napoléonien, L’Ordre nouveau oppose ◀la▶ fédération à base de communes groupées en régions.
En 1949, Bertrand de Jouvenel publie son grand ouvrage Du Pouvoir 118, où tout en annonçant qu’il va se borner à « rechercher ◀les▶ causes et ◀le▶ mode ◀de▶ croissance du Pouvoir dans ◀la▶ Société », il dénonce en fait ◀l’▶étatisation ◀de▶ ◀la▶ nation, étouffant ◀les▶ libertés locales, anéantissant ◀la▶ participation civique, et conduisant à « ◀l’▶atomisation sociale », c’est-à-dire à « ◀la▶ rupture ◀de▶ tous ◀les▶ liens particuliers entre ◀les▶ hommes, qui ne sont plus tenus ensemble que par leur commun servage envers ◀l’▶État ».
Depuis quelques années, ◀le▶ terme ◀d’▶État-nation paraît entré dans ◀l’▶usage commun des politologues anglo-saxons ◀de▶ tous bords (« Nation-State » dans Toynbee, J. Fawcett, H. Kahn, etc.) et des auteurs français opposés au gaullisme mais non communistes. ◀Les▶ Allemands préfèrent ◀le▶ terme classique ◀d’▶État national, mais ◀l’▶utilisent dans ◀la▶ même acception, et surtout avec ◀la▶ même connotation ◀de▶ formule périmée, ◀de▶ régime « en contradiction avec ◀les▶ besoins vitaux » du monde actuel, qui est donc condamné à terme, et qui doit être remplacé au plus vite, sous peine de catastrophes aisément calculables. Ainsi Georg Picht :
Comme aucun des grands problèmes mondiaux ne peut être résolu dans un cadre national, ◀la▶ raison exige ◀l’▶édification rapide ◀de▶ systèmes supranationaux et ◀le▶ démantèlement correspondant des souverainetés nationales. ◀L’▶ordre international actuel est basé sur ◀la▶ conception qu’il est raisonnable et conforme à ◀la▶ nature des choses ◀de▶ diviser ◀la▶ surface du globe en parcelles, que nous désignons comme des territoires nationaux, et ◀d’▶abandonner ◀le▶ pouvoir sur leurs habitants et ◀la▶ libre disposition ◀de▶ leurs richesses aux gouvernements qui administrent ces territoires. Ce schéma ◀de▶ ◀l’▶administration ◀de▶ notre terre est en contradiction aussi bien avec ◀la▶ structure des systèmes techniques qu’avec ◀les▶ besoins vitaux ◀de▶ notre monde. Il s’accorde mal avec ◀les▶ principes ◀de▶ ◀l’▶économie, comme avec ◀les▶ exigences ◀de▶ ◀la▶ justice.119
Dans ◀le▶ même sens, ◀les▶ sociologues, politologues, économistes et écologistes du club de Rome observent, dans ◀le▶ tout récent Rapport ◀de▶ Tokyo sur ◀l’▶homme et ◀la▶ croissance 120. que jusqu’ici ◀l’▶on n’a guère étudié « que ◀les▶ structures et ◀le▶ mode ◀de▶ fonctionnement des États-nations existants. Or, on s’accorde de plus en plus à penser que, sans changements majeurs ◀de▶ ce modèle, on n’aboutira pas à des solutions valables ». Et ◀de▶ proposer aussitôt ◀la▶ création « ◀d’▶instances ◀de▶ décision assez décentralisées pour obtenir ◀l’▶adhésion ◀d’▶une majorité du corps social ».
◀La▶ prospective et ◀la▶ futurologie elles-mêmes en viennent enfin à considérer ◀la▶ possibilité ◀d’▶une Europe des régions se substituant dans un laps ◀de▶ temps prévisible au régime des États-nations.
Citons ici ◀les▶ passages ◀les▶ plus caractéristiques du chapitre III (p. 71 à 74) du dernier livre ◀d’▶Herman Kahn, À ◀l’▶assaut du futur 121 paru chez Laffont en 1973, à Paris :
Aujourd’hui nous tenons pour acquise ◀la▶ légitimité des États-nations existant en Europe occidentale… Certains d’entre eux remontent à plusieurs siècles. ◀L’▶existence ◀de▶ ces États-nations nous paraît tellement normale qu’il nous arrive ◀d’▶oublier que leurs frontières actuelles… sont fondées sur une longue série ◀d’▶accidents et ◀de▶ coïncidences historiques… Chacun s’est forgé une histoire nationale qui démontre que son développement était inévitable, et son destin arrangé par ◀la▶ Providence, comme ◀le▶ mythe français des « frontières naturelles »…
◀Le▶ grand État unifié offre-t-il à ses habitants plus et mieux que ◀le▶ petit État ? se demande H. Kahn. Et ◀de▶ constater que « ◀la▶ France n’a pas une économie nécessairement plus saine que celle ◀de▶ ◀la▶ Belgique, et aucune des deux n’a une économie plus saine que ◀le▶ Luxembourg ».
De même,
◀la▶ France n’est pas plus en sécurité que ◀la▶ Belgique et aucune des deux n’est plus en sécurité que ◀le▶ Luxembourg (lequel d’ailleurs a dissous son armée).
Pourquoi, dans ce cas, un Breton (ou un Sicilien, ou un Écossais ou un Flamand) devrait-il continuer à tolérer ◀de▶ faire partie ◀d’▶un État plus grand qui lève ses impôts, se moque ◀de▶ ses allures et ◀de▶ son dialecte… Il est peut-être temps que ◀les▶ nations submergées ◀de▶ ◀l’▶Europe renaissent…
◀De▶ sérieux troubles pourraient être provoqués par ◀les▶ luttes ◀de▶ quelques autonomistes pour ◀l’▶égalité des droits, un gouvernement propre, une autonomie régionale ou même ◀l’▶indépendance totale… ◀Le▶ processus pourrait s’étendre à ◀l’▶Europe tout entière.
◀Le▶ rôle essentiel ◀d’▶un État-nation — ◀la▶ défense — s’est fortement amenuisé. ◀Les▶ exemples ◀de▶ ◀la▶ Finlande, ◀de▶ ◀la▶ Norvège et du Danemark montrent combien un petit État peut être viable et très bien réussir.
◀Les▶ raisons essentielles ◀de▶ ◀l’▶existence des États-nations européens sont en train de disparaître ; il se peut qu’elles soient historiquement dépassées ; elles peuvent alors être remplacées.
[…] une Europe constituée ◀d’▶États-nations éclatés pourrait former une communauté politique plus effective que ◀le▶ système actuel.
Traduisons : ◀les▶ États-nations éclatés ne sont autre que ◀les▶ régions.
◀L’▶avenir serait donc à ◀l’▶Europe des régions.
À Paris, ◀les▶ candidats à ◀la▶ présidence ◀de▶ ◀la▶ République proclament à ◀l’▶envie qu’ils sauront faire prévaloir « ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀la▶ France ». ◀L’▶égoïsme sacré, propre à tous ◀les▶ pays, serait-il en passe ◀d’▶être si contesté qu’il faille en faire un point ◀de▶ programme électoral ?
De Gaulle seul avait entrevu ◀les▶ voies et moyens du passage à ◀l’▶ère nouvelle. Il ◀les▶ avait évoqués dans son discours ◀de▶ Lyon en 1968 : à ◀la▶ séculaire centralisation étatique devaient succéder ◀les▶ régions, nouvelle formule ◀de▶ ◀la▶ prospérité ; et ces régions devaient « s’ouvrir » à leurs voisines au-delà ◀de▶ ◀la▶ frontière nationale : Nord à Belgique, Lorraine et Alsace à RFA, Rhône-Alpes à Suisse et Italie, etc., jusqu’à « Normandie aux Anglais ».
On sait que de Gaulle n’a pas été suivi à ◀l’▶occasion du référendum qu’il avait tenu à organiser — contre ◀l’▶avis ◀de▶ ses conseillers — sur ◀le▶ problème des régions.
Ma thèse : ◀le▶ problème des régions lui offrait un point ◀de▶ chute idéal. ◀Le▶ paladin ◀de▶ ◀l’▶Europe des nations et ◀d’▶une certaine idée ◀de▶ ◀la▶ France, devenait aux yeux de ◀l’▶Histoire ◀le▶ précurseur ◀de▶ ◀l’▶ère nouvelle, celle des régions. Il gagnait sur tous ◀les▶ tableaux. Il opérait ◀la▶ grande soudure du xxe siècle.
Cette hypothèse, émise dès 1969, trouve dans ◀le▶ livre ◀de▶ Jean Mauriac, Mort du général de Gaulle 122, plus ◀de▶ confirmation que ◀l’▶historien ◀le▶ plus méfiant ne saurait en exiger.
À ◀la▶ veille du référendum, de Gaulle déclara au général Lalande, l’un ◀de▶ ses collaborateurs ◀les▶ plus intimes : « Même si j’échoue, je serai gagnant, car, aux yeux de ◀l’▶histoire, qui est ◀le▶ seul plan qui me concerne, ◀l’▶avenir dira que j’ai été renversé sur un projet qui était essentiel pour ◀le▶ pays. »
Devant ses anciens collaborateurs réunis à Colombey après sa chute, il manifeste « une certaine satisfaction : celle ◀d’▶avoir réussi son départ. […] Il se montrait préoccupé du jugement que ◀l’▶histoire porterait sur son retrait ».
« J’ai pris ◀la▶ bonne sortie devant ◀l’▶histoire », ce thème revient dix fois dans ◀les▶ propos recueillis par Jean Mauriac, et toujours en relation avec ◀la▶ régionalisation. Exemples : « ◀La▶ réforme des régions, c’était le dernier service que je pouvais rendre à ◀la▶ France. » « Partir sur ◀le▶ refus ◀d’▶une grande réforme n’est pas mauvais. Je ne ◀le▶ regrette pas pour moi, mais pour ◀la▶ France qui ne connaîtra pas avant longtemps ◀de▶ vraies régions 123, et qui va se vautrer dans ◀la▶ médiocrité. »
« Dans mes Mémoires, j’expliquerai pourquoi il fallait faire cette réforme des régions… Elle était absolument nécessaire. C’était une affaire fondamentale. »124
Et enfin : « Ma seule tâche aujourd’hui, c’est ◀de▶ préparer ◀l’▶avenir par mes Mémoires, ◀l’▶avenir des grandes choses que connaîtront d’autres générations. »
Il est certain que dans ◀le▶ nombre des « grandes choses », ◀la▶ région n’était pas ◀la▶ moindre.