La▶ révolte des régions : ◀l’▶État-nation contre ◀l’▶Europe (mars 1974)n
◀L’▶interdiction récente ◀de▶ quatre mouvements régionalistes en France a été suivie ◀de▶ déclarations passionnées quoique officielles, non pas contre ◀l’▶idée ◀de▶ région en soi, qualifiée par ◀le▶ général de Gaulle ◀de▶ « grande réforme ◀de▶ notre siècle », mais contre ◀l’▶Europe des régions — sans laquelle ◀l’▶Europe ne sera pas, ni ◀les▶ régions.
« ◀L’▶expression ‟Europe des régions” non seulement me hérisse mais constitue un étrange retour à un passé largement révolu, celui du Moyen Âge et ◀de▶ ◀la▶ féodalité », affirme M. Georges Pompidou.
« Briser ◀les▶ nations pour leur substituer des régions ? Cette tendance absurde ◀de▶ bâtir ◀l’▶avenir sur un système médiéval… », déclare à son tour M. Michel Debré.
Ceux qui parlent ◀de▶ régions sont « des imbéciles ignorant ◀l’▶histoire », « des inadaptés », « des gens qui agissent pour ◀le▶ compte ◀de▶ ◀l’▶étranger », « des réactionnaires ou des gauchistes » ou encore « ◀les▶ tenants ◀d’▶un certain mythe européen, celui ◀de▶ ◀l’▶Europe des régions, qui est une absurdité », déclare enfin M. Sanguinetti. Cet ilote ivre du nationalisme non pas corse ou occitan, comme on eût pu s’y attendre, mais uniquement français, proclame encore que « ◀le▶ bien ◀le▶ plus précieux, c’est ◀l’▶unité nationale » (entendons ◀l’▶unification plus ou moins forcée ◀de▶ six ou sept « nations » au sens ancien du terme et ◀d’▶ethnies plus nombreuses encore par une autre nation qui leur impose sa langue). ◀L’▶unité nationale au-dessus-de-tout, partout — Deutschland über alles, pour prendre un autre exemple —, telle est ◀la▶ religion ◀de▶ ◀l’▶État-nation, ◀la▶ seule qui exige encore des sacrifices humains, et ◀les▶ obtienne.
Toutes ces déclarations traduisent une curieuse anxiété dans ◀l’▶esprit des hommes au pouvoir et une extrême nervosité ◀de▶ leurs polices, donc un danger, pour eux, réel ou imaginaire.
Ni imbécile au point ◀de▶ ne pas m’en apercevoir, ni gauchiste, ni réactionnaire, ni plus ignorant ◀de▶ ◀l’▶histoire qu’aucun ◀de▶ ceux que je viens de citer ; au surplus responsable ◀de▶ ◀l’▶expression qui paraît leur faire tellement peur, je vais tenter ◀de▶ débrouiller quelques malentendus fondamentaux dont ils me semblent ◀les▶ victimes.
Et d’abord replaçons ◀le▶ concept ◀de▶ région dans ◀le▶ contexte ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui — et non pas du xixe siècle — hors duquel il ne serait, en effet, qu’« absurde » et « médiéval ».
Il existe une raison majeure ◀d’▶unir ◀les▶ Européens du xxe siècle : éviter leur colonisation politique par ◀l’▶Est et leur colonisation économique par ◀l’▶Ouest ; ou ◀les▶ deux ensemble. Non que ◀les▶ Soviétiques et ◀les▶ Américains soient ◀de▶ mauvaises gens, mais ◀la▶ colonisation est une mauvaise chose. Non qu’ils soient pires que nous, mais ◀la▶ colonisation est pire que tout.
Il existe deux raisons majeures ◀de▶ promouvoir ◀les▶ régions en Europe :
On ne peut « faire ◀l’▶Europe » que fédérale — non unitaire —, et ◀les▶ régions en fourniront ◀le▶ seul moyen ;
Il est vital ◀de▶ rendre aux citoyens ◀la▶ possibilité ◀de▶ participer aux décisions ◀de▶ ◀la▶ cité, et ◀les▶ régions en fourniront ◀le▶ seul moyen.
◀L’▶Europe dite des patries, des nations ou des États, bref, ◀l’▶Europe des États-nations, on ne ◀la▶ fera jamais : c’est un cercle carré.
◀La▶ réunion ◀de▶ Washington vient ◀d’▶en administrer une preuve de plus, à mes yeux parfaitement superflue. Cette Europe des États-nations, je ◀l’▶ai baptisée depuis longtemps ◀l’▶amicale des misanthropes. Cela peut se dire, non se faire, pour des raisons que ◀l’▶on voit très bien. Personne n’en veut d’ailleurs, et ses protagonistes moins que personne.
Une Europe fédérale, au-dessus du niveau des États-nations, suppose, appelle et implique des régions au-dessous de ce niveau.
Trop petits pour jouer un rôle au plan mondial, trop grands pour animer ◀la▶ vie civique ◀de▶ leurs régions, ◀les▶ États-nations sont condamnés par toute ◀l’▶évolution du monde moderne.
◀Le▶ général de Gaulle ◀l’▶avait senti. Il a choisi ◀de▶ tomber sur « ◀l’▶affaire des régions ». ◀Le▶ paladin ◀de▶ ◀l’▶Europe des nations devenait ainsi ◀le▶ précurseur ◀de▶ ◀l’▶ère nouvelle et gagnait sur tous ◀les▶ tableaux ◀de▶ ◀l’▶histoire du monde. C’était bien joué.
Ses successeurs, hélas, ◀l’▶ont mal compris. Ils ferment tout ce que ◀le▶ général voulait ouvrir. M. Messmer explique, à Lyon, que ◀la▶ coopération des régions périphériques doit s’arrêter à ◀la▶ frontière et s’exercer vers ◀l’▶intérieur seulement. À Lyon, six ans plus tôt, ◀le▶ général recommandait aux mêmes régions ◀d’▶entretenir « des relations plus directes et plus étroites avec ◀l’▶extérieur » et il précisait : ◀le▶ Nord avec ◀la▶ Belgique, ◀la▶ Lorraine et ◀l’▶Alsace avec ◀l’▶Allemagne, ◀la▶ Franche-Comté avec ◀la▶ Suisse, Rhône-Alpes avec ◀la▶ Suisse et ◀l’▶Italie, ◀la▶ Provence et ◀le▶ Languedoc avec ◀le▶ bassin méditerranéen, ◀l’▶Aquitaine avec ◀l’▶Espagne, ◀la▶ Bretagne avec ◀l’▶Atlantique et ◀la▶ Normandie avec ◀les▶ Anglais. De Gaulle était un homme d’État, ses successeurs ne sont que des hommes ◀de▶ ◀l’▶État.
◀L’▶Europe est inconcevable sans ◀les▶ régions.
Tous ◀les▶ hommes politiques au pouvoir aujourd’hui proclament qu’il faut ◀la▶ faire et font semblant ◀de▶ ◀la▶ vouloir, parce qu’ils savent bien que c’est impossible sur ◀les▶ bases stato-nationales, seules prises en considération dans toutes nos capitales, cela va de soi, mais aussi à Bruxelles et à Strasbourg, où ◀l’▶on se veut avant tout « réaliste ».
Ceux qui ◀l’▶ont crue possible sur ces bases sont morts sans ◀l’▶avoir imposée : Schuman, Adenauer, ◀De▶ Gasperi. Si ces hommes, qui avaient tout en main, n’ont rien pu faire, c’est vraiment que ◀la▶ formule est impossible.
Ce n’est pas ◀l’▶opinion populaire qui ◀les▶ a retenus. Tous ◀les▶ sondages, régulièrement, donnent 65,5 % en faveur de ◀l’▶Europe unie. Et ce ne sont pas ◀les▶ difficultés économiques : elles seules ont contraint ◀les▶ États à quelques lents progrès dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶union.
Ce qui bloque tout, c’est ◀la▶ prétention à une souveraineté nationale absolue, qui serait incapable ◀de▶ se manifester par autre chose que par ◀le▶ refus périodique des mesures communes que ◀l’▶on propose. Refus qui s’adresse simultanément à ◀la▶ fédération (supranationale) et aux régions (infranationales) en vertu du complexe jacobin, hérité des « quarante rois qui en mille ans firent ◀la▶ France », selon ◀l’▶épigraphe ◀de▶ ◀l’▶Action française reprise par M. Pompidou dans son discours ◀de▶ Poitiers : « Il a fallu mille ans, ou presque, ◀d’▶efforts pour créer une existence nationale. » C’est dire quelles résistances des peuples on a dû vaincre !
◀Le▶ patriotisme actuel consiste en une « équation entre ◀le▶ bien absolu et une collectivité correspondant à un espace territorial, à savoir ◀la▶ France : quiconque change dans sa pensée ◀le▶ terme territorial ◀de▶ ◀l’▶équation et met à ◀la▶ place un terme plus petit, comme ◀la▶ Bretagne, ou plus grand, comme ◀l’▶Europe, est regardé comme un traître. Pourquoi cela ? C’est tout à fait arbitraire. » (Simone Weil, ◀L’▶Enracinement.)
◀L’▶État-nation napoléonien, résultant ◀de▶ ◀la▶ mainmise ◀d’▶un appareil étatique sur ◀les▶ réalités nationales, en vue de ◀la▶ guerre (seule excuse à ◀la▶ centralisation à tous autres égards quasi démentielle) est une formule anachronique au xxe siècle. Non seulement périmée, mais nocive. C’est ◀la▶ cause principale ◀de▶ ◀la▶ crise actuelle ◀de▶ ◀l’▶Occident, et ◀l’▶obstacle principal à sa résolution.
Là-dessus, tous ◀les▶ philosophes ◀de▶ ◀la▶ politique et la plupart des futurologistes se retrouvent d’accord, ◀d’▶Herman Kahn à Bertrand de Jouvenel et ◀de▶ Toynbee à Georg Picht.
Mais ◀l’▶État-nation condamné se défend, avec ◀la▶ rage ◀de▶ ◀l’▶animal blessé, contre deux sortes ◀d’▶adversaires : ◀les▶ ethnies et ◀l’▶économie.
Dès 1961, ◀la▶ Communauté économique européenne étudie ◀le▶ problème des disparités régionales, puis crée une Direction générale ◀de▶ ◀la▶ politique régionale.
Quant aux ethnies, elles donnent lieu à des activités de plus en plus intenses et variées, qui vont ◀de▶ ◀la▶ recherche historique et sociologique à ◀la▶ pose ◀de▶ charges ◀de▶ plastic aux quatre coins du continent, et même en Suisse.
◀Le▶ danger majeur que représentent ces deux réactions « régionalistes » c’est ◀de▶ reproduire en plus petit ce dont on a souffert et qu’on a décidé ◀de▶ détruire : des régions définies par une seule fonction auxquelles toutes ◀les▶ autres doivent être subordonnées : fonction militaire dans ◀le▶ cas des États-nations, linguistique dans ◀le▶ cas des ethnies, économique dans ◀le▶ cas des « régions ◀de▶ problèmes » dont s’occupe ◀la▶ CEE.
Si ◀la▶ région ne devait être qu’un mini-État-nation, elle aggraverait encore cette néfaste formule, ne fût-ce qu’en multipliant ses points ◀d’▶application.
J’imagine, au contraire, des régions fonctionnelles, et qui soient définies par un problème précis ◀d’▶écologie, ou ◀de▶ transports, ou ◀d’▶énergie, ou encore ◀d’▶enseignement aux trois degrés, avec ◀les▶ conséquences très étendues que cela ne manquera pas ◀d’▶entraîner.
Si ◀l’▶Europe devait consister en une centaine ◀d’▶États-nations en réduction, je serais contre, intégralement. ◀Les▶ régions ne seront pas ◀de▶ petits États-nations, ajoutant à ◀l’▶absurdité ◀de▶ frontières communes imposées à des réalités hétéroclites ◀la▶ médiocrité ◀de▶ ◀l’▶horizon. Elles seront ouvertes ◀les▶ unes aux autres, et leur objectif général sera ◀de▶ nouer des liens, ◀de▶ créer un tissu ◀de▶ relations humaines.
Allons au fait : ◀la▶ grande terreur du séparatisme, qui se manifeste en Espagne comme en France, et en URSS comme dans ◀le▶ canton ◀de▶ Berne, est née des seuls excès ◀de▶ centralisme. Elle traduit ◀le▶ sentiment ◀de▶ culpabilité ◀de▶ ◀l’▶ethnie qui a réduit ◀les▶ autres à son « unité nationale », — valeur suprême pour elle, oppression pour ◀les▶ autres.
◀La▶ révolte des ethnies montre que leurs problèmes sont insolubles dans ◀le▶ cadre stato-national, et qu’ils appellent ◀la▶ fédération du continent. Que cette révolte ait servi ◀de▶ détonateur au mouvement des régions en Europe — ◀les▶ États-Unis et ◀l’▶empire russe suivront demain et après-demain — voilà qui suffit pour qu’on pardonne leur nationalisme souvent borné : il n’est dangereux que pour elles seules, alors que ◀le▶ stato-nationalisme est dangereux pour ◀le▶ genre humain, pour ◀la▶ nature, pour ◀la▶ vie même sur ce globe.
◀Le▶ réveil régionaliste et fédéraliste en Europe est un mouvement puissant, profond et prometteur, dont il semble bien que ◀les▶ hommes politiques cités plus haut ignorent à la fois ◀les▶ motivations, ◀les▶ finalités et ◀l’▶ampleur.
Non, messieurs, il ne s’agit pas ◀d’▶une émeute, mais ◀d’▶une révolution, et ◀d’▶une espèce qui a ◀de▶ quoi surprendre. Il s’agit ◀de▶ recréer en Occident ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ communauté, qu’elle soit ◀de▶ production ou ◀d’▶usage, ◀de▶ langage, ◀de▶ recherche, ◀de▶ travail ou ◀de▶ jeu, ou même ◀d’▶attente spirituelle. Il s’agit ◀de▶ rendre un sens à ces mots ◀de▶ notre langue que vos calculs ont oubliés : communauté, amitié, voisinage.